« On approche de la fin du premier trimestre. Niveau objectif, la BGTP est encore loin… » martèle Thierry lors de la réunion d’équipe du lundi matin.
Autour de la grande table rectangulaire, nous demeurons tous silencieux. Chacun regarde un coin, un collègue, mais personne n’ose affronter le regard de Thierry Melian. Lorsqu’il menace de nous renvoyer Nina Northwood en observation le mois prochain si nous ne redressons pas la barre, l’auditoire se crispe. Pascal en a le souffle coupé, et se met à regarder tout le monde avec ses grands yeux affolés. Je me sens bête à chaque fois que je repense à mon rôle de cobaye dans la fixation des objectifs. Surtout, je n’en ai parlé à personne. Si Nina revient, qui sait si un membre de l’équipe ne découvrirait pas que cette limite des quarante-sept était de mon fait ? Ils me détesteraient tous pour ça.
« Avant de repartir à nos occupations, un dernier point. Vous avez peut-être entendu que nos bureaux historiques sur les Champs-Elysées vont fermer. Les départements qui y étaient encore seront rapatriés à l’étoile, nous aurons certainement un peu de place à leur faire dans notre open-space. »
L’annonce fait place au vacarme, au grincement des chaises contre le sol, aux chuchotements des collègues qui quittent la pièce. Je me faufile jusqu’à la porte où je retrouve Pascal.
« C’est la semaine prochaine ou la suivante qu’elle revient, Catherine ? »
Il ralentit la cadence et me toise du regard.
« Tu veux un café avant d’y repartir ? me propose-t-il.
— Volontiers. »
Nous ne sommes pas les seuls à saisir le créneau de dix heures trente pour faire vrombir la machine, et Pascal attend que nous ayons notre sésame en main pour s’éloigner des autres groupes et chuchoter :
« Catherine ne va pas bien, elle ne reviendra pas la semaine prochaine.
— Tu as eu de ses nouvelles ? Tu sais ce qui lui arrive ?
— Je ne suis pas censé en parler. Tu dois me promettre de garder ça pour toi.
— Juré.
— Pour être tout à fait franc, je ne crois pas que Catherine reviendra… Ils lui ont trouvé un sale truc. Elle est arrêtée six mois de plus, enfin, tu vois ce que je veux dire. »
J’acquiesce gravement. Quand il dit ne pas revenir, parle-t-il bien de son travail à la Banque Géniale, ou autre chose ? Je voudrais lui demander ce qu’elle a, exactement, mais Fred, un collègue de la BGTP avec qui Pascal s’entend bien, nous interrompt.
« Ça va être compliqué pour le bonus de ce trimestre…
— C’est sûr qu’à force de nous rajouter des étapes au process qui prennent trois plombes, on risque moins de les remplir, les objectifs. Il faut que j’en parle avec les gars du bureau… C’est pas possible. Et encore, j’ai l’ancienne grille, dit Pascal en me regardant avec une mine compatissante.
— Qu’est-ce que c’est, l’ancienne grille ? hésité-je.
— Quand je suis entré à la BGTP, les conditions étaient différentes. Mais même avec ça, leur histoire de référentiel de quarante-sept transactions à la con ça rend les choses compliquées. »
Le 21 février, le premier acte d’invasion des anciens des locaux des Champs Elysées commence. Les ascenseurs sont plus remplis et j’arrive, étriqué entre plusieurs costards, au vingt-sixième étage. L’open-space fourmille plus qu’à son habitude. Cinq femmes et deux hommes que je n’ai jamais vus ici discutent, debout, autour de l’îlot où j’ai l’habitude de m’asseoir. L’une d’elle a ses mains posées sur le dossier de mon siège, son sac à main installé à ma place.
« Ulysse ! »
Pascal est assis à l’autre table dédiée à notre équipe, celle collée contre la fenêtre.
« Thierry est passé. Il a dit qu’on devait s’installer ici maintenant.
