Appuyé contre le montant de la fenêtre, Syphax observait la plage d’un air peiné.
- C’est mal engagé, n’est ce pas ?
Béatrice leva à peine les yeux de sa tasse de café, se contentant de hausser les épaules. Sa hache d’argent reposait sagement à ses pieds, et elle s’offrait le luxe d’un très bon café accompagné de repos bien mérité après avoir dû veiller pendant deux journées un Aria catatoniques qui à présent hurlait des insanités sur un Armand complètement dépassé.
- Plutôt oui. En même temps, si Armand n’avait pas pris son calice au berceau…
- Tu n’étais guère plus vieille lorsque tu m’as accepté.
La jeune femme renifla avec dédain, ce qui augmenta d’un cran l’amusement de son Lord qui lui passa affectueusement la main sur la tête, savourant le contact des cheveux crépus commençant doucement à moutonner hors de ses tresses.
- Il faudra que nous prenions le temps de les refaire.
- Mh. Quand j’aurais assommé cet abrutit. Il nous casse les oreilles.
- Au moins, on ne peut pas lui dénier d’avoir le mental solide… d’autres se seraient effondrés pour moins que ça.
- Il est peut-être juste maso… va savoir avec les Aria.
Le Vampire esquissa un sourire amusé devant l’attitude blasée de sa calice.
Sur la plage, Armand avait renoncé et amorçait sa remontée vers le chalet, piteux.
- Je me disais que tu pourrais peut-être lui parler.
- A Armand ?
Béatrice était surprise, ça n’était pas le genre de Syphax de lui déléguer ainsi le réconfort d’un ami. Son Lord eut un petit rire.
- Non. A l’Aria.
Elle leva les yeux au ciel.
- Comme s’il allait m’écouter.
- Peut-être… après tout, tu es le seul autre être humain alentours.
- Une humaine qui sert de réservoir de bouffe pour l’une des créatures qui abhorre le plus au monde. Je sens que la discussion va être fan-ta-stique… il ne me laissera jamais en placer une.
- Qui parle de mots ?
Une étincelle s’alluma dans les yeux bruns de la jeune femme.
- Tu veux que je lui tape dessus ?
Cette fois le vampire parti d’un rire franc, et sa calice savoura le reste de son café avec un petit sourire de chat satisfait. Armand arriva à ce moment là, la mine sombre et les traits tirés.
- Je vois que certains s’amusent bien…
Le Lord agita la main, comme pour écarter la mauvaise humeur de l’Ancien.
- Ne soit pas aussi aigri Armand. Tu te doutais bien que ça se passerait mal. Sinon tu n’aurais pas attendu aussi longtemps pour le lui dire.
L’autre se contenta de l’assassiner sur regard et de se laisser lourdement tomber contre l’un des piliers soutenant la petite avancée de toit du chalet. Sur la plage, Shekil avait disparut.
- Nous cherchions une solution pour t’aider à ce que ton calice ne fasse pas de ton éternité un enfer.
Armand eut un sourire torve, presque amusé. Contrairement à beaucoup de membres de son espèce, il était strictement incapable de rester longtemps en colère.
- Il a la voix qui porte…
Béatrice confirma d’un signe de tête exaspéré, mais s’abstint de tout commentaire. Syphax repris la parole :
- Nous allons être très occupés les jours qui viennent : il faut décrypter les notes de son carnet – je doute qu’il nous apporte son aide – et tenir Akasha au courant de nos découvertes. De son côté, elle fera en sorte de nous tenir au courant des évolutions de la guerre, mais aussi de transmettre tes stratégies Armand, ainsi que les informations utiles que nous trouverons. Comme Béatrice n’aime pas rester à ne rien faire… je lui suggérais justement de s’entraîner contre ton Aria. Loin de moi la volonté de critiquer ta façon de traiter ton calice mais… il est dans un état plutôt lamentable.
- … Je n’y peux rien si j’oublie que les vivants ont besoin de manger.
- Tu es impossible…
Le Vampire eut un sourire amusé.
- Akasha me le dit souvent.
*
Shekil passait sa colère, sa frustration, et son impuissance à grand coups de boken dans le vide. L’arme, improvisée à partir d’une branche solide légèrement incurvée, ne valait pas son sabre ou les armes d’entraînement des Aria, mais elle avait le mérite de peser le bon poids, d’avoir plus ou moins la bonne longueur, et de lui permettre d’enchaîner inlassablement les mouvements de base du maniement du sabre.
