Chapitre 12

Quelle sensation merveilleuse ! Je me réveillai le lendemain matin à côté de Vincent, il ne dormait plus et me regardait avec un sourire rêveur.

 

-- Je voudrais toujours rester près de toi ainsi, dis-je.

-- C’est impossible, répondit-il, regarde-moi, regarde-toi. 

-- Justement Vincent, rien n’est impossible pourvu qu’on le veuille, ripostai-je. Et maintenant levons-nous ! Nous avons des tas de choses à faire, et la première est de préparer notre voyage à Vallindras.

 

Vincent tendit les bras pour me retenir et nous restâmes encore quelques instants l’un contre l’autre dans la douce tiédeur du lit, savourant la tendresse d’être ensemble.

 

Nous nous habillâmes pour descendre prendre le petit déjeuner. Une petite visite à la chambre de Simonetta nous apprit que son état s’améliorait. Il faudrait plusieurs jours de désintoxication pour qu’elle recommence à se sentir bien. L’infirmière était épuisée après la nuit de veille et nous l’envoyâmes se coucher. Alma et Astrid arrivèrent à leur tour et la vision de ses filles arracha à un sourire à la malade. Simonetta n’avait pas faim mais Alma lui rapporta de la cuisine un grand bol de thé et des tartines. 

 

Puis nous descendîmes à la salle à manger. Avant d’aller préparer le petit déjeuner, nous passâmes dans le bureau de PJ. La carte avait disparu, quelqu’un était venu la chercher pendant la nuit en désarmant l’alarme. Tandis que Vincent et Astrid faisaient chauffer la bouilloire et griller du pain, je descendis à la salle de surveillance au sous sol pour visionner la vidéo de la nuit. Vers trois heures du matin, alors que nous dormions tous, la porte fenêtre du bureau de PJ s’entrouvrit et une silhouette noire pénétra dans la pièce. Elle vint désactiver l’alarme au boîtier du bureau. Dans la pénombre il était difficile de reconnaître l’intrus. L’homme fouilla partout, il s’aidait de la torche de son téléphone. Le faisceau lumineux dévia soudain vers le haut et l’espace d’un instant je vis nettement son visage, ce n’était pas PJ, c’était Ferdinand. Lorsqu’il eut trouvé la carte sous les piles de journaux éparpillés, il ne s’attarda pas, il réarma l’alarme et ressortit par là d’où il était venu. La récupération de la carte n’avait pas duré dix minutes.

  

Je remontai à la cuisine d’où parvenait une bonne odeur de pain chaud et racontai la visite nocturne de Ferdinand. Nous savions maintenant que la carte était à nouveau en possession de PJ, il avait simplement envoyé Ferdinand la chercher à sa place, ils étaient donc complices. 

 

Sans les domestiques, l’organisation de la maison était quasiment à l’arrêt. Il ne restait que l’infirmière qui s’occupait de Simonetta. Heureusement le garde manger était bien rempli, nous n’avions pas besoin de faire de courses. Et nous allions bientôt tous partir, la maison resterait vide, sauf si PJ revenait l’habiter, même s’il semblait avoir définitivement déserté les lieux. Avec lui, on pouvait s’attendre à tout, il était totalement imprévisible. Ou bien était-il trop prévisible ? 

 

Assis autour de la table de cuisine et dévorant nos tartines, nous parlâmes de notre futur plan de bataille. Nous décidâmes de rester encore une semaine dans la maison, le temps pour Astrid et sa mère de se reposer et d’achever leurs convalescences. Nous disposions donc de huit jours pour nous préparer. Nous étions tous d’accord, Astrid et moi partirions pour visiter la région de Vallindras, Vincent, Alma et Simonetta iraient sur l’ïle des Gondebaud en emmenant le chien. Nous pouvions correspondre en permanence et n’importe où grâce au téléphone sophistiqué de Vincent, qu’il m’avait rendu réinitialisé.

 

Dans la journée nous fîmes des recherches sur les start up sélectionnées à l’origine par Vincent auxquelles nous ne nous étions pas encore intéressés, pour voir ce qu’elles étaient devenues réellement. Sur les neuf initiales, il en restait six à examiner. FinanDev était désormais entachée d’un scandale dont elle ne se relèverait pas, InvestMed avait perdu son Directeur et Moneyable avait disparu corps et biens dans l’explosion de la tour Berova. Les six autres avaient toutes subi des revers récents qui les avaient décimées. PSOFinances avait complètement coulé suite à des investissements malencontreux. Les locaux de Cashmedica avaient brûlé dans un incendie ravageur qui avait détruit tous leurs dossiers. Tout le personnel de LaCaisseDOr avait péri dans un tremblement de terre qui avait réduit à néant l’entreprise et ses investissements. FBCY et Bateleria ne s’étaient pas remises de scandales financiers dénoncés sur internet et sur les médias nationaux. Dans chacun des cas, le Président des start up et le comité directeur étaient décédés, soit de mort naturelle, soit lors de règlements de compte, soit par suicide. 

 

Désormais, il ne restait plus aucune trace de toutes les start up qui avaient, d’une manière ou d’une autre, apporté leur soutien véreux au consortium. Le financement des projets de développement d’un traitement permettant de prolonger la vie était tombé à l’eau. Nous avions imaginé que ces entreprises, pour esquiver les éclaboussures de scandales et de leurs implications, auraient disparu discrètement dans la nature pour resurgir ailleurs sous d’autres noms et d’autres missions. Les révélations de leurs fins tragiques montraient qu’il n’en était rien.

