Un léger coup sur le côté de mon tibia me réveille.
J’ouvre les yeux et les plisse immédiatement pour me protéger de l’éclat aveuglant des nuages qui tourbillonnent à mon zénith. Sur un fond de ciel d’un bleu si profond qu’il semble par contraste presque noir, ils défilent à toute allure au-dessus de moi, portés et déchirés par la rencontre de puissants vents d’altitude. Comme les mèches vagabondes d’une enfant sauvage tournoyant sur elle-même, des bras de vapeur blanche se décrochent de leurs flancs et s’effilochent en volutes tourmentées dans le même mouvement.
Tout plein encore d’un songe étrange où il était question de creuser le sol à la main jusqu’à atteindre le centre de la Terre, je me laisse émerger sans hâte et m’abîme dans la contemplation de ce ballet naturel dont je ressens avec une grande acuité, une fois de plus, ainsi que devant les molles trajectoires des requins pèlerins dans la Seine, le caractère inéluctable.
De là, je trébuche sur cette interrogation de savoir si nous autres, les hommes, sommes réellement extérieurs à ce destin universel où se mêlent les lois de la physique et celles de la vie animale. La perception sensorielle de notre libre arbitre individuel n’est-elle pas un écran de fumée dissimulant à notre propre entendement une espèce dont le comportement serait en réalité aussi prévisible, aux yeux d’une intelligence suffisamment ample, que celui d’une colonie de fourmis ? Le sujet est important en ceci que si nous ne sommes que des créatures ordinaires, animées d’une vitalité et d’une intelligence conformes aux plans de ce destin universel, alors l’humanité se trouve désengagée de toutes sortes de responsabilités. Nos actions, quelles qu’elles soient, bonnes, mauvaises, vaines ou pleines de sens, intègrent naturellement la marche grandiose d’une machine – si on en connait peut-être certaines briques : particules élémentaires, atomes, molécules, cellules, organismes, écosystèmes, planètes, galaxies, univers … dont on ignore absolument l’intention et sur laquelle nous n’avons pas la moindre influence.
En me voyant ainsi prêter sans la moindre hésitation une volonté au monde qui nous entoure, j’interromps ma réflexion un instant pour me remémorer l’étonnement de Luciole face à mon hypothèse que l’Arbre put avoir une conscience qui lui soit propre et je secoue la tête de dépit. D’où vient donc cette foi qu’ont les hommes d’être seuls capables de penser ? Notre complexité est si peu de choses face aux insondables et titanesques mystères qui partout nous entourent. Pourquoi l’idée qu’il puisse exister au-dessus de nous tout un entrecroisement d’inaccessibles desseins, dont la plupart d’ailleurs ne nous concerneraient pas, semble si farfelue à la majorité ?
Dans le bleu du ciel qui me surplombe, je devine à ses légers chatoiements électriques le passage de la Spore d’un compagnon voyageant vers le nord. Instinctivement, je lui envoie une pensée amicale que je convie, sans passer par l’intermédiaire de l’Arbre, quelque insoupçonnable lien, dans l’air, dans les ondes invisibles, à lui transmettre. Un moment plus tard, je m’invente, via un sens inconnu de lui comme de moi, la réception de ses remerciements.
Je le laisse disparaître de mon champ de vision, un sourire aux lèvres, avant de replonger dans mes méditations.
Mais peut-être sommes-nous effectivement exceptionnels. Peut-être que, pareils à un virus particulièrement retors échappant à toute tentative humaine de l’éradiquer, nous sommes doués d’une adaptabilité telle que nous échappons aux règles qui régissent le plan d’existence supérieur au nôtre et devraient, dans une certaine mesure, contrôler la portée de nos actions. Peut-être, en définitive, possédons-nous quelque pouvoir. Auquel cas, tout est à reconsidérer.
Si jamais nous nous révélions être, à l’échelle cosmique, autre chose que quantité négligeable, chacun de nos gestes serait empreint de puissance et chacune de nos pensées le germe d’une révolution. Il faudrait alors se jurer tous de n’œuvrer jamais que pour le bien de l’univers et il s’agirait de s’escrimer à le comprendre suffisamment pour savoir quelles améliorations, quels pansements, nous pourrions apporter et comment les mettre en place. Ce serait bien sûr une tâche d’une dimension incommensurable, dont on ne pourrait commencer à rêver raisonnablement que dans des centaines, voire des milliers, de générations mais ne serait-ce pas de notre devoir … n’est-ce pas de notre devoir d’amorcer d’ores et déjà cette marche vers l’avant ?
Cependant, pour prendre la décision ferme d’endosser une telle responsabilité, il faudrait en premier lieu être certains d’avoir un statut particulier, d’être bien, en quelque sorte, des élus. Et je crois que la marque de cette élection, la preuve que nous portons en nous une liberté différente de celle des autres animaux, réside dans notre potentielle capacité à changer notre nature. Pendant des millénaires, les hommes se sont jalousés, insultés, piétinés et massacrés à tour de bras, tout en pompant sans vergogne toutes les ressources qui passaient à leur portée. Cela a duré si longtemps, dans tant de configurations distinctes, qu’il me semble impossible de seulement faire l’hypothèse que cette violence puisse ne pas faire partie intégrante de notre humanité. La haine, l’envie, la colère, la concupiscence sont des créations humaines, des oriflammes longtemps portés hauts dans le ciel par les bras de nos ancêtres, les blasons aux couleurs de notre Histoire, dont nous avons aujourd’hui l’occasion de nous défaire.
Et comment, ou pourquoi, cette occasion s’est-elle présentée ?
Nul ne le sait.
