Chapitre 13

Nous nous réveillâmes de bonne heure le lendemain matin. Le soleil se levait derrière les montagnes et inondait le mont fourchu d’une violente clarté qui s’étirait entre le rose et l’orangé. L’oiseau avait disparu. Il nous fallut peu de temps pour nous préparer, avaler un petit déjeuner rapide et quitter la maison sur nos vélos. Mme Jacotte dormait toujours mais elle était prévenue de notre départ matinal, et nous lui avions dit au revoir. La veille, avant de nous coucher, nous avions téléphoné à Vincent et Alma, sans leur parler de l’oiseau pour ne pas les inquiéter avec cette découverte bizarre. Les nouvelles de Simonetta n’étaient pas bonnes, elle avait à nouveau sombré dans la dépression. Rien ne semblait la faire sortir de sa léthargie et tous deux la surveillaient sans cesse, effrayés par ses discours pessimistes. Il faisait un peu meilleur sur l’île, aussi ils craignaient qu’elle n’aille se promener seule sur les rochers et glisse malencontreusement. Oponce et Nopal s’étaient bien habitués à la vie sur le rocher, le chat passait son temps à dormir et le chien semblait avoir retrouvé le goût de vivre. Vincent naviguait sur Internet à la recherche d’informations, et Alma lisait tous les livres qui lui tombaient sous la main, entre deux promenades avec le chien et quelques cours dispensés par son frère.  

 

Pertubées par les événements, nous n’avions pas très bien dormi et de si bon matin, le grand air et l’exercice nous firent du bien. La chouette était invisible, elle avait dû s’envoler vers d’autres horizons. 

 

La route qui menait à Vallindras était toute droite et peu fréquentée. Nous longeâmes d’abord le lac qui à cette heure matinale émergeait de la brume dans sa calme beauté, puis nous roulâmes au milieu d’une forêt profonde avant de poursuivre sur une route de campagne au milieu des champs. Nous nous arrêtâmes en chemin pour nous désaltérer dans une vieille auberge. Il faisait beau et la propriétaire, une jeune femme alerte, nous installa sur une terrasse en plein soleil avant de nous apporter deux grands verres d’eau pétillante avec des glaçons et des rondelles de citron. Comme il était presque midi, nous en profitâmes pour déjeuner.       

 

Nous reprîmes la route, elle était déserte, totalement plate et toute droite. Devant nous, les hautes montagnes de Vallindras se profilaient dans le lointain. Autour de nous, des champs cultivés en plein soleil s’étendaient à perte de vue, quelques bosquets rompaient parfois la monotonie du paysage, un vieux pont de pierre enjambait une paisible rivière qui paressait entre des talus couverts de roseaux. Nous traversions des hameaux endormis ou apercevions au loin des fermes massives aux toits lourds, entourées de haies touffues ou de barrières. A l’approche des bâtiments serrés autour d’une cour où se trouvaient des machines agricoles, des chiens hargneux aboyaient sauvagement et nous accélérions pour les dépasser rapidement. En fin d’après-midi, après avoir roulé toute la journée à bonne allure, nous nous approchâmes de la zone montagneuse. Tandis que le soir tombait, nous parvînmes enfin sur les berges d’un fleuve tumultueux, la Sauldre, au pied des pics acérés. Nous traversâmes les eaux en furie sur un pont suspendu et poursuivîmes le chemin jusqu’à Bourg-sur-la-Sauldre, un vieux village typique de la région situé un peu plus au nord, où se trouvait l’entrée du parc national. Il faisait nuit et la petite cité était éclairée par une ribambelle de réverbères qui lui donnaient un air pimpant. Il y avait des fleurs aux fenêtres et de jolies fontaines de pierre sur les places et aux coins des rues. Nous trouvâmes rapidement la maison de l’habitant chez qui nous avions réservé une chambre pour la nuit. 

 

Le propriétaire était un jeune homme qui travaillait dans le parc et louait une chambre aux randonneurs pour arrondir son salaire. Il était bûcheron et s’occupait de l’entretien des  bois et des forêts. Il nous prépara un dîner simple, et comme il venait de rapporter des champignons de sa tournée quotidienne, il fit frire une omelette avec un mélange de chanterelles, girolles et bolets, accompagnée d’une salade de son jardin. C’était délicieux évidemment, et nous appréciâmes le repas, surtout après l’effort physique de la journée.

 

Nous profitâmes de cette heureuse rencontre pour lui poser des questions sur la flore du parc. Il la connaissait car il avait habité le village toute sa vie, d’ailleurs cette maison était celle de ses grands parents aujourd’hui décédés. Il avait passé son enfance à parcourir les montagnes avec son grand-père, qui lui avait transmis son savoir. Il nous parla de toutes sortes de fleurs et sortit un guide du parc que nous feuilletâmes, mais aucune mention d’une plante jaune appelée pimpiostrelle n’y figurait, pas plus que sur le site internet du parc que nous avions déjà regardé. Quand nous essayâmes d’aborder ce nom, il nous coupa la parole et dit :

 

-- Ah ! le pimpiolet ! vous voulez parler du serpolet en fait, c’est une sorte de thym à fleurs violettes dont les feuilles sentent le citron. Oui, il y en a en altitude, c’est une plante mellifère. 

-- Le pimpiolet ? repris-je, je pensais plutôt à une plante jaune, la pimpiostrelle …

-- Jamais entendu parler, répondit notre hôte et nos questions sur la pimpiostrelle s’arrêtèrent là.

-- Vous vous y connaissez aussi en faune ? demanda Astrid, nous avons entendu parler de fouilles archéologiques et de squelettes d’animaux préhistoriques, en particulier d’ossements  d’oiseaux géants dont le bec contenait des dents.

-- C’est une légende, elle dit que ces oiseaux avaient une longévité importante. Les os auraient été emportés par des archéologues depuis longtemps et on ne les a jamais revus, il n’y a aucune preuve de leur existence.

-- Où ces restes auraient-ils été trouvés ? insista Astrid

-- Assez haut dans l’alpage, je ne sais pas exactement où, dans un coin inaccessible et dangereux, et à mon sens interdit à la visite. Et je me suis toujours demandé si c’était vrai cette histoire d’os et de dents, ajouta-t-il pensivement. Ici dans ce pays de montagnes, il y a beaucoup de contes et de légendes du passé qui circulent, il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. Si vous vous voulez en savoir davantage, allez voir le père Orgonse, il vous dira toutes sortes de récits de jadis.

-- Où pouvons-nous le trouver ? demandai-je

-- A cette heure, vous pouvez encore le trouver à la taverne sur la place, si vous avez le courage d’aller faire un petit tour dans le village. 

-- Bonne idée ! s’écria Astrid, j’ai très envie de me balader après ce délicieux dîner, et nous irons boire une verveine à l’auberge pour rencontrer votre vieux conteur !  

-- Prenez plutôt une bière locale ! répliqua le bûcheron en riant.

 

Nous ne demandâmes pas où se trouvait le site des fouilles, pour ne pas alerter le bûcheron sur notre objectif réel, et trois minutes plus tard, nous marchions dans les petites ruelles en direction de la place du village. La taverne était située dans une vieille maison de pierre qui semblait tassée sur elle-même, elle avait deux étages biscornus et était coiffée d’un toit pointu. Les petites fenêtres aux vitres épaisses laissaient passer une lumière jaune et quand nous poussâmes la porte, nous nous trouvâmes dans une ambiance chaleureuse et enfumée. Un grand feu crépitait dans la cheminée et jetait des éclairs rouges et oranges. Il y avait de nombreuses petites tables rondes en bois, à cette heure tardive couvertes de chopes de bière et autour desquelles étaient assis des convives bavards. Au comptoir, on nous indiqua où se trouvait le père Orgonse.

