Le 30 juillet 1683, cimetière, Villenouvelle
À genoux, Marguerite, le visage baissé, priait les mains jointes, des larmes courant sur ses joues jusqu'à tomber sur un pétale de fleur de lys, fleur qu'avait apporté la jeune femme à une autre qui était désormais si loin. En relevant la tête, la demoiselle Vidal examina la silhouette de la croix de la sépulture. La sculpture mortuaire se dressait devant elle dans toute sa réalité moribonde et Marguerite avait bien du mal à ne pas s'écrouler sur la fosse bombée, où la terre remuée il y a peu, avait blanchie et avait séchée.
La nuit dernière, la pauvre endeuillée avait cauchemardé et ses affres chimériques l'avaient tiré du sommeil pour l'accabler de mille souffrances qui lui avaient valu de pleurer longtemps dans ses draps qui grattaient. Marguerite avait vu dans un songe vaporeux la silhouette fébrile de Louise, tremblante dans une robe virginale boire la fiole, et pris soudainement de spasmes, de convulsions, elle l'avait vu cracher du sang, tacher sa toilette immaculée et agoniser jusqu'au levé du jour.
Dans son mauvais rêve, Marguerite avait tenté de la sauver, tantôt en essayant de lui prendre la fiole des mains, tantôt en l'implorant de ne pas avaler le breuvage, mais Louise s'était échappée à ses avertissements et lui avait donné le spectacle de sa mort qu'elle avait vécu en solitaire. Lorsque Louise avait arrêté de se tordre dans son lit, qu'elle s'était immobilisée et que son teint de porcelaine si vanté par tous s'était tourné en une horrible couleur de cierge, Marguerite s'était approchée de la couche. Elle lui avait attrapé la main, et la demoiselle Vidal avait été saisie de la froideur de cette main glacée dans la sienne... Louise était partie... Louise l'avait abandonné à son deuil et à son impuissance... Elle avait échoué, elle ne l'avait pas sauvé...
Face à sa tombe, Marguerite sanglotait sans oser porter un regard sur le doux nom de son amie, le crime qu'elle croyait avoir fait à son égard l'empêchait d'y poser ses yeux sombres. En reniflant, elle arrangea les lys une dernière fois dans le vase, se releva, fit le signe de croix et s'éloigna de la tombe. Dans l'allée centrale du cimetière, elle croisa des gens de Villenouvelle qui chuchotaient entre eux, regroupés devant des vieilles tombes presque en ruine : « La Marguerite s'en remet pas ! » Et Marguerite leur donnait le bonjorn les yeux rouges, le nez gonflé, les cils humides sans prendre la peine de se défendre car ils avaient raison : elle ne s'en remettait pas. Se remettait-on d'avoir tué sa meilleure amie ?
La demoiselle Vidal poussa la grille grinçante du petit cimetière en s'imaginant que Louise avait peut-être eu la chance d'avoir sa tombe dans l'enceinte de l'ancien prieuré de Saint-Sernin... Reposer dans les bras d'un lieu qui avait accueilli le passage d'un Saint n'était-il point de bonne augure pour trouver la paix ?
La jeune femme marcha le long d'un sentier champêtre, traversa le pont et descendit au lavoir où les femmes battaient le linge dans une cadence monotone et régulière en bavardant des choses du monde. Quand Marguerite approcha, les chuchotements se turent, le silence se fit place et régna dans un lieu d'ordinaire bien peu coutumier du silence. Il était plus commun d'y entendre la mélodie des rouge-gorges dans les arbres, le filet d'eau qui coulait dans le bac du lavoir et les causeries enflammées des bonnes femmes.