C’est ce gouffre béant, qui sépare l’équivoque Homo Sapiens Sapiens du bienveillant Homo Sapiens Sumbiosis qu’il nous faut explorer, Luciole et moi. Sans cette fondation indispensable qu’est la compréhension de nos origines, comment pourrait-on aspirer un jour à une plus haute fonction que celle de parasites planétaires ? Même sans aller s’encombrer d’une hypothétique mission divine qu’il reviendrait à l’homme de remplir, pouvons-nous nous permettre d’être sûrs que la situation actuelle, si bonne, perdurera indéfiniment sans avoir une conscience claire de ce en quoi nous divergeons, eux et nous ? Est-ce la Graine qui dompte nos sombres pulsions ? Est-ce notre éducation ? Est-ce génétique ? Ou sommes-nous en réalité exactement semblables et uniquement capables de paix prolongée parce que la conjoncture nous reste favorable ? En cas de déséquilibre, pourra-t-on compter sur nos propres forces pour rétablir l’harmonie ou sombrerons-nous irrémédiablement dans le chaos primordial dont nous sommes les descendants ?
Iori, si l’on en croit ses mots, a choisi de nous croire assez résistants pour faire face au désordre. Mais ses actes montrent qu’il n’en est pas absolument certain. Comment pourrait-il l’être, du reste ?
— Tche, Artyom Brisláan, tu vas donc pas finir par t’lever ?! De c’que m’avait dit la p’tite, j’t’imaginais pas si bohème … T’sais-t-y pas bien qu’y’a des loups dans la région ?
Pardi ! J’avais tout à fait oublié que j’avais été réveillé par un coup.
Serein malgré moi, je me redresse mollement sur un bras et découvre enfin mon environnement. Je suis allongé dans les confortables débris du dernier atterrissage de Foam sur le flanc d’une colline herbeuse dont la pente est très douce. Devant moi s’étalent par paliers ses innombrables jumelles que percent çà et là des îlots de petits conifères en forme de toupies renversées ainsi que de gros rochers gris recouverts de mousse en oxyde de cuivre. Le paysage, en réponse au ciel agité dans lequel je me suis perdu, est quadrillé de loin en loin en zones d’ombres et de lumières. L’air est si pur – je l’ai humé – et si limpide que je vois à une distance fabuleuse. Au loin, l’horizon se divise en deux parties à peu près égales. À ma gauche, le plateau vallonné monte vers d’abruptes montagnes dont je distingue les sommets enneigés, à ma droite, il retombe sur une plaine verdoyante que j’imagine défiler sans obstacle jusqu’à la Méditerranée.
À côté de moi, appuyé sur un de ces énormes blocs de pierre, un vieillard bourru mâchonne un brin de verdure. Son visage rougeaud, à moitié dissimulé derrière une courte barbe blanche, est plié en une expression bonhomme dont, à en juger par la profondeur des rides qui l’accompagne, il ne doit pas se départir très souvent. Il porte un chapeau de paille et une salopette dont s’échappe une poignée de poils tordus d’une longueur invraisemblable et deux bras courtauds qui, tout juste, parviennent à se rejoindre par-dessus son ventre rond. À ses pieds, chaussés de lourdes bottes boueuses, une petite fille en robe blanche repose paisiblement, les yeux fermés, sur un tapis de mousse.
Je les salue.
Le vieux répond d’un hochement de tête. L’enfant ne réagit pas. Elle doit dormir. Je baisse ma voix d’un ton.
— Je suis désolé, je ne sais pas pourquoi, j’ai été aspiré dès que je me suis éveillé par des pensées beaucoup trop sérieuses … Merci d’avoir veillé sur moi.
L’autre balaie mes remerciements d’un geste.
— Y’a pas d’quoi, fiston, la p’tite voulait s’arrêter de toute façon. Et pour tout dire, mo-même, j’étais pas contre une pause, j’commençais à avoir les g’noux en vrac. C’est qu’elle gambade ben maint’nant, la coquine, je m’fatigue avant elle.
J’acquiesce en souriant.
— Dites, vous sauriez me dire où nous sommes ?
— Sûr, j’suis p’t’être pas l’plus finaud mais j’sais quand même où j’habite. Ici, c’est les Balkans, mon gars. L’sud. Si c’est une Cité qu’tu cherches, la Dragonne est pas bien loin par là-bas.
Il agite un bras devant lui et j’essaye en vain de distinguer les contours de son fameux Dôme aux allures de château médiéval. Varna la Dragonne ! J’ai atterri au milieu de l’ancienne Bulgarie, exactement à mi-chemin d’Uruk-la-première. C’est parfait.
Soudain plein d’énergie, je me lève et fais un tour sur moi-même pour voir si Foam a eu le temps de se régénérer. Loin s’en faut. Elle fait à peine cinquante centimètres de diamètre.
— Les Hauts Plateaux, c’est pas c’qu’y a de plus fertile, fiston. Mais t’en fais pas, elle s’ra prête avant to d’main matin. T’auras qu’à pioncer chez nous autres, ça f’ra plaisir à la p’tite d’avoir du monde. Pis faudra pas y dire que j’t’ai vendu la mèche, mais elle a les joues qui chauffent quand elle cause d’tes aventures. J’crois qu’tu lui plais ben.
Je rougis un peu, encore mal habitué à l’idée d’avoir des fans.
— Elle m’a vu hier, c’est ça ?
— Sûr, elle passe plus de temps là-haut, dans les branches, qu’ici-bas, dans les collines, elle allait pas rater l’apparition d’une star montante comme to. D’ailleurs, en parlant d’vedettes, elle en croyait pas ses oreilles quand j’lui ai dit, alors qu’on v’nait d’te trouver en chair et en os, qu’l’autre était connectée. L’beau brin d’fille, là, la grande tige sauvage, comment qu’elle s’appelle déjà ?