 

Nous nous approchâmes de sa table et on nous fit de la place pour nous asseoir. L’aubergiste nous apporta nos tisanes qui firent rire les buveurs de bière. Et nous écoutâmes le père Orgonse. Il avait déjà vidé plusieurs chopes et il parlait sans arrêt. Ses compagnons de table se moquaient gentiment de lui, il avait à peine fini de boire une gorgée et reposé son gobelet bruyamment qu’il repartait de plus belle.  

 

Il avait le visage rond, un gros nez boutonneux et la couleur rouge de ses joues était encore accentuée par la chaleur qui régnait dans la salle. Ses cheveux blancs étaient en bataille et sa grosse moustache frémissait sans arrêt à cause des mouvements incessants de sa bouche. Quand il avait dit une drôlerie, il se mettait à rire et son rire était communicatif, tous les convives riaient aussi. Et pour amuser son public, il en rajoutait sans cesse, parlant avec l’accent du terroir et faisant toutes sortes de petits bruits pour agrémenter ses histoires. Lorsqu’il s’arrêta un instant pour boire une gorgée de bière, j’en profitai pour lancer notre sujet.

 

-- Que savez-vous des oiseaux qui ont des dents, père Orgonse ? m’écriai-je avant qu’il ne se remette à parler. 

-- Ooooh ben ! répondit-il en attrapant ma question au vol et en hochant la tête d’un air entendu, c’est une sacrée histoire, çà ! On les appelait les oiseaux dragons, ils vivaient dans la montagne du temps du roi Matabesh, ils terrorisaient la population et mangeaient tous ceux qui les approchaient. C’est ce qui se disait dans ce temps-là. C’est pour ça qu’on ne sait pas trop à quoi ils ressemblaient … ceux qui les ont vus sont jamais revenus pour raconter ! et puis un beau jour pffft ! ils ont disparu, on ne les a jamais revus. Envolés ! Pffft ! 

 

Il agitait les mains d’une manière explicite et se tordait de rire, comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie.

 

-- Où se trouvaient-ils dans la montagne ? demandai-je encore.

-- Comme je vous le disais, fit le père Orgonse en reprenant son sérieux, personne le sait, puisque personne n’est revenu. Mais c’était très haut dans l’alpage. Pour sûr !

-- On dit qu’ils ont vécu très longtemps, ajouta Astrid.

-- Bah oui, c’est ce qui se disait dans l’ancien temps, mais comment savoir ? reprit le père Orgonse qui roulait les r avec délectation. On vivait plus vieux autrefois ici, Matabesh il était très âgé, oh ça oui ! c’est ce qui se disait, il a vécu pendant des siècles. Mais qui est là pour le prouver aujourd’hui ? On ne sait pas comment il est mort, y en a qui disent que c’est de découragement, il n’avait pas de descendant, il en avait assez de gouverner. Vous avez déjà entendu ça, un roi qui en a assez de gouverner ? Je n’y ai jamais cru moi. Il est mort de vieillesse, voilà tout. On disait que les oiseaux dragons n’obéissaient qu’à Matabesh, mais tout ça c’est la légende des montagnes. Il faut être né ici pour y croire.

-- Comment ce roi a-t-il pu vivre si vieux ? demandai-je fébrilement.

-- On dit qu’il cultivait des plantes dans la montagne, mais je n’en sais pas plus. C’était un sacré roi Matabesh, il est parti faire la guerre au bout du monde. Dans ce temps là, les rois étaient très courageux. Aujourd’hui, tout ça c’est terminé, il n’y a plus de rois. Buvons donc à Matabesh, le grand roi de Vallindras !

 

Le père Orgonse leva à nouveau sa chope et se tourna vers l’un de ses voisins.

 

-- Ah ça, Grrrredon ! dit-il, ça vaut bien une belle gorgée de cette bonne bière, regarde comme elle est mousseuse ! 

 

La conversation avait dévié. Après avoir bu notre verveine, nous nous levâmes et, remerciant le père Orgonse et les autres convives, nous retournâmes rapidement chez le bûcheron. Il nous attendait pour fermer sa maison et nous interrogea sur notre soirée.

 

-- Le père Orgonse était-il en verve ce soir ? A-t-il répondu à vos questions ? demanda-t-il avec un grand sourire.

-- Vous aviez raison, il a une grande connaissance des légendes de la montagne, répondis-je. Il nous a parlé des oiseaux dragons et du roi Matabesh qui a vécu très vieux.

-- Nous avons passé un bon moment à la taverne à l’écouter, ajouta Astrid en se tournant pour réprimer un bâillement de fatigue.

-- Il est très bavard, mais ses histoires sont passionnantes, on l’écouterait pendant des heures. J’espère qu’il a répondu à vos questions. Je vous laisse, une rude journée vous attend demain, dit-il. Et moi aussi.

 

Sans attendre, nous allâmes nous coucher sans même avoir le courage de nous reparler.

 

Le lendemain matin, nous fûmes prêtes en même temps que notre hôte et, laissant nos vélos dans son garage, nous nous dirigeâmes en sa compagnie vers l’entrée du parc. Avant de nous quitter pour aller travailler, il nous conseilla d’être prudentes et de dormir dans les refuges, car la réserve naturelle fourmillait d’ours et ce pouvait être très dangereux de tomber nez à nez avec un plantigrade. Il nous laissa devant le guichet où l’on pouvait acheter les billets d’entrée. Nous prîmes nos tickets, toute la documentation pour nous diriger et nous loger et pénétrâmes enfin dans le parc.

 

-- Alors qu’as-tu pensé des légendes du père Orgonse, demanda Astrid en se badigeonnant de crème solaire.

-- Il y a eu à Vallindras un roi Matabesh qui a vécu vieux, mais l’histoire des oiseaux dragons, je ne sais pas, ça parait tellement bizarre … passe-moi le tube, s’il te plait.

-- Et une chouette préhistorique qui nous suit depuis un laboratoire souterrain, ça n’est pas bizarre ? insista Astrid en enfilant ses lunettes de soleil.

-- Oui, ça fait trop de trucs bizarres … on est parties !

 

Un peu fébriles, nous suivîmes le chemin qui menait aux alpages en évitant de pénétrer dans les forêts pour ne pas rencontrer d’ours aux griffes acérées. Des sentiers partaient dans tous les sens, le nôtre traversait tout le parc et amenait vers les sommets. Nous marchions au milieu des bouquets d’arbres et des prairies vertes où poussaient des multitudes de fleurs parmi lesquelles nous reconnûmes des lys martagon, des chardons bleus, digitales roses, gentianes, centaurées, pulsatilles, orchis, campanules et scabieuses qui s’épanouissaient au milieu des herbes hautes. Nous éprouvions à la fois du plaisir devant la nature exubérante et de la frustration car nous avancions trop lentement. 

 

Petit à petit le paysage changea, les chemins sinuaient en montant et nous prenions de l’altitude. Nous essayions de marcher vite, mais c’était périlleux d’avancer rapidement sur les sentes escarpées et pierreuses, de courir sur les plaines de roches plates parsemées de crevasses et nous devions parfois contourner des petits lacs, traverser des torrents à gué ou descendre et remonter pour passer un col. L’environnement était magnifique, mais nous perdions beaucoup de temps. La surface à couvrir nous paraissait immense et accidentée et notre espoir ténu de trouver de la pimpiostrelle s’amenuisait encore devant l’ampleur des lieux à explorer.

