2019
Par une matinée claire de décembre, la porte de mon cabinet s’ouvre et le vent froid s’engouffre dans un souffle. C’est quelqu’un qui n’a pas pris rendez-vous. Je termine le soin de Yukiko, pour qui c’est déjà la troisième séance. Une fois qu’elle est partie, je vais accueillir la personne qui s’est installée en salle d’attente. J’ai comme un choc lorsque je vois son bâton d’aveugle. Je n’en laisse rien paraitre.
— Bonjour Monsieur, bienvenue à vous. Je n’ai qu’une demi-heure avant mon prochain client, souhaiteriez-vous prendre rendez-vous pour un autre jour ?
— Non, ce sera bien suffisant. Je tenais à vous rendre visite car on m’a dit grand bien de votre travail. La prochaine fois, je penserai à réserver.
— Très bien, je vais vous conduire jusqu’à la salle de soins.
Je lui prends la main, et il me suit en pleine confiance, laissant même son bâton dans la salle d’attente. Je l’invite à s’installer comme il le souhaite, et il se contente de s’asseoir. Touché jusque-là par sa présence, je laisse mes sentiments de côté et me concentre sur lui. Je commence mon soin. Il laisse la place à un long silence, puis commence à s’ouvrir à moi, comme pour répondre à ma curiosité.
— Je suis aveugle depuis la naissance. N’ayez pas de pitié pour moi, car j’y suis habitué, ça fait partie de moi et je l’accepte pleinement. Je vois de mille autres façons.
— J’ai été aveugle, moi aussi. Durant deux semaines seulement. Ç’a été très déstabilisant.
— Quand on a toujours vu, ce doit l’être, en effet. Mais l’être humain peut s’habituer à tout.
— Par miracle, j’ai recouvré la vue. Mais c’était suffisant pour me poser question. Je me demandais quelle représentation vous vous faisiez de vous-même.
— Physiquement, vous voulez dire ?
— Oui.
L’homme laisse passer une minute avant de répondre. J’aurais pu penser qu’il était gêné par mon interrogation, si je n’avais pas ressenti en lui ce calme incommensurable.
— Tu sais, j’entends beaucoup parler d’apparences. Moi, la seule que je perçois, c’est le fond de l’être. Les voyants parlent de « beauté intérieure ». Pour ma part, je me demande souvent : qu’est-ce que ça signifie, la beauté extérieure ? Est-ce que l’apparence physique est si importante ? Pour moi, ce qui compte, ce sont les sentiments. Si une simple présence nous rend heureux, alors elle devrait suffire.
— … Vous avez raison.
— Vous avez une belle âme. Je le sens. Mais il me semble qu’il vous manque quelque chose… ou est-ce quelqu’un ?
Je reste abasourdi par ses capacités à me percer à jour.
— Comment le savez-vous ?
— Cette peine résonne si fort dans votre voix…
Il devine mes émotions avec une telle facilité. Je me demande si lui aussi n’aurait pas un don de perception. C’est peut-être juste une formidable intuition. Je me recentre sur mon soin après m’être promis de bien graver ces mots dans mon esprit, comme un mantra : « ce qui compte, ce sont les sentiments ».