 

C’était une surprise. Quelqu’un ou une organisation avait décidé de stopper violemment toute recherche pilotée par le consortium évoqué par PJ, qui devait désormais se trouver en grande difficulté financière. Et finalement, alors que nous avions arrêté le challenge, l’objectif de Bozon avait été atteint. Sans fonds occultes, les laboratoires ne pouvaient pas poursuivre leurs expérimentations, et les effets secondaires étant nocifs, toute subvention officielle était inenvisageable. 

 

Deux hypothèses pouvaient expliquer ce qui s’était passé. Soit un groupe voulait poursuivre seul les recherches pour en recueillir tous les bénéfices après avoir éliminé la concurrence, ou alors au contraire, éthiquement, une personne ou un système avait éliminé toute avancée sur ce sujet qu’elle jugeait inacceptable. 

 

Concernant la première hypothèse, il ne pouvait s’agir de PJ, il n’y aurait trouvé aucun intérêt puisqu’il jugeait le projet non viable. Qui pouvait vouloir avoir un jour l’exclusivité d’un traitement garantissant la prolongation de la vie ? Quelle serait l’ambition réelle de ce groupe ? S’agissait-il de transfuges du consortium ? Espéraient-ils devenir les maîtres du monde et le soumettre ? Il ne pouvait pas s’agir d’un individu, un homme seul ne pouvait vaincre des forces motivées par des gains phénoménaux, c’était une supposition peu probable. Sauf s’il faisait partie d’une société secrète toute puissante. Tout ceci était très compliqué, comment s’y retrouver dans ces circonvolutions ? Nous n’avions aucun élément pour étayer la seconde hypothèse, mais elle ne pouvait pas être abandonnée à ce stade.

 

Nous partagions toutes ces conjectures avec Vincent et Astrid sans pouvoir y répondre. Alma ne nous écoutait plus, toutes ces histoires la dépassaient. Le départ de son père et la maladie de sa mère l’avaient beaucoup perturbée. Elle avait perdu sa joie de vivre et son dynamisme, et errait désoeuvrée dans la maison toute la journée. Elle n’avait plus qu’une envie, avoir un chat.

 

Elle avait besoin d’affection et la présence d’un petit animal pourrait compenser sa solitude. Elle n’aimait pas beaucoup Oponce, il était trop gros, trop vieux, trop triste, trop impressionnant et puis c’était le chien de son père. Aussi pour lui faire plaisir, nous décidâmes de trouver un chat à adopter avant son départ et d’aller chercher la petite boule de poil le plus vite possible. Cette perspective lui rendit sa joie de vivre et nous revîmes son sourire et ses fossettes. 

 

Le temps avait changé du tout au tout, il faisait beau. Le paysage autour de la maison qui avait été si désolé pendant les derniers jours avait retrouvé un air accueillant. Simonetta et Vincent descendirent au jardin et s’installèrent autour d’une petite table ronde au soleil. Simonetta s’était allongée sur une chaise longue et avait étendu sur ses jambes un plaid écossais. Vincent lui tenait compagnie et lisait distraitement un roman. De la fenêtre de la chambre, je les voyais bavarder tranquillement, la paix était enfin descendue sur la maison. L’infirmière s’approcha d’eux avec un plateau, elle leur apportait du thé et ils l’invitèrent à s’asseoir à côté d’eux. 

 

Astrid, Alma et moi préparions notre expédition pour aller chercher le chat. En faisant elle-même de multiples recherches sur internet, Alma avait fait la connaissance d’une famille qui avait recueilli un jeune chat noir. Il errait en solitaire sur les rails rouillés d’une voie ferrée désaffectée, maigre et échevelé, et venait parfois réclamer à manger dans les jardins alentour. Il s’était laissé apprivoiser par les enfants et avait fini par entrer dans la maison. Mais la famille avait déjà un chat très jaloux qui ne supportait pas le nouveau venu, elle ne pouvait pas le garder et le donnait. Alma ne l’avait vu qu’en photo mais ne désirait pas entendre parler d’un autre chat, elle l’aimait déjà et le voulait absolument. Devant son insistance et sa persuasion, nous avions cédé et contacté la famille pour expliquer que nous souhaitions adopter le petit animal. Elle avait accepté et nous avions fixé le jour et l’heure du rendez-vous pour aller le chercher.

 

-- Je veux donner une belle vie à un chaton qui aurait pu être très malheureux, répétait Alma avec des étoiles dans les yeux. Je l’aimerai et il ne se sentira plus jamais seul. Il n’aura pas à dormir dans la rue, ni à se battre pour se nourrir.

 

Nous partîmes le matin convenu après le petit déjeuner. Il y avait une petite voiture dans le garage, et j’étais la seule à savoir conduire. Nous nous entassâmes toutes les trois dans l’habitacle et quittâmes la maison en dérapant sur les graviers, laissant Simonetta avec Vincent et l’infirmière. Alma était très excitée, elle n’avait pas dormi de la nuit. En route, nous nous arrêtâmes dans une boutique pour animaux où nous achetâmes tout ce qui était nécessaire pour le confort du chat. Nous trouvâmes sans difficulté la maison où il nous attendait, située à moins de cinquante minutes de la propriété des Sauveur. Les habitants nous accueillirent chaleureusement. et moins d’une heure plus tard, nous étions reparties avec notre nouvel ami, qu’Alma avait baptisé Nopal. Il avait fière allure malgré sa maigreur, un beau port de tête et des oreilles pointues. A l’arrière dans la voiture, Alma lui murmurait déjà à l’oreille tous ses secrets et le chat la regardait avec intérêt, comme s’il comprenait son langage. Nous fîmes un passage rapide chez un vétérinaire qui le vaccina et rédigea les papiers pour voyager en avion. 