 

Pendant deux jours nous parcourûmes les zones en altitude à la recherche d’une inspiration quelconque, mais malgré notre acharnement nous ne trouvions rien qui nous parle. A l’aide de la carte du parc, nous nous dirigions d’un point à un autre sur les sentiers balisés, en quête d’un endroit dangereux où auraient pu se trouver les ossements d’oiseaux. Nous avions l’intuition que ces volatiles étranges avaient un lien avec la pimpiostrelle.

 

Et soudain le troisième jour, alors que nous commencions à envisager d’arrêter notre vaine exploration, surgissant de nulle part, fondit vers nous la chouette préhistorique. Elle avait dû nous suivre de loin depuis Phaïssans. Elle volait à grande vitesse et s’approcha jusqu’à venir se poser délicatement sur l’épaule d’Astrid. Elle frotta son bec doucement contre la peau de son cou et poussa son cri rauque.

 

-- La boucle est bouclée, dit Astrid, cet oiseau de malheur est de retour, et nous n’avons rien trouvé, ni ossements d’oiseaux à dents, ni fleur jaune que personne ne connaît. 

-- Essayons cette dernière crête, dis-je en désignant un ensemble de pics au dessus de nous qui semblait former un cirque de pierre. 

 

Nous grimpâmes sur l’étroit sentier qui serpentait entre les rochers jusqu’à la couronne déchiquetée. Au delà, s’étendait un champ où des herbes folles mêlées de rares trolles jaunes, s’agitaient sous les effets du vent. Il n’y avait rien. Astrid me regarda avec des yeux désespérés. La chouette avait quitté son épaule et s’était posée sur un rocher pointu. Soudain l’oiseau s’envola en poussant un cri aigu inhabituel et fonça vers un creux dans un rocher. Il semblait vouloir attirer notre attention en piaillant. Intriguées, nous traversâmes le champ de fleurs et nous approchâmes de la cuvette de pierre. L’intérieur était vide, mais l’oiseau se poussa et nous regardâmes derrière. Au dessus du précipice qui entourait le cirque de pierre, une petite pousse jaune se trouvait dans une anfractuosité. Astrid poussa un cri.

 

-- Tu crois que c’est de la pimpiostrelle ? demanda-t-elle

-- Nous ne pouvons pas la cueillir, si c’est la seule qui reste, dis-je. Mais je pris des photos avec l’appareil de Vincent.

 

Cependant la chouette s’était posée sur le bord du rocher et piétinait en poussant des cris rauques.

 

-- Que faire, fis-je, l’oiseau veut que nous prenions cette fleur. Nous n’avons pas le droit d’emporter quoi que ce soit, c’est un parc protégé.

-- Demande à Vincent, répondit Astrid, nous allons décider ensemble.

 

J’envoyai les photos par le téléphone et appelai. J’entendis aussitôt la voix de Vincent qui me parvint depuis l’autre bout du monde, et qui parut aussi proche que s’il était à côté de nous. 

 

-- Que se passe-t-il ? fit-il avec un calme qui détonnait avec notre excitation. 

-- Nous sommes toujours au parc de Vallindras, dis-je, nous avons trouvé dans un coin très retiré une unique fleur jaune qui est peut-être de la pimpiostrelle. Est-ce que nous la ramenons ?  

-- Je viens de recevoir tes photos, je les regarde, je ne sais pas quoi dire puisque je n’en ai jamais vu, réfléchit-il. Mais compte tenu de l’enjeu, je suis d’avis qu’on la prenne, PJ ne pourra pas la trouver s’il la cherche après vous. De toute façon quand elle sera fanée, il n’en restera plus du tout, alors emporte la, et si tu peux, prends aussi la racine, on ne sait jamais, ne laisse rien pour PJ. 

-- D’accord, répondis-je.

-- Tout va bien ? demanda-t-il

-- Nous sommes sur une crête en plein vent, le paysage est magnifique, nous avons trouvé la pimpiostrelle et nous sommes accompagnées par une drôle de chouette, expliquai-je d’une seule traite. On dirait qu’elle nous demande de prendre la fleur. Nous l’avons croisée dans un palais souterrain caché sous le château de Phaïssans. Depuis elle nous suit sans relâche. C’est une branche d’arbre ramassée dans la cour du château qui nous a guidées vers le laboratoire où se cachait l’oiseau. Nous avons trouvé des graines de l’arbre aussi.

-- Mais qu’est-ce que tu me racontes ? s’écria-t-il après mon discours désordonné, de quoi parles-tu ? C’est inimaginable, on dirait de la magie !

-- Oui, ça l’est. Mais c’est vrai, répondis-je.     

-- Enfin ! ajouta-t-il en ne doutant pas de mon bon sens, il se passe quelque chose, ce sont des signes, il faut les prendre au sérieux.

-- C’est ce qu’Astrid et moi pensons, fis-je en regardant sa soeur. Nous avons trouvé de la pimpiostrelle à Vallindras, mais si peu que ce n’est sûrement pas l’endroit que cherche PJ pour récolter de quoi fabriquer ses potions hors de prix. Nous devons nous assurer qu’il n’existe pas d’autre lieu où cette fleur pousserait. Car si PJ le découvrait avant nous, rien ne pourrait plus l’arrêter. 

-- C’est pourquoi nous devons poursuivre notre quête ! poursuivit Vincent d’une voix frémissante qui trahissait son excitation. 

-- Une si petite quantité pourrait-elle tout de même lui servir ? demanda Astrid.

-- C’est vraiment trop peu, dis-je, une seule fleur ne peut pas suffire. Et nous avons tellement exploré le parc que nous sommes bien certaines qu’il n’y en a pas ailleurs.

-- Cueille la fleur, l’oiseau a raison, nous en aurons besoin pour faire des recherches sur internet et vérifier qu’il s’agit bien de pimpiostrelle, intervint Vincent. Envoie la moi par courrier, la poste est un moyen sûr, et elle sera à l’abri sur l’île. Cependant, nous avons un contretemps qui va beaucoup nous retarder. Je suis vraiment désolé, mais un événement grave a eu lieu et j’ai besoin de votre aide immédiatement avant que vous ne continuiez la mission. J’ai reçu un appel de Ferdinand. Il était parti avec PJ lorsque celui-ci a disparu, comme nous l’avions deviné. Mais pendant leur fuite, PJ s’est aperçu que Ferdinand l’avait trompé. La fleur jaune que l’alpiniste avait rapportée en prétendant que c’était la plante miraculeuse n’était qu’une vulgaire fleur de montagne. Dans le cadre de ses recherches, PJ a rencontré un botaniste qui a aussitôt dévoilé la supercherie. L’alpiniste était un escroc ou un je m’en foutiste, et de son côté Ferdinand a été très négligent, il n’a fait aucune vérification. PJ était fou furieux, il a perdu toute confiance en lui et l’a mis à la porte définitivement ! Impensable, non ? PJ a laissé partir son plus vieil admirateur ! 

 

Je me souvins à cet instant des paroles de Ferdinand à propos de PJ : ‘Et si vous gagnez sa confiance, assurez-vous de ne pas la perdre, sinon vous perdriez tout, il vous chasserait de son cercle’. Ferdinand avait eu raison de me prévenir, mais il aurait dû appliquer ce bon conseil à lui-même. Je ne pus m’empêcher de sourire. 

 

-- Ferdinand a été agressé le soir même dans une rue sombre en pleine ville, poursuivait Vincent, il est convaincu que PJ a organisé cette attaque pour se venger, voire même pour l’éliminer, car Ferdinand sait trop de choses sur lui et ses machinations. Le passage d’une voiture a fait fuir les assaillants. Seul et blessé, laissé pour mort entre deux poubelles, il m’a contacté et j’ai organisé son transfert dans un hôpital en appelant une ambulance. Il s’y trouve toujours. Pouvez-vous aller le chercher ? J’irais bien moi-même, mais je ne peux pas laisser Simonetta et Alma, et je suis trop lent alors que là il faudra être agile. Curieusement, l’hôpital n’est pas très loin de Phaïssans, PJ suit peut-être la même piste que nous ou bien tout simplement il vous suit. Et d’après ce que j’ai compris de la description, l’un des agresseurs pourrait être Trevor, l’ex bras droit de Jack Maxence. Astrid doit être très prudente. Vous devez être prudentes.