Trois semaines avaient passé depuis l’annonce de sa nouvelle condition. Deux semaines qu’il évitait Armand comme la peste, s’entraînait à en finir à genoux, remâchait sa colère, et cherchait une solution pour empêcher l’inévitable : que le Vampire ai accès à ses souvenirs.
Parce qu’il ne se faisait pas d’illusions.
Sitôt en possession des informations nécessaires, l’Ancien irait annihiler son clan. Du plus petit bébé au plus vieux combattant. Pas de quartiers. Pas d’exceptions.
Et cette certitude, c’était l’esprit d’Armand lui-même qui la lui avait donné.
A cette pensée, la colère, que l’exercice physique avait relégué à l’arrière plan de son cerveau, le submergea de nouveau, faussant son mouvement de sabre et sanctionnant son inattention d’une déchirure musculaire dans le bras gauche.
Avec un grognement dépité, le jeune homme relâcha sa posture, se massant distraitement le biceps pendant que la blessure se soignait d’elle-même, conséquence positive de son état de calice.
C’était bien la seule d’ailleurs.
Il avait passé la première semaine suivant l’arrivée de Syphax et Béatrice dans un état de folie semi-lucide, où il avait exploré avec méthode les limites et conséquences de sa nouvelle condition. Il avait notamment découvert que, s’il n’avait pas la possibilité de mettre fin à ses jours, « trébucher » de façon à tomber « accidentellement » d’une falaise n’était pas considéré comme une tentative de suicide de la part de son conditionnement mental. Enfin. A l’époque. Ça n’était plus le cas. La chute lui avait brisé tous les os, et manqué de peu de transformer sa cervelle en bouillie… mais il s’en était remis. Et plutôt bien. Par contre Armand avait casqué. Après réitération de l’expérience (enfin, à moindre échelle, il avait juste fait en sorte de se briser volontairement la jambe) il s’était avéré que le Vampire ressentait sa douleur lorsque cette dernière était particulièrement forte.
Et que souffrir pour rien le mettait particulièrement en rogne.
Aussi, Shekil n’étant pas masochiste, contrairement à ce que pouvait en dire Béatrice, il n’avait pas poussé plus loin dans ce domaine, se contentant de noter l’information dans un coin de sa tête pour plus tard. Il se souvenait confusément d’avoir essayé plusieurs méthodes pour mettre fin à ses jours (en vain), pour empoisonner Armand (toujours en vain), éliminer les Vampire et leur gardienne (encore un échec), s’enfuir (pas mieux), ou encore se percer le crâne pour oublier tous ses souvenirs. Là encore, ça n’avait pas été un franc succès.
Il se passa un main fatiguée sur le visage.
Lui qui avait eut l’habitude de tout réussir, à force de travail, de patience et d’analyse, se retrouvait de nouveau totalement impuissant, dépassé par des joueurs d’un niveau et d’une expérience bien plus élevés que les siens. Et parce que l’ombre de la folie s’accrochait à chacun de ses pas à cause de la contradiction trop forte entre sa condition et son conditionnement Aria, il s’était raccroché à ses trois préceptes, travail, patience, et analyse, pour ne pas sombrer.
Oh bien sûr, lâcher prise aurait été bien plus simple. Embarrasser Armand d’un calice complètement fou. Ne plus être lié par aucun serment. Ne pas avoir à se soucier des conséquences. Ni de si le Vampire trouverait ou non des informations dans les replis de son cerveau malade. Tout ça formait un paquet d’options hautement valable, et qu’il avait soigneusement examiné avant de le rejeter, au-delà de toute logique. Et sans parvenir à se l’expliquer.
Il avait alors changé d’attitude, se murant dans le silence, acceptant de manger, de prendre soin de lui et recommençant les entraînements. Seul, d’abord, puis de temps en temps avec Béatrice qui ne s’était jamais privée de le renvoyer se cogner à son état physique lamentable, au fait qu’il n’était qu’un gamin borné, etc etc etc.
Malgré tout, il devait s’avouer que les passes d’arme avec la guerrière noire étaient agréables. La jeune femme avait un niveau excellent, affiné et polis par des années de pratiques, là où celui de Shekil n’était que très bon, et ce quand il était au sommet de sa forme.