   

Quand nous revînmes à la maison en fin d’après-midi, nous mourrions de faim mais nous avions accompli notre mission. Alma s’enfuit avec son chat dans sa chambre sans manger et nous retrouvâmes Vincent et Simonetta. 

 

Il était désormais temps d’organiser nos départs respectifs. Les jours suivants furent consacrés à préparer les valises, les sacs et les itinéraires. Astrid et moi restions dehors au soleil pour bronzer un peu et avoir bonne mine. Nous avions revisité nos coupes de  cheveux, très courts pour Astrid pour masquer sa tignasse rousse, et un plus long pour moi, mes boucles ayant un peu repoussé.

 

Nous étions si occupés que la semaine de convalescence passa comme un éclair et un beau matin, un taxi vint chercher Simonetta, Vincent, Oponce, Alma, son chat et toutes leurs affaires. Le véhicule était un SUV de grande taille, il fallut loger les malles et les cages d’Oponce et de Nopal à l’arrière, puis les passagers montèrent à bord et nous écourtâmes les adieux car tout le monde était triste. J’étais à la fois déchirée de laisser partir Vincent et excitée par le voyage et l’aventure. Lui restait stoïque, habitué aux séparations et à masquer ses émotions. Les portes claquèrent, le SUV s’éloigna et nous le regardâmes s’amenuiser au bout de la route, jusqu’à ce qu’il eût disparu au loin en direction de l’aéroport. 

 

Astrid et moi n’avions qu’un sac à dos chacune, rempli du strict minimum. Nous prîmes la petite voiture, nous avions décidé de rouler le plus loin possible avant de prendre l’avion, pour égarer d’éventuels poursuivants. Nous fermâmes la maison et donnâmes son congé à l’infirmière qui versa une petite larme quand elle nous quitta. Quelques heures plus tard, nous suivions l’autoroute, fenêtres ouvertes, chantant à tue-tête, la musique à fond et les lunettes de soleil sur le bout du nez, prêtes pour une nouvelle odyssée. Puis nous laissâmes les grands axes et empruntâmes de petites routes pour disparaître des radars.   

 

Rapidement, nous eûmes des nouvelles de Vincent, Alma et Simonetta. Ils arrivèrent sans encombre sur l’île des Gondebaud. Il y faisait un temps épouvantable, toute promenade sur les rochers était risquée, mais ils avaient besoin de respirer le grand air et n’hésitaient pas à sortir pour contempler l’océan furieux. Oponce restait au coin du feu, il était toujours neurasthénique, et le chat s’aventurait peu dehors, il n’aimait ni la pluie ni les embruns. La tempête faisait rage et la nuit des coups de vent claquaient sur les fenêtres et les réveillaient en sursaut. Astrid et moi pensions à eux et tous les jours, nous parlions au téléphone avec Vincent et racontions notre voyage dans les détails.

 

Nous changeâmes de régions, traversâmes de grandes étendues cultivées, sans reliefs montagneux et monotones, et des forêts profondes. Les premières nuits, nous couchâmes dans de petits hôtels sur la route. Nous payions tout en argent liquide, nous en avions emporté une grande quantité, pour ne laisser aucune trace de notre passage. Avec un rythme soutenu, malgré les détours pour brouiller les pistes, nous parvînmes à la capitale de l’état en moins d’une semaine. Nous avions réservé nos billets d’avions sur internet et laissâmes la voiture dans un parking longue durée avant d’embarquer. 

 

Sans maquillage, avec nos lunettes noires, nos cheveux en bataille et nos looks de randonneuses, nous franchîmes les différentes portes avant de monter dans l’appareil, certaines de ne pas avoir été suivies. L’avion s’envola pour Phaïssans, la ville où nous avions décidé de commencer notre quête. Nous atterrîmes quelques heures plus tard et louâmes des vélos pour nous déplacer. Le parc de Vallindras étant proche de Phaïssans, nous envisagions d’y aller à bicyclette.   

 

Phaïssans était une ville de moyenne importance, construite autour d’un lac au milieu duquel se trouvait une île. Les vestiges d’un riche palais se dressaient au centre de celle-ci, on apercevait au loin les dorures des coupoles et l’architecture aérienne des tours qui restaient encore debout. Les quartiers d’affaires et le centre ville étaient bâtis plus au sud et n’enlaidissaient pas le site lacustre. Des banlieues résidentielles s’étaient développées tout autour de la vaste étendue d’eau, il y avait une marina et un port de plaisance. Au nord, des montagnes couvertes de forêts s’élevaient majestueusement et un château en ruines couronnait l’une d’elles. Le château pouvait se visiter.

 

Nous avions retenu une chambre chez l’habitant, dans une maison au bord du lac. La propriétaire était une femme d’un certain âge, Mme Jacotte, qui avait aménagé sa demeure pour recevoir des voyageurs et nous accueillit chaleureusement. A l’intérieur, tout était minuscule et charmant, il y avait des petits rideaux aux fenêtres et des petits lits douillets, une salle de bains à l’ancienne avec une baignoire en porcelaine, on avait l’impression d’entrer dans une maison de poupées. Ce n’était pas tout à fait notre style, mais nous nous sentîmes tout de suite bien dans ce cottage et l’hôtesse était aux petits soins pour nous.   