 

Je pensais également aux deux tueurs qui avaient assommé Ezéchiel et qui m’avaient poursuivie. D’une manière ou d’une autre, où que nous soyons, nous étions rattrapés par l’organisation de PJ, c’en était terminé de notre escapade en pleine nature. Et une nouvelle fois après l’explosion de la tour Berova, nous étions ralentis dans ce qui semblait être depuis le début de l’histoire une course contre la montre. Étrange. 

 

Sans discuter, nous acquiesçâmes, Vincent nous donna les coordonnées de l’hôpital et le numéro de la chambre de Ferdinand. Je pris délicatement la petite fleur jaune que je glissai dans une feuille de papier pliée en quatre. Je réussis à récupérer une partie seulement de la racine pour qu’elle ne disparaisse pas tout à fait de Vallindras. Malgré la menace de l’avidité de PJ, je ne pus m’y résoudre. Je cachai la petite enveloppe improvisée au fond de mon sac, sous la branche, le mouchoir et la graine.  

 

La chouette s’était envolée à nouveau et tournait au dessus de nos têtes, elle poussait de petits cris dont nous ne comprenions pas la signification.

 

-- Cet animal nous a guidées habilement. Si nous lui donnions un nom ? suggérai-je, plutôt que de l’appeler la chouette ou l’oiseau. il est devenu notre ami.

-- Appelons le Houang Ti, répondit Astrid. 

-- C’est un nom impérial, répondis-je, mais il a une telle allure, çà lui va bien.

 

Nous prîmes le chemin du retour et descendîmes les sentiers pierreux, au milieu des rochers, des crêtes, des chèvres, des herbes folles et des fleurs de montagne. Les mots de Mme Jacotte sur la beauté des lieux nous revenaient en mémoire, mais même si nous y étions sensibles, les événements nous bousculaient trop pour que nous profitions pleinement du paysage. Heureusement, nous avions la carte et nous nous dirigeâmes par le chemin le plus direct vers la sortie du parc. Nous marchions vite, et Houang Ti nous suivait en planant. Il était capable à certains moments de partir à tire d’ailes puis de revenir quelques minutes plus tard près de nous. De temps en temps, il se posait sur l’épaule d’Astrid qui n’appréciait pas du tout le contact de ses pattes griffues, mais jamais sur la mienne. 

 

En fin de journée, au moment où le soleil se couchait, alors que l’obscurité descendait sur la montagne, nous parvînmes en bas des sentiers, à l’entrée du parc. Nous étions épuisées par les journées de marche au grand air, et regagnâmes la maison de notre hôte le bûcheron. Il fut surpris de nous voir revenir si vite, au bout de trois jours seulement, mais il sut comme précédemment se montrer accueillant et discret. Il comprit notre précipitation quand nous lui expliquâmes que nous devions repartir rapidement le lendemain, pour aller rendre visite à un oncle qui avait eu un grave accident. Peut-être ne crut-il pas un mot de notre excuse, mais il n’en montra rien, cela ne le regardait pas.  

 

Avant de nous coucher, nous consultâmes à nouveau le guide du parc, pour resituer les endroits magnifiques que nous avions visités et vérifier les noms des espèces animales et végétales que nous avions croisées. Houang Ti était dehors, perché sur un arbre voisin. Nous eûmes beau tourner et retourner les pages du livre, nous ne vîmes aucune plante jaune qui ressemblât de près ou de loin à la petite fleur que nous avions cueillie dans le creux du rocher. Notre coeur battait fort, car si nous ne trouvions pas la référence à ce spécimen dans le guide, c’était une première preuve de l’authenticité de la pimpiostrelle. La présence de Houang Ti sur sa branche, devant la fenêtre de notre chambre, en était une autre.

 

Le lendemain matin, de très bonne heure, nous quittâmes la maison du bûcheron et enfourchant nos vélos, nous reprîmes la direction de Phaïssans. Nous roulâmes toute la journée, presque sans pause, pour arriver le soir à la ville. Nous rendîmes les bicyclettes et prîmes le premier train pour rejoindre la cité où se trouvait Ferdinand. Houang Ti s’était glissé dans le sac à dos d’Astrid qui restait à moitié ouvert, sa petite tête étrange et son bec émergeaient parfois. Il resta calme pendant le voyage et personne ne le remarqua. Nous somnolâmes sur nos sièges, épuisées par la densité de nos aventures des derniers jours. Nous étions partagées entre la joie de ne pas être reparties bredouilles, et la contrariété d’aller chercher Ferdinand et de renouer avec l’espion de PJ. Nous devions être raisonnables, cela faisait partie de notre plan qui, même s’il était encore vague, commençait à prendre forme. Vers minuit, la locomotive entra en gare et dès que nous fûmes descendues du train, nous prîmes le premier taxi libre pour nous rendre à l’hôpital. 

 

Il était évidemment interdit de rendre visite aux malades en pleine nuit, mais nous nous glissâmes à l’entrée du service des urgences où je pus attraper sur une patère une blouse d’infirmière. Astrid resta assise dans la salle d’attente parmi la horde de gens qui attendaient qu’on les appelle, avec les sacs et l’oiseau toujours caché. Pendant ce temps, j’enfilai la blouse en étudiant la topographie des lieux sur un panneau de sécurité. Puis je me glissai discrètement le long des couloirs vers la chambre de Ferdinand dont Vincent m’avait communiqué le numéro, en évitant les faisceaux des caméras. J’avais réussi à prendre sur un chariot abandonné un dossier cartonné et munie d’une preuve de mon appartenance au personnel de l’hôpital, je pus circuler sans attirer l’attention de quiconque. 

 

Je trouvai facilement la chambre de Ferdinand, après avoir parcouru plusieurs corridors et emprunté de nombreux escaliers. Le couloir était plongé dans la pénombre car les malades dormaient. J’entrouvris la porte doucement. Il y avait deux lits, le voisin de Ferdinand  respirait si fort qu’il n’y avait pas de doute sur la profondeur de son sommeil. Ferdinand était étendu sous le drap, il avait les yeux ouverts, la tête entourée d’un pansement et le visage couvert de cicatrices et d’hématomes. Le rai de lumière du couloir qui filtra lorsque je poussai la porte le fit se tourner imperceptiblement vers moi et un faible sourire se dessina sur ses lèvres gonflées.  

 

-- Avellana, murmura-t-il avec difficulté tant sa bouche semblait le faire souffrir.

-- Ne parlez pas Ferdinand, répondis-je, Astrid et moi sommes venues vous chercher. Vous voulez partir maintenant ou je reviens demain ?

-- Maintenant, dit-il en rabattant les draps avec une vigueur qui me surprit. 

 

Je l’aidai à se lever mais il était faible sur ses jambes. Je me demandai s’il était vraiment capable de marcher jusqu’à la sortie.

 

-- Mes affaires, grommela-t-il entre ses dents, toujours aussi peu aimable.

 

Je trouvai ses vêtements dans le placard, mais ils étaient pleins de sang et déchirés.

 

-- Attendons demain, dis-je, vous ne pouvez pas sortir dans cet état. Je vous apporterai des affaires propres.

-- Il va revenir pour me tuer, répondit-il, je pars tout de suite.

-- Prenez les habits de votre voisin alors, suggérai-je, en décrochant le cintre qui se trouvait dans le deuxième placard et en le lui tendant.