— Sur une seule table ? »
Il acquiesce, et mon regard se pose, dépité, sur les places restantes. Une à côté de la vitre. Une autre entre deux personnes qui s’étendent un peu trop. J’opte pour cette place peu reluisante, toujours préférable à l’angoisse permanente du vide.
Je jette un dernier coup d’œil à mon ancienne place qui appartient désormais à un passé révolu qui, en son sein, en recèle un plus ancien encore : un passé où Catherine était là. Maintenant, elle ne reviendra probablement plus, mais personne n’en parle. Thierry évoque le « surplus de transactions », le « déficit de ressource », les « besoins opérationnels accrus en raison d’une absence », comme si Catherine n’était qu’une batterie qu’on avait fini d’user. Elle n’est pas nommée. Elle n’existe plus. Peu à peu, elle est effacée de la mémoire collective. Je n’ai jamais été spécialement proche d’elle quand elle était encore là. Son actualité familiale m’importait peu, et je trouvais ses histoires redondantes. Et que sa fille avait fait ceci, et qu’elle n’aurait jamais dû dire cela. Finalement, c’est dans son absence que je me suis rapproché d’elle. Catherine a été ma première fenêtre sur la déshumanisation prononcée de notre organisation de travail. Elle n’est plus qu’un chiffre, manquant, non substitué, intouchable. Un chiffre encombrant, dont le terme n’emporte aucune certitude.
Chaque semaine, les cours de hand arrivent comme une bulle de respiration dans laquelle je m’engouffre sans détour. Ce vendredi 24 février, cette bouffée d’oxygène est plus grande encore : nous disputons le tournoi interbancaire à partir de seize heures, ce qui me vaut une libération anticipée. Thierry Melian revient d’une réunion quand il me voit quitter mon îlot, sac de sport sur l’épaule, vingt minutes avant l’heure de rendez-vous. Je lui adresse un signe de tête en guise d’au revoir poli, mais cela ne doit pas le satisfaire, car il fonce droit vers moi.
« Je ne savais pas que vous aviez posé votre après-midi.
— Ce sont les interbancaires, Monsieur. Je fais partie de l’équipe de hand de la BG.
— Je vois. Vous avez raison, c’est important, de vous mettre au sport. Ça vous réveillera un peu, vos chiffres ne sont pas très bons, dernièrement… »
La porte de l’ascenseur se referme sur cette dernière contrariété de la semaine. Le tournoi. Je ne veux penser à rien d’autre. Je descends de ma tour et traverse le centre de l’étoile pour repiquer jusqu’à la pointe est. La halle aux sports est pleine de joueurs aux blasons étrangers.
« Tiens, ton maillot » me tend Gustave, une fois dans le vestiaire.
« Banque Géniale – Tournoi interbancaire 2023 »
Le tee-shirt est bien trop grand pour moi. Avec ce textile, que ma mère qualifierait de plastique, je prends un aller-simple pour une suée infernale. Je sais d’avance que je ne l’utiliserai jamais, sinon aujourd’hui. Dans le vestiaire, je ne connais pas tous les autres qui enfilent le maillot orange de la Banque Géniale. Sans doute les autres entraînements. Après tout, il y a bien un second créneau pour intermédiaires le mardi, même si je n’y vais pas. Il doit aussi y avoir des équipes plus fortes, et d’autres débutantes…
Ce n’est qu’une fois dans le gymnase, quand je rejoins le reste des maillots orange que je retrouve là une personne que je ne m’attendais pas à voir ici. Une longue queue-de-cheval tirée, fine, brune. Un ballon fermement empoigné, plaqué contre une hanche que je découvre nue pour la première fois. Une hanche galbée, chapotée par un short serré, recouvert par le large tee-shirt de la Banque Géniale.
« Ah, tu es là toi ? me lance Nina lorsqu’elle m’aperçoit.
