Le dîner se passa en un éclair et je me dépêchai d’aller me préparer pour me coucher, prétextant être très fatiguée. Ce qui n’était d’ailleurs pas tout à fait faux au vu de la journée que je venais de passer et de la nuit mouvementée que j’avais affronté.
Durant notre après-midi en ville, la chambre des jumelles fut rendue en bien meilleur état, et elles purent s’y réinstaller, non sans se plaindre allégrement de l’odeur de peinture qui les entouraient ; ce qui me soulagea grandement. Je ne pensais pas être assez patiente pour supporter une nuit de plus dans la même chambre qu’elles.
Après avoir couché Liam, je croisai Rhen dans le couloir qui tentait de semer Calista. Quand nos regards se croisèrent, je sentis mon cœur bondir dans ma poitrine et me détournai aussitôt pour fondre dans ma chambre.
Avant de fermer la porte toutefois, je lui jetai un dernier regard, juste à temps pour le voir sourire en me surprenant faire. Je souris à mon tour, timidement. Puis Marietta apparut brusquement dans le couloir et fondit comme une flèche sur Calista. J’écarquillai les yeux en la voyant jeter notre sœur sur son épaule comme un sac de pomme de terre avant de la jeter dans sa chambre – sur son lit, j’imaginais ou tout du moins, j’espérais pour elle – et de l’y enfermer. Le silence plana un instant sur le couloir alors que mon aînée se frottait les mains sous nos regards atterrés.
– Tu viens de… fis-je sans pouvoir terminer ma phrase.
De l’autre côté, on pouvait entendre Calista cogner sur sa porte et agiter la poignée sans succès. Attirées par le vacarme, nos autres sœurs sortirent de leurs chambres pour voir ce qu’il se passait. Marietta me montra alors fièrement la clé qu’elle tenait, un sourire mauvais aux lèvres.
– Elora a enfin remis la main dessus et père m’a autorisé à m’en servir.
Puis elle indiqua un trousseau qui pendait en cliquetant à sa ceinture. Six clés y étaient accrochées. Une pour chacune de nos chambres, même la sienne. Je n’en revenais pas.
– Toutes, précisa-t-elle en se tournant vers les jumelles.
Les filles blêmirent et Meryl afficha un large sourire en leur souhaitant une bonne nuit avant de retourner sagement dans sa chambre. Pas de doute, pensai-je en la voyant disparaître, elle leur en veut encore beaucoup.
– Tu ne crois pas que ce soit un tantinet… excessif ?
Marietta me jeta un regard surpris. Je m’attendais presque à ce qu’elle me pousse dans ma chambre à mon tour pour m’y enfermer à double tour tant elle semblait… démente. Avait-elle fini par craquer ?
– Peut-être, avoua-t-elle avec un haussement d’épaule. Mais si c’est le seul moyen pour qu’elles comprennent enfin…
Elle jeta un regard aux jumelles qui reculèrent lentement dans leur chambre, comme menacées d’une arme. Leur porte se referma étonnement doucement. Je haussai un sourcil avant de me tourner vers ma sœur.
– Si tu le dis… dis-je lentement.
Puis je lui souhaitai bonne nuit et elle disparut dans sa chambre. Rendue seule avec Rhen, dont j’avais presque oublié la présence, le silence s’éternisa avant qu’il n’ouvre la bouche.
– Bonne nuit.
– Bonne nuit, lui souris-je en retour.
Et il s’en alla à son tour s’enfermer dans sa chambre. Quoique, pour cette nuit, je ne pensais pas qu’il ait à craindre une visite nocturne. Pour ça, il aurait fallu que Calista joue les équilibristes à escalader le lierre qui mangeait la façade jusqu’au toit. Et ma sœur avait beau être motivée, je doutais qu’elle ne se lance dans ce genre d’aventure. C’était plutôt le genre des jumelles.
Je refermai la porte, un petit sourire aux lèvres. C’était étrange, c’était la première fois que je ressentais un tel trouble. Et… ce n’était pas désagréable. Je me sentais si légère que j’avais l’impression de flotter comme dans un rêve.
Pourtant, en allant me coucher, un doute me vint.