La fille de la maîtresse de poste n'était point nesciente des choses que l'on murmurait tout bas contre elle. On disait d'elle qu'elle voulait se bien faire voir du ritou(1) pour larmoyer une pauvre fille de noblesse qui avait claqué de quelques méchantes maladies étranges, puis, certaines mégères en profitaient pour répéter ce qu'elles pensaient depuis la mort du maître de poste : « C'est pas normal qu'une bonne femme comme la Henriette ait les rênes du relais, m'est avis qu'elle fera une bêtise un de ces jours ! D'ailleurs, y a qu'à voir ! La Marguerite coiffe Sainte-Catherine depuis l'année dernière ! La Henriette aurait dû la marier à ses quinze ans au lieu de la laisser bayer aux corneilles chez elle ! La mienne, je l'ai jeté à la noce à quatorze ans et qu'elle est brave femme et bonne épouse avec ça ! Son mari s'en plaint pas ! Bah que la Henriette est devenue fada avec le relais à gérer ! Une vieille fille, c'est-il pas malheureux ! » Ses compères commères renchérissaient aussitôt : « Oh madame Guyllemotte que vous parlez bien ! » « Bah tiens ! rétorquait l'intéressée, c'est parce que c'est la vérité du bon Dieu ! »
Mais tous ces bruits s'évanouissaient quand Marguerite arrivait à leur hauteur et les saluait cordialement, point dupe pour autant des méchantes calomnies que ces femmes se glissaient à l'oreille, salissant les voisins autant qu'elles lavaient leurs nippes. Si l'eau du lavoir fût eau bénite, le Seigneur eut bien été chagriné de voir son précieux liquide devenir prétexte et occasion pour propager de vilains mots...
Marguerite n'eut pas le cœur à feindre la politesse et la courtoisie avec ces dames et se dirigea vers une jeunette qui étendait les draps dans l'herbe dorée et sèche, le dos courbé, tout à son effort. Marguerite lui sourit quand la jolie créature le teint rouge et le corsage se levant et se baissant au rythme de sa respiration, lui sourit de retour.
— Que fa calor dicèi ! (2) dit la jeunette en s'essuyant le front d'un revers de bras.
— Oui ! Le soleil cogne dur !
— Bah, reprit-elle, on a choisi un bon jour pour la lessive, l'autan s'est pas levé ! Dieu merci ! La dernière fois, ce saligaud de vent a emporté deux draps à la mère du forgeron, qu'elle a gueulé avec ça tiens !
Marguerite acquiesça parce qu'elle savait les désastres de ce vent fou que l'on nommait ici, dans la région : « le vent du Diable » car il ne se gênait pas pour balayer sur son passage les récoltes et les draps tout justes frais de la lessive ! La demoiselle Vidal se pencha et attrapa un bout de drap fin, blanchi par la force du soleil et aida la jolie jeunette à le plier. Quand elles rabattirent le dernier pan du linge, Marguerite s'avança vers elle et lui chuchota.
— Ça va ?
La jeunette sursauta, regarda sa mère d'un coup d'œil, celle-ci étant la fameuse bonne femme qui avait jeté sa fille de quatorze ans en noces, et voyant sa mare prise dans la besogne des ragots, profita de ce qu'elle était occupée pour parler avec limpidité à Marguerite.
— Pour le mieux, Marguerite ! répondit Jeannette dite « Loulou »
Marguerite fut soulagée de cette réponse et discernant que Loulou voulait causer, la jeune femme se positionna dos au lavoir, cachant Jeannette du regard suspicieux de sa mère.
— J'ai bien fait de vous écouter, ta mère et toi, reprit Loulou, j'aurais fait une belle bêtise sinon... l'Jeannot n'y a vu que du feu ! Enfin, je devrais pas m'en réjouir, je suis allée à l'autel avec un polichinelle dans le tiroir, mais l'Jeannot est plus tout jeune ! Et c'est un garçon, l'gamin ! Va pas s'en plaindre mon Jeannot, un garçon du premier coup ! C'est presque une absolution, dit Loulou en masquant un petit sourire fripon.
Pourtant son regard était loin de briller de ce petit air mutin.
— Oui... te délivrer n'aurait servi à rien, sinon à te faire plonger en Enfer inutilement... répondit Marguerite soulagée d'avoir pu éviter à Loulou le sort de Louise, il y a cinq mois.