 

Mme Jacotte avait préparé des gâteaux délicieux et des tasses de thé parfumé pour notre arrivée. Elle nous envoya ranger les vélos dans son appentis et nous montra nos chambres. Puis nous goutâmes en bavardant avec elle. Elle connaissait toute l’histoire de la ville et de la région et était intarissable. Elle nous conseilla de visiter le palais sur l’île et le château de Phaïssans. Il y avait d’autres curiosités à voir aux alentours, mais ces deux sites étaient les plus remarquables et nous devrions nous y rendre. Quand nous lui apprîmes que nous étions venues pour le parc de Vallindras, elle s’enthousiasma, nous disant que ce lieu avait été merveilleusement préservé et précisa qu’il nous faudrait peut-être plusieurs jours pour en faire le tour. Nous demandâmes s’il y avait dans le parc des lieux plus intéressants que les autres, à voir absolument. Elle nous fit cette réponse étonnante :

 

-- Laissez-vous emporter par la beauté de l’endroit, il faut vagabonder le long des forêts et des escarpements pierreux, se laisser surprendre au coin d’un rocher par une chèvre ou une marmotte, écouter le vent, regarder les oiseaux de proie planer très haut dans le ciel, en pleine communion avec la nature. C’est cela le charme de Vallindras, l’une des plus belles régions du monde. Oubliez le rationnel quand vous serez là-bas, vous vous sentirez hors du temps, dans un espace à nul autre pareil.

 

Elle nous convainquit. Dès le lendemain matin, après une nuit délicieuse dans les draps parfumés des petits lits de poupées, nous enfourchâmes nos vélos et roulâmes vers le lac. Arrivées au débarcadère, nous prîmes un bateau pour aller sur l’île. Autour de nous, des canards et des cygnes nageaient dans les eaux calmes à peine ridées par de légères risées. Le bateau avançait en laissant derrière lui un sillage blanc et quelques vaguelettes qui s’estompaient dans la brume de chaleur naissante. Tout autour du lac, des plages de galets ronds et des rives bordées d’arbres qui se penchaient sur l’eau alternaient avec des pontons ou des jetées de pierre, à l’extrémité desquels des barques rebondies et colorées se balançaient doucement au bout de leurs cordes d’amarrage.

 

Nous débarquâmes sur l’île dont le petit port.avait conservé le charme pittoresque de son long passé. Sur les quais, de vieilles maisons de pêcheurs peintes de couleurs pastels formaient un petit village à part. De vieux filets de coton s’entassaient un peu partout et d’autres étaient tendus pour sécher. Une halle au toit de bois protégeait un petit marché et une vieille tour de pierre au toit pointu se dressait à l’extrémité. Des mouettes étaient perchées sur les balustrades ou sur les filins des bateaux, quelques hérons immobiles semblaient attendre d’hypothétiques proies, des martins-pêcheurs et des ribambelles de canards plongeaient sous l’eau et lissaient leurs plumes colorées. Au delà du port, des demeures cossues avaient été aménagées par de riches propriétaires qui avaient su préserver l’atmosphère de l’endroit, tout en y apportant la modernité. Nous suivîmes des ruelles étroites et animées, où se succédaient des portes de bois sculptées qui dissimulaient des jardins et des patios emplis d’une nature foisonnante et de fontaines cristallines. Au dessus de nos têtes, les fenêtres étaient protégées par des volets clos et des balcons ouvragés d’où pendaient des cascades de fleurs, des plumbagos, des bougainvilliers, des bignones, des glycines. Quand nous avions la sensation de nous être perdues, nous débouchions sur des petites places qui dormaient sous des platanes ou des tilleuls, où se trouvaient une boutique, une échoppe d’artisan, un petit restaurant ou un café, des bancs pour s’asseoir à l’ombre et bavarder.    

 

Au coeur de la ville, l’esplanade centrale abritait les vestiges du palais des princes de Phaïssans, dont la visite fut un enchantement car tout y était d’un grand raffinement. Une partie des bâtiments était trop vétuste pour être explorée, une ou deux tours s’étaient effondrées, donnant à l’ensemble qui mêlait ruines et palais baroque au bord de l’eau une dimension romantique. Dans les appartements ouverts au public, nous traversâmes des salles magnifiquement décorées de meubles en bois précieux, de tapisseries racontant des scènes de la vie quotidienne, de tapis aux teintes délicates, et de fresques murales. Au pied du palais se trouvaient des jardins plantés d’arbres rares et de fleurs. Au milieu de pelouses parcourues d’allées sablées, des bassins et des massifs d’arbustes étaient artistiquement disposés, près desquels on pouvait s’asseoir sur des bancs de pierre et profiter de la paix des lieux et du chant des oiseaux. Malgré le plaisir que nous éprouvâmes à la découverte de ce palais, nous n’apprîmes rien qui concerne notre quête. Nous reprîmes le bateau un peu déçues et rentrâmes chez notre hôtesse. Voyant que nous n’étions pas totalement tombées sous le charme de la ville, Mme Jacotte, toujours aussi bavarde, nous raconta avec enthousiasme les légendes du palais, les belles histoires du temps jadis et les voyages extraordinaires des rois de Phaïssans. Petit à petit nous nous laissâmes emporter à travers son bavardage vers une époque révolue où les chevaliers et les princes habitaient Phaïssans et partaient faire la guerre aux royaumes voisins, ou même au bout du monde.

