CHAPITRE 13

Quelques jours plus tard,

Guérie, la Grande Mademoiselle avait clôturée sa retraite au couvent de Beaune malgré toute la peine qu'elle eut à partir ; l'odeur miraculeuse planant encore dans la chapelle quand elle quitta les lieux. En arrivant à Dijon, elle eut la stupéfaction de trouver la ville en plein préparatif d'une grande réjouissance ! Besançon était pris ! Le 23 mai avait été avalanche de liesse dans les rues ! On avait fait chanter le Te Deum, hymne qui rendait grâce à Dieu pour cette victoire, et l'on avait allumé des feux de joie !

Puis, la reine fut appelée par le roi, la Cour devait rejoindre dans les meilleurs délais le quartier général de Sa Majesté près de Dôle.

Le branlement de combat avait recommencé. Les paquets refaits, les malles bouclées, chargées sur les carrosses et les chevaux et la Cour avait mis le cap sur Auxonne, étape avant Dôle.

Durant le trajet, la duchesse de Montpensier fit envoyer un garde du corps du roi trouver la reine et lui transmettre qu'elle s'opposait à l'idée de loger dans Auxonne. Son Altesse Royale Mademoiselle avait pris peur de ce que l'on racontait des maladies contagieuses qui s'étaient abattues sur la ville et avait refusé tout net d'y aller ! La reine apprécia son discernement et le convoi se dirigea vers un château non loin : le château d'Athée. Contre toute-attente, la duchesse de Montpensier le bouda également parce qu'elle le trouvait vilain. Elle fut envoyée dès lors dans une petite maison de village sans fenêtre. Autrement dit, elle était mise « au rustique ».

Anne eut du mal à s'adapter à cet aspect campagnard mais Édith revivait ! Cette maisonnette lui rappelait les fermes de Montgey !

Le coup de grâce pour la Grande Mademoiselle fut le lendemain de son installation. Une servante mal vêtue apporta du château de la part de la reine, un régal(1), qui la fit rire tant il était mal assorti ! C'était deux œufs frais dans une feuille de choux avec des fleurs d'orangers, le tout dans une assiette d'étain.

Elle prit les fleurs et les donna à Anne en lui disant qu'elle en ferait des conserves.

Le lendemain, la Cour repartit, les vitres du carrosses bien fermées quand elle passa près d'Auxonne, puis le convoi atteignit le camp du siège où la duchesse de Montpensier, la reine, le Dauphin et d'autres dames de qualité retrouvèrent le roi et Monsieur, son frère.

Édith avait eu instruction d'attendre avec Anne et des dames de la reine près du carrosse car l'entrevue devait fort peu durer. En effet, la Grande Mademoiselle revint rapidement aux côtés de la souveraine, laquelle était escortée à sa droite par son chevalier d'honneur, le duc de La Vieuville(2). Comme était l'usage, il lui présenta sa main pour l'aider à monter dans son équipage et lui seul à la Cour en avait le droit, hormis le roi.

La Cour se déplaça jusqu'au village de Chanvan, village déserté où il n'y avait pas une âme, pas même un chat... Édith suivit sa maîtresse jusqu'au château depuis peu raccommodé, où la duchesse de Montpensier reluqua d'un œil mitigé le plafond à claire-voie de sa chambre et commanda qu'on fasse un feu dans l'âtre ! La reine habitait une maison bien apprêtée, où elle disposait de trois pièces et d'une vue sur des vergers ! Le 05 juin, Sa Majesté le roi vint dormir en ce logis et avait goûté le bon mot en apprenant que Chanvan était surnommé : le « quartier de la reine ».

Le 06 juin au soir, où l'on faisait jeu chez la Grande Mademoiselle les fenêtres ouvertes, un mousquetaire qui avait été dans le temps son page, arriva au galop et cria : « Dôle capitule ! »

La duchesse de Montpensier se leva prestement et partit chez la reine pour partager la nouvelle !

Le 08 juin

La Cour fut appelée par le roi à venir au camp pour éprouver la vue de la reddition de la ville de Dôle, où le Dauphin, âgé de treize ans, avait reçu son baptême de feu.

En oyant le mention de Monseigneur, Édith frémit, Val-Griffon ne devait pas être très loin... et s'il avait été blessé... ou même pire, tué... Elle se morigéna car elle ne comprenait guère que son sentiment premier fut de s'inquiéter pour cette raclure ! Mais de là à lui souhaiter la mort, c'était mal chrétien !