— Te fais pas d'la bile ma gentille Marguerite, l'Jeannot voit pas la différence ! La chance était de mon côté ! Le môme est né avec des yeux bleus, tout comme les siens, presque que je douterais que j'l'ai fait avec un autre ! Et t'sais, d'ces yeux bleus, il en est pas peu fier le Jeannot !
— Ça, si c'est pas un coup de pouce du bon Dieu... chuchota Marguerite tout bas.
La jeune femme se hasarda à poser la question qui lui brûlait la langue depuis que Loulou s'était déplacée au relais en grand secret avec l'idée de se faire avorter... Depuis que la jeunette était venue voir sa mère afin de lui avouer le péché de sa conduite, où dans un moment d'égarement, elle voulut goûter à la passion interdite et qui, en punition, s'était trouvé coupable de faire grossir en elle le fruit de sa sauterie libidineuse. Loulou avait bien pleuré devant la mère et la fille du relais de poste aux chevaux, sachant que sa mère la jetterait à la rue et à l'opprobre publique si elle découvrait qu'elle n'était plus vierge, d'autant que la vieille bigote qu'elle avait pour mare n'était point connue dans le monde pour être une tendre.
Henriette avait écouté toutes les confessions de Loulou tel un curé entendait les péchés de ses ouailles et avait tranché pour ne rien tenter sur sa personne. En cette époque-là, le mariage de Jeannette était dans deux semaines. Deux semaines, c'était une date trop courte pour œuvrer au Secret et une date suffisamment proche pour que d'aucuns pensassent que la naissance un poil trop tôt n'étaient que le fruit d'un émoustillement trop fort entre les fiancés. Alors les gens diraient tout bas : « Ils ont pris de l'avance, c'est pas bien méchant, y étaient fiancés... » et la nativité de l'enfant bâtard n'aurait point été vue comme adultérine.
Ainsi, Henriette avait persuadée Loulou de courir en noce le plus vite possible et la noce ayant été célébrée au jour établi, l'enfant fut sauvé par la bénédiction des vœux matrimoniaux qu'elle avait reçue du curé de Saint-Sernin. Oh, évidemment, lorsque la Loulou avait entendu l'idée d'Henriette, elle avait tempêté, argumenté, parlé haut avec l'orgueil de la jeunesse et pleuré comme une martyre, si bien qu'elle ne pût se calmer qu'au moment où la maîtresse de poste lui avait dit avec fermeté, une fermeté toute parentale, de bien se tenir ! Son problème se délivrerait dans le lit conjugal, dans l'honneur et qu'elle sentait même que Jeannette pouvait tirer beaucoup de gloire dans cet évènement si, et seulement si, elle faisait tout ce qu'elle lui conseillerait de faire. Le plan d'Henriette avait été éclatant la délivrance venue.
Au moment où le Jeannot avait regardé sa progéniture dans ses langes, il était brusquement entré en lui, laissant un moment planer le doute qu'il comprît l'entourloupe, mais un coup de voix du Jeannot soulagea la pauvre Loulou statufiée dans le lit : « Loué soit Dieu ! Cette enfant m'a fait un enfant ! Elle m'a fait un garçon ! Un garçon avec mes yeux bleus ! »
Marguerite sortit de ses pensées et posa à Loulou la question défendue par sa mère ; or sa curiosité l'emporta.
— Dis... dis... tu sais... qui est le vrai père...
— Dame oui ! répondit Loulou avec orgueil. Un diable d'homme !
De toutes les jeunes femmes qui accouraient au relais en larmes, le teint blême, pour demander d'être délivrée, jamais une ne se présenta comme Loulou. Elle était la seule qui n'avait jamais regretté de s'être laissée prendre, bien qu'elle avouât à Marguerite en secret, qu'elle préférait la façon dont s'y prenait le Jeannot que ce diable d'homme. Par ses propos un brin insolent, la Jeannette faisait rougir et effrayait Marguerite, pourtant son aînée, quand elle mimait avec des gestes de main comment ils s'emboîtaient avec le Jeannot et comment elle préférait ceci ou cela et comment elle le faisait savoir à son vieux mari, qui pour sa défense, était vieux, mais vieux pour la Jeannette. Le Jeannot n'avait que trente-six ans.
