Le 49ème jour : Dïri
Dïri avait fait la moitié de l’ascension quand la pluie se mit à tomber ; en une poignée de secondes, l’écorce se trouva martelée par d’énormes gouttes, aussi grosses que son crâne. Heureusement, elle était encore éparse et il pouvait essayer d’éviter d’être assommé, à défaut d’échapper aux éclaboussures.
Le tepmehri s’était acharné pendant quelques minutes avant de recevoir sur les tentacules une masse d’eau qui l’avait laissé sonné et trempé de la tête à la queue. Méfiant, il avait fini par se couvrir d’une large feuille. Les cimes étaient incroyablement silencieuses, si l’on oubliait le tambourinement de la pluie : on n’entendait pas plus les pépiements des corneilles à trois pattes que les ricanements insolents des esprits des os. L’étoile Mîme, qui se couchait, faisait ressortir la couleur vert absinthe des champignons dégoulinants qui s’accrochaient à l’écorce.
Il poursuivit son chemin, jusqu’à entendre qu’on l’appelait.
‒ Hola Dïri ! Par ici !
Il leva les yeux et vit Mock qui lui faisait signe en agitant son chapeau ; il dépassait de l’ouverture ronde creusée dans le tronc. Glacé jusqu’aux os, Dïri s’empressa de le rejoindre dans son repaire : c’était une large pièce où étaient blottis toute une famille de corneilles ainsi que quelques plans monomaniaques qui n’avaient pas encore trouvé leurs places. Installé entre le père et la mère, Mock tirait lentement sur sa pipe, ce qui contribuait largement à enfumer l’habitacle.
Dïri fronça le nez : l’air était empli de l’odeur entêtante du tabac et de celle, rassurante, du bois de l’Arbre ; le parfum omniprésent de la pluie achevait ce tableau olfactif.
‒ Mets-toi donc à l’aise. Quel temps épouvantable, n’est-ce pas ? J’ai toujours détesté la pluie, mais enfin, il faut bien que les arbres vivent !
Dïri ne répondit pas. Il était gelé et les corps des oiseaux dégageaient une douce chaleur.
‒ Tu peux t’approcher d’eux, ils ne te feront pas de mal. Ces oiseaux sont mes familiers depuis longtemps et je ne lis aucune agressivité en eux à ton égard.
Dïri se rapprocha et se faufila sous une aile accueillante, entre deux oisillons.
‒ Vous êtes capable de lire dans la tête de n’importe quelle créature ?
‒ Pas sans une certaine expérience. Tous les cerveaux sont différents et dans certaines galaxies, il existe des intelligences complexes dotées d’organes totalement différents des nôtres. Lire dans les pensées n’est pas exactement mon pouvoir, cela me demande beaucoup de temps et d’énergie.
‒ Et quelle est la nature exacte de votre pouvoir ?
‒ Tu le sauras en temps et en heure. Pour le moment, j’aimerais que nous parlions un peu de toi. Je te sens plus troublé que tu ne l’as jamais été, quelque chose te tracasse ?
Dïri fixa Mock avec incrédulité. Il l’avait très certainement espionné et savait donc ce qui pouvait le tourmenter. Mais attendait-il qu’il lui parle de Nimrod ou d’Izzirod ? Était-ce un test ? La créature hermaphrodite, indéchiffrable, le fixait en soufflant de petits ronds de fumée. Il reprit, sans attendre la réponse de Dïri :
‒ Tu ne dois plus te préoccuper de ta petite fiancée, elle ne t’embêtera plus.
‒ Que voulez-vous dire ?
‒ Des choses se passent contre lesquelles tu ne pourras rien Dïri. D’autres que nous agissent tandis que le compte à rebours approche du terme. Tu ne reverras plus jamais Izzirod, et qui sait si elle sera la dernière à disparaître.
Le cœur battant, Dïri ouvrit la bouche, mais Mock le coupa :
‒ Ni toi ni Nimrod n’êtes en danger ; en tout cas pas pour l’instant... Précieuse Nimrod...