Rhen m’avait charmé dans le parc il n’y avait aucun doute. Il savait y faire et malgré tout ce que Calista tentait pour attirer son attention, il persistait à la fuir. Mais, s’intéressait-il réellement à moi ? Cette pensée me réchauffa le visage et je m’enfouis sous mes couvertures, rouge d’embarras.
En en ressortant, je regardai la lune par la fenêtre, splendide croissant brillant comme un sourire. Je repensai alors au sourire de Rhen juste avant qu’il ne manque de… de quoi en fait ? Allait-il réellement m’embrasser ? Je sentis mon cœur battre plus fort dans ma poitrine. Je secouai furieusement la tête. Je ne devais plus y penser. Je devais dormir. Oui, voilà, dormir.
Pourtant, j’eus beau m’échiner à me détendre, je fus incapable de trouver le sommeil. Excédée à force de me tourner et me retourner dans mon lit pendant des heures, je finis par me tourner vers le monde des rêves. Je devais penser à autre chose. Rhen n’était là que depuis quelques jours et j’avais déjà l’impression qu’il avait colonisé mes pensées.
Je fermai les yeux, sentis les fourmillements si familiers et me relevai fantôme. Mais cette fois, je ne pris pas la peine d’écouter les rêves alentours. Et, alors que je m’apprêtai à partir, je me rendis compte, avec un certain malaise, que la clé d’Asling pendait encore à mon cou. J’avais oublié de l’enlever.
J’hésitai un instant. Devais-je retourner dans mon corps rapidement pour l’enlever ? La garder et partir avec ? Je la serrai dans ma main, incertaine. Pouvais-je prendre ce risque ? Ciaran ne s’était pas manifesté à moi, mais cette ombre que j’avais vu en ville… était-elle réellement le fruit de mon imagination ?
Je finis par hausser des épaules. Autant la garder pour ce soir, demain je trouverai une bonne cachette pour elle. De toute façon, je ne comptais pas m’en servir à nouveau et je ne pensais pas aller aussi loin que la dernière fois. N’importe quel rêve me conviendrait. Alors, quand une porte décorée de lierre fleuri m’apparut, je ne me posai aucune question et fondis dessus. Qu’importe le rêve qui s’offrait à moi, je m’y plongeais tout entière, désireuse de penser à autre chose.
De l’autre côté, je découvris un véritable château de conte de fée. Sa pierre d’un blanc laiteux semblait briller au soleil alors que ses murs étaient recouverts de rosiers aux fleurs pourpres et roses au parfum entêtant. Je m’y aventurai, ravie, et m’émerveillais à marcher dans ses longs couloirs aux hautes arcades de marbre. Des peintures de chérubins décoré à la feuille d’or paraient les plafonds, comme m’accompagnant dans mon errance féerique. Tout était si beau… C’était comme si j’avais plongé dans l’un de ces contes de fée dont raffolait tant Calista. Et, en repensant à la porte que j’avais traversé, à sa poignée en forme de rose, je réalisai brusquement que j’avais dû pénétrer dans le rêve de ma sœur.
Devant une immense fenêtre, je m’arrêtai, observant avec des yeux brillants la vue merveilleuse qui s’offrait à moi, tout en jardins fleuris et arbres magiques qui s’étendaient à perte de vue.
Je remarquai alors quelle tenue m’habillait et un sourire plus grand encore étira mes lèvres.
Le rêve m’avait paré d’une sublime robe de fée en mousseline vert pâle d’une incroyable légèreté et où de petites fleurs des prés décoraient mes longues manches de tulle bouffante. Mes pieds étaient nus et je fus surprise de découvrir une couronne de lavande coiffant mes cheveux bruns qui ondulaient délicieusement. La clé d’Asling ne reposait plus autour de mon cou, mais comme breloque sur une fine chaine d’argent à ma cheville. Je souris. C’était parfait pour la dissimuler.
Je continuai mon exploration, fascinée. Quelques couloirs plus loin, je tombai sur une immense cour à ciel ouvert. Deux colombes s’envolèrent à mon approche, splendides.