— Et... tu penses que tu n'aurais pas pu te faire marier de lui ? Je veux dire du vrai père ?
— Diable non ! répondit Loulou en se moquant de sa naïveté.
Elle s'en alla ranger le drap dans un large panier en osier qui ouvrait grand la bouche pour accueillir le linge et fit une réponse laconique et bien directe à Marguerite.
— Ce n'est qu'un trousseur de passage, un séducteur de la plus vile espèce, mais si beau !
Marguerite blêmit et son visage exprima tant de désarroi que Loulou vint vers elle et lui prit la main pour l'emmener vers un nouveau drap à plier. Le coquin se dorait au soleil, fainéant qu'il était !
— Pourquoi cet air si catastrophé Marguerite ?
— Parce que d'habitude, les mâtines n'osent pas avouer leur crime et ne parlent de leur cuisseur qu'en des termes coupables et certes pas avec ta légèreté !
— Quelle férocité, ma foi ! reprit loulou. Il faut croire que je ne suis pas comme les autres. Mare(3) a toujours dit que je n'avais pas de tête, que j'étais fada et têtut(4) comme un mulet ! Y paraît que mon couillon de père m'a fait fait tomber de la table quand j'étais emmaillotée et que c'est parce que j'ai atterri la tronche dans la terre que j'ai un pet au casque.
— Dis pas ça. On a tous cru que tu étais blessée ce jour-là. Le vieux René t'a bien soigné.
— Bah ça oui, not'e bon chirurgien est habile ! dit Loulou en riotant. Et pour revenir à notre causerie, je te l'ai déjà dit, et je ne l'ai dit qu'à toi, qu'au moment où je me suis donnée, j'avais faim dans le ventre de connaître ces choses-là, à côté de moi est passé un loup, j'ai pas réfléchi. Mais Marguerite, je suis pas volage, j'ai jamais trompée le Jeannot, tu m'entends, appuya-elle avec un tel sérieux que Marguerite la crut sur parole. Et pis, le Jeannot me satisfait de ce côté-là, pourquoi j'irais courir ailleurs !
Marguerite lui répondit, mi-amusée, mi-abusée. Elle était décontenancée par le fait que Loulou osât s'exprimer clairement sur un appétit que l'on ne connaissait être que dans le sang des hommes.
— Ta légèreté est tout autant ta force que ta faiblesse, prends garde un jour que tu ne te perdes. Il y a des choses à ne pas dire par-ici... et... et... tu vois toujours le vrai père ?
— Je le croise souvent en effet, cependant il ne me regarde plus, avoua-t-elle avec indifférence. Il m'a possédé, je n'ai plus d'éclat. Peu me chaut ! J'aurais pu, à la rigueur, regretter ses yeux bleus, mais on m'a collé un époux avec des yeux tout pareils. J'ai tant gagné au change ! Ouh ouh Mercure ! s'écria-t-elle tout à coup en levant le bras. Té Marguerite, regarde-le comme il câline bien la Francine, ah ça, elle est toujours collée à lui ma parole ! Qu'est-ce qu'elle peut lui dire de si important, d'après toi ?
Marguerite ne répondit rien et Loulou enchaîna avec le ton des ragots.
— T'as vu comme à la Saint-Jean il la faisait danser ! Ces deux-là, c'est toute une affaire depuis si longtemps que je m'étonne qu'il ne l'ait pas épouser ! Tiens voilà qu'elle l'embrasse sur la joue et qu'il la baise tout pareil ! Ah mince, ils se quittent... Oh, Mercure vient par ici !
Marguerite maintenait ses yeux sur l'herbe et serrait les dents à s'en faire mal, elle avait envie de réduire Loulou au silence ! Ce qu'elle babillait ne lui plaisait pas du tout au sujet de Francine et ce coquin de postillon !