— Je ne savais pas que tu jouais aussi ! »
Je n’avais jamais vu Nina pour autre chose que cette collègue détachée d’un autre service qui m’avait formé au début avant de m’utiliser pour son test, ce nom dont la simple évocation suscite des railleries de mes collègues. Je la découvre lors de ce tournoi sous un autre angle, que j’apprécie particulièrement de dos. Elle est ce genre d’attaquante qui n’hésite pas à rentrer dans ses adversaires quand elle veut passer en force.
Je ne peux pas en dire autant de ma performance qui, si elle est convenable aux entraînements, se résume en un niveau intermédiaire. Nous avons gagné quelques matchs contre certaines équipes qui, comme nous, s’amusaient bien ; mais nous n’avons rien pu faire contre les plus sérieuses, hormis marquer quelques points, plus pour l’honneur que l’espoir de la victoire.
« Bien joué, lancé-je à Nina lorsque son équipe, médaille d’argent au cou, nous retrouve près du banc où sont regroupés tous les maillots orange.
— On n’est pas passé loin de la première place…
— C’est déjà très bien.
— Ça aurait pu être mieux. »
Je n’insiste pas. Si depuis le début du tournoi, nous n’avons pas abordé le sujet du travail, je ne veux pas lui donner de grain à moudre sur les questions de performance. Pour Nina Northwood, quand un objectif peut être atteint, il doit l’être.
« On va boire un verre, tous ensemble après, au Geko, tu viens avec nous ?
— Pourquoi pas, dis-je en haussant des épaules.
— Tu n’es pas obligé de venir si tu n’as pas envie, tu sais.
— J’y tiens. »
Je n’ai jamais vu mes collègues en dehors de l’étoile. Même si je reconnais certaines têtes dans le métro au moment d’arriver le matin ou quand je quitte le bureau le soir, nous n’interagissons jamais. Peu importe la récurrence de nos rencontres, cette femme au carré brun qui vire au bleu sur ses racines ne m’adresse jamais le moindre signe de reconnaissance, pas même un regard entendu, alors même que nous nous retrouvons souvent dans la même rame.
Malgré les costumes remisés par les coéquipiers au sortir du vestiaire, les cravates sont tombées et les boutons du haut dégrafés. Le Geko est un troquet de quartier à la devanture rouge pétard aux lettres jaunes, à quelques minutes à pied de l’étoile. Assis entre Gustave et un homme d’une autre équipe de la banque que je ne connais pas, je sirote ma blonde. Pour quatre euros, je lui pardonne bien d’être légère.
Mes coéquipiers se connaissent bien davantage que je ne le pensais. À les écouter converser si familièrement avec la serveuse et parler des soirées précédentes, je comprends que le Geko est une habitude bien plus ancrée qu’un simple verre d’après-tournoi.
Alors qu’il me semblait avoir mon âge, Gustave m’apprend avoir un garçon de deux ans. À en juger par son ton décontracté et son projet de vacances au ski pour le mois prochain, il est toujours avec la mère et la paternité ne semble pas lui être tombée sur les bras. Est-ce moi qui suis si en retard sur tout, ou certains qui prennent juste de l’avance ? J’ai bientôt vingt-cinq ans, et l’idée de moi et d’un enfant dans les parages me paraît incongrue. Non pas que je n’en souhaite pas, bien au contraire. Mais je n’ai personne, et je préfère ne plus mentionner Angélique. Il me faut des années pour trouver une fille qui me plaît à chaque fois, et encore faut-il que cela soit réciproque. Et que cela dure. Et que nous décidions d’avoir un enfant, puis que, si cela se passe sans complication, nous attendions les fameux neuf mois. Cette vision de moi avec un gosse me semble à des années-lumière de ma vie.
La serveuse nous amène une troisième tournée, accompagnée de petits verres remplis d’une liqueur translucide.
« De la maison » précise-t-elle en les déposant.