 

Le jour suivant, encore sous l’influence des légendes contées par Mme Jacotte, nous décidâmes d’aller visiter les ruines du château de Phaïssans. Nous partîmes de très bonne heure et laissâmes nos vélos sur le parking en bas du site. La montée s’effectuait à pied vers le sommet, la préservation des lieux ayant été privilégiée, aucun autre accès n’était possible. La promenade était longue et ardue, le chemin suivait la pente et s’élevait en tournant au milieu des bois. Nous nous retournions souvent pour admirer la vue, sur le lac et la ville au pied de la montagne, et tandis que nous nous marchions au coeur des vallées profondes, nous imaginions que nous allions croiser un prince sur son cheval ou un paysan avec son âne. En fin de matinée, nous atteignîmes le sommet où jadis s’était élevé le château.

 

Il ne restait que des ruines, la plupart des murs s’étaient écroulés, révélant l’organisation du palais autour d’une vaste cour. Le donjon central était flanqué d’une sorte de cloître qui dominait la vallée la plus au nord, il subsistait encore des colonnes et un banc de pierre. Une haute tour devait autrefois se dresser au fond de la cour, un éboulement de pierres qui laissait voir quelques pans de murs hérissés de créneaux, et un escalier en colimaçon qui tournait dans le vide en témoignaient. Ces vestiges abandonnés dans ce site grandiose avaient une allure fantomatique et j’imaginai avec un frisson des créatures étranges y errer la nuit, à la recherche des glorieux temps du passé.

 

Au delà des ruines, des champs d’herbes folles autour des rochers ployaient sous les assauts du vent. Nous évoquions la vie en ces lieux, et nous avançâmes jusqu’au bord du précipice. Il y avait là quelques pierres tombales au milieu de la végétation et nous regardâmes les inscriptions gravées dans la pierre, mais aucune n’était lisible, les caractères avaient été effacés par le temps. Nous pûmes seulement constater qu’il s’agissait de runes. Cette similarité d’écriture avec la carte du manuscrit de PJ nous donna le sentiment que nous étions sur la bonne voie, c’était enfin un premier indice concordant.  

 

Poursuivant notre visite, nous traversâmes la cour pavée. Il restait dans les ruines un petit arbre chétif battu par les vents. une de ses branches tomba par terre à notre passage, je la ramassai et la glissai machinalement dans mon sac à dos, sans qu’aucune raison n’explique mon geste. Astrid trouva sur le sol une espèce de graine noire qui devait aussi provenir de l’arbre et l’empocha sans réfléchir. 

 

Nous avions achevé notre visite et reprîmes le chemin du retour. Avant de quitter tout à fait le château, je me tournai une dernière fois pour contempler sa magnificence déchue mais toujours majestueuse, dans le site idéal et céleste où un roi l’avait jadis fait construire. Il se tenait encore partiellement debout, au milieu de son écrin de nuages et dominait les vallées alentour. Depuis l’esplanade où se situait autrefois le pont levis pour entrer dans le palais, le paysage descendait abruptement jusqu’au lac un peu brumeux, révélant la coulée des forêts qui couronnaient les précipices, puis déployaient leurs manteaux jusqu’au pied des pentes. Et au loin, posée sur l’eau du lac, la ville captait les rayons du soleil et étincelait comme un joyau presque irréel et vibrant. C’était un instant de pure beauté devant lequel nul ne pouvait rester indifférent. Nous contemplâmes pendant quelques minutes l’exubérance de la nature, appréciant la paix et le calme qui régnaient autour de nous, comme pour garder en mémoire cette image unique.

 

Absorbées par d’intenses émotions, conscientes que les lieux étaient encore imprégnés par leur longue histoire, nous descendîmes le sentier en silence. Après nous être éloignées de l’atmosphère si troublante du palais, nous nous arrêtâmes en route pour manger les sandwiches que nous avait préparés Mme Jacotte. Nous nous assîmes sur des rochers dans un tournant, au bord du ravin, presque les pieds dans le vide. Nous étions au milieu des arbres, sapins, hêtres et autres arbustes dont les feuillages étaient doucement agités par le vent. Des myriades d’oiseaux chantaient, et des animaux sauvages se déplaçaient furtivement derrière nous, nous entendions des pépiements, des bruissements, des glissades. En face de nous se déployait la vue sur la vallée et le lac au loin, et plus loin encore nous apercevions un mont fourchu couvert de végétation. Tandis que nous grignotions le pain et le fromage, nous retrouvâmes notre gaieté et parlâmes avec animation de notre aventure, sous le soleil et au grand air. Nous avions une sensation de liberté que nous n’avions jamais connue ni l’une ni l’autre, propice aux confidences. Loin des villes, loin des manipulations, loin des calculs, nous nous sentions enfin nous mêmes.

 

-- Et maintenant ? demanda soudain Astrid, la bouche pleine et les yeux brillants.

-- Je ne sais pas, répondis-je, je me posais la même question. Nous n’avons pas beaucoup avancé dans notre quête.

-- On n’en est qu’au début, dit-elle.

-- Oui, fis-je, nous avons encore du chemin à parcourir, et il nous faudrait avoir un peu de chance ou de l’intuition, trouver une piste qui nous mettra sur les bons rails. Pour l’instant, on explore à l’aveugle, sans résultat. On a vu les tombes avec les runes, c’est un début.