Celui-ci trottinait en leur direction cheveux au vent et gilet ouvert qui suivait les mouvements de son corps, dévoilant sa chemise de chanvre. À la vue de Mercure, Marguerite rebaissa ses yeux sur l'herbe et pinça les lèvres quand il s'arrêta à leur hauteur, le ventre noué et s'étonna d'être irritée à ce point. Mademoiselle Vidal observa la volubilité de Mercure qui plaisantait avec la Loulou de tout et de rien avec aisance, et ne démontrait que plus nettement une certaine facilité de séduction que la jeune femme en fut sur le champ agacée. Elle détestait les énergumènes de cette trempe-là et voir Mercure taquiner Loulou fit surgir dans l'esprit de Marguerite la suspicion probable qu'ils auraient pu être amants...
La jeune femme était étonnée qu'elle ressentît en elle une certaine colère à penser que Mercure pût être le fameux cochon qui avait engrossé la Loulou. Seulement, pouvait-on en attendre davantage d'un postillon !
Le jeune homme se tourna vers elle, la faisant s'empourprer parce qu'elle imaginait des choses impures à son égard et toussa en réajustant son chapeau de paille.
— Ta mère m'envoie te chercher, lui dit-il en plissant les yeux car il la trouvait drôlement rouge. Ça va ? Me dis pas que tu t'es pris un coup de soleil ! Je t'avertis, je te porte pas ! se rebiffa-t-il sur un ton faussement outré.
— Mais quel grand seigneur, ma parole ! éclata Marguerite en prenant la mouche. Sachez monsieur, que je suis bien robuste et que vous me faîtes outrage de me croire si fébrile !
— Et moi, qui me faisait un plaisir de te porter...
— Tu as dit que tu ne le ferais pas...
— Et tu m'as cru ? Tu me penses donc si méchant homme ? fit-il en esquissant un sourire malicieux.
— Je te sais homme, méchant fait parti du bagage, nul besoin de le souligner, rétorqua-t-elle en donnant la salutation à Loulou qui les observait d'un œil émerillonné, un sourire amusé sur les lèvres.
Mercure la regarda du coin de l'œil et ne prit pas la pique pour argent comptant, la demoiselle était de tout temps sur la défensive ; or, chez elle, la défensive s'était transformée en siège. Il donna l'adissiatz(5) à Loulou et courut rattraper Marguerite. Devant les chevaux, elle se tourna vers lui, fit un pas vers lui, planta son regard froid sur le visage du postillon qui était médusé qu'elle pût s'approcher aussi près d'un homme de sa propre initiative.
— Je n'avais jamais remarqué à quel point tes yeux étaient bleus...
Au relais, Mercure se sépara de Marguerite qui l'abandonna comme s'il avait la peste et fondit vers le corps de logis, ouvrit la porte d'entrée, n'enleva point son chapeau et rejoignit sa mère dans le cabinet de travail. Elle était seule, assise à son secrétaire, des fiches devant les yeux. En oyant sa progéniture dans le couloir, Henriette trouva que Mercure l'avait rapidement trouvé et ramené, et sourit discrètement.
— Mère ! Tu m'as fait appeler ! dit Marguerite en entrant sans frapper.
— La porte, Marguerite, la porte. Quand on est bien élevée, on frappe !
— Oui pardon, maman.
— Virginie nous a fait envoyer ceci, dit-elle en avançant une petite boîte.
Marguerite l'ouvrit et ses yeux accrochèrent l'horrible vision d'un foulard brodé de marguerites...
— Virginie ? répéta Marguerite l'esprit aussitôt préoccupé. Une des filles du bordel ?
— Je préfère que tu emploies le terme de maison de tolérance, la reprit Henriette en se levant pour aller vers elle.
Marguerite ne répondit point et baissa la tête, sa mère n'avait besoin d'en formuler davantage, elle savait qu'elle allait devoir plonger de nouveau dans l'enfer d'un avortement.