Les « merci Rosalie » pleuvent, et les verres se lèvent en son honneur. À côté de moi, l’homme, qui s’est présenté comme Bertrand, grimace et porte à ses lèvres le sien avant de le reposer, à moitié bu seulement, en tirant une mine écœurée. L’alcool n’a pas vraiment de goût hormis cette pointe de menthe. Il est surtout fort, brûlant en bouche, décapant dans le gosier. Mais il a suffi à convaincre Bertrand de partir. Il pousse son verre au milieu de la table avant de se lever.
« Oh non Bertrand, tu ne vas pas partir ! lance Nina de l’autre côté de la table.
— Gilles m’attend.
— Gilles t’attendra ! reprend un autre. Tu veux une pinte de quoi ?
— Je m’en vais.
— Saligaud ! l’affable l’autre.
— Je vais partir, moi aussi. Tu prends quelle ligne ? » dit une autre en se levant à son tour.
J’interroge Gustave, qui est décidé à ne pas s’en aller de sitôt. Tant mieux. Je ne suis pas pressé de rentrer.
« Ça vous dit, un tour au Piazo Club, après ? lance Nina.
— Piazo Club ? Tu es motivée, répond Gustave.
— C’est vendredi soir !
— Comme si tu avais besoin de ça pour y aller…
— Coupable. Mais il faut dire que le son est bon, au Piazo.
— C’est où, le Piazo Club ? demandé-je à Gustave.
— Tu n’y es jamais allé !
— J’aurais dû ?
— Il n’est jamais allé au Piazo Club ! » reprend Gustave plus fort.
Nina hoche la tête d’un air entendu. J’ai beau l’interroger du regard, elle me sourit bêtement comme s’il n’en était rien.
« Tu vas adorer, me souffle-t-il.
— Tu dois pas rentrer toi ? T’as pas un enfant ?
— Julie s’en occupe. C’est pas parce qu’on est parent qu’on n’a pas le droit de vivre un peu de temps en temps, tu sais. »
J’acquiesce, comme si c’était évident alors que ça ne l’est pas le moins du monde. Il s’agit d’un pan de vie si peu palpable que je n’en imagine rien. Je n’y pense pas. C’est trop loin, donc ce n’est pas.
« On ne va pas tarder à y aller, pour se trouver un coin avant qu’il n’y ait trop de monde ? propose Paolo, la grande gigue qui nous tient de goal.
— Rosalie ! appelle Nina. Tu peux nous amener trois gins to’ ? »
La serveuse lui répond d’un clin d’œil, depuis le comptoir.
« On n’est pas censés y aller ? j’interroge. Je me reprends aussi un verre, sinon. »
Nina pouffe de rire, suivie par le reste de la tablée.
« On y va là. Les verres, c’est juste pour la D. On partagera, t’inquiète pas.
— La D ? »
Même Gustave a le sourire aux lèvres. Il sort de sa poche un flacon d’aspirine et le secoue devant moi, l’air malicieux.
« Tu préfères autre chose ?
— C’est juste que… Je n’en ai jamais pris.
— Tu n’as pas envie d’essayer ?
— Je ne sais pas, je ne pensais pas que…
— Ne le force pas, lance Nina de l’autre bout de la table. Si c’est pas son truc, c’est peut-être mieux.
— J’ai envie d’essayer ! »
Je n’en reviens pas moi-même de ces mots que j’ai articulés avec tant de conviction.
« Si tu le dis… » conclut Nina.
Rosalie dépose trois verres à pied au milieu de la table, sans même demander cette fois pour qui ils sont. Elle doit savoir. Gustave attend qu’elle soit derrière le comptoir pour les ramener à lui et passer sa main au-dessus du verre discrètement. J’entends le bruit des pastilles qui tombent dans le gin, puis les tintements de la cuillère qu’il remue dedans.
« On peut commencer par trois gorgées chacun, on verra bien ce qu’il reste » dit Gustave avant de porter un premier verre à ses lèvres.
Nina se penche sur la table pour mieux en ramener un, et passe son verre à Paolo après avoir bu deux larges goulées et lâché un soupir satisfait.
« T’en veux, du coup ? » me propose Gustave en tendant le verre.