-- Mais on n’a aucune visibilité, on ne sait pas où on va, reprit Astrid.     

-- Quand cette aventure a commencé, je venais d’être licenciée de chez FinanDev. Mon colocataire avait été agressé et blessé et il m’a ordonné de partir en courant, je me suis enfuie. Je ne savais pas quoi faire ni ou aller. D’une minute à l’autre je me suis retrouvée sans rien.

-- C’est vrai, répondit-elle, car elle connaissait mon histoire. 

-- Je me suis lancée sans réfléchir, pour sauver ma peau. Le pur instinct de survie. C’est ça qui m’a fait avancer. J’ai tatonné sans savoir, je suis allée à droite, à gauche, et puis finalement Vincent est venu me chercher et m’a fait prendre la bonne direction. Tu verras, on va trouver un signe, j’en suis convaincue, il suffit d’un rien.

-- Je te fais confiance, mais je ne vois pas comment nous allons faire, reprit Astrid. Heureusement il nous reste Vallindras.     

-- Ne cherche pas à être trop rationnelle, laissons-nous guider par notre instinct, dis-je.

-- Je sais que tu te poses des questions sur moi, poursuivit-elle en baissant le ton et en regardant le précipice à nos pieds. Nous en avons déjà parlé, mais je voudrais que tu me comprennes tout à fait. J’avais toujours été fascinée par mon père. Depuis mon enfance. Petit à petit au cours des années, j’ai réalisé qu’il me manipulait pour m’amener à faire ce qu’il voulait. Quand j’ai commencé à me rebeller à l’adolescence, il m’a donné des drogues à mon insu. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite, après c’était trop tard, j’étais devenue dépendante. Mais c’est par l’argent qu’il me tenait. Tu vas pouvoir me mépriser, car j’étais intéressée, j’en voulais toujours plus car j’avais pris goût à la facilité. Quelquefois je faisais semblant de partir pour le narguer, il savait me retenir en augmentant les doses de drogue et d’argent. J’étais sa prisonnière, son jouet. Quand je tombais amoureuse réellement, il se débarrassait du garçon d’une manière ou d’une autre, je ne le revoyais jamais. Et de plus en plus je le détestais, j’étais sa marionnette, sa poupée, mais Ferdinand m’obligeait à rester avec lui et à lui obéir. Sans l’explosion de la tour Berova et ce qui s’est passé ensuite, je ne sais pas comment tout cela aurait fini, c’était une spirale infernale. En réalité, je ne savais plus comment m’en sortir, j’avais l’impression que je jouais un rôle derrière un masque, et ce n’était pas moi. Si j’étais morte dans la tour, mon cauchemar aurait cessé. Et si tu ne m’avais pas aidé pendant la convalescence, tout aurait recommencé comme avant, PJ n’attendait que ça, alors j’aurais préféré en finir.

 

Après ces aveux, nous restâmes sans parler pendant plusieurs minutes.

 

-- Comme tu as dû souffrir, dis-je. Moi je n’ai pas eu de famille, et là je me demande si finalement ce n’était pas moins dur que d’avoir un père comme le tien. Oublions tout ça, c’est du passé. C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais nous avons une mission à accomplir, c’est la seule chose qui compte désormais.

-- Merci Hazel, répondit simplement Astrid, car elle savait que je ne la méprisais pas.  

 

Il faisait si beau au soleil, dans la solitude de cette montagne où seul le chant des oiseaux troublait le parfait silence, que nous avions l’impression de nous trouver à une autre époque. Toute la modernité, le bruit, la précipitation n’étaient pas parvenu ici. En fermant les yeux, nous aurions presque pu entendre les habitants d’autrefois grimper le sentier avec leurs mules pour aller au château, comme si les bruits et les images avaient traversé les âges pour arriver jusqu’à nous. Au fond du précipice à nos pieds, le filet vert d’une rivière serpentait au milieu des arbres. Le ruissellement d’une source proche invisible faisait résonner une note cristalline dans ce moment hors du temps. 

 

Enfin nous nous décidâmes à repartir et après ce long moment d’inactivité, nous avions besoin de nous dépenser. Nous dévalâmes le sentier en courant presque jusqu’en bas de la pente. Essouflées, nous nous laissâmes tomber en riant dans l’herbe haute au pied d’une cascade et roulâmes jusque devant la chute d’eau. Nous avions chaud, et nous retirâmes nos chaussures de montagne pour tremper nos pieds dans l’eau fraîche. Curieuse, Astrid s’avança doucement vers la cataracte et glissa soudain sur les rochers moussus au pied du rideau d’eau. Brusquement elle disparut et je poussai un cri. J’entendis sa voix qui venait des profondeurs, elle hurlait mais je compris qu’en réalité elle m’appelait. A mon tour, je marchais vers la cascade et passai à travers la vapeur d’eau et la dentelle de gouttelettes irisées.

 

De l’autre côté je retrouvai Astrid, dans une grotte éclairée par la lumière du soleil diffuse derrière l’écran d’eau. Elle riait ! 

 

-- Regarde, me dit-elle, voilà le signe dont tu parlais ! nous avons découvert un lieu secret, sans le vouloir. 

-- Nous ne sommes pas les premières, dis-je, regarde, il y a des détritus par terre.

-- Si nous explorions un peu, proposa-t-elle en allumant une torche électrique qu’elle sortit de son sac. Remettons nos chaussures !

