Quentin prend un souffle, triturant nerveusement la moquette. Léa est impatiente d'entendre ce qu'il a a lui dire, mais ne lui force pas la main. Il finit par ouvrir sa bouche, d'un air décidé.
— Mon arrière-grand-mère a toujours vécu dans la même maison. Celle qui est aujourd’hui la maison de mes grands-parents. Elle s’appelait Lucie. Quand elle était enfant elle avait pour habitude de jouer avec sa meilleure amie, Louise, ton arrière-grand-mère. Elles s’entendaient vraiment bien, elles avaient presque exactement le même âge. Avant de mourir, mon arrière-grand-mère me parlait souvent de la tienne. Alors tu vois, je connais ta famille depuis un bon moment.
Léa l’écoute attentivement, sans rien dire. En voyant qu’il fait une pause dans son récit, elle se demande s’il attend qu’elle réagisse ou s’il va reprendre son histoire. Finalement il continue.
— Et puis elles ont grandi. Elles se sont mariées, presque toutes les deux en même temps, et Louise a fait construire sa maison à une centaine de mètres de celle de Lucie. Elles étaient adultes, mais elles avaient gardé leurs habitudes d’enfants. De ce que je sais elles allaient très souvent se promener en forêt. Aucune des deux n’avait d’enfants, mais elles aimaient beaucoup les bébés. Alors parfois, elles gardaient ceux des autres. Elles connaissaient deux couples qui habitaient dans le village. Quatre personnes, enfin bref, deux couples. Ils avaient à peu près leur âge, elles les aimaient bien. Ces deux couples avaient chacun un bébé. Un jour, les couples ont voulu faire une sortie ensemble. Pour être plus tranquilles, ils ont confié leurs bébés à Lucie et Louise, pour la journée.
Il s’arrête à nouveau. Cette fois Léa réagit.
— Je ne vois pas ce qui fait mal à entendre là-dedans… Tu aurais pu me dire la vérité dès le début.
Il secoue la tête.
— Attends, c’est maintenant que ça va se compliquer. Parce que ce jour-là, quand elles ont gardé les bébés, il s’est passé quelque chose.
Léa sent les battements de son coeur s’accélérer. Quentin ne s’arrête pas.
— Pour rester fidèles à leurs coutumes d’enfances, Lucie et Louise sont allées se promener dans la forêt. Il me semble qu’elles ont emprunté leur chemin habituel, et puis quand elles sont arrivées je ne sais plus où, elles ont vu une chose horrible.
Il s’arrête, comme pour respirer un peu. Léa n’ose pas imaginer ce qui va suivre.
— Par terre, couchés par terre, il y avait leurs quatre amis. Ils étaient morts, allongés dans un bain de sang. Elles ont été dégoûtées par cette vision d’horreur, elles ne pouvaient vraiment pas croire ce qu’elles voyaient.
Léa reste stupéfaite. Elle n’ose plus prononcer un mot ; Quentin non plus. Un silence s’installe, mettant en évidence le malaise. Et puis finalement, Léa a envie d’en savoir plus.
— Et après, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Lucie et Louise ont décidé d’adopter chacune un bébé. Ces bébés, c’était deux filles. Thérèse et Félicie.
En entendant le prénom de sa grand-mère, Léa secoue la tête doucement. Elle ne peut pas croire qu’il dit la vérité, même si elle sait bien que d’après son attitude il ne ment pas.
— Mais comment… enfin… je ne savais pas que ma grand-mère avait été adoptée. Elle ne m’en a jamais parlé.
— C’est normal, répond-il en hochant la tête, elle ne le sait pas. Lucie et Louise ont décidé de ne rien dire à leurs filles au sujet de leurs parents. Elles ont fait croire à tout le monde que c’étaient leurs propres enfants. Elles ne voulaient pas que leurs filles, qui étaient si jeunes, apprennent l’horreur de leur histoire. La guerre était à peine terminée, plus personne ne voulait parler de tout ça. Le sang, la mort… c’était devenu tabou. Les enfants devaient grandir dans la paix, le réconfort et la joie. Thérèse et Félicie étaient très amies, pendant les premières années de leurs vies. Mais un jour, quand ma grand-mère avait une dizaine d’années, Lucie a décidé de tout lui avouer. Elle voulait qu’elle sache, qu’elle connaisse ses origines. Quand Louise a appris ce que son amie avait fait, elle lui en a beaucoup voulu. Elle lui a reproché de trahir le secret, et elles se sont disputées. Pour que Thérèse ne dise rien à Félicie, Louise a refusé que nos grands-mères continuent à se voir. Après cela, elles ne se sont plus jamais parlé. Alors voilà, il y a deux familles. La famille de Thérèse, et la famille de Félicie. La famille qui sait, et la famille qui ignore. Tu es la première de ta descendance à connaître cette histoire, Léa.