— Shandia ?
— Celle-là.
Je retombe sur mes fesses.
— Shandia est connectée ?
— Depuis dix bonnes minutes, même.
Je lève un regard implorant vers le vieil homme.
— Vous voulez bien veiller sur moi encore un moment ?
— Sûr, fiston. Faut qu’j’garde l’œil ouvert pour la p’tite d’toute façon. Un d’plus un d’moins … Quand ce sera fini, on ira manger un bout et vous m’direz.
— Merci, euh … ?
—Mo, c’est Rodolf. La p’tite s’appelle Fiona.
Je le remercie encore, m’allonge et supplie ma Graine de me connecter à Shandia le plus rapidement possible.
*
En attendant depuis le néant sensoriel que la connexion s’établisse, je me prépare une fois de plus à une nouvelle expérience. Shandia partage ses aventures comme nul autre sur Terre. Son Éveil précoce, le plus rapide répertorié à ce jour, à 6 ans, lui a permis de développer une maîtrise incomparable de sa Graine.
Tous mes amis, à l’exception évidente de Huni, pour qui le mot « consensus » est une grossièreté, s’accordent pour dire qu’ils se font eux-mêmes l’impression d’être des enfants balbutiant péniblement leurs premiers mots chaque fois qu’ils ont l’occasion de comparer leur fluidité symbiotique à celle de Shandia. Par un tour que beaucoup considère comme magique mais dont je crois commencer à entrevoir les ficelles au vu de mes récents échanges avec Luciole, elle est capable de dissimuler à ses spectateurs tel sens, son ouïe par exemple, pour mettre l’accent sur tel autre. Elle contrôle chaque détail de ses transmissions, en permanence, ne confiant jamais que ce qu’elle désire partager, si bien que personne ne peut savoir, lorsqu’elle est d’humeur farouche, à quel rythme son cœur bat.
C’est ce qui fait d’elle le plus mystérieux de tous les Voyageurs.
*
Au moment où je perce de mon front la surface qui sépare l’océan de vide de la conscience de Shandia, je perçois comme un léger soupir. Mais, avant que je puisse seulement commencer à conjecturer sur l’énigmatique origine de ce soulagement fugace, je suis emporté par la sensationnelle tornade de l’Immersion.
*
Je suis entravée. Tenue en chaines par une horde sauvage de sadiques. À chaque instant, mon corps est en même temps poussé, emmené, forcé et tiré dans trois directions différentes avec une violence inouïe. Et, de ces mille contraintes, je fais une danse.
Je ne vois rien. Mes yeux sont fermés et, sur mes paupières closes, je sens la rugosité d’un tissu épais qui semble recouvrir ma face entière. Il enserre mon nez, ma bouche, mon cou également et plus bas encore, chacun de mes membres.
Derrière cette prison, ou cette armure, en étoffes, dehors, juste là, à quelques centimètres de ma peau, le vent se déchaine. Je l’entends hurler et hisser tandis qu’il me frôle, emportant avec lui les parties de moi que je lance volontairement à sa poursuite pour faire de ces gestes de survie un subtil ballet.
Derrière la façade de ce déséquilibre permanent et imposé, Shandia ondule souplement entre les folles rafales, compensant sa liberté de mouvement limitée par une intuition surhumaine. Comme pour délimiter l’espace scénique de l’aventurière, partout autour d’elle, les extrémités de ses voiles fouettent et claquent furieusement l’air, dans une telle série de détonations qu’on pourrait la croire prise dans une fusillade.
Lorsque l’odeur et le goût râpeux de la poussière chaude parviennent à ma conscience momentanément surchargée d’informations pour venir brûler les parois de mes narines et de ma gorge, la situation de Shandia m’apparait enfin.
Nous sommes pris dans une tempête de sable !
Avec laquelle cette Voyageuse de légende valse joyeusement.
Valsait, à vrai dire.
Elle a changé d’attitude. Elle vient de repérer la configuration qu’elle espérait.
Je comprends, sans que cela diminue d’un iota l’exploit de notre hôte, qu’elle doit avoir placé des capteurs, Libellules ou équivalents, sur un large périmètre autour d’elle afin de prévoir les fluctuations et les jeux des puissants courants d’air qui s’abattront sur elle quelques instants plus tard. Telle une navigatrice surdouée, elle lit les vents qui l’entourent. Elle les évite, les caresse, les épouse avec une précision redoutable et une ineffable grâce.
Ces quelques secondes avec Shandia ont suffi à me mettre en transe. À moins qu’elle ne soit elle-même dans un état semi-méditatif. De notre poitrine s’élève un chant très bas, à peine plus qu’un souffle, dont les harmoniques semblent suivre les modulations du vent et des vagues de sable qu’il charrie. C’est un son chaud et plein qui, par contraste avec l’âpreté de la situation, rassure. Ma cage thoracique vibre et gronde avec le monde en furie, comme pour affirmer mon existence au creux du maelström. Presque pour le défier. Regarde, tornade ! Contemple, tourbillon ! Je suis là. Bouillonnant de vie ! À l’abri à l’intérieur de la tendre enveloppe contre laquelle tu mènes cet assaut disproportionné, je ris. Intacte.
Alors Shandia brise les chaines imaginaires qui semblaient la retenir, et l’aventurière se jette en avant, bras écartés, à la rencontre d’une bourrasque incandescente qui, se prenant dans ses voiles désormais tendus, la propulse dans les airs.
Elle vole.
Nous volons …
Je vole !