Lorsqu’elle l’avait raillé en mettant en doute la véracité de son tableau de chasse (pourtant impressionnant et soigneusement consigné dans le carnet que Syphax et Armand continuaient de déchiffrer), il s’était contenté de hausser les épaules sans s’en formaliser. Sa force ne résidait pas dans l’affrontement direct, mais dans la préparation et le piège. De tous ses adversaires, un seul avait été affronté directement, et ce dernier avait maintenant besoin de son sang pour survivre.
En y repensant, Shekil passa la main sur son épaule puis son cou, là où la cicatrice rouverte puis soigneusement refermée par Armand la nuit dernière le tiraillait un peu.
L’expérience avait été étrange…
Elle avait commencé par le développement brutal de ses capacités olfactives, puis par la conscience aiguë du fait que le Vampire avait ouvert les yeux dans sa cave, malgré l’arrivée tardive du crépuscule. S’en était suivit une longue pulsation, presque douloureuse, qui s’était diffusée dans chacun de ses membres, jusqu’au plus profond de ses fibres musculaires. Et la sensation atroce du vide… que quelque chose manquait. Quelque chose d’important. Il avait sentit son ventre se creuser, le souffle lui manquer. Son regard, soudain capable de percevoir la chaleur des êtres vivants, avait machinalement fouillé la nuit, à la recherche d’une proie potentielle pour apaiser l’affreuse brûlure du manque. Combler la béance qui s’ouvrait à l’orée de ses perceptions, comme un rappel qu’il n’est qu’une coquille creuse dont le cerveau ne fonctionne encore que grâces aux vies qu’il prend. Et puis une peur glacée s’était insinuée dans ses os. Une panique irrationnelle. Impulsive.
Celle de mourir.
De disparaître.
De ne plus exister…
Figé au bord du lac dont il venait de sortir, Shekil avait regardé Armand approcher sans vraiment le voir, trop occupé qu’il était à se débattre entre les sensations parasites et celles qu’il savait être les siennes. Le froid de l’eau autour de ses mollets, la fraîcheur de l’air sur sa peau nue, la fatigue de ses muscles épuisés par la nage, et la brûlure discrète de sa propre faim, éveillée par l’exercice. Le Vampire s’était planté au raz de l’eau, comme si l’onde l’empêchait d’aller plus loin, et ils s’étaient observés, longuement, alors que l’urgence montait sous la peau de l’humain.
- C’est…
- La Faim.
- Tu…
- A chaque fois oui.
Shekil avait alors réalisé qu’il détenait un pouvoir formidable sur Armand. Ils étaient liés, l’Ancien n’avait pas la possibilité d’aller voir ailleurs pour se nourrir… ni la possibilité de le forcer. S’il le souhaitait, il pouvait laisser le Vampire souffrir jusqu’à ce qu’il meure de faim. Ou qu’il devienne la bête qui avait déjà faillit le dévorer. Les marques noires sur le visage d’Armand l’avaient brusquement fascinées, tandis que son esprit cédait sous la pression. Il n’était pas assez fort, non, pas encore, pour lutter plus de deux minutes contre la pression de la Faim et le besoin impérieux qu’il avait de tendre la gorge pour satisfaire son rôle de calice, mais c’était déjà une petite victoire.
Sans un mot, il était sorti de l’eau pour rejoindre Armand qui, pour la première fois qu’ils se connaissaient, avait fait preuve de prévenance, presque de douceur, à son égard quand il l’avait mordu.
Restait que la cicatrice le tiraillait méchamment depuis.
- Si tu continue de la triturer comme ça, la douleur ne s’en ira pas tu sais ?
Contrairement à ce que Béatrice avait espéré, le jeune homme ne sursauta pas, alors même que l’approche de la guerrière avait été parfaitement silencieuse. Entendre une voix aussi proche alors qu’on se pensait seul aurait fait au moins tressaillir n’importe qui. Mais non. Pas ce fichu Aria et la chape de glace qu’il devait avoir dans les veines.
- Merci de me l’apprendre.
- Mais de rien (elle hésita) je dois encore savoir la recette d’un baume cicatrisant plutôt efficace que me préparait Lord Syphax au début. Je te l’apprendrais.