Léa comprend tout maintenant. Notamment le fait que sa grand-mère ne se souvienne plus de sa meilleure amie. Enfin il se peut qu’elle s’en souvienne, mais si sa mère lui a interdit de revoir Thérèse, son inconscient a peut-être volontairement mis de côté cette amitié, ce qui explique son air embarrassé au téléphone lorsque Léa a évoqué ce sujet.
— C’est triste qu’une amitié puisse se briser comme ça. Enfin non, deux amitiés. Celle entre Lucie et Louise et celle entre Thérèse et Félicie.
— C’est vrai, approuve Quentin. Mais mon arrière-grand-mère, qui m’avait raconté cette histoire un peu avant de mourir, m’a dit que des années plus tard, quand elle était en vacances, elle avait envoyé une carte postale à Louise dans laquelle elle lui proposait de faire la paix.
Léa retrouve son sourire.
— Et alors ?
Il met vite fin à son espoir.
— Elle n’a jamais eu de réponse. Louise ne lui a jamais reparlé.
Léa est déçue que son arrière-grand-mère ait agi comme ça. Elle aurait bien aimé que l’histoire se finisse bien, qu’elles soient à nouveau amies, même si ça ne devait avoir été qu’un mois avant leur mort. Quentin a l’air mal-à-l’aise.
— Il y a quelque chose que je ne t’ai pas encore dit, dans cette sombre histoire.
Elle ne répond rien, mais lui fait comprendre qu’il a toute son attention. Quentin reprend.
— Au moment où Louise et Lucie ont trouvé les corps de nos vrais arrière-grands-parents, elles ont trouvé autre chose. Il y avait un papier dans la main du père de Thérèse.
Léa est intéressée. Elle ouvre de grands yeux. Quentin reprend son souffle.
— Et sur ce papier, il y avait écrit « Les enfants de leurs bébés seront tués eux aussi ».
En recréant les liens, Léa pousse un petit cri. Elle met la main à sa bouche pendant que ses yeux se remplissent de larmes.
— Mon père… Mon père est le fils de Félicie… C’est le fils du bébé… Mes parents sont morts… pour ça ?
— C'est la question que je me pose justement. Tu sais, c’est aussi pour ça que Lucie a révélé l’histoire à Thérèse, elle voulait qu’elle protège ses futurs enfants. Moi je pensais que cette prophétie ne se réaliserait jamais, mais quand dans ta lettre tu m’as dit que tes parents avaient été tués, ça m’a fait un choc. Ma grand-mère a été choquée aussi, quand la première fois qu’elle t’a vue tu lui as dit pour tes parents.
Léa se souvient de la réaction étonnante de Thérèse. Elle est encore sous le choc, elle ne pensait pas connaître un jour la raison de la mort de ses parents.
— Mais qui a fait ça ? Qui les a tués ? Qui a tué les deux couples, et qui a tué mes parents ?
Son ami hausse les épaules d’un air confus.
— Je ne sais pas, et c’est ça qui m’étonne. C’est presque impossible que celui qui ait tué les couples soit encore vivant aujourd’hui, alors vraiment je ne comprends pas. Lucie et Louise avaient essayé d’enquêter sur l’assassin, et même la police s’en était mêlée, mais ils n’ont jamais trouvé le coupable.
Léa a besoin de laisser évacuer ses émotions. Elle respire profondément, en essayant de chasser les idées noires de sa tête. Puis une question lui vient à l’esprit.
— Mais… et tes parents à toi ?
Il prend un air triste.
— C’est bien ce qui m’inquiète. Pour l’instant ils n’ont rien, mais j’ai peur. Depuis que je leur ai appris pour tes parents, ils sont deux fois plus vigilants, mais ça m’angoisse, honnêtement.