Une hilarité fantôme irradie soudain de tout mon être. Tandis que Shandia, les yeux toujours fermés, glisse, entre les remous, d’un courant ascendant à l’autre, j’exulte comme un gamin. Shandia nous fait surfer sur un ouragan de feu ! C’est tellement génial. Et tout en gloussant de bonheur, j’essaye de comprendre comment elle peut y parvenir. Elle a dû trafiquer les configurations de sa combinaison d’entrave pour en faire une tenue de vol. Pour ne pas être chiffonnée et balayée en un clin d’œil par les vents rageurs, elle fait varier en permanence la longueur et la rigidité des différentes membranes qui relient ses extrémités. Et, malgré les risques fous de son entreprise, elle est en train de produire un superbe sans faute.
Shandia ne nous autorise même pas à apercevoir toute la difficulté de la tâche. Elle garde ses calculs secrets et sa compétence est telle que, détaché du danger couru et des efforts de prévision requis, le vol lui-même est une pure jouissance.
C’est que le corps de l’aventurière semble avoir été conçu pour voguer dans les cieux. De ses origines, aussi entremêlées que celles de n’importe qui, rejaillissent particulièrement sur son apparence physique les ascendances kenyanes et indiennes. Ses membres, longs et fins, sont d’une puissance, d’une agilité et d’une souplesse exceptionnelles, dignes de la plus grande des athlètes.
À travers elle, je plane voluptueusement au cœur de la tempête. De gigantesques masses d’air filent de toutes parts en me frôlant, manquant de m’écarteler chaque fois d’un cheveu. Je zigzague avec malice d’une trainée à l’autre de ces furieuses comètes, tantôt plongeant follement vers les dunes, tantôt m’élevant en fluides oscillations vers le firmament, tantôt filant le long de transversales si tranchées qu’il me semble tracer des cercles dans le ciel. Suivre ces trajectoires demande une grande tonicité musculaire tant chaque variation de posture modifie ma portance. L’écartement de mes doigts, la cambrure de mes reins, l’inclinaison de ma nuque, l’allongement de mes cuisses, jusqu’au degré d’emplissage de mes poumons, chaque détail compte, chaque mouvement entraine une réaction ; le moindre instant d’inattention, la moindre erreur peut me couter la vie … Et j’adore ça !
Le plaisir qu’éprouve Shandia est ravageur. Au feu qui incendie son ventre répond la foudre courant sur sa peau. Elle, moi et tant d’autres haletons ensemble, pris par la jouissance suprême de ce corps donné à l’instant présent, simultanément sacrifié et sacrilège, comme une offrande que les dieux n’arriveraient pas à saisir.
Nichée au creux des turbulences, je jouis de ma vulnérabilité de roseau.
Après quelques minutes – trop courtes, comme il sied aux extases – de ce vol instinctif, j’entreprends de prendre de l’altitude. Sans hésitation, je monte paliers par paliers, n’acceptant l’horizontal que pour de courts passages de relais. Je m’y prends si bien que la tempête entière semble s’être muée en une immense colonne de feu, un serpent colossal parti à la conquête du soleil et dont je chevaucherais hardiment le chef écailleux.
Bientôt pourtant, alors que l’image d’Icare me traverse l’esprit, les vents s’essoufflent et décident enfin de rendre, par occasion, sa juste place au vide. L’épais et moelleux nuage qui supportait mon poids et remplaçait efficacement le sol depuis que je l’avais quitté se crible au petit bonheur de galeries et de trous mouvants dans lesquels mes bras, mes hanches ou mes genoux s’engouffrent par surprise. À chaque instant, je crois tomber. Ce n’est que grâce à de brusques mouvements réflexes que je parviens à me maintenir dans les airs, récupérant toujours in extremis le courant porteur qui m’avait échappé.
La peur contracte mes entrailles mais, aux côtés de cette terreur primale de la chute, je ressens une immense satisfaction : j’ai réussi !
Je suis parvenue à destination.
Dans un éclat de triomphe, Shandia ouvre les yeux et nous dévoile un panorama irréel. Sous un ciel bleu pâle, que viennent jaunir quelques langues de sable en suspension, s’étale à perte de vue un désert accidenté. D’immenses pans de roche, qu’on croit figurer des vaisseaux de guerre, des cathédrales insensées, des bêtes fantastiques, des membres de titans, déchirent par endroits le plateau houleux de dunes ocres. La pierre, allant du rouge au blanc, est striée, partout, en longues bandes parallèles, comme si toutes ces sculptures naturelles monumentales avaient été construites par tranches successives. Dessous et devant moi, ces formations minérales se sont regroupées de part et d’autre d’un large couloir en un haut canyon au fond duquel la tempête s’est tumultueusement engouffrée. De mon point de vue surélevé, je peux presque la voir dans son ensemble. Les irrésistibles remous qui semblaient tout à l’heure capables de m’arracher un membre à la moindre inadvertance, m’évoquent maintenant d’inoffensives volutes de poussière dont le dessin en gracieuses arabesques aurait été induit par le vigoureux coup de balai de quelque divinité mineure du logis.
Diable de phénomène que la perspective …
Si, comme là de la tempête, je pouvais m’extirper de notre Histoire pour aller la contempler depuis une bonne distance, nul doute que ma mission serait rapidement résolue ! Quoique. À bien y réfléchir, je me trompe de comparaison. L’Histoire, nous en connaissons une grande partie. Ainsi que de ce désert dont je distingue les formes sur des dizaines de kilomètres. Ce bouillonnement de sable, à mes pieds, c’est la Décennie Chaotique, l’objet de mes recherches, et à le surplomber de la sorte, je ne peux en deviner que les opaques contours. En réalité, il faudrait que j’y plonge à nouveau puis que j’y déploie suffisamment d’énergie pour faire taire ses forces intérieures et dissiper le brouillard énigmatique dont elle se nimbe.
