Partie III : L’automne
Le 45ème jour : Dïri
Avant Izzirod, Dïri n’avait jamais détesté personne. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il n’avait même pas les mots pour le dire.
Izzirod était une gentille bromrod, mais elle était tout bonnement insupportable ! Insupportable comme le serait n’importe quel grune qui aurait trouvé son partenaire ! Mais seulement voilà, ce partenaire c’était lui et il se demandait sérieusement ce qu’il avait fait à l’Arbre pour être puni de la sorte.
— Ohé coucou coucou ӝ Je suis là mon trésor !
Dïri plissa les yeux, se maudissant mille fois intérieurement. Il avait beau avoir essayé de passer inaperçu en longeant l’écorce de près et rampé sous de larges champignons mouchetés : Izzirod avait fini par le repérer. Elle se rapprocha de lui en ondulant à grande vitesse.
Il détestait ça. Il le détestait d’autant plus qu’il savait ce qui allait se passer ensuite. La jeune grune le percuta de plein fouet en se pendant à son cou. Aussitôt, leurs tentacules respectifs s’éclairèrent et se mirent à onduler mollement autour de leurs têtes. Comme il le pressentait, Dïri sentit une douce félicité envahir sa tête, comme un brouillard épais, et réfléchir devint soudainement beaucoup plus difficile.
Avait-il précisé à quel point il détestait Izzirod ? Mais ce n’était rien en comparaison de la passion débordante qu’il éprouvait pour elle et qui dégoulinait de chacun de ses pores à cet instant précis. Il lui fallut rassembler les restes de son intelligence en miette pour la forcer à s’éloigner. Izzirod lui lança un regard perplexe.
— Quelque chose ne va pas ? ӝ Tu as l’air d’être ailleurs.
— Je... J’ai une chose importante à faire et je ne peux pas m’en occuper si on se trouve parasité par tout ça ! Tu comprends ?
Izzirod le regardait avec de grands yeux remplis d’incompréhension : qu’est-ce qui pouvait être plus important que de dénicher un partenaire et de se séduire mutuellement ?
— Il y en a plein qui ӝ parlent de faire leur cocon, murmura-t-elle.
— Oui. D’accord. Ils font ce qu’ils veulent, mais on n’en est pas du tout là.
Et de préférence, ils n’y seraient jamais. Mais ça, Dïri ne pouvait pas le dire sans créer d’émeute. Izzirod se résigna à le laisser s’éloigner. Au moins, les grunes n’étaient pas du genre à insister trop et il allait pouvoir retrouver Mock dans les cimes tranquillement. Il vint à l’esprit de Dïri que Mock était peut-être en train de l’espionner à cet instant, ce qui le contraria encore plus.
Malgré l’air dépité de punaise moisie qu’affichait Izzirod, il se détourna pour se diriger résolument vers les hauteurs. C’est à cet instant qu’il aperçut un regard : depuis les cimes, les quatre yeux de Haéri étaient tournés vers lui et son visage abordait une expression goguenarde.
Peut-être que celui-ci se moquait tout simplement du fait qu’il semblait gêné en présence de sa partenaire ? Sans être sûr de la raison, Dïri se sentit plus mal à l’aise encore.
Le 46ème jour : Nimrod
Quand Lissarod la retrouva près de l’abri qu’elles avaient construit ensemble, Nimrod avait les avant-bras plongés à moitié dans de la pâte de fleur.
— Qu’est ce que tu fais ?
— Un bateau.
Devant le regard perplexe que jetait Lissarod face à la longue planche de pâte blanche, Nimrod se sentit obligée de se justifier :
— Enfin, c’est plus une sorte de radeau en quelque sorte. Je n’ai jamais été comme toi, mais j’ai l’impression que je suis encore plus maladroite depuis... depuis que je suis descendue.
— Il ne faut pas avoir un partenaire avant de penser à ça ?
Nimrod se ratatina. Les quatre yeux jaunes de Lissarod la fixaient d’un regard sans pitié.
— Je... je ne suis pas certaine de pouvoir me trouver un partenaire, alors...
— Qu’est ce que tu racontes ? Tu n’as approché que quatre tepmehris dans toute ton existence.
Comme Nimrod ne répondait pas, Lissarod soupira :
— Même moi, j’ai fini par trouver quelqu’un, alors tu n’auras plus besoin de t’occuper de moi.
Son amie leva vers elle des yeux étonnés.
— Qui ça ?
— Cet imbécile de Haéri. Ça m’embête de le reconnaître, mais il est le plus habilité à construire avec moi ma barque de voyage. Et... et nous sommes compatibles.