Il avait ajouté cette dernière phrase avec un air malicieux qui donna à Dïri la furieuse impression que Mock se moquait de lui. Il eut une pensée pour Izzirod et se rendit compte qu’il ne ressentait pas grand-chose à son sujet. Il était plus inquiet de savoir que des choses se tramaient sans qu’il puisse les comprendre et se promit d’ouvrir l’œil. Il croisa les bras devant son torse.
‒ Que dois-je faire maintenant ?
Mock gloussa :
‒ Tu ne perds pas le nord. J’ai deux nouvelles missions pour toi ; la deuxième sera sans doute la plus délicate, mais j’ai toute confiance en toi. Mais tout d’abord, je voudrais que tu récupères un morceau du precah que Nimrod a perdu.
‒ Hein ?
Ça n’avait rien de difficile. Il y en avait des fragments partout dans la petite mare où Nimrod avait passé son temps ces derniers jours, mais qu’est-ce que Mock avait l’intention d’en faire ? Il avait la prémonition qu’il n’aurait pas encore la réponse à cette question, pas tant qu’il était « testé ».
‒ Et la deuxième mission ?
‒ Tu dois convaincre Nimrod de t’accompagner à nouveau à l’intérieur de l’Arbre. Puis elle devra dérober son pouvoir à Keizarod afin de te faire cadeau de ce que tu désires le plus, au-delà de tes espérances.
‒ Ce que je désire le plus ?
Mock se pencha en avant et ses huit yeux noirs étincelèrent au milieu des vapeurs bleutées.
‒ Le don d’immortalité... Tu seras détaché pour toujours de la contrainte des quatre-vingt-quatre jours.
Dïri sentit son rythme cardiaque remonter, une bouffée de chaleur l’envahir et contraster avec sa peau constellée de chair de poule.
‒ Et comment suis-je censé lui faire accepter de faire cela pour moi ?
‒ Oh, les gens sont capables de faire toutes sortes de choses, même les plus stupides, si cela peut combler la personne qui leur broie le cœur.
Dïri n’avait rien à répondre à cela.
le 50ème jour : Lissarod
Quand la pluie avait débuté, Haé et Lissa avaient bien crû que le début de leur travail allait être mis à mal. À l’aide de petits rondins, ils firent rouler le fond de la coque de leur futur bateau sous une branche qui pourrait la mettre à l’abri de l’ondée, partiellement du moins.
‒ Au moins, on aura plus besoin de descendre dans les souterrains pour avoir de l’eau, dit Haé.
Lissa acquiesça et ils s’installèrent côte à côte sur une belle mousse spongieuse, chacun se protégeant les tentacules sous une imposante feuille en arceau. Ils retracèrent sur le sol les plans qu’ils avaient dessinés pour le vaisseau de voyage, rajoutant des voiles, prévoyant une barre pour les orienter en fonction du vent. Lissa sentit son cœur se gonfler d’une certaine satisfaction et pour la première fois de sa vie, elle réalisa qu’elle n’était pas en colère. On aurait même pu dire qu’elle aurait été heureuse si elle ne se sentait pas si triste de s’être disputée avec Nimrod.
La pluie éclatait au-dessus et en dessous de leur tête comme si, dissimulés dans le feuillage, des esprits des os leur avaient lancé de grosses baudruches. Mais à la place de leurs habituels ricanements, Lissa eut l’impression d’entendre de longs sifflements ; mais ce devait être dans sa tête, car les rampants ne vivaient qu’entre les racines du Grand Arbre.
Prise d’une impulsion soudaine, elle posa sa main sur celle de Haé.
‒ Est-ce que tu as tué Izzirod ?
Haé ne répondit pas. Son regard se perdit dans la contemplation de la pluie et il entrelaça leurs doigts.
‒ Tu l’as fait parce que cela rendait Nimrod triste ; c’est si gentil.
Lissa appuya sa joue contre son épaule.
Le 51ème jour : Nimrod
Un grand oiseau rouge volait en cercle au-dessus d’elle, tandis que le reste du monde était gris.
Nimrod se laissait aller au rythme tranquille de la jument de nuit. Elle était installée en amazone sur son dos aux côtes saillantes et au poil d’un noir piqueté d’étoiles. Ses sabots étaient étrangement silencieux sur la plaine grise et poussiéreuse qu’elles traversaient ensemble. Nimrod n’avait jamais vu un endroit comme celui-là : un monde plat qui semblait infini.
