L'aubergiste n'avait pas dit de menterie, le toit de l'Hôtel-Dieu était splendide ! Tout en tuiles vernissées de couleurs noires, oranges, vertes, dorées, ocres rouges qui assemblées, composaient des formes géométriques pour le bonheur des yeux !
Édith entra dans la cour, essoufflée, et fondit vers un aumônier qui sortait du large bâtiment accompagné d'une bourgeoise, le nez et les yeux rougis par les larmes.
— Pardonnez-moi, je cherche quelqu'un...
— C'est trop vague, mon enfant, répondit l'aumônier agacé d'être interrompu, allez voir dans la grande salle « des pôvres », vous y trouverez autant de quelqu'un que vous souhaitez.
Il lui désigna une porte entrouverte. Édith le remercia et s'en fut à bon pas en jetant des coups d'œil anxieux aux personnes qui entraient dans la cour et s'arrêtaient se rafraîchir au puits central.
Elle pénétra dans le beau bâtiment de style Gothique flamboyant et se mit en quête d'un homme qu'elle n'avait jamais vu... « De la pure folie ! » pensa-t-elle.
Dans la grande salle « des pôvres » elle s'avança vers une dame hospitalière qui s'occupait d'un malade, penchée sur un pauvre garçon qui gémissait, et lui demanda si un homme était récemment arrivé ici. L'hospitalière se redressa et la reluqua de pied en cap avant de plisser sa bouche d'un rictus moqueur.
— Va-t-en, je ne veux pas de farceur dans les parages ! Des malades, il en vient tous les jours, petite sotte !
Édith fut chassée comme un valet et se retrouva à errer dans l'Hôtel-Dieu, complètement dépassée. Elle était là pour trouver un individu et ne connaissait ni son nom, ni sa physionomie... Un délire en soi !
Elle s'adossa contre une paroi de bois et soupira.
« Tout ceci ne sert à rien... Et dans quoi me suis-je encore fourrée... » pensa-t-elle en se tapant la tête.
« Té Roland, regarde, y a une gamine qui perd son latin, fit une voix railleuse en hauteur. Elle est mignonnette mais mal attifée ! On dirait qu'elle s'est enfuie en catimini, la pauvre, je crois qu'elle n'a pas toute sa tête... »
« Je te l'avais dit, ici y a que des malades ! » répondit une autre voix en hauteur.
Outrée par ce qu'elle oyait, Édith leva la tête et découvrit un merle noir et un rossignol perchés sur une poutre de la vieille charpente.
« Ça vous amuse de vous gausser des gens, malappris ! » rétorqua-t-elle en les fusillant du regard.
Les oiseaux sursautèrent, battirent des ailes et s'envolèrent pour la rejoindre en se posant sur le rebord d'un volet à demi-rabattu.
« Hé la malade, tu nous entends ? » l'interrogea le merle en se penchant vers elle comme un médecin savant.
« Je veux pas dire mais si elle nous entend c'est qu'elle a un pet au casque... » renchérit le rossignol en bougeant son aile pour signifier à son compère que tout ne tournait pas rond chez Édith.
« Malotrus ! Oiseaux de malheur ! Je vous entends très bien et je vous ferai remarquer que je n'ai pas de pet au casque ! C'est un don ! »
Les oiseaux se jetèrent une œillade et le rossignol s'envola en jasant : « Une affaire comme celle-là, je préviens les pigeons immédiatement ! »
« Vas-y Roland et tu reviendras me dire ce qu'ils ont dit ! »
Édith frappa dans ses mains et le merle s'envola, méfiant, avant de se reposer sur le volet.
« Encore un mot de travers et tes plumes vont voler ! »
« Faut pas te fâcher ma petiote, c'est qu'on a l'habitude de parler sans ambage et sans fard, c'est pas souvent que quelqu'un nous entend et nous répond ! Mais ne restons pas avec cette mauvaise impression sur l'estomac, je me présente : Michou, merle moqueur, premier merle de la Cour et premier en tout d'ailleurs, surtout en potins ! »
Édith pouffa et masqua un rire dans sa main, une hospitalière arrivait dans le couloir. Elle attendit qu'elle s'éloigne pour répondre à ce curieux oiseau.
« Édith de Franc, fille du marquis de Montgey, dite mademoiselle de Montgey. »
« Ah mais c'est toi la nouvelle demoiselle de compagnie de la cousine du roi ! Je suis enchanté ma poulette ! »
« Co... comment tu le sais ! » répliqua-t-elle ahurie.