 

Ferdinand s’assit sur le lit et enfila un pantalon et une chemise trop grands, il déroula le turban de gaze autour de sa tête, le jeta et s’appuyant sur moi, se leva et me fit signe d’avancer. Nous parcourûmes quelques mètres dans le couloir et avisant la porte ouverte du bureau des infirmières, je jetai un coup d’oeil et vit une blouse pendue derrière la porte. Ferdinand s’en empara et la passa sur ses vêtements. Elle était trop petite et il la laissa ouverte sans la boutonner. Nous avançâmes le long des couloirs peu éclairés, évitant les caméras et prenant les escaliers pour descendre aux étages inférieurs. Ferdinand voulait rejoindre les  parkings où nous pourrions trouver une voiture. Après quelques détours infructueux, nous arrivâmes enfin aux garages souterrains. Heureusement, à cette heure nocturne, il n’y avait personne, ni personnel, ni visiteurs, tout était désert. Je testai plusieurs portières de voitures et réussis à en ouvrir une. C’était une sorte de véhicule utilitaire à deux places, vieux et cabossé, sans alarme et avec un clavier de commande pour activer le démarrage. J’essayai au hasard le code le plus basique 0000 et le moteur se lança. 

 

-- C’est trop de chance, encore un signe, pensai-je, en aidant Ferdinand à s’asseoir sur le siège du passager, après m’être débarrassée des blouses à l’arrière.

 

La tête de Ferdinand dodelinait dangereusement sur l’appui tête et j’eus peur qu’il ne s’évanouisse, mais il se reprit et se redressa en inspirant.

 

-- En avant, murmura-t-il entre ses dents, il ne savait pas me parler autrement qu’en me donnant des ordres. 

 

Serrant mes poings malgré ma colère, je débrayai et le véhicule se mit à rouler. Cinq minutes plus tard, nous passâmes la barrière de sortie des garages et je me dirigeai vers l’entrée des urgences. Je garai la voiture sur le trottoir, et me précipitai pour aller chercher Astrid. Nous revînmes en courant et nous engouffrâmes dans l’habitacle, Astrid se cala à l’arrière. Moins de deux minutes plus tard, nous circulions dans la ville, nous éloignant de l’hôpital au plus vite. Astrid fouilla dans les sacs et nous tendit à chacun un bonnet et une écharpe qui servirent à dissimuler nos visages.

 

-- Pas question d’aller à l’hôtel, dis-je, c’est le premier endroit où nous serions recherchés. 

-- Une location ? demanda Astrid.

-- Non plus, répondis-je, il faut fournir une identité, et les propriétaires en général viennent te voir.

-- Que faire alors ? Ferdinand a besoin de soins, on ne peut pas aller loin comme ça.

-- Allons dans une banlieue résidentielle, nous entrerons dans une maison inhabitée, répondis-je en me souvenant de ma précédente expérience, c’était la première et unique pensée qui m’était venue.

-- Et l’alarme ? ajouta-t-elle, elle risque de se déclencher, non ?

-- Je la désactiverai, fis-je pour la rassurer, mais sans conviction.  

-- Tu l’as déjà fait ? questionna-t-elle.

 

Je pensais en l’écoutant qu’elle commençait à bien me connaître et je hochais la tête. Je n’avais pas d’idée, après le stress de la course poursuite, mon cerveau refusait de fonctionner. J’avais besoin de repos pour me remettre à réfléchir utilement et heureusement conduire m’aidait à ne penser à rien d’autre qu’à piloter la voiture.

 

Nous tournâmes en rond dans plusieurs quartiers sans trouver un lieu qui nous convienne. La densité d'habitations et de population était trop importante, il était impossible de passer inaperçus dans les rues où il n’y avait même pas une place pour nous garer et la présence de Ferdinand blessé complexifiait encore notre situation. Nous quittâmes la banlieue et finîmes par laisser derrière nous la zone urbaine. Continuant à rouler, nous sortîmes du périmètre de surveillance des caméras et des axes fréquentés. Ferdinand s’était endormi et seules Astrid et moi restions attentives et cherchions désespérement une solution. Après une heure de route en pleine campagne, nous arrivâmes en bord de mer, traversâmes plusieurs bourgs côtiers, puis finalement longeâmes une avenue flanquée de villas de vacances qui bordait la plage. En cette morte saison, les stations balnéaires n’attiraient personne, tous les alentours étaient déserts et faiblement éclairés par des réverbères espacés. Plusieurs panneaux de location de maisons étaient accrochés sur des portails d’entrée. Nous ralentîmes et avançâmes au pas jusqu’à ce que nous aperçûmes une grille fermée avec un simple tendeur de vélo. Tous les volets étaient clos, le jardin semblait à l’abandon, et la double porte permettait de rentrer la voiture. Nous ne réfléchîmes pas longtemps, Astrid descendit du véhicule, retira le sandow, écarta les deux battants et la voiture pénétra dans le jardin. Tandis qu’elle refermait le portail avec le tendeur, je me garai le long de la haie, le plus loin possible afin que personne ne puisse voir le véhicule depuis la rue. L’enclos était entouré d’une végétation dense qui protégeait la maison comme dans un écrin. Les arbustes à feuillage persistant ne devaient jamais être taillés et ils formaient une sorte de jungle impénétrable. Astrid avait ouvert son sac à dos, et Houang Ti s’était envolé et posé sur une branche. De ses yeux perçants il nous regardait faire. Nous nous glissâmes à l’arrière de la maison. Une fenêtre à guillotine se releva sans effort au rez de chaussée et je pus me faufiler dans la cuisine. J’allai ouvrir la porte qui donnait sur le jardin pour laisser entrer à leur tour Ferdinand soutenu par Astrid, il n’y avait pas d’alarme. 

 

Ferdinand était brûlant de fièvre et nous le déshabillâmes pour l’étendre sur un sofa. Je passai un linge d’eau glacée sur son visage et ses bras pour le rafraîchir, tandis qu’Astrid cherchait un antipyrétique dans tous les placards. Elle trouva un peu d’aspirine et nous lui fîmes boire beaucoup d’eau. Nous étions toutes les deux épuisées, mais nous nous alternâmes jusqu’au matin, l’une de nous se reposait pendant que l’autre restait au chevet du malade. Nous laissâmes les fenêtres ouvertes pendant toute la nuit pour faire circuler un courant d’air frais et l’odeur de renfermé s’estompa. 

 

Ferdinand dormit d’un sommeil agité toute la nuit et se réveilla toujours aussi fébrile le lendemain matin.

 

-- Il faut des antibiotiques, ses blessures s’infectent, dit Astrid.

-- Impossible de faire venir un médecin, répondis-je, je vais essayer de trouver une pharmacie et de ramener des médicaments. 

-- Il vaut mieux que ce soit moi qui sorte, répliqua-t-elle, on t’a probablement vue l’emmener hors de l’hôpital.

-- C’est vrai, j’ai fait attention aux caméras, mais c’est possible qu’on m’ait repérée en train de l’aider à partir.

-- On parle de l’enlèvement aux informations à la radio. Ta photo doit être diffusée, avec celle de Ferdinand, ajouta-t-elle. C’est trop risqué, tu ne peux pas quitter la maison.

-- D’accord, vas-y vite, il faut le soigner. Prends aussi l’enveloppe pour Vincent et poste la. 