Mais, alors que je m’apprêtais à poursuivre ma visite, je me figeai et sautai rapidement derrière une colonne d’albâtre. Là, assise dans l’herbe sous un magnifique flamboyant bleu, se trouvait Calista, parée de sa plus belle robe dont la jupe semblait faite de pétales de rose. Rien d’étonnant, c’était son rêve après tout. Pourtant…
Je sentis mon cœur se briser et les larmes me monter.
Assit juste en face de ma sœur, un sourire béat aux lèvres, se trouvait Rhen.
Rhen.
Le même Rhen qui n’arrêtait pas de la fuir.
Le même Rhen qui m’avait charmé, qui m’avait souri, qui avait failli…
Je serrai les poings, m’adossant à la colonne pour ne pas m’effondrer. Je savais que ce n’était qu’un rêve, je savais que ce Rhen-là n’était pas réel, et pourtant… le voir si proche de Calista, voir ce regard éperdu d’amour pour ma sœur me serrai la gorge, me broyait l’estomac. Brusquement, j’aurais voulu ne jamais être entrée dans ce rêve, ne jamais avoir traversé cette porte.
Je m’accrochai à la colonne, la jalousie montant en moi en même temps que les larmes.
Quand le faux Rhen s’approcha de ma sœur pour l’embrasser, je sentis ma colère déborder. Et quelque chose d’étrange naquit au creux de mon ventre, prenant douloureusement racine dans mon estomac. Je sentis la chose remuer en mon sein avant de remonter dans ma gorge jusqu’à ma bouche. Sur ma langue, je reconnus le goût âcre d’un cauchemar.
Aussitôt, je plaquai mes mains sur mes lèvres, terrifiée. Non… non, non, non… Les larmes débordèrent à mes yeux alors que la chose dans ma bouche s’agitait. La sueur me coula. J’avais tellement envie de souffler, de cracher cette monstruosité qui me griffait la langue, luttant pour que je l’expulse. Mais je ne pouvais pas… non, c’était impossible. Pas ça. Je ne pouvais pas lui faire ça.
Je serrai les dents, réalisant soudain ce que je m’apprêtais à faire. Et pour un simple rêve ! Une illusion !
En relevant les yeux sur ma sœur, en la voyant embrasser le faux Rhen, tout devint soudain limpide. Je voyais tout ce qui n’allait pas, tout ce qui ne correspondait pas. Ce Rhen-là c’était Calista qui l’avait créé, idéalisé. Il n’était pas vrai, en aucun cas.
Je reculai et me mis à courir dans la direction opposée, m’éloignant des gloussements de ma sœur. Je me précipitai vers la porte dont le battant s’ouvrit tout de suite à mon approche. Mais, à l’instant où je traversai, au moment même où je posai le pied sur le parquet de ma chambre, un frisson glacé me parcourut.
– Je t’ai trouvé…
Et la porte claqua derrière moi, me faisant sursauter.
En me retournant, je découvris avec horreur la silhouette de Ciaran, ses yeux violet perçant les ténèbres. Une sueur froide ma coula dans le dos et j’avalai le monstre dans ma bouche de travers. L’ombre s’évanouit dans un rire sinistre dont l’écho sembla se répercuter à l’infini dans mon esprit.
Je me précipitai dehors, traversant la fenêtre pour atterrir dans les jardins et m’écroulai dans l’herbe, crachant, toussant une épaisse fumée noire qui me brûla la gorge et les yeux. La sensation était encore pire que les cauchemars que j’avais déjà ingéré.
Au bout de ce qui me sembla une éternité, je repris mon souffle. D’épaisses larmes noires coulèrent de mes yeux, gluantes et salées. Je crachai, tremblante.
Le soleil était sur le point de se lever, colorant le ciel d’aurore. Je le regardai, les yeux brouillés, et pleurai, pleurai si fort que je sentis des crampes naître dans tout mon corps alors même que ça n’était pas possible.
Ciaran était apparu.
Ciaran m’avait retrouvé.
Et j’avais créé un cauchemar pour détruire le rêve de ma sœur.