Shekil se contenta d’un hochement de tête en réponse, signe que la guerrière avait finit par décrypter comme étant à la fois un assentiment et un remerciement. D’un pas tranquille, elle rejoignit l’Aria qui gardait la main sur sa cicatrice mais avait enfin arrêté de la tripoter tout en se faisant la réflexion qu’Armand était un vrai boucher parfois… où qu’elle posa les yeux sur le gamin, elle voyait une trace de morsure. Pas de petites, non. A en juger par leur taille, l’Ancien avait arraché des pans de chair entiers à l’Aria. Rien à voir avec l’élégance dont faisait preuve Syphax. En dehors des deux fines marques de crocs à la jointure de son épaule et de son cou, Béatrice pouvait se targuer de ne devoir ses propres cicatrices qu’aux multiples combats qu’elle avait menés pour et avec son Lord.
- Prêt pour prendre une dérouillée ?
Pour toute réponse, Shekil lui offrit un sourire plein de dents avant de se mettre en garde.
Le vent frais sur sa peau nue était une véritable bénédiction.
Assise à quelques pas de lui, Béatrice prenait tranquillement soin de sa hache d’argent, ses yeux noirs s’égarant de temps en temps du côté de l’Aria qui reprenait son souffle, étalé par terre et la chemise grande ouverte pour essayer de faire sécher un peu la sueur qui empoissait son torse. Un silence confortable s’était installé entre les deux humains, comme souvent après leurs affrontements. Les yeux sur le ciel limpide, Shekil se laissait bercer par le bruit régulier de la pierre à aiguiser de Béatrice sur la double lame de sa hache lorsqu’une question pointa dans son esprit. Tournant la tête, il dévisagea un instant la guerrière avant d’ouvrir la bouche.
- Pourquoi avoir accepté de le servir ?
La jeune femme leva brièvement les yeux de son ouvrage pour l’observer avant de le reprendre, pensive.
- Pourquoi est-ce que tu refuses de le servir ?
- … les surnaturels sont maléfiques.
Levant la hache au niveau de ses yeux pour en inspecter l’un des tranchants, elle esquissa un sourire.
- C’est une réponse bien convenue. Surtout pour quelqu’un comme toi.
Le jeune homme fronça les sourcils et se redressa. En tailleur, les pans de sa chemise flottant autour de son corps encore trop maigre, il se pencha légèrement en avant.
- Les surnaturels sont dangereux. Ils s’en prennent aux humains, leur vole leur vie pour prolonger la leur ou simplement par plaisir.
- Je ne veux pas que tu me récites toute la doctrine des Aria, Shekil. Je te demande ce que toi, tu en penses.
Il repoussa avec agacements les mèches blanches trop longues qui lui tombaient sur les yeux.
- Tu sais très bien ce que j’en pense. Je suis un Aria.
- Mmmh… attrape.
D’un geste vif, elle lui lança une boulette de tissus qu’il attrapa sans peine. Devant son air perplexe, elle précisa :
- Pour tes cheveux. Ça t’évitera de les avoir tout le temps dans les yeux.
- … merci.
- Pourquoi tu ne les coupes pas ?
- Armand ne me laisse pas m’approcher de quoi que ce soit de coupant.
- Je ne peux pas le lui reprocher.
Le jeune homme eu de nouveau un sourire plein de dents mais n’ajouta rien, trop occupé qu’il était à défaire la boulette pour nouer la bande de tissus la composant autour de son crâne, à la manière d’un bandeau.
- Je m’occuperai de tes cheveux en rentrant.
- Tu ne m’as pas répondu.
- Je vais le faire. Avant, dis-moi. Tu as quel âge ?
- 23. Non. 24. Peut-être. Je ne sais plus. Quel mois et quelle année sommes-nous ?
- Solsra 1783.
L’Aria accusa le coup en silence. Le début de l’été…
Comme tous ceux de son âge dans le clan, il était né au début de l’automne, durant la première semaine du mois d’ocre. Il avait 23 ans depuis un peu plus d’un mois lorsqu’Armand lui avait mis la main dessus. Deux ans…
- 25 alors. 26 en ocre.
- J’en ai 237.
La guerrière testa le tranchant de arme avec le gras de son pouce, hocha lentement la tête, appréciatrice, puis fit pivoter le manche entre ses doigts pour s’occuper de la seconde lame, laissant l’humain en face intégrer l’information.
- J’avais 32 ans quand Lord Syphax m’a proposé de le servir. Je faisais partie d’une peuplade guerrière, où les hommes s’occupaient des champs et des foyers tandis que les femmes, à l’image des lionnes, se battaient et partaient à la chasse.