« Je te l'ai dit, je sais tout. Je suis Michou, le roi des commérages, grâce à moi pas une bête n'est ignorante des choses de votre monde ! Je suis en quelque sorte une gazette volante ! D'ailleurs, elle s'en est remis ta maîtresse de son petit miracle parfumé dans la chapelle ? »
Bouche bée, Édith dévisagea le merle, complètement estomaquée.
« Personne n'est encore au courant... » murmura-t-elle.
« Faux. Moi. On m'a fait un rapport détaillé il y a deux heures. Une brave souris que j'avais mise sur le coup ! Alors ? Elle est encore chamboulée la madame ? » demanda-t-il trépignant.
« Sûrement... Oh mais si tu es au courant de tout, tu dois savoir ce qui s'est passé il y a peu devant l'auberge ! »
« Bien sûr. Ce renard de Val-Griffon essaie encore de débusquer sa proie, c'est un garçon avec un nez exceptionnel ! Il est redoutable et rusé, même s'il est un peu trop débordant et prompt à l'emportement. »
« Il parait que l'homme qu'il cherche est ici, où est-il ? »
« Ah la belle affaire ! Qu'est-ce que j'y gagne à te renseigner ? » fit-il en se trémoussant sur son volet, agitant ses petites pattes crochues.
Édith ne savait que lui promettre, que lui engager, et elle haussa les épaules en répondant timidement : « Une bonne action. »
« Peuh ! rétorqua Michou en reculant. Je suis un merle moqueur mais toi tu es une fille qui entourloupe les gens ! Non, non, non ! J'aurais l'air de rien si je te donne la clé sans rien en échange ! »
Dans la cour, Val-Griffon apparut sur sa monture, Édith s'en aperçut et blêmit : le loup venait d'entrer dans la bergerie ! Il sauta de son cheval et lança les rênes à un garçon d'écurie qui trottinait à sa rencontre. Elle n'avait plus le temps de palabrer !
« Si je ne retrouve pas cet homme, Val-Griffon l'embrochera et je parie que le pauvre est victime d'un malentendu ! »
« Il a déserté quand même. »
« Val-Griffon n'est pas commissaire, ni capitaine que je sache, cela ressemble à un règlement personnel, une basse revanche ! »
À ces mots, Michou s'immobilisa, une lueur avait éclairé son regard calculateur. Il sautilla pour se tourner, se balança, puis s'envola en lui disant : « Suis-moi ! »
Édith le suivit dans les couloirs, s'engouffra dans une chambre, passa dans une autre, et sut que le merle noir l'avait conduit devant le déserteur quand Michou lui désigna un pauvre bougre sur un lit de camp. Celui-ci avait sursauté en la voyant arriver vers lui. Édith lui trouva l'air d'un petit pâtre de prairie avec ses cheveux châtains -un drôle de châtain- tout ébouriffés. Pourtant, il devait avoir la vingtaine ou plus... Il portait un bandage au bras et ne semblait point trop souffrir de sa blessure...
— Qui êtes-vous ? lui lança-t-il d'un ton menaçant.
— Je... je... viens vous dire que Val-Griffon vous cherche, il est ici ! répondit-elle en avalant ses mots.
Le petit pâtre sauta du lit, récupéra ses hardes de gardes corps du roi et s'enfuit dans une pièce contiguë. Il avait entraîné Édith avec lui tandis que Michou avait filé dès sa mission fini, fort déçu d'ailleurs car le pauvre déserteur « n'était pas celui qu'il pensait. »
Une main sur sa bouche, le garde lui chuchota de ne pas faire de bruit, Val-Griffon entrait dans la chambre des malades. Celui-ci fulmina de rage en découvrant le lit vide et ne put s'empêcher de jurer, ce qui offusqua l'hospitalière qui l'avait escorté. Ce cuistre ne resta point longtemps dans les parages et disparut tout aussi vite qu'il était apparu, mais on entendit sa colère et le hennissement de son cheval quand il quitta les lieux, furibond.
Rassuré, le garde s'effondra dans un fauteuil vacant et se massa le front. La pièce dans laquelle ils étaient était une chambre unique, sûrement pour une personne noble ou riche désireuse de se faire soigner tout en gardant son confort.
— Je ne sais comment vous remercier mademoiselle, toutefois, je suis curieux de savoir comment vous êtes au fait de mes affaires alors que nous ne nous connaissons pas, demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Effectivement, c'était assez délicat à expliquer.
— J'ai... J'ai été témoin de la scène qu'a faite Val-Griffon au pauvre aubergiste qui avait eu la générosité de vous héberger malgré votre situation... et j'ai eu un élan de charité envers vous...