J’acquiesce. Je trempe à peine mes lèvres pour constater le goût médicamenteux du gin. Prends une première gorgée timide, puis une seconde, plus affirmée.
« C’est du gin, je conclus en faisant passer le verre à ma gauche.
— Tu verras. Pour l’instant, ça ne monte pas encore, c’est normal » m’explique Gustave.
Cinq minutes plus tard, l’équipe se présente au comptoir de Rosalie pour payer avant de prendre le métro jusqu’à Pigalle. Nina mène la troupe jusqu’à une porte de parking où elle donne trois coups secs. La grille s’ouvre sur un grand homme qui nous dévisage tous un par un, l’air sévère, avant de se reculer pour nous signifier d’un bras tendu que nous pouvons rentrer.
« C’est ici le Piazo Club ? demandé-je à Nina une fois que nous avons dépassé le vigile de quelques pas.
— En dessous, chuchote-t-elle. Mais il ne faut pas faire de bruit tant que nous ne sommes pas dedans ! »
Le Piazo Club ne ressemble en rien à tous les bars dans lesquels je suis entré jusqu’alors. Depuis l’escalier peu éclairé qui nous emmène au sous-sol résonnent les basses d’une musique électronique. Les portes s’ouvrent sur un couloir à la lumière rouge tamisée. Dans les alcôves, des petits groupes sont installés sur de larges fauteuils en cuir. Dans la salle suivante, le bar est surplombé par un mur de bouteilles aux néons bleus. Au comptoir, un homme à la chemise noire fait valser son shaker au-dessus de plusieurs coupes.
« Ulysse ! Viens voir ! » m’appelle Nina.
Elle m’emmène au bout de la pièce, devant une large porte battante qu’elle pousse à peine. Les beats qui s’en échappent sont plus forts encore. Je faufile ma tête pour découvrir une foule en transe qui danse sur le rythme de l’électro. Sur une scène, une femme, bonnet sur la tête, casque aux oreilles, est en train de mixer.
« Ça, c’est pour après ! »
Nous rejoignons le reste de l’équipe qui a pris place sous une alcôve. Je découvre les autres surprises du Piazo Club : son excellent High Voltage, un cocktail à base de whisky et triple sec dans lequel baigne un zeste de citron, et son prix, quatre fois supérieurs à la pinte du Geko. C’est un petit verre à porto, disposé sur un petit plateau en argent à côté de feuilles de basilic.
« Il faut mastiquer les feuilles avant de boire » me précise le serveur en me le déposant devant.
Si cher, pour un verre si petit.
« Alors, que penses-tu du Piazo ? me lance Nina.
— Pas mal du tout. »
J’ai de plus en plus chaud, mon cœur palpite de plus en plus fort. Je souris à Nina pour masquer mon inconfort, et elle se baisse pour attraper son sac et en sortir une gourde qu’elle me tend.
« Tiens, ça te fera du bien.
— Je ne veux pas en prendre plus !
— C’est de l’eau, Ulysse. »
Je ne me fais pas prier deux fois. Par ces quelques gorgées, je prends enfin conscience de mon état. Je suis aussi déshydraté qu’une feuille morte, l’eau coule dans ma gorge tel le ruisseau qui apporte la vie à la forêt qu’il traverse. L’eau. C’est si bon, l’eau. Tellement que j’en finis, sans m’en rendre compte, toute la gourde.
« C’est normal, t’en fais pas, me rassure Nina. On va danser ? »
Je suis Nina jusqu’à la scène où elle se met, euphorique, à fermer les yeux. Seules ses épaules et sa tête bougent au rythme de la musique. Son corps, traversé par la fréquence, rebondit sur les basses. Nina Northwood. Comment en sommes-nous retrouvés là ? Cet après-midi, je découvrais ses formes galbées. Ce soir, j’ai pris de la MD avec elle et je danse, aussi machinalement qu’elle, que la foule autour, à ses côtés. Je heurte parfois son corps qui dérive sur une note, pour me rendre compte qu’elle demeure tout près. J’essaie de ne pas fixer trop longtemps son décolleté timide mais intrigant. J’ai chaud, et je sens qu’elle aussi. La sueur perle sur son front, s’enracine dans ses cheveux qu’elle détache et rattache frénétiquement. Puis je ferme les yeux pour me concentrer sur la musique, me laisser porter par cette montée qui me donne envie de m’envoler, ce beat sur lequel je martèle des coups de tête outranciers.