- Tu veux dire que tu faisais partie de l’empire Tschéraï ?…
Elle s’amusa de la surprise – et du soupçon d’admiration – qu’elle détecta dans la voix de Shekil. L’allusion aux guerrières lionnes avait été glissée à dessein. Encore aujourd’hui, cet emblème symbolisait l’excellence au combat.
- Avant que ça ne devienne un empire oui. A l’époque, ça n’était qu’une tribu parmi d’autres, et pas la mieux lotie d’ailleurs. Tu n’as pas besoin de savoir les détails, mais en gros, j’étais… déplacée parmi les miens. La vie que nous menions ne me suffisait pas. Il y manquait quelque chose. Je sais à présent que ce quelque chose porte plusieurs nom. Connaissance. Savoir. Esprit d’initiative. Inventivité. Nous étions… étroitement engoncées dans nos traditions, et mon esprit se heurtait sans cesses à des murailles infinies de frustration. Je ne voulais pas d’enfant, je ne voulais pas de mari, j’étais excellente au maniement des armes, mais… ce n’était pas assez. Je voulais plus. J’avais besoin de plus. Un soir, alors que je marchais seule dans la plaine, il m’a abordé. Tu sais, les surnaturels sont aussi vieux que les océans, nous avions aussi nos légendes à leur sujet. J’ai su en le voyant que s’en était un.
Elle fit une pause, perdue dans les souvenirs de cette nuit là. Shekil, lui, avait posé les coudes sur ses genoux, penché en avant comme pour mieux saisir ce qu’elle avait à dire.
- A l’époque, Lord Syphax était en difficulté. Il avait besoin d’une protectrice, et il a su me convaincre qu’il me donnerait ce qu’il me manquait. Il n’y a jamais faillit depuis.
- … c’est un beau conte.
Béatrice eu un petit rire amusé.
- Si on veut.
- Donc tu ne le sert que par intérêt ?
- Au début, oui. Mais rapidement, il s’est avéré que Lord Syphax était un… guerrier selon mon coeur, dirons-nous. Il a quelque chose comme près de milles ans, tu sais. En dehors de ses jeunes années de Nouveau Né, il n’a jamais pris une seule vie : toute son existence, il l’a passée avec des calices.
- Et il t’a fait avaler ce mensonge ?
- Tu oublie qu’en tant que calice, j’ai accès à la totalité de ses souvenirs, comme il a accès aux miens.
Shekil grinça des dents. En effet, le temps d’un instant, il avait oublié cet obsédant détail.
- Tous les surnaturels ne sont pas des fous sanguinaires Shekil.
- Quel dommage qu’ils vous saute systématiquement à la gorge avant que vous puissiez leur demander s’il sont gentils ou non !
L’ironie mordante de l’humain lui passa largement au-dessus de la tête, et Béatrice rangea sa pierre à aiguiser.
- Peut-être parce que depuis quelques siècles, les Aria ne leur laissent pas la possibilité de prendre la parole avant de les mettre à mort ?
- Ah. Oui. Bien sûr. Voilà notre très grande faute. Évidement. Pauvres surnaturels. Méchants Aria. (il se leva) Cette conversation ne mène nulle part.
- Je te demanderai quand même d’envisager la possibilité que l’éradication systématique des surnaturels n’est pas une solution. Ni une obligation.
- Soit. Imaginons qu’il existe d’autres Syphax à travers le monde, qu’ils soient injustement persécutés à cause de l’immense majorité de leurs semblables pour qui les humains ne sont que du bétail attendant d’être mis à mort. Ce ne sont, et ça sera toujours, que des dommage collatéraux minoritaires.
- Tout comme les enfants Aria qu’éradiquera Armand en même temps que le reste de ton clan ne seront que des dommages collatéraux ?
Le jeune homme se raidit.
- Ce n’est pas la même chose.
- Ah bon ?
- Oui.
- Je vois.
Elle se leva à son tour, rangeant sa hache dans son dos d’un geste rendu souple par l’habitude.
- Et si je te prouvais le contraire ? Si je t’emmenais dans un endroit où surnaturels et humains cohabitent sans soucis, sans violence ? Si je te faisais découvrir un ordre qui œuvre non pas pour la protection des humains, mais pour la protection de tous les êtres conscients ?
Shekil ne répondit pas. Planté devant elle, il la dévisageait avec intensité, cherchant sur son visage noir de nuit les traces du mensonge. Mais Béatrice n’affichait qu’une confiance tranquille, une assurance solide née de la certitude. Alors que le silence s’éternisait, elle avança pour combler la distance entre eux, lui tapa gentiment sur l’épaule, puis pris la direction du chalet sans ajouter un mot.