Mais cependant que je projette avec ferveur mes intentions dans le vent, Shandia me rappelle que je ne suis pas aux commandes de ce véhicule-ci en amorçant une douce descente qui nous éloigne du maelström.
Nous planons vers une arche improbable dont le toit énorme repose sur quatre piliers que des millénaires d’érosion ont faits tordus et rachitiques. Ce sont les pattes débiles d’un Léviathan à l’agonie. Son « corps » culmine à cent cinquante mètres d’altitude. Orienté approximativement du nord vers le sud, il est achevé par un pan de roche oblongue, une tête, dont le lourd museau rond pend piteusement dans le vide. Avec son cul haut, son torse long, ses jambes interminables et son air abattu, on jurerait voir un vieil orignal fatigué, que le plus borné des chasseurs aurait forcé hors de ses forêts boréales jusqu’aux alentours du Tropique du Cancer. Ses flancs, d’ailleurs, sont constellés de blessures, estafilades, contusions et béances plus inquiétantes encore dont s’est épanché un sang noirâtre. Ces sombres trainées strient ici et là les côtes saillantes de l’animal. Son dos aussi est meurtri. Une vaste vasque en creuse cruellement les reins ; il y clapote un fond d’eau pure.
Se pourrait-il que quelqu’un vive ici ? Un noyé céleste, un naufragé arboricole, que le cervidé aurait avalé par mégarde en broutant un bosquet d’érables et qui aurait vécu tout ce temps – mais combien – en autarcie ?
Juste à temps pour clore cette pensée, un cri perçant résonne dans le ciel.
D’un coup d’œil, Shandia fait taire mes hypothèses les plus farfelues : un rapace de belle envergure est apparu dans notre espace aérien, un aigle criard, si j’en crois ma Graine. Il plane sur une trajectoire parallèle à la nôtre, à une distance prudente, et nous jauge de son regard sérieux. Par un biais anthropomorphe, je lui imagine, derrière ce masque impénétrable, des réflexions de prédateur : « Suis-je plus fort que ce géant pataud qui empiète sur mon territoire ? Il n’a ni griffe ni bec, et sa maîtrise des airs est lamentable, que pourrait-il bien faire contre moi ? Est-il seulement mangeable ? Il semble comme tout entouré d’écorce … Enfin, à l’intérieur, toutes les chairs sont également tendres. Attaquons. »
Mais il n’attaque pas, il observe.
Et qu’observe-t-il ? Shandia.
Mais encore ? La température de son sang ? La robustesse de sa carapace ? Nous ? Nous perçoit-il autour d’elle, comme un essaim d’abeilles gravitant autour d’une ruche ? Comment le saurais-je ?
Grâce à sa vue ultra performante, il capte des informations qui défie mon entendement et les transmet à un cerveau dont la routine m’est étrangère. Oui … Assurément, cette créature qui vole à mes côtés et que les miens ont catégorisée sous l’appellation de « oiseau de proie » est en réalité une boite noire impénétrable, une énigme d’une effroyable complexité, animée d’une volonté dont je ne devine rien. Ce mystère insoluble est destiné à le rester. L’aigle est visiblement trop farouche pour espérer une tentative de connexion via l’Arbre. Ses intentions, ses pensées, nous resteront inconnues. Et ça fait peur.
Shandia d’ailleurs n’essaye pas de nous cacher son trouble. L’examen prolongé auquel se livre cette puissante bête l’angoisse. Son rythme cardiaque s’est accéléré d’un coup, sa respiration raccourcie et ses gestes crispés. Elle guette le moindre de ses mouvements, se tenant prête à réagir au premier signe d’agressivité. Mais l’oiseau reste parfaitement immobile, dans une posture noble et menaçante.
Je réalise qu’il fut un jour, sans doute, quand les humains se percevaient ainsi les uns les autres, comme un inconfort, voire un danger mutuel. Les hommes entre eux, puis les équipes, les armées et enfin les nations. L’Autre était constamment facteur d’inquiétudes car capable de blesser. Personne, alors, n’avait encore réussi à dire de façon convaincante : « N’ayez pas peur ! Nous ne vous voulons pas de mal ! » En réalité, peut-être que, englué dans la sensation artificielle et néanmoins omniprésente d’insécurité, personne n’avait même réussi à le penser sincèrement. Tandis qu’il m’aura fallu, à moi, vingt ans et un aigle pour ressentir autre chose.
Devant cet écart faramineux dans les expériences de ce que peut être une vie humaine, un petit vertige me prend. À quel point puis-je réellement prétendre à la compréhension des sentiments et des décisions de mes ancêtres ? L’extrême difficulté que j’ai à saisir le pourquoi de leur violence, tant elle m’est étrangère, se pourrait-il qu’ils l’aient pu éprouver à l’égard de notre mode de vie actuel, fait d’entente, de partage et de paix ? Se pourrait-il que le projet, pourtant évident à mes yeux, de mettre en place et de conserver à toutes forces une harmonie mondiale, ait été si peu défendu dans l’Histoire pour la simple raison qu’une telle situation semblait inconcevable aux femmes et aux hommes d’alors ?
Plutôt que des créatures d’intelligence, ne sommes-nous pas des créatures d’habitude ? C’est de la rencontre avec l’inconnu que naissent nos réflexions et notre créativité. Ils sont bien peu nombreux, parmi nous, ceux qui peuvent avec efficacité et vraisemblance imaginer d’un bloc un monde qui n’a rien à voir avec le nôtre. Peut-on exiger le désir primordial de paix d’un être qui n’a jamais connu que la guerre ?