Un corps se presse contre le mien. Les frissons m’envahissent. Nina s’est immobilisée, ses yeux émoussés me fixent avec intensité. Quand je l’embrasse, je redécouvre les plaisirs des premiers émois. Son souffle chatouille mon visage, ses lèvres me dévorent, ma langue se languit de la sienne. À partir de cet instant, Nina et moi ne nous quittons plus. C’est ensemble que nous allons commander des bouteilles d’eau au bar, plus d’une fois, ensemble que nous retrouvons les autres sous l’alcôve pour les convaincre de nous rejoindre pour danser. Ensemble encore que nous décidons de quitter, à cinq heures, le Piazo Club.
Quand le taxi nous dépose dans le neuvième arrondissement, devant son immeuble, nous nous engageons dedans comme si nos vies en dépendaient. Je suis Nina jusque dans l’ascenseur où je la plaque contre la paroi aussitôt le bouton du sixième étage pressé, et elle me mord le cou pour toute réponse. Une vive douleur m’assaille, puis l’adrénaline monte et je l’embrasse fougueusement.
Elle me conduit jusqu’à sa chambre où elle s’empresse de déboutonner ma chemise, ce que je consens volontiers à l’aider à faire. Elle me pousse sur son lit et je la contemple, allongé, ôter son chemisier puis son pantalon.
Nos corps bouillonnants se retrouvent et s’empressent de ne faire qu’un. J’observe, tandis que je lui assène mes premiers coups de reins, ses yeux dilatés, suppliants. Puis elle m’attire vers le côté et monte pour mieux me chevaucher. Notre ébat est une lutte. Chacun veut prendre le dessus sur l’autre, aucun ne garde sa place. Dans cette guerre intestine nous trouvons la paix et jouissons, ensemble, avant de regagner chacun notre côté du lit, suffoquant, les yeux rivés vers le plafond. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, si vite que je l’affuble de ma main droite, persuadé que par ce seul geste il va ralentir.
« Sous D, c’est vraiment le pied, ajoute Nina pour tout commentaire.
— T’en prends si souvent que ça ?
— Seulement en soirée, le week-end, quand je sors. Un peu de temps en temps, quoi. Je vais nous chercher de l’eau » dit-elle avant de quitter la pièce.
Quand je me réveille, j’ai l’impression que ma tête est passée au rouleau compresseur. Je ne suis pas dans mon lit, je ne reconnais pas cette chambre au papier peint opaline. Un réveil affiche quatorze heures huit…
Nina. J’ai couché avec Nina. En un instant, la soirée de la veille me revient en mémoire. Les verres de gin, au Geko, la lumière rouge tamisée, au Piazo Club. La musique. Et tout le reste. Je végète quelques longues minutes dans ce lit. J’ai mal à la tête. Je ne sais pas où est passée Nina, si elle compte revenir ou si je dois la retrouver ailleurs, dans cet appartement que je ne connais pas, et où je ne sais même pas si d’autres vivent tant je me suis engouffré dans sa chambre sans prêter attention à rien d’autre qu’elle et son corps que je désirais ardemment. Comment sera-ce, de côtoyer intimement Nina, maintenant que les effets de la drogue se sont dissipés ?
Je finis par la rejoindre, en pénétrant à tâtons dans le salon attenant à sa chambre. J’ai pris soin de me rhabiller au cas où. Nina est étendue sur le canapé, avec un tee-shirt bien trop grand pour elle pour seul vêtement. Elle n’a pas la force de se lever, et décroche à peine son regard de la télé. Quand je la questionne sur sa nuit, elle grogne et me répond sèchement. Oui, elle a bien dormi. Non, elle ne veut pas que j’aille chercher des croissants. Oui, je peux y aller, elle va se reposer.