*
Akasha avait trop chaud.
Vraiment. Beaucoup. Trop chaud.
Maudissant Armand et ses idées géniales, mais aussi son état vampirique qui la privait de glandes sudoripares en état de marche, elle se déplaça avec lenteur d’ombres en ombres, s’y fondant avec difficultés en cette fin d’après-midi estivale. Couverte de la tête aux pieds d’un encombrant manteau, de lourdes bottes, de gants épais et, comble du comble, d’une étouffante cagoule, elle avait l’impression de ressembler à une ombre qui se serait détachée de son propriétaire obèse. Un instant, elle envisagea de se plaindre mentalement à son intendante qui, affublée de la même tenue, la suivait en silence, mais la certitude de ne recevoir en réponse qu’un sourire condescendant la stoppa dans son élan.
Non.
Non, mieux valait garder ses récriminations pour elle.
Et pour Armand quand elle le verrait.
Oui excellente idée.
Un peu rassérénée par cette perspective (d’autant qu’elle avait moult choses à lui reprocher en plus de la situation actuelle), elle traversa presque sans trébucher une zone largement arrosée par le soleil qui amorçait tout juste son crépuscule, s’émerveillant encore une fois de ne pas se transformer en petit tas de cendre.
Le soucis, avec son créateur, c’est qu’il était brillant avant d’être transformé en Vampire. Des années d’éternité en plus l’avaient transformé en un monstre d’intelligence toquée (comme le prouvait sa récente obsession pour Shekil Aria) et en un excellent ingénieur lorsque cette spécialité avait été inventée. A partir des restes des affaires de l’Aria et de la technologie du clan, il était parvenu à faire confectionner les tenues protégeant actuellement les deux femmes. La Vampire n’avait pas la moindre idée de comment elles fonctionnaient, mais ni elle, ni l’intendante n’avaient pour le moment pris feu, ce qui, tout compte fait, était le plus important. Bien qu’encombrées par leurs tenues, les deux Vampires parvinrent plutôt rapidement sur les lieux de l’embuscade qu’elles préparaient maintenant depuis plusieurs semaines.
L’idée était venue de Béatrice.
Pendant que Syphax et Armand s’occupaient de terminer la traduction des notes de Shekil et qu’elle détournait l’attention de ce dernier en le remettant en forme, la guerrière avait eu une illumination : puisqu’il leur était impossible de trouver des informations récentes dans la tête du calice concernant la guerre, il leur fallait une proie fraîche et mieux informée… jusque là, rien de génial. Si ce n’était qu’ils avaient, grâce à l’Aria et les souvenirs qu’il commençait malgré lui à partager avec son Vampire, une assez bonne idée du fonctionnement interne du clan. Notamment, le protocole habituel en cas de rupture de sécurité. Étrangement, de ce qu’ils en avaient saisi, c’était peut-être bien la seule procédure qui ne changeait jamais chez ces paranoïaques du secrets…
Il leur fallut quelques temps pour recouper leurs connaissances et déterminer un motif concernant les préférences des Aria pour leurs caches, et après plusieurs échecs, Akasha et son Intendante avaient finit par dégotter un refuge encore scellé. Elles s’était alors empressées de le fracturer sans la moindre délicatesse histoire d’être sûre de déclencher toute les alarmes nécessaires, avant de battre en retraite.
Heureusement, l’attente fut courte : en fin d’après-midi, alors qu’elles souffraient de la chaleur en silence, deux Aria s’étaient montrées. Les deux femmes, solidement armées (Akasha avait dénombré deux arbalètes et leurs jeux de pieux, une bouche à feu portable, deux épées et un nombre certains d’outils en bois avec une sale tronche) et sur leurs gardes, s’étaient glissées jusqu’à la porte défoncée de la cache avant de disparaître dans les tréfonds de son couloir. Les deux Vampires s’étaient alors mises en branle, engoncées dans leurs tenues protectrices, jusqu’à l’entrée de la cache.