La reine dîna au camp avec le roi dans sa tente nommée symboliquement : « le Louvre » au son des violons. Ensuite, il lui montra la maison de paysan dans laquelle il logeait, puis Sa Majesté voulut repartir au camp. La Cour suivit ses déplacements, Édith dans le lot, fatiguée de toujours bouger sans prendre repos, d'autant plus que les multiples allées et venues ne la soustrayaient guère de la vue des désastres de la guerre... Les cadavres n'étaient jamais loin et une entêtante odeur de sang flottait sans cesse dans l'air.

Or ce soir était à la fête, la reddition de Dôle était sur toutes les bouches et dans la tente du roi, Sa Majesté expliquait par le menu tout le siège. Édith et Anne étaient quant à elles dans la tente qu'on avait attribuée à la reine et attendaient son retour et celui de la duchesse de Montpensier. La reine revint bientôt et se prit de plaisir à vouloir faire jeux pour fêter la victoire de son auguste époux ! Des tables furent apportées, des chandelles, des fruits, du vin, quelques musiciens furent dégotés et l'on joua en causant de tout et de rien.

Anne s'assoupit vitement près de la duchesse de Créquy et fut reconduite, moitié-endormie, au château où logeait la Grande Mademoiselle, sa faiblesse étant pardonnée par la souveraine, conciliante, qui avait donné l'ordre de la ramener à Chanvan(3).

— Elle est coumme moi cétte enfant, elle fatigue vite ! dit-elle avec son accent chantant.

Édith accompagna Anne jusqu'au carrosse qui l'emporta jusqu'au logis sous bonne garde et reprit le chemin de la tente de la reine, éclairée d'une lumière orangée. Le jour baissait, il allait faire nuit sous peu.

Édith marcha sans se soucier de là où la conduisaient ses pas et son cœur se serra quand elle découvrit nombre de blessés, le bras en écharpe, la tête bandée, l'armée du roi avait cruellement souffert.

— Cette victoire me reste sur l'estomac, si ma plaie s'infecte, c'est l'amputation et plutôt crever qu'être impotent ! dit un grenadier.

— Ils amputent à tour de bras à l'hôpital... répondit d'une voix éteinte un soldat d'infanterie.

— Me le dis pas, ça fou la rage, mon cousin a claqué durant l'opération... renchérit un sergent.

Édith frissonna et se dépêcha de s'éloigner de cette misère humaine, le cœur en miette pour eux... Le revers d'une gloire radieuse coûtait cher à ces guerriers de l'ombre.

Elle remonta jusqu'à la tente royale lorsque des petits cris en contrebas attirèrent son attention. Elle rebroussa chemin et découvrit au détour de deux tentes, Carlotina qui se débattait comme un beau diable pour empêcher deux soldats de jouer avec elle.

— Allez-vous-en rustres ! cria la naine avec mépris.

Elle donna une frappe à l'un d'eux et celui-ci prit colère contre elle. Il lui donna une gifle retentissante qui fit choir Carlotina à terre, tandis que l'autre la rouait de coups pied.

— Arrêtez ! cria Édith en courant vers elle.

Elle fit rempart de son corps pour protéger la naine qui gémissait au sol, roulée en boule, du sang s'écoulant de son nez.

— N'avez-vous pas honte ! Battre plus faible que vous, à deux !

— Mais c'est qu'elle est jolie la poulette ! rit un soldat en arrangeant sa veste crasseuse.

— On gagne au change, dis, tu veux pas venir arroser la victoire du roi avec nous ! lui dit l'autre en l'attrapant au bras. On mord pas !

Édith tenta de se dégager, mais il la tenait si fermement qu'elle ne le put ! Alors elle essaya de sa main de repousser l'autre qui avait mis ses sales mains sur sa taille en l'abreuvant de compliments graveleux.

— Vous me faites vomir, allez-vous-en !

— Hé c'est qu'elle est revêche la pouliche ! On va te dresser, tu vas voir !

Ils la battirent comme un valet désobéissant, avec fureur et sans pitié, déchirant son col, ses dentelles, l'insultant tant que la malheureuse se jeta à terre pour échapper à leur violence. Elle sentait sa tête bourdonner, sa vision se troubler, elle tâtonna au sol pour trouver une prise, un rien en secours, quelque chose qui pourrait l'aider à répondre à cette déferlante de coups. Sa main buta contre un mousquet tombé à terre et Édith l'agrippa avec force, c'était un espoir qui revenait en elle par cette prise !