Ces mots avaient l’air difficiles à digérer. Nimrod hocha la tête doucement tout en replongeant ses mains dans la pâte de fleur.
— C’est bien pour toi.
Elle semblait si absente que Lissarod lui secoua l’épaule.
— Nimrod, réveille-toi ! C’est toi qui rêvais de ça, pas moi ! C’est un rêve facile, qui est largement à ta portée.
— Je n’en ai plus envie.
— Je sais que tu es jalouse, Nim...
Nimrod s’arrêta brutalement. Jusque là, il y avait eu cette pierre sombre dans son ventre et elle n’avait pas sût ce que c’était. Et soudainement, cette douleur avait un nom : Nimrod était jalouse. C’était un sentiment gluant qui avait un goût nauséabond d’écorce pourrie.
Lissarod la prit dans ses bras et posa sa joue tout contre la sienne.
— Je peux t’aider si tu veux. C’est possible d’évincer une rivale si on en a la volonté. En plus, je trouve que Dïri n’a pas l’air très heureux de son sort.
Les doigts de Nimrod étaient recroquevillés comme des serres. La jalousie la paralysait des phalanges jusqu’aux dernières vertèbres de sa queue.
Elle croassa :
— Je ne suis pas compatible avec lui.
Lissarod lui caressa les tentacules et Nimrod ressentie un très long frisson désagréable lui courir le long de la colonne vertébrale.
— Dïri n’a pas l’air de beaucoup se préoccuper de descendre la rivière non plus. Pourquoi ne pas juste essayer de profiter des jours qu’il reste ?
Nimrod recula en détachant Lissarod d’elle doucement, mais fermement.
— Ce n’est pas possible Lissa. Izzirod est très heureuse, elle. Et si Dïri ne la repousse pas, ce serait très cruel de ma part d’essayer de les séparer.
« Cruel » était un autre nouveau mot. Lissarod le fit danser sur sa langue. Cruel, cruel, cruel...
Nimrod détourna les yeux.
— J’aimerais que tu me laisses maintenant. Tu devrais aller rejoindre Haéri.
Son amie haussa les épaules.
— C’est toi qui vois. Je t’aurais aidée, Nim.
— Je ne veux pas que tu m’aides, tu es trop mauvaise.
Lissarod écarquilla les paupières. Nimrod la regardait cette fois, mais n’ajouta rien. Son amie se retourna et s’en alla sans demander son reste.
Nimrod resta seule et elle pressa ses mains collantes de pâte de fleur contre son ventre. Ça commençait à pourrir à l’intérieur, car Lissarod avait laissé le mal entrer.
Le 47ème jour : Haéri
— Woah, qu’est-ce que tu fais ? ӝ Ça a l’air compliqué !
Haéri leva un sourcil agacé. Il avait déjà quitté Villapapel quand des grappes de grunes s’étaient mises à l’observer plus ou moins à la dérobé.
— Qu’est ce que j’ai l’air de faire à ton avis ?
Devant son ton, le tepmehri perdit son sourire candide.
— Je ne sais pas vraiment ? ӝ Tu dessines sur une feuille ?
Haéri lui fit un rictus goguenard.
— Exactement, je dessine sur une feuille. Était-ce vraiment nécessaire de m’importuner pour le savoir ?
Le grune le regardait maintenant avec la même prudence qui avait entouré Lissa autrefois. Haéri soupira. Qu’est-ce que ces gens étaient chiants !
Il retourna à son croquis, après avoir enduit soigneusement une brindille de boue. L’image était presque terminée : on y voyait un bateau tel que le lui avait décrit Lissa ; un vaisseau qui ne s’échouerait pas et volerait au-dessus des nuages. Un bâtiment entièrement sculpté en pâte de fleurs, avec trois voiles de feuilles cousues et des rames. Rien que d’y penser, son cœur se mit à battre plus fort. Il ajouta les derniers reliefs et traça plusieurs cordes avant de reposer son pinceau de fortune.
Terminé.
Haéri observa autour de lui. L’endroit était bien : un nœud entre plusieurs branches, régulièrement ensoleillé et tout près de la Rivière Blanche. C’était juste un peu trop fréquenté, bien que Haéri ne se trouve pas en vue de Villapapel.
Il avait déjà placé un sac complet de pétales séché dans une des aspérités du tronc. Il y versa ensuite de l’eau qu’il avait stockée dans un cornet de feuille roulé. Enfin, il s’installa en tailleur devant les pétales humides et se mit à les mâcher tout en brassant le reste avec les bras.