 

Nous avançâmes dans le couloir obscur, assez large et haut pour permettre le passage d’un cheval au galop. Au bout d’une centaine de mètres, nous nous heurtâmes à un éboulement de rochers et de terre qui bouchait le tunnel, il était impossible de continuer.

 

-- Quel dommage ! se lamenta Astrid, nous avions découvert quelque chose de spécial et ça se termine en rien du tout. Pas de signe finalement.

 

A ce moment je sentis dans mes épaules comme une pression, un mouvement. Ne comprenant pas ce qui se passait, je retirai mon sac à dos et vis qu’il semblait agité de soubresauts. A l’intérieur, la branche de l’arbre que j’avais ramassée dans la cour du château bougeait. Intriguée, je m’en emparai et le rameau se dressa vers l’avant, vers l’éboulis. J’avançai, comme tirée par le morceau de bois qui pointait maintenant vers une anfractuosité de la roche. Astrid me regardait stupéfaite.

 

-- Quelle est cette diablerie, disait-elle, alors que je plongeai ma main dans le creux du rocher et sentis une pierre ronde qui se mit à tourner entre mes doigts. 

 

Et soudain un pan de rocher s’écarta et une nouvelle galerie s’ouvrit devant nous. A peine fûmes-nous passées sous la voûte que le mécanisme s’enclencha dans l’autre sens et la porte se referma derrière nous sans un bruit. 

 

-- Nous voici prisonnières, murmura Astrid.

-- C’est le rameau qui nous a guidées pour entrer, répondis-je confiante, il nous guidera pour sortir.

-- C’est de la magie, ajouta-t-elle.

-- Je crois bien.

 

Nous suivîmes le couloir qui s’ouvrait devant nous pendant encore une centaine de mètres, des parties entières s’étaient effondrées mais il restait toujours un passage pour nous faufiler, puis brusquement le tunnel s’élargit et nous pénétrâmes dans une caverne. Des galeries en partaient, toutes étaient obstruées par des éboulements, et un péristyle à moitié détruit indiquait l’entrée d’une antique habitation. Nous passâmes entre les colonnes encore debout et arrivâmes dans d’anciennes salles, tout y était sens dessus dessous, un séisme avait dû détruire cette maison souterraine. Nous avançâmes au milieu des décombres, l’endroit était vaste et avait dû être un palais. Nous traversâmes plusieurs salles en ruines. Au fond d’une grande pièce où se trouvaient encore des bancs de pierre intacts, nous vîmes le haut d’un escalier qui plongeait dans les profondeurs, il avait l’air en bon état. Nous descendîmes lentement les marches creusées dans la roche, et aboutîmes dans une caverne sombre, encombrée d’’étagères brisées, de verre cassé, d’ustensiles écrasés et déformés parmi lesquels des alambics, des cornues, et des chaudrons. Des manuscrits et des grimoires éparpillés un peu partout tombaient en poussière. C’était visiblement les vestiges d’un laboratoire. Nous balayions les recoins avec la torche quand nous sursautâmes et poussâmes un cri d’épouvante toutes les deux en même temps. Dans l’obscurité, au dessus d’une espèce de brasero, deux yeux jaunes brillants nous observaient. 

 

La torche éclaira la créature qui était perchée sur une excroissance rocheuse. Elle était vivante. C’était une sorte de chouette mais si primitive qu’on aurait dit un oiseau préhistorique. Elle voleta soudain dans la pièce et vint se poser sur l’épaule d’Astrid avec un cri rauque.

 

-- Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle avec effroi, un oiseau vivant dans cet endroit totalement fermé ? Comment as-t-il pu survivre ?

-- Aucune idée, dis-je, je n’ai jamais vu un pareil animal, comme il est bizarre !

-- Que faisons-nous ? demanda Astrid complètement paniquée

-- Regarde, il a quelque chose accroché à sa patte, on dirait un mouchoir roulé, fis-je. 

 

Je m’approchai tandis que l’oiseau caressait doucement le cou d’Astrid avec son bec.  

 

-- Quelle bête étrange, dit-elle en le regardant du coin de l’oeil.  

 

Pendant que je dénouai le mouchoir, l’oiseau se laissa faire. A l’intérieur du tissu se trouvait une petite graine noire, identique à celle que nous avions trouvée dans la cour du château de Phaïssans.  

 

-- Tu voulais des signes, nous n’arrêtons pas d’en avoir, répondis-je.  

-- Repartons, fit-elle, je crois que nous avons tout vu ici, et je ne me sens pas bien, je suis oppressée, j’ai du mal à respirer. 

-- C’est la claustrophobie, dis-je, nous sommes sous la montagne.

-- C’est aussi la découverte de cet oiseau, ajouta-t-elle. 

 

Elle attrapa la chouette, la reposa délicatement sur la pierre et nous nous dirigeâmes vers l’escalier pour remonter à la surface. L’oiseau s'envola. Il nous suivit lorsque nous traversâmes en sens inverse les salles de l’ancien palais, puis lorsque nous parcourûmes la galerie jusqu’à l’éboulement. Je cherchai le rameau dans mon sac pour trouver le mécanisme pour sortir, quand l’oiseau se posa sur une aspérité de la roche et poussa des cris rauques. Il nous montrait l’emplacement de la machinerie qui nous permit d’ouvrir le pan de rocher, et voleta encore autour de nous quand nous empruntâmes le couloir pour sortir sous le rideau d’eau.   