D'un bond, elle se releva en obviant un coup de pied qui passa proche de son ventre et frappa son assaillant de toutes ses forces ! La crosse s'abattit sur la mâchoire d'un de ses agresseurs qui recula, médusé et éberlué, tandis que son comparse écarquillait les yeux. Ils allaient revenir à la charge, la haine décuplée, quand une voix lointaine attira leur attention.

— C'est le capitaine, faut qu'on se magne ! fit l'un à l'autre en prenant la direction de l'appel.

Le soldat qu'elle avait frappé l'envoya à tous les diables, la main sur sa mâchoire, un filet de sang coulant de ses lèvres, et disparut dans la nuit.

Édith se laissa choir au sol, il planait soudainement autour d'elle un silence de mort, assommant. Seul le battement d'aile d'une chouette hulotte qui s'envola près d'elle la fit revenir à l'instant présent. Tout le reste, les oiseaux nocturnes chantant dans la forêt, les voix gaies et les chants paillards n'étaient que des écho étrangers au néant qui régnait ici-bas. Elle l'avait échappé belle...

Faiblement, Édith tourna la tête et vit Carlotina inconsciente, la tête en sang, les bras molestés, les vêtements déchirés. Elle-même avait cette triste allure... Édith rampa vers elle, chevrotante, en serrant les dents, elle était amochée et avait mal à divers endroits !

— Carlotina, lui dit-elle en la secouant, Carlotina, vous allez bien ?

Aucune réponse ne vint de ce petit corps immobile et froid. Ces mains glacées firent envisager le pire à Édith. Elle ne put s'empêcher de penser à la reine qui serait si affligée de savoir sa naine livrée à la mort... Elle ne pouvait pas l'abandonner là ! Mais remonter jusqu'à la tente, alors qu'elle tenait à peine debout...

Avec douleur, Édith se releva et souleva Carlotina qu'elle réussit à mettre sur son dos comme un enfant et partit en direction de la tente royale. La côte fut pénible, Carlotina était potelée et lourde, sa tête endormie se balançait de droite à gauche et emportait avec elle l'équilibre fragile qui maintenait Édith enracinée au sol. Bien qu'à bout de force, la demoiselle luttait pour ne pas s'effondrer et crût choir à deux reprises, son pied dérapant sur des cailloux saillants.

Sa vue se brouillait, ses bras lui faisaient mal, ses jambes tremblaient, son dos se voûtait à mesure qu'elle ascensionnait et elle ne se dirigea qu'avec le repère des lumières et des rires vers sa destination. Elle sentit un filet de sang couler le long de sa tempe, la faisant maudire ces soudards pour leur violence gratuite !

Enfin, elle atteignit la tente de la reine, les gardes stupéfaits par son allure ne cherchèrent point à l'arrêter et Édith pénétra dans l'habitacle où le soleil irradiait dans la nuit grâce aux chandelles. Son entrée souleva des cris, la stupéfaction se peignit sur tous les visages, en particulier sur celui de la Grande Mademoiselle qui ouvrit grand les yeux sans piper mot.

Édith s'avança en tremblant et dit, épuisée, avant de s'effondrer :

— Ils l'ont outragée !

La dernière image qu'elle emporta avec sa pâmoison fut le Dauphin accourir vers elle, suivi de Val-Griffon.

GLOSSAIRE :

(1) Cadeau envoyé. Dans ses mémoires, la Grande Mademoiselle emploie ce terme pour qualifier ce que la reine lui fit porter.

(2) Charles duc de La Vieuville (vers 1616-1689), gouverneur du Poitou.

(3) Aujourd'hui Champvans.

 

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RosePernot
Posté le 08/07/2025
J’adore l’aspect de combattante qui ne se laisse pas abattre et qui est plus forte que les femmes considérées comme faibles à cette époque. Elle vient en aide à la naine qui l’avait outragée car malgré son honneur elle est prête à aider. Belle continuation !
adelys1778
Posté le 08/07/2025
C'est vrai qu’Édith a bon fond et a un sacré courage ! La duchesse de Montpensier était aussi une femme à fort tempérament !!
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