 

L’habitation était une villa de vacances à la mer. C’était une maison blanche à deux étages avec des volets bleus en bois, il y avait un balcon ouvragé à l’étage d’où on pouvait voir la plage et l’océan de l’autre côté de l’avenue. Elle offrait tout le confort d’une demeure de famille, une cuisine équipée avec des placards contenant une réserve de nourriture et des produits d’entretien, plusieurs chambres avec des lits, des draps, des oreillers et des couettes, des armoires pleines de vêtements d’été, une salle de bain avec une douche et tous les flacons et savons nécessaires pour la toilette, des livres et des jeux de société pour se distraire, et une radio. Il y avait aussi une boite à pharmacie qui contenait tout ce qu’il fallait pour faire baisser la fièvre et nettoyer et panser les blessures, c’était là où Astrid avait trouvé de l’aspirine. Comme nous n’avions rien emporté, c’était une bénédiction d’avoir échoué dans ce lieu. 

 

Je récupérai dans un tiroir une enveloppe et des timbres pour préparer le courrier d’envoi de la pimpiostrelle, glissai la fleur et le bout de racine entre deux feuilles de papier, et  ajoutai un petit mot pour Vincent et un autre pour Alma. Ferdinand était si malade qu’il ne s’était rendu compte de rien et nous avions passé sous silence la découverte de la plante miraculeuse.

 

Astrid fouilla dans les armoires et choisit des pantalons de toile épaisse, une marinière et des tennis. Un ciré bleu marine et un bonnet vinrent compléter sa tenue et elle quitta la maison avec un peu d’argent et un sac à provisions. Elle avait trouvé un vieux vélo rouillé dans l’appentis du jardin où étaient rangés les jouets d’été, les parasols, les nattes et les sacs de plage. Nous eûmes simplement besoin de regonfler les pneus et de couler un peu d’huile dans les rouages pour le remettre en marche. Après avoir vérifié que les environs étaient déserts, Astrid s’élança sur l’avenue du bord de mer en pédalant de toutes ses forces, le sac à provisions accroché sur le porte bagages. Je l’observais à travers les persiennes des volets de l’une des chambres à l’étage, et la vis disparaître au loin.

 

Je redescendis voir Ferdinand. Il avait repris un peu de forces et accepta de boire un bol de bouillon et de prendre une douche fraîche. Je l’aidai ensuite à monter à l’étage où il se coucha plus confortablement dans un lit et s’endormit presque aussitôt. J’allai m’étendre sur un autre lit et sombrai également dans le sommeil.

 

Astrid revint plus de deux heures plus tard. Elle avait choisi d’aller dans un village situé à une dizaine de kilomètres pour compliquer les recherches si elle était  reconnue. Il n’y avait pas vraiment de pharmacie ouverte en cette saison, mais une sorte de petit supermarché qui vendait de tout, avec un rayon où l’on pouvait acheter quelques médicaments et de la parapharmacie. Elle expliqua que son petit frère s’était blessé en tombant sur des morceaux de verre cassés et qu’elle n’avait pas réussi à avoir un rendez-vous chez le médecin. Il fallait absolument qu’il prenne des antibiotiques pour éviter un abcès. Elle pleurait à moitié en ajoutant qu’il faudrait peut-être lui couper la jambe si l’infection se généralisait. Elle fut si convaincante que l’épicière eut pitié d’elle et lui donna une boîte de médicaments. Astrid acheta aussi du pain, des gâteaux, des oeufs frais, des pommes, des pommes de terre et des carottes. 

 

Personne ne la suivit sur le chemin du retour, elle en était certaine, tout était désert, et nul ne la vit entrer dans le jardin quand elle arriva à la maison. D’ailleurs il faisait déjà sombre et frais, la nuit était quasiment tombée.

 

Nous nous calfeutrâmes dans la villa, bien décidés à rester cachés tant que Ferdinand ne serait pas guéri. Nous étions à l’abri dans la maison, et avec les provisions et les courses d’Astrid, nous avions tout ce qu’il fallait pour manger et soigner le malade pendant plusieurs jours. En journée, quand il faisait beau, nous pouvions même sortir dans le jardin à l’arrière de la maison, personne ne pouvait nous voir à l’abri sous la végétation foisonnante. Le soir, dès que l’obscurité était suffisante, Astrid et moi traversions l’avenue et courions sur la plage pour nous dégourdir les jambes. Nous nous cachions au milieu des attractions d’été désertes en cette période de l’année, tentes désossées, transats sans toiles entassés, poteaux de beach volley sans filets, balançoires rongées par le sel, toboggans de bois pourrissant, manèges immobilisés. Nous grimpions sur les structures branlantes et sautions de toute leur hauteur sur le sol, en faisant craquer les vieilles planches. Parfois en tombant nous roulions par terre en riant aux larmes et nous relevions couvertes de sable et de vieilles algues désséchées, nos cheveux emmêlés et nos chaussures pleines de graviers. Nous emportions le téléphone et quand nous avions fini de rire et étions à bout de souffle, appelions Vincent. 

 

Il avait reçu notre lettre dix jours après son envoi. Sans trop savoir comment libeller l’adresse, j’avais simplement écrit sur l’enveloppe : Vincent Sauveur, Ile des Gondebaud, Archipel de Sainte Victoire et la lettre était arrivée.  

 

Tout allait bien sur l'île, et Vincent était soulagé que Ferdinand soit sous notre protection. Il pensait toujours avoir une dette envers cet homme qui l’avait protégé de la cruauté de PJ dans son enfance. Alma était inscrite à l’école de l’île voisine et allait en classe. Par souci envers les employés des laboratoires, Simonetta avait commencé à s’occuper des affaires de son époux dont personne n’avait aucune nouvelle. Elle avait engagé un manager par intérim qu’elle plaça à la tête d’ABMonde. Ainsi la société continuait à être dirigée en attendant le retour de son président et ne sombrait pas dans le chaos. Quand elle ne se sentait pas déprimée, elle assistait à des visioconférences avec le comité exécutif ou échangeait avec son manager, et prenait connaissance des dossiers et des bilans financiers. Ces travaux lui donnaient des migraines tant ils étaient complexes. Vincent l’aidait à manipuler les outils de reporting qui lui permettait de suivre le pilotage de l’entreprise, ses recherches sur les financements occultes quand il se faisait appeler Bozon lui avaient donné des bases pour comprendre les chiffres. Simonetta était perdue mais courageuse et malgré les difficultés les choses avançaient. 

 

Parallèlement, Vincent avait commencé à faire des recherches sur internet sur la pimpiostrelle, en prenant soin de rester anonyme, mais il ne trouvait absolument rien concernant cette plante. Quelle était donc cette étrange fleur qui se dérobait sans cesse à nos questions ? nous ne savions toujours rien d’elle, après tout ce temps et malgré nos efforts.

 

Le traitement d’antibiotiques et d’antipyrétiques améliora progressivement l’état de santé de Ferdinand. Pendant sa convalescence, entre la lecture de romans de vacances et les parties de cartes, nous avions le temps de suivre les informations. Les journalistes cessèrent bientôt de parler de l’enlèvement du malade à l’hôpital, et se tournèrent vers d’autres sujets plus palpitants. Dans les derniers bulletins où l’on parlait encore de Ferdinand, il était dit qu’aucune plainte n’avait été déposée car il n’avait pas de famille qui s’inquiète de lui, il venait d’un pays étranger dont l’ambassade n’avait fait aucun commentaire, il s’était tout simplement évaporé dans la nature. La police n’avait pas recueilli d’indice sérieux. Comme il avait été agressé, elle s’était d’abord orientée vers la piste d’un règlement de compte et s’attendait à trouver son cadavre un jour ou l’autre dans une rue déserte. Mais en l’absence de nouveaux éléments, elle avait opté pour une autre hypothèse qui semblait plus plausible : il lui-même avait organisé son départ de l’hôpital avec l’aide de complices, ce qui était l’exacte vérité. Ainsi, faute de preuves tangibles d’un crime, les poursuites avaient été abandonnées.