Elle se sentait incroyablement lourde ; c’est à cet instant qu’elle réalisa qu’elle était bien étrangement harnachée : un plastron recouvrait sa poitrine, protégeant son cœur et ses poumons et un heaume réduisait son visage à quatre yeux verts et à un étendard de tentacules flottants. De son poing, elle tenait une longue lance d’argent et d’onyx.
D’une main, elle flatta le cou de sa monture qui cligna paresseusement de ses quatre yeux d’un blanc laiteux. La jument était si maigre que sa tête semblait être un crâne. Elle continua d’avancer comme si rien ne pouvait l’arrêter ni la faire aller plus vite. Nimrod leva la main en visière : il y avait quelque chose au loin et le sol devenait de plus en plus mou. Elle baissa son regard et poussa un cri d’horreur : la terre laissait dépasser des morceaux de corps blanchis de poussières. Des mains, des silhouettes recroquevillées, des hanches ; la jument cheminait en silence sur un champ de cadavres !
Figée d’effroi, Nimrod mit du temps avant de réaliser que la chose qu’elle voyait au loin était un arbre. Bien que celui-ci soit infiniment plus petit que l’Arbre-maison, ses racines s’étalaient autour de lui comme une toile d’araignée et bientôt la jument dut être plus attentive à l’endroit où elle mettait ses sabots pour ne pas se coincer là où les doigts de l’arbre enlaçaient intimement les morts.
Quand elle fût suffisamment près, le grand oiseau rouge alla se percher dans les feuilles. Nimrod fut alors happée par la vision qu’elle eut du tronc : figés dans le bois, les corps végétaux de Dïri et Izzirod étaient étroitement enlacés.
Une fureur telle qu’elle n’en avait jamais connue l’envahit toute entière. Elle poussa un long hululement de cornu et leva le bras. Quand elle la propulsa, la lance traversa les amants de part en part, laissant un trou béant au milieu du tronc.
Avec un croassement sinistre, le grand oiseau rouge s’envola.
Nimrod se réveilla en sursaut et posa ses mains sur son ventre ; son cœur battait à tout rompre et elle transpirait abondamment. C’était la première fois que la jument de nuit lui envoyait des images aussi terrifiantes ! Encore tremblante, elle se redressa dans son nid et observa ce qui se passait dehors : les énormes gouttes avaient cessé, mais une fine averse continuait à tremper les ténèbres et l’orage grondait. Nimrod ressentit le besoin pressant de se laver dans sa mare ; elle sortit de sa niche et rampa en direction du petit creux.
Au moment où elle arrivait, un éclair zébra le ciel, éclairant la scène pendant une demi-seconde, et elle sursauta violemment en voyant une silhouette qui la fixait, accroupie au bord de l’eau. À nouveau, elle posa la main sur son ventre, à l’emplacement du cœur, et reprit son souffle, car elle avait reconnu Dïri. Celui-ci avait l’air moins effrayé ; il pointa son brom du doigt.
‒ Je t’ai vu venir...
‒ Qu’est... qu’est-ce que tu fais là ?
Il hésita. Dans le halo de son brom, Nimrod remarqua qu’il avait avec lui un petit sac composé de deux feuilles cousues. Intriguée, elle tenta voir ce que c’était, mais Dïri glissa le sac derrière son dos. Il finit par répondre :
‒ Je voulais te parler. Mais le temps que je vienne jusqu’ici, la nuit est tombée et tu dormais. Je voulais juste prendre un petit bain nocturne en attendant le lever de Mîme.
Il se glissa dans l’eau et après avoir hésité, elle le rejoignit. Il se tourna vers elle.
‒ Tout va bien ? Je t’ai entendu crier dans ton sommeil.
‒ Ce n’est rien. J’ai reçu la visite de la jument de nuit. Elle vient à chaque fois, depuis que... depuis que je me suis perdue... Mais cette nuit, c’était quelque chose.
‒ Tu veux en parler ?
Nimrod évita son regard et fit un sourire maladroit.
‒ Pas vraiment. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
Il ne répondit pas. Pendant une poignée de secondes, ils écoutèrent le bruit de la pluie sur la petite mare et les cris de joie des crapauds-licornes que ce temps égayait.