Qu’elles trouvèrent déserte. Visiblement, aucune des deux Aria n’avait prévu de rester en arrière pour prévenir une prise à revers. Ravies de leur chance, Akasha et l’Intendante s’empressèrent de s’enfoncer dans le couloir jusqu’à être suffisamment éloignées du soleil pour se débarrasser de leurs combinaisons qui, si elles les protégeaient efficacement du soleil, les privaient aussi des armes naturelles qu’étaient leurs griffes et leurs crocs. Après avoir soigneusement plié les vêtements, elles s’injectèrent mutuellement un cocktail dopant visant à les rendre sourdes à l’appel du sommeil, vérifièrent leurs autres armes, puis s’engagèrent plus avant dans le passage souterrain. Guidée par la finesse de son ouïe, l’Intendante ouvrit la marche à pas prudents, attentive a moins signe pouvant annoncer un piège ou une embuscade. Mais étrangement, les deux Aria avaient filé droit, laissant toutes les protections désamorcées derrière elles.
A l’instar de la cache visitée quelques années plus tôt par Armand sur les traces de Shekil, celle forcée par Akasha et sa subalterne se trouvait au bout d’un entrelacs de tunnels et de couloirs désaffectés, sans éclairages et étonnamment propres. La porte, scellée par magie jusqu’à l’intervention des Vampires, s’ouvrait à présent sur un sas étroit et facile à défendre. Les pièces à vivre s’ouvraient derrière, plutôt empoussiérées lorsqu’Akasha y était passée plus tôt. A n’en pas douter, les deux femmes les ayant précédées devaient être en train d’inspecter toutes les traces qu’elle y avait soigneusement laissé…
Sans un bruit, les Vampires se glissèrent le long des couloirs jusqu’à gagner l’entrée, qui, à leur grande surprise étant donné la paranoïa Aria, n’était pas gardée. Indécises, elles scrutèrent un long moment le seuil, tous les sens en alerte, l’Intendante allant même jusqu’à tenter littéralement de flairer le piège. Mais en dehors de l’odeur de leurs proies et de celle, terreuse et poussiéreuse, du couloir, il n’y avait rien d’alarmant. Et pourtant… sans pouvoir se l’expliquer, l’Intendante ne se sentait pas tranquille. Après une seconde d’hésitation, elle orienta son esprit en direction de son employeuse :
~Laissez-moi passer en premier~
Cette dernière fronça légèrement les sourcils, surprise par la demande : il était prévu qu’elles attaquent de conserve, chacune protégeant l’autre, afin d’augmenter leurs chances de capturer une des Arias vivantes. Que sa compagne, qui avait un véritable talent pour détecter les situations hautement dangereuses, lui demande de changer de plans à la dernière minutes… quelque chose devait l’avoir alertée que l’aînée des deux Vampire n’avait pas vu.
~Va. Soit prudente~
L’Intendante hocha sèchement la tête avant de sortir ses griffes et de s’engager dans l’étroite entrée à vitesse humaine plutôt qu’en se transformant en ombre, ce qui, ironiquement, lui sauva la vie. Alors qu’elle avançait dans le sas, une lumière crue semblable à celle qui avait illuminé la salle du Conseil au moment de l’attaque Aria se répandit dans la pièce, la privant de son ombre comme de ses pouvoirs. L’instinct la fit se jeter sur le côté quelques secondes avant que des pieux ne fendent l’air à l’exact endroit où elle se trouvait précédemment. Guerrière avant d’être Vampire, l’Intendante plongea en avant sans ralentir, passant sous une nouvelle salve avant de se redresser en fauchant l’air de ses griffes, arrachant l’arbalète des mains de l’Aria lui tirant dessus. La combattante humaine recula avait un grognement de surprise, échappant de peu à un second coup de griffe qui précipita les deux femmes à l’intérieure de la pièce principale, suivies de près par une Akasha armée de deux bouches à feu prêtes à l’emploi.
L’intérieur de la cache avait été ravagé par les soins des Vampires, parsemé de pièges que les Aria s’étaient empressées de désamorcer, et laissait à présent un large espace ouvert dans lequel s’affronter. Et au sein duquel les deux créatures de la nuit avaient clairement l’avantage.
Alors qu’Akasha ouvrait le feu sur la première Aria pour soutenir son intendante, la seconde guerrière se jeta sur elle… les crocs dégoulinants de bave. La Vampire esquiva de justesse la mâchoire écumante, trop choquée pour penser à autre chose que s’écarter tandis que la transformation de son adversaire s’accélérait. Épaules élargies, peau recouverte de pelage, genoux inversés et mains dotées de griffes… devant elle se tenait une gigantesque louve-garou parée des restes d’un uniforme Aria.
Elle en resta bouche bée.
- C’est quoi ce bordel ?!