 

Au bout d’une quinzaine de jours, le rythme routinier devint pesant, Astrid et moi commencions à nous ennuyer et avions besoin de bouger. Nous perdions du temps et notre quête n’avançait plus. Vincent ne nous voulait pas que nous abandonnions Ferdinand, aussi nous prenions notre mal en patience. Ferdinand avait recouvré la santé, son visage avait dégonflé, ses blessures cicatrisaient, il pouvait parler sans difficulté. Quand il put s’exprimer clairement, il nous raconta la fureur de PJ quand il avait découvert la supercherie sur la fausse pimpiostrelle. PJ l’avait chassé immédiatement en l’accablant des pires injures. Ferdinand ne semblait pas surpris que son ancien maître se soit vengé de lui, il savait que PJ était très violent et ne supportait pas d’être abusé. Au début nous éprouvâmes une sorte de pitié pour Ferdinand. Il semblait meurtri dans son amour propre. Mais Ferdinand mentait mal, son admiration pour PJ transparaissait avec évidence dans tous ses discours. Rapidement Astrid et moi perdîmes confiance en lui car ses mots le trahissaient souvent, et plusieurs faux pas nous firent comprendre qu’il ne nous disait pas tout.  

 

De son côté, Vincent nous avait recommandé de ne pas parler à Ferdinand de notre découverte de la fleur miraculeuse à Vallindras. Se méfiait-il aussi de lui ? Pensait-il que Ferdinand serait encore capable de nous trahir parce qu’en dépit de tout il restait fidèle à PJ ? Les blessures étant presque guéries, Vincent nous demanda d’organiser le départ et de poursuivre nos recherches avec l’aide de Ferdinand. Il pensait que la présence d’un homme aussi intelligent ne pourrait que nous aider à progresser dans notre quête. 

 

Depuis qu’il avait revu Astrid, Ferdinand n’avait pas semblé surpris par sa guérison, il n’avait posé aucune question. Nous en avions conclu que lui et PJ savaient parfaitement qu’Astrid avait recouvré la santé après l’explosion de la tour. L’objectif de PJ avait donc changé, il chercherait des fonds plus tard, il voulait d’abord que nous le menions à la pimpiostrelle. Pour l’instant il devait se contenter de nous faire suivre à distance. Après s’être débarrassé de Ferdinand, un autre de ses espions avait probablement été envoyé pour nous pister. PJ savait-il que nous étions dans la villa de vacances ? Nous n’avions vu personne ni même repéré de drones, mais cela ne prouvait rien, nous pouvions parfaitement être surveillés sans le savoir. 

 

Profitant du repos de sa convalescence, Ferdinand allait mieux et son caractère acerbe  s’adoucissait, il se laissait parfois aller à des confidences. Il ne nous révélait que ce qu’il voulait bien nous dire, néanmoins il nous éclairait un peu sur les méandres du machiavélisme de PJ.

 

-- Personne n’était au courant pour la pimpiostrelle, sauf moi, racontait-il. Tout est parti de l’achat du grimoire. La découverte des propriétés de la plante miraculeuse a électrisé PJ quand il a compris qu’il tenait là une solution sans effet secondaire, qu’il était seul à connaître. Même Astrid n’était pas dans la confidence. Il avait besoin d’elle, mais il s’est servi d’elle sans jamais lui avouer son véritable projet. PJ est comme ça, il ne s’occupe que de ses propres intérêts. C’est pour ça qu’il a continué à travailler avec le consortium, pour qu’elle se motive pour chercher des financements dans le cadre d’un projet de grande ampleur, valorisant pour elle. Et bien sûr elle a mordu à l’hameçon. Mais en réalité, son idée était de monter un laboratoire secret et de s’installer dans un coin reculé, pour éviter les risques de fuite. 

-- En effet, PJ m’a expliqué qu’il était sur une deuxième piste, beaucoup plus prometteuse que les recherches du consortium, dis-je. En résumé, tous les laboratoires, y compris ABMonde, travaillent actuellement sur une formule à effets secondaires négatifs, tandis que PJ, en solo, s’est orienté dans une autre direction ?

-- Exactement. Mais avant de démarrer ses travaux, il lui fallait d’abord trouver de la pimpiostrelle pour en récupérer le principe actif et de l’argent pour financer la recherche en laboratoire. 

-- Et pendant qu’Astrid risquait sa vie en démarchant des start up pour trouver des fonds sans même savoir pourquoi, il vous a demandé de ramener de la pimpiostrelle, et vous avez envoyé l’alpiniste chercher la fleur en montagne, poursuivis-je

-- Oui, l’alpiniste est allé à Vallindras lui aussi, comme vous, répondit Ferdinand. Naturellement nous avions déchiffré la carte du grimoire avant vous, vos tentatives de brouiller les pistes sont arrivées trop tard. 

-- Mais vous avez tout de même récupéré la carte, dis-je.

 

Si Alma apprenait que ses gribouillis n’avaient servi à rien, elle serait furieuse.

 

-- Nous n’allions pas laisser trainer une preuve de nos recherches, rétorqua Ferdinand. 

-- Comment sais-tu que nous sommes allées à Vallindras ? lui demanda Astrid.

-- Nous étions certains que vous iriez à Vallindras, vous aviez eu la carte entre les mains et forcément vous aviez trouvé la localisation. Et puis deux filles qui visitent un parc national hors saison …, désolé mais vous n’étiez pas très discrètes, quelques questions ont suffi pour confirmer que vous aviez pris des billets d’entrée pour aller passer quelques jours dans la montagne. 

-- Et on vous a dit aussi que nous sommes revenues bredouilles ? ajoutai-je, suggérant ainsi discrètement à Ferdinand que nous n’avions pas trouvé la plante.

-- Non, je ne l’ai pas su car c’est à ce moment-là que PJ a rencontré le botaniste et qu’il a eu connaissance de la vérité. Et à partir de là, j’ai été mis hors jeu, répondit Ferdinand.

-- Donc l’alpiniste a rapporté une fleur jaune … reprit Astrid. Pourquoi un alpiniste ? il y avait besoin de faire de l’escalade ? 

-- Je n’ai pas pris de risque, j’ai choisi quelqu’un susceptible d’aller n’importe où dans ce parc, y compris sur les parois rocheuses, pour chercher une fleur qui ressemblait à celle décrite dans le grimoire de l’apothicaire, poursuivit Ferdinand. Il y avait dans le livre quelques dessins devenus flous avec le temps, ce sont les informations que j’ai fournies à l’alpiniste.

-- Et il vous a rapporté une fleur jaune qui ressemblait vaguement aux esquisses, ajoutai-je. 

-- Mais qui n’était pas la pimpiostrelle, compléta Ferdinand. Malheureusement, je n’avais aucun moyen de m’assurer que c’était bien la fleur que PJ cherchait.

-- Vous auriez pu au moins vérifier quelle était cette plante, dis-je.

-- J’ai fait confiance à l’alpiniste, je n’y connais rien en botanique, répliqua Ferdinand.  Quand PJ a eu la fausse fleur, il l’a testée sur lui-même, mais les résultats obtenus ne l’ont pas satisfait. Evidemment il n’y a eu aucun effet, puisqu’il ne s’agissait pas de pimpiostrelle. Il en a conclu qu’il faudrait sûrement trouver un moyen d’amplifier les effets de la plante. 

-- Donc PJ n’a jamais pu concrétiser son idée, il n’a jamais eu ni l’argent ni la pimpiostrelle pour commencer son projet, constata Astrid.