‒ Je pense... que ça attendra demain. On est au beau milieu de la nuit et je suis épuisé.
Nimrod se sentait parfaitement réveillée, mais Dïri bailla copieusement et elle n’insista pas. Elle lui montra du doigt les petits nids sculptés un peu plus loin.
‒ Tu peux prendre l’alcôve de Lissarod si tu veux. Elle ne dort plus ici.
‒ Elle a déménagé ?
Nimrod haussa les épaules. Ils remontèrent et se lovèrent dans des alcôves voisines, semblables à leurs gousses de naissance. Ni l’un ni l’autre ne dormit beaucoup cette nuit-là.
Le 52ème jour : Haéri
Haéri remontait tranquillement jusqu’à Villapapel. Il n’avait pas vraiment le temps de lambiner, mais il était curieux de voir où en étaient les autres grunes.
La pluie s’était arrêtée. Autour de lui, des feuilles fardées d’aubergine et de cendre laissaient entendre un carillon de gouttes qui s’écoulaient lentement sous les rayons bienveillants de Mîme. En arrivant aux abords de la ville, il aperçut une silhouette se déplacer en tapinois le long d’une branche basse. Haéri recula derrière des feuilles pour l’observer : c’était Kanaari !
Il était rare qu’on le voie sans son frère. Que pouvait-il donc avoir à cacher pour se dissimuler ainsi ? La réponse ne se fit pas attendre, car une seconde ombre finit par le rejoindre. Haéri reconnut Héerod, la grune qui ne l’aimait visiblement pas trop. Le tepmehri et la bromrod s’enlacèrent étroitement, mais leurs tentacules restèrent tristement inertes.
Un sourire narquois se dessina sur les lèvres de Haéri. Quels benêts ! Rien de bien ne pourrait naître d’un hymen comme celui-là ! Mais ce n’était pas son problème ; après tout, ils étaient en compétition et il n’y aurait que peu, voire pas du tout de gagnants !
Une pensée en entraînant une autre, Izzirod se rappela à lui tandis qu’il reprenait le chemin vers Villapapel. Il était encore surpris de la facilité avec laquelle il l’avait tuée, car après tout, Izzirod avait été son amie. Il ressentit soudain une légère nausée, mais peut-être était-ce à cause de l’odeur douceâtre de bois pourri et de champignons qui émanait du Grand Arbre.
Le meurtre n’avait pas été prémédité. Elle l’avait croisée alors qu’il cueillait des roseaux pour le bateau et elle était venue, dépitée, se faire consoler parce que Dïri la négligeait. Il n’avait pas supporté longtemps qu’elle le dérange dans ses pensées : il avait fait le tour de la question.
Dïri n’avait pas l’air ravi de se retrouver encombré de sa petite fiancée, cependant la situation faisait souffrir Nimrod et Lisarod à travers elle. Et si Dïri cédait, alors lui et Izzirod deviendraient des rivaux redoutables. Pour le bien de tous, il valait mieux qu’Izzirod disparaisse.
Ni une ni deux, il l’avait saisi par la nuque après avoir vérifié qu’ils étaient seuls, puis il lui avait plongé le visage dans la vase brumeuse qui serpentait autour des roseaux. Elle avait poussé un petit couinement de follet et s’était débattue. Mais il était plus grand, beaucoup plus fort qu’elle et il ne lui avait pas fallu tant d’efforts que ça pour l’immobiliser.
Elle avait fini par arrêter de bouger et il avait enlevé sa main quelques minutes plus tard, par précaution. Haéri avait fixé le corps immobile avec une sorte de curiosité glacée. Ce n’était qu’une toute petite chose après tout. On lui avait fait cadeau d’un petit peu de temps et ce temps était terminé.
Il arriva devant la grande bouche qui était l’entrée de la ville. La grotte était plus silencieuse qu’avant : seule une petite vingtaine de grunes continuait à danser et à faire de la musique. Les yeux de Haéri s’attardèrent sur les nids blancs : l’intérieur de plusieurs d’entre eux était empli d’une sorte de pelote de fils. Il fronça les sourcils.
On y était. Les grunes avaient commencé à faire des cocons.