 

Lorsque nous nous retrouvâmes à l’air libre au pied de la cascade, la chouette se percha sur l’un des sapins alentours et nous regarda.

 

-- Elle a retrouvé sa liberté, dis-je.

-- Elle devait pouvoir sortir de la grotte pour chercher de la nourriture, ajouta Astrid, elle a toujours dû être libre. Sinon, comment aurait-elle survécu au fond de la caverne ?

-- Tu as sûrement raison, répondis-je. Je ne sais pas quoi te répondre.

 

Le soir commençait à tomber, la lumière était plus diffuse, les ombres de la nuit s’avançaient doucement et masquaient progressivement les alentours. La forêt si accueillante en pleine journée devenait menaçante, des bruits furtifs et des cris perçants emplissaient l’air qui devenait pesant. Il était temps de partir. Nous regagnâmes le parking désert, toutes les voitures étaient parties, et enfourchâmes nos vélos. Nous pédalions vigoureusement pour retourner chez Mme Jacotte, quand Astrid poussa un cri de surprise et tendit la main pour me montrer quelque chose sur notre droite. C’était la chouette qui continuait à nous suivre, elle voletait à nos côtés.

 

-- Qu’allons-nous faire avec cet animal ? me lança Astrid tandis que nous prenions de la vitesse et nous rapprochions des berges du lac. Il m’angoisse.

-- Reste calme, répondis-je. Prenons le comme un signe qui va nous aider à avancer.

 

Tous les événements de l’après midi tournaient en boucle dans ma tête, sans que je puisse trouver une explication satisfaisante. Cet oiseau était très étrange, il semblait venir du passé pour nous transmettre une information. Et peut-être davantage. J’avais mis dans mon sac la deuxième graine de l’arbre et le minuscule mouchoir en batiste accroché à sa patte. Que signifiaient l’apparition de cette chouette préhistorique qui avait survécu dans les ténèbres d’un palais souterrain, et la branche d’arbre qui nous avait guidées pour contourner l’éboulement rocheux et aller jusqu’au laboratoire en ruines ? C’étaient des signes, à n’en pas douter. Et pourquoi l’oiseau nous suivait-il ? Voulait-il nous montrer un chemin ? Il ne fallait pas laisser tomber cette piste, même si nous n’y comprenions rien.

 

Et puis brusquement, la chouette s’envola à tire d’ailes et disparut dans le ciel nocturne où les étoiles commençaient à poindre.

 

-- C’est terminé, il est parti dit Astrid qui semblait soulagée. Tant mieux. Je n’aimais pas cet oiseau, il était trop spécial. Nous lui avons juste permis de sortir de la grotte. 

 

Je n’en étais pas si sûre, mais je ne dis rien, toujours perdue dans mes pensées et toujours sans aucune réponse rationnelle à toutes mes questions.

 

-- Nous avons perdu notre signe, mais tant pis, ajouta-t-elle.

 

Un quart d’heure plus tard, nous arrivâmes à destination et pénétrâmes dans le cottage de notre hôtesse après avoir rangé nos vélos. Mme Jacotte nous accueillit avec un grand sourire, elle nous avait préparé à manger, nous n’avions qu’à faire un brin de toilette et descendre pour le dîner quand nous serions prêtes. Nous montâmes chacune dans notre chambre et à peine Astrid était entrée dans la sienne qu’elle revint frapper à ma porte. Elle haletait, l’oiseau était à nouveau là, il s’était niché dans un arbre voisin et elle le voyait parfaitement de la fenêtre de sa chambre. 

 

-- Je ne pense pas qu’il soit mal intentionné, dis-je. 

-- Tout ça est si curieux, répondit Astrid qui était très nerveuse. Cet oiseau me fait peur, il a une drôle de tête, et je n’aime pas du tout qu’il nous suive.

-- Une chose est certaine, il ne vient pas de la part de PJ, repris-je. Acceptons le, nous verrons ce qu’il veut nous faire comprendre.

-- Et s’il nous attaque ? avec son bec il peut nous crever les yeux, répliqua-t-elle.

-- S’il avait voulu nous agresser, il l’aurait fait dans la caverne, dis-je pour la rassurer. Je crois qu’il est là pour nous montrer quelque chose. C’est un oiseau amical, il te caressait dans le cou avec son bec. C’est vrai qu’il est très étrange, il n’en existe pas de pareil.

-- Je veux bien te croire, mais je ne suis pas tranquille.

-- Allons dîner, poursuivis-je, Mme Jacotte nous attend. Et demain, direction Vallindras.

 

Pendant le repas, nous orientâmes la conversation sur nos visites, sans mentionner nos trouvailles dans la cour du château ni la découverte du palais souterrain et de l’oiseau. Nous demandâmes s’il y avait des oubliettes quelque part, ou une crypte sous les dalles du château, ou des récits de sorcellerie qui se rapportaient à Phaïssans. Notre hôtesse connaissait des tas et des tas d’histoires sur la région et passa la soirée à nous embrouiller avec toutes les générations de rois et de princes qui s’étaient succédés à Phaïssans, sans jamais nous parler d’un palais sous la terre ou de l’existence d’oiseaux surnaturels. Nous n’apprîmes rien de nouveau et quand nous montâmes nous coucher, nous vîmes à travers la fenêtre de la chambre d’Astrid la petite forme de l’oiseau suspendu à sa branche, ses yeux jaunes captaient les rayons de lune et brillaient dans l’obscurité.

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