Soudain, je me souviens de cette scène d’un vieux film qu’on nous avait fait voir au Dôme de Tremble-la-blanche, quand j’étais enfant, où l’on voyait un homme belliqueux tomber en arrêt dans la forêt sur la beauté d’une biche en liberté. Le réalisateur avait clairement voulu montrer une rencontre avec l’étrangeté, avec la différence, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me rends compte qu’il avait été obligé, ou qu’il lui avait semblé plus naturel, d’aller chercher en-dehors de l’espèce humaine pour incarner l’innocence. Tout comme il nous faut désormais tomber par surprise nez à nez avec un aigle pour goûter à la méfiance.
Quelle étonnante inversion des polarités !
Pourtant, à l’idée que cet aigle aurait pu apparaître à mes aïeuls comme une bouffée d’air frais, comme le porteur d’une forme d’apaisement pour leurs âmes meurtries, je le trouve d’un coup beaucoup moins inquiétant.
Heureux de cette conclusion, je tourne à nouveau mon attention vers Shandia qui, par un chemin qui lui est propre, semble aussi s’être accommodée de la présence de son compagnon. Mieux, elle en profite. En observant et en copiant les variations infimes mais constantes qu’il apporte à l’inclinaison de ses ailes, de son corps, de son cou, à l’écartement de ses plumes, l’aventurière progresse à toute allure dans l’art du vol et de la lecture du vent. Plus fou encore à mes yeux, cependant que, bien à l’abri dans mon propre corps, je me débattais pour seulement voir l’oiseau comme autre chose qu’un ennemi, Shandia, avec sa vie en jeu, réussissait à tisser un lien avec lui. Elle mettait en place un échange, sous le biais d’une relation compréhensible dans leurs mondes respectifs, celle de la transmission d’un maître à un élève, ou d’un parent à son enfant.
Chapeau, madame !
Il me reste encore bien des progrès à faire …
Mais fi de ces pensées parasites ! Qu’ai-je donc ce matin à ne pas pouvoir m’empêcher d’ergoter à tout va ? Laisse-toi emporter, Artyom.
*
Débarrassée de cette infamante sensation de danger, Shandia a retrouvé le plaisir de planer, décuplé de surcroit par l’excitation d’être accompagnée par le seigneur des environs.
Quel animal splendide !
Il porte sur lui cette qualité ineffable que possèdent dans les légendes les êtres divins : cette présence, cette évidence ; il donne l’impression d’être complet, adéquat, juste, à sa place. En cet instant, le ciel et lui et nous – par cooptation, paraissons choses indissociables.
Puis l’instant passe et l’aigle, las de cet infertile intermède, s’éloigne.
Shandia ne lui accorde en guise d’adieu qu’un bref coup d’œil ; toute son attention est concentrée sur l’arche, si proche désormais qu’elle occupe la majorité de notre champ de vision. Devant nous s’offrent cent irrégularités dans la façade de pierre : des bosses, des niches, des cavités de profondeurs variables, comme autant de perchoirs plus ou moins accueillants. Certains sont soulignés par une langue noire ; ce que j’avais pris de loin pour des rigoles de sang séché, pendues aux vieilles plaies creusées par le monde dans les cotes saillantes de cet élan minéral, ce sont en fait les points d’évacuation de l’eau de pluie qu’il porte sur son dos.
À deux mètres de la paroi, j’appuie mes ailes de tissu sur un courant d’air chaud, écarte grands les bras puis profite du brusque mouvement de recul que subissent mes épaules pour projeter mes jambes en avant et atterrir en douceur dans une petite grotte. Mon arrivée est accueillie par un léger bruit de succion. Flotch. Le sol est recouvert d’un épais tapis de mousse détrempée. En suivant des yeux son long déroulé, je découvre que je suis en réalité dans un tunnel, dont la courbure m’empêche de voir le bout. Il s’enfonce dans le ventre de la bête en montant légèrement.
Shandia s’y engage sans hésitation. Sa combinaison d’entrave s’est repliée en bandelettes serrées autour de ses épaules et de ses cuisses, libérant le bas de son visage. Elle inspire avec bonheur quelques bouffées d’oxygène qui enfin ne risquent pas de lui déchirer les poumons. Une odeur forte et acidulée lui emplit agréablement les narines, un mélange de poivre et de gingembre qui lui donne faim.
Comme le fond du boyau est glissant, nous évoluons en étoile, les pieds et les mains écartelés, constamment à la recherche d’aspérités sur lesquelles nous appuyer. Sous mes doigts, les murs sont si froids que je les crois d’abord recouverts d’une fine couche de glace. Mais non, ce n’est que la roche qui, par ses propriétés, doit refuser de stocker la chaleur. Cela explique peut-être comment un réservoir d’eau a pu se constituer au milieu du désert. À vrai dire, je n’en sais rien.
Je poursuis ma progression avec lenteur, affamé par les effluves épicés qui me parviennent. Heureusement, une trentaine de ces pas de canard suffisent à trouver la source de ces parfums entêtants.
Après un coude serré, le couloir débouche sur une large caverne, pleine à craquer d’une jungle luxuriante. Comme une sonnette à une porte, un énorme fruit rouge pend là, à hauteur d’yeux, devant un capharnaüm indescriptible de plantes tropicales. Lui, si mûr qu’il en a explosé, est en cours d’exploitation par une colonie de fourmis. Derrière, le jardin également bruisse d’activité. Des cascades de lumière, en rencontrant l’atmosphère chargée d’humidité, tombent du haut plafond, selon l’angle des cheminées dont elles jaillissent, et découpent la pièce en contours contrastés et mouvants. Cachées parmi les ombres végétales se mêlent des formes insectes et animales, au point qu’on dirait l’endroit envahi de phasmes de toutes sortes. Je songe avec un petit frisson qu’un tigre serait tout à fait à sa place dans un tel décor.