Au moins cette entrevue du réveil a le mérite de donner le ton. Nina ne se lève pas pour m’embrasser quand je suis sur le point de partir, et je ne traverse pas plus la pièce pour consacrer ce moment.
« On se voit au bureau, m’adresse-t-elle alors que j’ouvre la porte d’entrée.
— À la semaine prochaine. »
Je regagne la gare Montparnasse, le visage à la fois ébloui par le souvenir de la chair et marqué par les ravages de la soirée. Mon dos se voûte de fatigue, mes muscles se crispent de sécheresse. J’ai si soif. Pourtant, avant la délivrance du verre d’eau dans mon appartement, je m’impose un dernier détour dans ce périple d’après-tournoi. La pharmacie, où j’achète deux boîtes de doliprane.
J’arrive enfin devant mon appartement en vainqueur exténué, sors mes clés pour ouvrir la porte. Je me précipite vers l’évier en saluant à la hâte Yacine, que je retrouve assis sur le canapé. Je prends un premier cachet et avale d’une traite le grand verre que je viens de me servir. J’en bois un second avant de le remplir une dernière fois et quitter ce point de survie pour m’avancer dans le salon.
« T’étais où ? s’enquiert Yacine d’un ton emporté.
— Je suis sorti hier. Je n’ai pas le droit ?
— Tu te fous de moi ?
— Pardon ?
— T’as pas l’impression d’avoir oublié quelque chose, par hasard ? »
Ses yeux plissés remplis de colère me toisent. C’est alors que, des tréfonds des abysses, j’émerge et me souviens. Samedi 25 février. Cagibi. Le critique.
« Comment t’as pu me faire ça ? Tu savais à quel point c’était important pour moi !
— Je n’ai pas voulu… Ils m’ont proposé d’aller boire un verre, après le tournoi, et puis après, tout s’est enchaîné…
— Et tu t’es dit que tu allais te pointer ici à seize heures, pour la première fois que tu ne dors pas à l’appartement depuis qu’on habite là. Le jour le plus important pour ma carrière.
— J’ai oublié, d’accord ? J’ai déconnecté, avec les matchs, la soirée, la MD… T’étais même pas là les soirs d’avant ! À dormir chez elle, j’imagine ? C’est dur en ce moment, tu comprends ça au moins ? J’ai beaucoup de choses à gérer. Alors oui, dans mon crâne prêt à imploser, je ne pensais plus à aujourd’hui. Et j’en suis désolé.
— Si Monsieur a passé une bonne soirée, au moins m’en voilà rassuré ! »
Dans un soupir, Yacine tombe de tout son poids dans le canapé. Mon corps ne répond plus.
« Pour une fois dans ma vie, une fois ! Je te demande quelque chose. À toi. Mon meilleur ami. Mais non, c’est trop. Monsieur a oublié. Car maintenant, Monsieur se drogue, ça aussi, c’est nouveau. Alors, le trip était bon ? C’était bien, la soirée des culs serrés de la banque ? À se défoncer la gueule le week-end pour compenser leur boulot à la con ?
— Je ne traîne pas avec ces gens-là, tu le sais très bien ! J’y travaille, c’est tout, m’étranglé-je. Je n’aurais jamais passé la soirée avec eux si on ne faisait pas du hand ensemble.
— C’est tout pareil. »
Yacine respire si fort qu’il couvre mon propre souffle, et se relève si brusquement que j’en recule d’un demi-pas.
« Vous avez pu jouer, quand même ?
— Bien sûr qu’on a joué. Heureusement qu’on a joué ! On ne plante pas une première représentation devant quelqu’un comme Sylvain Teste.
— Et ?
— Et, et… C’était moins bien ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre. On s’est débrouillés pour les costumes, on a bien joué, mais il n’y avait pas la musique. Ça enlève quand même beaucoup.