-- Oui, concéda Ferdinand, mais évidemment il n’a pas renoncé. Et puisque tu ne pouvais plus lui rendre le service qu’il attendait de toi, il a tout envoyé promener pour se consacrer lui-même exclusivement à la réalisation de son objectif, et vous a abandonnés, vous, sa famille, sa maison et même ABMonde. Il n’a entraîné que moi avec lui dans cette aventure.

-- Vous voulez dire qu’il cherche toujours de l’argent et de la pimpiostrelle ? insistai-je pour le forcer à se dévoiler un peu plus.

-- Oui, confirma Ferdinand. Quand PJ a appris que la pimpiostrelle rapportée par l’alpiniste était fausse, il est devenu complètement fou et totalement incontrôlable. Il est convaincu que cette plante est la clé de tout alors il est évident qu’il a redoublé d’efforts. Nous devons impérativement être plus rapides que lui et le prendre de vitesse.

-- Que veux-tu dire ? demanda Astrid

-- En réalité, ce que vous ne savez pas encore et que j’ai appris un jour où il s’est laissé aller à quelques confidences, avoua Ferdinand, c’est que PJ dispose déjà d’un laboratoire secret qui travaillera sur la formule, dès que la plante sera trouvée. Ce petit laboratoire de recherche est situé dans un lieu que seul PJ connaît, et il est totalement opérationnel. PJ prévoit toujours des plans B, et donc il a fait installer quelque part une structure réduite prête à fonctionner pour démarrer sans perdre de temps. Voici pourquoi nous devons poursuivre la recherche de la pimpiostrelle et la trouver avant lui, car lorsque PJ aura la fleur, le processus sera enclenché immédiatement.

-- Et cette potion d’immortalité, si elle est un jour réellement produite, sera la cause et l’origine de bien des conflits, murmurai-je plus pour moi-même que pour Ferdinand. Il faut mettre fin à cette folie à tout prix avant qu’il ne soit trop tard.   

-- Absolument, confirma Ferdinand en écho à ma pensée.

-- Donc en cherchant la pimpiostrelle, notre objectif est de devancer PJ et de l’empêcher de mettre en oeuvre ses desseins, dis-je.

-- C’est cela, répondit Ferdinand avec empressement, comme si j’avais dit exactement ce qu’il voulait entendre. 

 

Plus il parlait, moins je le croyais, sans pouvoir l’expliquer. Il ne dévoilait que ce qui l’intéressait, cela sonnait faux, c’était trop bien huilé, trop parfait. PJ était à la fois ambitieux et fou, mais toujours calculateur, il avait à chaque fois trois coups d’avance. Je n’arrivais pas à croire qu’il ait purement et simplement renvoyé son fidèle collaborateur et l’ait fait abattre sans une bonne raison, il avait trop besoin de Ferdinand. Je ne pouvais m’empêcher de penser que le renvoi et l’agression de Ferdinand faisaient partie d’un scénario préparé dans ses moindres détails, que PJ et lui suivaient scrupuleusement. Leur objectif était sans aucun doute de de nous envoyer chercher la pimpiostrelle à leur place, en prenant tous les risques. Mais quel était le danger puisque personne ne connaissait l’existence de cette plante ni de la formule d’immortalité du grimoire ? A moins que PJ et Ferdinand nous mentent une fois de plus et que d’autres concurrents soient sur la même piste. Cela devenait trop compliqué, impossible d’en tirer la moindre conclusion. J’essayais de me raisonner mais en vain. Je soupçonnai que Ferdinand nous menait en bateau, je ne l’aimais pas et n’avais jamais eu confiance en lui mais cela ne constituait pas une preuve. Pour l’instant il me fallait attendre, et l’urgence était de préparer notre départ de la villa.

 

-- Pour localiser la pimpiostrelle, nous devons commencer par faire une recherche active sur internet, dis-je, mais ici nous ne disposons pas d’accès. Il faut partir. Voici comment nous allons faire. Nous nous en irons de nuit avec la voiture et nous roulerons sur de petites routes. Je vous déposerai chacun à un arrêt de bus sur la même ligne et je garerai la voiture près d’un troisième arrêt. Nous monterons tous les trois dans le même bus mais à des stations différentes. Par contre nous descendrons à la même station, avant la frontière. Nous passerons dans le pays voisin en traversant les champs et les bois, personne ne surveille les limites aussi finement. Quand nous serons de l’autre côté, nous pourrons louer une voiture et nous éloigner davantage, puis prendre une chambre d’hôtel dans une petite ville discrète ou louer une maisonnette où nous pourrons faire nos recherches sur internet. 

 

Ferdinand avait, quelques jours auparavant, contacté d’anciens amis complaisants pour demander la fabrication de nouveaux papiers. Il les avait fait envoyer à la  poste restante du village voisin, à mon nom d’emprunt, Avellana Sanzo. Chacun d’entre nous aurait une nouvelle identité, et un permis de conduire. L’après midi, j’allais moi-même récupérer les nouveaux passeports et autres pièces à la poste, puisque le courrier m’était adressé. La ballade en vélo le long de la mer me donna la sensation de liberté dont je me sentais privée depuis que nous étions devenues les gardes malades de Ferdinand. Au détour d’un virage, dans un petit refuge qui surplombait les rochers où venaient s’écraser les vagues, je m’arrêtai, posai la bicyclette à terre, et regardai longuement l’océan se déchaîner à mes pieds. Ce moment de solitude où je pus stopper pendant quelques instants le rythme de notre course incessante fut essentiel. Respirant l’air vif à pleins poumons, mouillée par les embruns, je me sentis mieux, revigorée, prête à poursuivre l’aventure. 

 

Le plan fut mis à exécution le lendemain soir, et deux jours plus tard, nous nous retrouvâmes tous les trois dans une petite maison de location, à l’écart d’un village situé à bonne distance de la frontière, après avoir roulé toute la journée. Nous inventâmes une histoire simple et plausible pour le propriétaire, Ferdinand était notre père convalescent après une grave maladie, Astrid et moi étions soeurs, nous étions venus passer quelques jours pour nous reposer à la campagne. L’homme n’était pas très exigeant sur le contrôle des papiers, aussi nos faux passeports ne lui posèrent aucun problème, nos billets de banque le satisfirent bien davantage. 

 

Dans la journée, nous sortions nous promener pour donner le change, et le soir, je parcourais internet à la recherche de localisations possibles de la pimpiostrelle. Devant mon écran, j’oubliais souvent l’heure et j’allais parfois me coucher en pleine nuit, alors que Ferdinand et Astrid dormaient déjà à l’étage.

 

J’aimais ces moments de solitude dans le calme nocturne. Dans cette maison perdue en pleine campagne, loin du brouhaha des villes et des lumières, je me sentais bien, mes pensées défilaient à grande vitesse et je perdais toute notion du temps et de l’espace. Mes doigts étaient une prolongation de mon cerveau, toute une alchimie se mettait en mouvement dans ma tête et je m’évadais. Et puis par la fenêtre ouverte, j’entendais les bruits de la nuit au dehors, les courses furtives des animaux, les cris, les bruissements fugaces, les frottements, le vent qui agitait doucement les feuilles des arbres, alors je me déconnectais totalement et, perdue dans les circonvolutions et les méandres de mes rêveries, je ne trouvais rien car je ne cherchais plus.  

 

A notre grande surprise, Houang Ti nous avait suivis, il avait volé au dessus de la voiture depuis la villa aussi vite que nous roulions et Ferdinand ne s’était aperçu de rien. Arrivé en même temps que nous à la maison, l’oiseau avait pris place dans l’un des arbres du jardin, et dans l’obscurité, lorsque j’essayais en vain de naviguer sur la toile, je le voyais par la fenêtre. Éclairé par un rayon de lune, il se lissait les plumes et parfois me regardait de ses yeux jaunes perçants.

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