Insensible à l’idée d’attiser l’appétit de ce prédateur imaginaire, Shandia pénètre la forêt miniature, se frayant un chemin à l’aide d’une solide branche qu’elle a ramassée au sol. Un peu plus loin, après avoir traversé un épais rideau de fleurs d’un bleu profond, et alors qu’elle est approximativement au centre de la pièce, elle s’arrête le temps d’attraper deux figues bien juteuses, puis reprend sa traversée. En chemin, elle mord à pleine dents dans l’une d’elles et, par surprise, inverse la polarité de notre attention, qu’elle redirige vers l’intérieur de chacun d’entre-nous.
J’ai l’impression de renaître. L’apport en sucre produit immédiatement une vague d’énergie qui déferle sur chacun de mes muscles. Le suc onctueux qui s’échappe du fruit, en coulant le long de ma gorge, en recouvre les plaies d’un baume apaisant. Soudain, plus rien n’existe que cette sensation de douce rondeur. Ma fatigue s’est envolée pour laisser place à un intense bien-être.
« Que c’est bon d’être vivant ! »
Ces mots apparaissent aussi clairement dans mon esprit que si je venais de les lire. Je comprends que c’est Shandia qui nous les a soufflés. Je me demande si ce n’est pas l’objet principal de cette transmission, et peut-être même de toutes ses aventures. Le fabuleux plaisir d’être en vie, d’éprouver le monde et soi-même, à travers l’exploration de toutes les interactions qui peuvent naitre entre nous, entre nous et lui, à travers la découverte de l’espace infini de libertés qui s’offrent à un corps doué de volonté au creux d’un territoire d’une dimension et d’une diversité inimaginables. Il y a tant de créatures à rencontrer, tant de parfums à respirer, tant de matières à effleurer, tant de nuances de couleurs, de musiques, de climats à connaître, et ensuite tant d’humains différents à qui raconter tout cela, avec qui partager et comparer nos expériences, nos sensations et nos projets.
Quelle dette incomparable nous avons envers nos parents de nous avoir donné la vie ! D’avoir fait apparaître cette combinaison génétique qu’eux seuls, parmi toutes les créatures qui peuplent l’univers, pouvaient cuisiner. Merci maman, merci papa. Merci Yseult d’avoir aimé Sigùr et d’avoir permis l’émergence de cette personnalité particulière, que j’appelle « Moi » et qui parcoure à sa guise ce pan délicieux de réalité par votre seule grâce. Je vous dois tout et ce tout-là est de taille.
Je sens des larmes fantômes de reconnaissance me monter aux yeux et imagine tous mes semblables qui partout sur Terre ont été avec moi emmenés vers ses sentiments joyeux par Shandia.
J’ai envie d’écrire à Luciole. Pas de lui parler – je ne veux pas la déranger pendant cette douce prise de conscience mais lui dire à quel point son image s’est imposée à moi et avec quelle force, en cet instant précis, alors que mon cœur déborde d’amour. Comment, après être passé par mes parents, ma sœur, mes amis et tous les hommes, il s’est envolé tout entier vers elle, comme aspiré par un gouffre insatiable. Comment, dans l’espace vide qu’est ma perception de l’existence, elle est devenue un astre dont je reçois en permanence une cascade de chaleur.
Je suis tellement pris dans ma lettre intérieure, par les mots que je veux transmettre à Luciole, que l’envie de me déconnecter me traverse. Mais Shandia, peut-être consciente de tous les effets qu’elle provoque, avale d’un coup sa dernière bouchée de figue et accélère.
En quelques pas seulement, elle finit sa route au milieu de cette oasis cavernicole et parvient, après avoir tracé un diamètre oblique, de l’autre côté du ventre de la bête. Là, nous découvrons un autre tunnel et nous y engageons. Celui-ci est sec et se dirige en pente douce vers l’épaule gauche du cervidé. À mesure que nous approchons de son embouchure, la luminosité ambiante augmente en intensité et je remarque que les murs qui m’entourent sont couverts d’inscriptions et de dessins. Sur la pierre ocre, un ou plusieurs êtres humains ont peint une grande fresque, sans doute à l’aide de pigments fabriqués avec les feuilles et les fleurs de leur petite jungle d’intérieur. Par endroits, des pointes de couleurs ont miraculeusement résisté au temps et donnent une idée de l’aspect initial de l’œuvre. Elle représente un fond marin au sein duquel s’agitent une profusion extraordinaire de créatures étranges, un poulpe à vingt tentacules, un requin écailleux, une tortue dont la carapace est hérissée d’aiguilles d’oursin, une murène à trois têtes, et cent autres chimères. Toutes sont plongées dans un état terrifiant d’excitation et la scène n’est en fait qu’un ignoble pugilat où chacun a été figé tandis qu’à la fois il tue et meurt. Du sang dilué qui s’échappe de leurs blessures est né un tourbillon rougeâtre qui les attache les uns aux autres, matérialisation du fatal lien karmique qui les aura tous punis de leur indécrottable bellicisme.
Des lignes et des lignes de textes zèbrent la surface de ce tableau mais le trait déjà léger n’a pas résisté à l’usure du temps et l’ensemble est illisible dans cette pénombre. Shandia pourtant effleure du doigt une phrase dont les arabesques me sont déjà familières tant je l’ai vue répétée sur ces murs. Ne sachant pas lire l’arabe, je demande à ma Graine si sa signification nous est accessible.
Elle l’est.
Pour conclure cette œuvre d’art monumentale, ce massacre sans espoir, son auteur l’a noyée sous ces mots, peut-être son titre, mille fois reproduits : « Ne juge pas. »
Shandia, telle une déesse venue du futur pour décider du sort de cet artiste tourmenté, poursuit inexorablement son avancée. Les vibrations que la pierre lui a transmises quand elle l’a caressée font chanter les os de son bras gauche, si fort qu’il lui parait enflammé. Lorsqu’elle arrive dans la petite niche qui marque la fin de son parcours, l’onde s’est propagée et tout son corps scintille d’énergie contenue.