Il lui fallut plusieurs heures pour en faire une pâte satisfaisante.
Haéri la saisit avec douceur, se mit à pétrir et à donner une forme à ce qui serait la coque. Ses doigts puissants épousaient la texture avec un singulier plaisir et ses iris noirs se dilatèrent. Il aimait serrer de toute la force de ses phalanges et contraindre la pâte à adopter la forme qu’il avait prévue pour elle.
Celui-ci sursauta en sentant des silhouettes se pencher au-dessus de ses épaules. Il était si absorbé par son travail qu’il n’avait pas entendu les jumeaux approcher.
Haéri essuya son front ruisselant de sueur.
— Ah, c’est vous. Qu’est-ce que vous voulez ?
Tandoori jeta un coup d’œil curieux sur le labeur de Haéri, mais il eut la bonne idée de ne pas poser trop de questions. Il enchaîna :
— On cherchait Izzirod ӝ tu sais où elle se trouve ? On l’a pas vue depuis ӝ avant-hier au matin.
Haéri haussa les épaules.
— Vous avez vu Dïri ?
Les jumeaux s’interrogèrent du regard. Aucun d’entre eux n’avait vu Dïri non plus. Haéri s’humecta les lèvres avant de leur faire un sourire goguenard.
— Je crois que vous n’avez plus besoin de vous poser des questions : ces deux-là doivent être planqués ensemble quelque part.
Le 48ème jour : Lissarod
Des roseaux blanchâtres poussaient sur les rives de la Rivière Blanche et c’est là que se trouvait le corps, mais Lissarod ne le vit pas tout de suite. Elle serpentait le long des berges, l’air pensif et les yeux cernés. Elle avait joué à saute-mouton avec la jument de nuit sans réussir à trouver un sommeil paisible.
Tu es mauvaise.
Les paroles de Nimrod tournaient comme une toupie dans sa tête. Comment faire ? Comment faire pour que Nimrod l’aime de nouveau ?
C’est à ce moment-là que Lissarod aperçut la forme d’une grune allongée sur le sol. Sa queue était sur la berge, mais une partie de son visage était immergée dans la brume, ses tentacules flottant au grès du courant.
La bromrod se rapprocha et souleva le corps pour le sortir du flux. Malgréson visage bouffi, Lissarod reconnut Izzirod. Sa bouche était entrouverte et ses yeux écarquillés dans une expression muette de terreur. Lissarod la laissa retomber mollement.
Elle ne respirait plus. Elle était morte.
Lissarod resta immobile, le regard fixé sur celle qui lors du premier jour lui avait sauvé la vie. On avait peine à reconnaître son visage à présent. Lissarod se pencha et appuya sur l’abdomen de la victime. De la brume lui sortit des lèvres pour se dissoudre dans l’air.
Elle s’était noyée, c’était clair. Seulement... l’avait-elle fait toute seule ou l’avait-on aidée ?
Il y a encore peu de temps, Lissarod n’aurait pas pu se poser cette question. Elle fit rouler le cadavre sur le ventre et souleva ses tentacules pour dégager son dos et sa nuque. Les épaules et les omoplates ne montraient rien de particulier, mais au niveau du cou, le precah était craquelé à de multiples endroits comme si l’on avait appuyé trop fort.
Les sourcils froncés au point de créer une ride verticale au milieu de son front, Lissarod se mordilla le doigt. Quelqu’un avait serré le cou d’Izzirod ? Ou plutôt avait appuyé sa tête dans le cours de la rivière pour qu’elle se noie ? Qui avait pu faire ça ?
Izzirod était petite et pénible, mais on ne pouvait pas nier qu’elle possédait de la vigueur. Était-il possible qu’elle ait poussé Dïri à bout au point qu’il tente de se débarrasser d’elle ?
C’était peu probable ; Dïri était un cérébral et il ne brillait pas quand il s’agissait de passer à l’action (elle lui était tout de même reconnaissante d’avoir sauvé la vie de Nimrod). Ou bien Haéri qui en avait parlé deux fois pour lui faire plaisir ?
Lissarod haussa les épaules : ce n’était pas important. Maintenant, Dïri n’avait plus de prétendante et Nimrod serait libre de se rapprocher de lui si ça lui chantait. Peu importe qui était responsable, c’était plutôt une bonne chose en vérité !
Lissarod fit rouler le corps parmi les roseaux. Comme il s’accrochait, elle prit un bâton pour le pousser plus loin. Le corps se détacha des tiges, plongea dans le fond et l’on ne le revit plus jamais.