— Quelle noblesse de cœur, mademoiselle, renchérit-il avec un sourire au coin des lèvres.
— Oh, à vrai dire, pas tellement, avoua-t-elle en rougissant, je n'estime pas beaucoup ce Val-Griffon de malheur.
Le déserteur fut plus qu'intéressé par cette affirmation et quitta rapidement son fauteuil pour aller à la rencontre de sa sauveuse. Il se pencha vers elle et sans pudeur, il lui prit le poignet, puis la main. Il la baisa plus longuement que ne le voulait la bienséance. Gênée et mal à l'aise, Édith chercha à la retirer à son emprise, las, il resserra sa poigne.
— Ce malotru vous a-t-il molesté ? lui souffla-t-il.
— Non ! Enfin... il m' a outragé...
— Contez-moi cela, je vous prie, je suis votre serviteur désormais... J'ai une dette envers vous.
— Oh je vous assure, je ne vous ai aidé pour rien, ou peut-être pour faire mariner Val-Griffon. À mon arrivée à Dijon, il m'a insulté et accusé d'avoir tué un pauvre vinaigrier ! Il était en train de pourchasser un carrosse...
— Je sais, coupa-t-il. C'était moi dedans.
— Vous !
— Oui.
— Val-Griffon et moi avons un démêlé en commun... Il faut dire que sous mes nippes de gardes du corps du roi en fuite, je suis un autre. Je suis le vicomte de Sanloi.
— Oh !
— Eh oui, soupira-t-il en lâchant sa main pour revenir s'effondrer dans le fauteuil, je suis un gentilhomme... J'ai fait parti de l'entourage proche du Dauphin jusqu'à ce que ce renard de Val-Griffon me prenne en grippe ! Il n'était qu'une connaissance de Monseigneur quand moi j'étais gentilhomme de la Manche (1) ! Le Dauphin était mon ami ! Il m'était fidèle, loyal, et ce maudit Val-Griffon a tout gâché ! s'emporta-t-il en se redressant d'un bond. Il a monté le Dauphin contre moi et m'a fait chasser de la Cour ! Pire, il a manipulé Monseigneur qui s'est plaint au roi et Sa Majesté m'a fait embastiller !
— C'est affreux ! s'écria Édith consternée par les vils procédés de Val-Griffon.
— La blessure mortelle n'est pourtant pas là... je pardonne tout à Monseigneur, il est mon ami, un ami sincère et je l'estime pour la personne qu'il est, tandis que Val-Griffon ne le voit que comme un cordon à privilèges ! Le dernier tour qu'il a fait ma rendu fou ! Après mon séjour à la Bastille, j'ai appris que Val-Griffon avait osé s'approprier un joyau d'une immense valeur : « la larme de l'Océan » et qu'il avait eu l'impudence de l'offrir en son nom au Dauphin alors que c'était mon présent !
Sa voix se brisa et le vicomte de Sanloi, baissa la tête, navré.
Édith était choquée d'entendre cela et sentit en son cœur, un ressentiment âpre et orageux à l'endroit de (2) Val-Griffon ! Elle le haïssait de toute son âme et vomissait l'idée de le savoir si influent aux côtés de Monseigneur ! Et dire qu'il avait osé lui laisser en souvenir une marque brûlante dans son cou et son image toutes les nuits !
À cette pensée, elle s'enflamma et toussota !
La duchesse de Montpensier avait raison, c'était une famille méprisable dont il fallait se méfier !
— Monsieur, si je peux faire quelque chose pour vous... Je suis des vôtres...
— Mademoiselle, c'est trop d'honneur, lui murmura-t-il en revenant vers elle avec un pauvre souris(3).
Il la dévisagea avec tendresse et détourna les yeux, pudique.
— Vous êtes si jolie...
Au loin, les cloches de l'église du couvent des carmélites sonnèrent Prime et cela réveilla Édith, désireuse de mettre fin aux regards éloquents du vicomte.
— Mon Dieu, je suis en retard ! Si Dieu le veut, que nos chemins se recroisent monsieur !
Et elle disparut en courant.
GLOSSAIRE :
(1) Les gentilshommes de la Manche étaient des gentilshommes attachés aux fils du Roi de l'âge de sept jusqu'à leur majorité. Ils devaient les suivre partout et veiller sur eux.
(2) À l'égard de.
(3) Sourire.
Merci beaucoup :) ça me touche est me redonne de l'énergie ! j'attends avec impatience ton impression sur la suite !