L’ouverture sur laquelle débouche le tunnel offre peu d’espace pour admirer le somptueux paysage qui s’étale devant nous ; il y a tout juste de quoi permettre à deux personnes de s’asseoir en tailleur.
Shandia, en quelques gracieuses contorsions, se glisse à la place libre et pousse un profond soupir. Devant elle, le soleil rougeoie à travers un épais voile de poussière et incendie le dos de dunes aux ventres noirs. Les formations rocheuses qui se dressent çà et là composent un troupeau épars de monstres improbables, pétrifiés, condamnés par quelque effroyable sorcier à disparaître au rythme des continents, particule après particule, effacés de la surface de la Terre par les gifles incessantes du sable qui les constitue.
De ce côté de l’arche, je ne vois plus ni l’aigle ni la tempête. Tout est immobile, exception faite de la Terre elle-même, dont la rotation nous éloigne des bienfaits de l’astre solaire. Il règne une paix insensée, si pleine que je crois un moment percevoir le pouls de la planète. Mais ce ne sont que les battements de mon cœur, du cœur de Shandia, dont elle nous laisse discerner avec espièglerie le léger emballement.
Après ce bref instant de répit, comme une respiration accordée à sa narration, Shandia détache son regard du paysage pour détailler son voisin.
C’est un cadavre de vieillard en position de yogi, à demi momifié. Les seuls vêtements qui le couvrent encore sont les restes mités d’un pagne et d’un turban. Sur son front, ses épaules, ses genoux décharnés, sa peau en papyrus laisse par parcelles entrevoir des os dont la carapace de calcium s’effrite. Sous ses orbites vides, puits sombres orientés vers le firmament, une longue barbe hirsute lui tombe dans les mains.
Shandia saisit délicatement une poignée de ces poils et l’écarte. Derrière, telle une caverne dissimulée par une cascade de cendre, nous apparait sa cage thoracique, toute creuse, au fond de laquelle se dresse sa colonne vertébrale.
Sa colonne vertébrale orpheline.
Je comprends immédiatement la question muette que nous pose l’aventurière. Cet ermite est un Homo Sapiens Sapiens, cela ne fait pas le moindre doute. Là où nous devrions voir les racines desséchées d’une Graine enserrer son squelette et pénétrer son crâne, il n’y a rien d’autre que quelques grains de sable.
Mais … Quand est-il mort ? Et de quoi ?
Les réponses exactes à ces interrogations, je ne les possède pas, cependant une chose est absolument certaine : cet homme était encore vivant à la fin de la Décennie Chaotique ; quelle que soit la qualité de son embaumement naturel, sa dépouille ne peut pas avoir plus de cent ans. Ce qui signifie qu’il a survécu sans aide extérieure au Fléau que nous croyions responsable de l’extermination totale de nos ancêtres.
Je n’en reviens pas. Tout ce temps, nous avons cru un mensonge.
Mon cerveau fonctionne à toute allure. Les répercussions de cette découverte sont innombrables. Il faut repartir de zéro. Tout reconsidérer. Tout revoir.
Ce sont les bases mêmes de notre civilisation qui viennent de voler en éclat.
Même le peu qu’on croyait savoir se révèle être faux.
Merde alors ! Qui sommes-nous, à la fin ?
Alors Shandia, comme si elle avait senti ma détresse, ferme les yeux et pose une main sur sa poitrine. Une onde de chaleur nait au fond de son ventre et commence à irradier dans ses membres, par vagues de plus en plus fortes, chassant petit à petit l’angoisse qui les contraignait.
Une fois toutes ses tensions envolées, l’aventurière entrouvre de nouveau ses paupières et pose un regard apaisé sur le monde hostile qui l’entoure puis, pour la première fois depuis très longtemps, Shandia parle, d’une voix assurée et puissante.
— Nous sommes forts.
Les mots résonnent, dans ses poumons, dans l’air sec du désert, dans 20 millions de cœurs désorientés et quand le dernier écho s’évanouit, tout le reste disparait avec lui.
Par ailleurs, je ne sais pas quel destin tu réserves à l'histoire complète, mais si un jour elle termine imprimée sur livre n'hésite pas à nous en informer ici!
Merci pour ton commentaire, ta lecture lente et pour le fait de penser ce grand machin publiable.
Il y a peu de chance que cela arrive un jour.
J'ai été en contact avec un éditeur d'Albin Michel SF qui m'a dit au bout de 40p - il s'est arrêté là - que la publication serait envisageable si je saignais la bête de la moitié de son sang. Je comprends ce qu'il veut dire, mais j'ai essayé sans parvenir à grand chose.
J'ai noté ses conseils.
J'essaye de les appliquer au nouveau roman que j'écris en ce moment. Nous verrons s'ils portent.
En attendant, Albin Michel mis à part, Rase Terre n'a essuyé que des refus non argumentés. J'attends certains retours depuis deux ans maintenant ^^ beaucoup de gens écrivent, le travail des lecteurs de manuscrits est dur.
D'ici quelques semaines, tout le roman sera ici.
Je suis navré de n'avoir pas réussi à le faire passer au papier.
En ce qui me concerne, et je parle ici en tant qu'écrivain, même si je vois effectivement des améliorations possibles à ton récit (il y en a toujours), j'y vois surtout un grand potentiel, et si ce potentiel se reporte sur ton prochain roman, alors je ne peux que te souhaiter bon courage pour ton prochain roman!