— Son cas nécessite notre aide, renchérit Henriette sentant que Marguerite s'interrogeait sur la nécessité de la chose. Je t'ai fait appeler pour te le dire et te communiquer la date de l'intervention.
Henriette baissa d'un ton et lui chuchota.
— Je penche pour la faire dans une semaine, durant la nouvelle lune, les environs seront plongés dans l'obscurité totale. Maintenant, va la communiquer à notre bon chirurgien. S'il la valide ou s'il la change, viens me le dire immédiatement et porte-lui un bol de mûres... et change de foulard.
Marguerite se retira sans piper mot, ce n'était pas la première fois qu'elle faisait cette commission, et monta dans sa chambre. Elle sortit d'un tiroir de la commode le foulard dont voulait parler sa mère. C'était un ancien carré d'étoffe assez joli, d'une belle facture, mignon par le fait des motifs de petites marguerites qu'il y avait de brodé dessus. Ce foulard était un code tacite, discret... il permettait de faire savoir aux dames du relais que d'autres dames n'avaient plus leur ordinaire(6)... et les dames Vidal l'employaient pour prévenir le vieux René. En le nouant autour du cou, la jeune femme descendit l'escalier aux marches craquantes et sortit après s'être alourdie le bras du bol de mûres dans un panier en osier.
Elle se dirigea vers l'écurie, fit seller sa jument et trouvant Mercure dans un coin, souffla de le découvrir toujours dans ses pas, la faisant s'escrimer à l'éviter ! Marguerite l'épiait discrètement car elle le trouvait étrangement irréprochable depuis quelques temps et quelque peu trop proche d'elle, et cela n'eut pas le ton de lui plaire.
— Tu repars ? lui demanda-t-il d'une voix douce.
— Oui.
— Le jour commence à tomber, ce n'est pas raisonnable.
— Je ne vais pas loin, je pars chez l'Aiguille agile !
— Tout de même, c'est dangereux, rétorqua-t-il alors qu'elle se mettait en selle. Et puis, pourquoi l'Aiguille agile a besoin que tu changes de foulard ? L'autre n'était pas bien ?
Irritée par la question, Marguerite le toisa et lui répondit sur un ton sévère : « Ne pose pas ce genre de question ! » et piqua des deux pour partir au grand trot.
Quand la jeune femme disparut, que l'on entendit d'elle qu'un lointain cahotement de sabot et le frémissement de sa monture, Mercure avisa Paul le robuste de le remplacer si un voyageur venait au relais et monta un cheval qui n'était plus employé pour la Poste. Il partit au petit trot par un sentier de traverse qui, par sa hauteur, surplombait le sentier qu'avait pris la demoiselle Vidal.
Il n'avait eu besoin de la voir pour aiguiller sa route, un postillon savait au son quel chemin prenait un cheval, privilège du métier. Avec un soin décuplé pour ne pas se faire surprendre de Mimi la mégère, il la suivit en pensant que ce départ si tard était étrange et à cette histoire de foulard, foulard qui d'ailleurs, ne lui était pas méconnu. Il arrivait parfois que Marguerite ou Henriette le portassent, puis, sans raison apparente, le chiffon disparaissait pour revenir quelque temps après et disparaître de nouveau.
À la fin de sa course sur le chemin du Bigot, Mercure la vit taper à la porte de l'Aiguille agile, vieux chirurgien de Villenouvelle, lequel, quand il vit Marguerite, fixa le foulard avec trop d'intérêt pour un homme, leva lentement ses yeux vers la jeune femme et la fit entrer sans piper mot. Mercure saisit au vol l'expression grave de son visage, une expression qui en sous-entendait trop pour être le fruit du hasard...
GLOSSAIRE :
(1) Curé en Occitan.
(2) Qu'il fait chaud aujourd'hui, en Occitan.
(3) Mère en Occitan.
(4) Têtue en Occitan.
(5) Aurevoir en Occitan.
(6) Leur règle.