J'ai particulièrement apprécié la fin du chapitre. Je trouve qu'il apporte un piment et une surprise bienvenus. C'est à se demander si Adaline est bien fille de pleine lune, et non de nouvelle lune... En tout cas ce pouvoir de créer des cauchemars m'apparaît très, très intéressant.
J'arrive vraiment pas à m'y faire à ce que les rêves que chacun.e fait dans ce monde soit aussi... "collé" à ce que les gens souhaitent. Pour moi ça tient de l'irréalisme : ces rêves ressemblent plus à des rêves qu'on ferait évéillé quand on s'ennuie, que de vrais rêves qui sont pour la plupart bien plus confus et bazardeux que ceux décrits ici. J'imagine que c'est un parti pris, mais après 12 chapitres, j'admets que je ne parviens toujours pas à y adhérer. Pour moi, ces rêves participent trop à réduire les personnages à une dimension unique et je trouve ça trop triste. Désolé !
Plein de bisous !
Sinon, excellent chapitre. Super idée de tomber dans le rêve de Callista et voir faux-Rhen agir ainsi. Après toute la journée qu'Adaline a passé, je trouve que ce rêve est un pay-off très judicieux. J'ai vraiment ressenti toute sa jalousie et sa haine pour Callista (même si ce n'est qu'un rêve), suivi tout de suite de sa panique alors qu'elle s'apprête à lâcher un Cauchemar. On découvre une idée géniale sur son pouvoir ici, et j'ai hâte de voir comment ça peut se retourner contre elle.
Ciaran a toujours une présence de dingue, même si il est au fond vraiment peu présent ici. Sa dynamique avec Adaline est aussi agréable que celle entre un chat et une souris, c'est glaçant. Bonus sur le décor : encore une fois en passant d'un extrême à un autre, d'un château de conte de fée à l'horreur du Dieu des Cauchemars, tu appuies le choc et la gravité de la présence de Ciaran, c'est bien vu.
Quelques défauts tout de même, sur la fin. Quand Adaline s'enfuit et retrouve sa chambre, j'étais un peu perdu. La faute à une description quasi-absente de l'espace à ce moment là. Je ne sais pas trop où elle est, qu'est-ce qu'elle voit, à quel point Ciaran est proche d'elle, combien la situation est dangereuse. Où est-elle exactement ? Elle passe du "parquet" de sa chambre à "vomir sur l'herbe dehors" très vite.
De plus, décrire Ciaran juste par une "silhouette" est un peu léger. Est-ce une silhouette humaine ? Une ombre ? Distingue-t-on quelques détails ? Voit-on son visage ? J'adore le mystère et l'ambigu, mais là c'était un peu too much. Quelques détails seraient préférables (genre elle remarque un peu son visage, ou peut-être que Ciaran lui fait coucou en souriant, who knows).
Aussi, je n'ai pas compris la dernière phrase : est-ce qu'Adaline a vraiment relâché un Cauchemar ou a-t-elle réussi à le contenir ? J'avais l'impression qu'elle parvient justement à garder la créature dans la bouche, mais la dernière phrase m'indique le contraire, alors je suis à nouveau un peu perdu.
Voili voilou
Pour tout ce qui est détails de décors, je prend note. Je vais d'ailleurs sûrement bientôt relire l'histoire, mais j'aimerais en poster plus avant.
Pour ce qui est de la phrase de fin, ça peut paraître un peu flou en effet, pardon. En fait c'était surtout l'intention que je voulais souligner et ce qui en a résulté. C'était la toute première fois qu'elle créait un cauchemar, et dans ce cas précis pour détruire le rêve de sa sœur, une image qu'elle ne parvenait pas à supporter. Elle ne l'a pas gâcher, elle a bien retenu le cauchemar jusqu'à retourner à la réalité, mais l'intention même qu'elle a ressenti à ce moment-là l'a pas mal secoué.
Voilà, j'espère avoir pu t'éclairer.
A bientôt !
Je pense tout de même une légère précision sur la phrase finale, qui pour moi veut vraiment dire qu'elle a laisse échappé un cauchemar. Genre "Et j'ai failli créer un cauchemar pour détruire le rêve de ma soeur" est un peu mieux (mais pas très joli...)
Est-ce que je chipote ? Possible.