— Mais le critique, lui, il a aimé ?
— Il a applaudi normalement à la fin, souffle-t-il. Il souriait mais bon, ça pouvait aussi bien être de la politesse… C’était loin d’être notre meilleure représentation.
— Ça reste positif, on verra bien ce qu’il écrira.
— S’il écrit… Tu as de la chance de ne pas avoir croisé Tony. Il voulait revenir ici, pour te toucher trois mots…
— J’emmerde Tony. Je suis chez moi. J’ai merdé, et je m’en excuse auprès de toi. Je crois avoir bien assez accueilli Tony et passé de temps à le regarder faire comme s’il était chez lui ici pour lui devoir grand-chose d’autre.
— Tu ne supportes pas que j’ai d’autres personnes dans ma vie, c’est ça ?
— Tu dis n’importe quoi. À Provins-sur-Mer, on avait bien Bastien, Claire et Manon. Je m’en fous que t’aies d’autres personnes dans ta vie. On a flashé sur la même meuf, c’est tout. Le reste, c’est dans ta tête.
— Ça fait quand même beaucoup. Mais ne t’en fais pas, j’ai compris le message. Tu ne reverras plus Tony ici. »
J'ai beaucoup aimé la continuation de la perte d'espace privé, avec ces gens qui arrivent dans le bureau et prennent la place d'Ulysse. Comme l'image est très parlante, je pense que tu n'as pas besoin de trop clarifier sa signification d'un point de vue abstrait — le paragraphe sur Catherine m'a semblé un peu long, par exemple. Rien qu'en donnant des détails sur comment c'est d'être assis entre deux personnes pendant huit heures de suite chaque jour, tu nous assassineras.
Je ne m'attendais pas du tout à ce que le handball tourne mal à ce point-là, j'avoue. Ni à ce retour de Nina complètement décalé. Ça marche bien, c'est fluide, horrible, j'ai eu envie de fermer les yeux pour que ça n'arrive pas mais voilà.
Autant j'ai constaté l'addiction à la cocaïne dans les milieux professionnels durs pour "détendre l'atmosphère", autant je suis étonnée que l'ecstasy joue ce rôle aussi. Par ailleurs, la MDMA a la particularité de ne pas provoquer d'effet gueule de bois, du peu que j'en connais. Le lendemain est flou mais pas douloureux.
J'ai mis du temps à comprendre la dispute avec Yacine, parce que pour moi c'était logique que la représentation devant le critique aurait lieu le soir. Peut-être que ça vaudrait le coup de préciser l'horaire dans le chapitre précédent ?
Quant à la MDMA, sans être une référence dans le milieu (ça m'a été d'ailleurs dit par certains BL ^^ touchée...), ça circule en soirée, oui. Pas sur le lieu de travail, comme la cocaïne cela dit. Et encore, de beaucoup disent toujours que "ce n'est plus comme avant". Des témoignages que j'ai pu en tirer, ça se fait mais en cachette, plus de façon aussi ouverte qu'avant. Les week-ends, c'est cocktail molotoff pour certains pour décompresser ^^
Merci pour ton retour ! Et oui, très bonne idée de préciser l'horaire plus en détail, surtout si c'est une représentation en journée.
Les deux derniers paragraphes m'ont semblé frappants. Le contraste entre Yacine et Ulysse commence à se voir, et sa solitude est de plus en plus installée. Les phrases finales ont résonné particulièrement fort à mes oreilles. C'est une attitude qui peut vraiment faire aller très loin, et très bas...
Remarques en vrac encore :
"C’est affreux, ce qu’ils ont fait à ce petit. Monsieur Letton…" > est-ce qu'il y aurait un point de trop ? Sinon, je ne comprends pas trop le passage.
Concernant le prix des billets : c'est du pinaillage, mais j'ai un peu bloqué. 6x30, ça fait 180, donc non, ils n'en auraient pas du tout eu pour le même prix... ?