Urbino ouvrit les yeux. Il se trouvait étendu sur un lit, dans une pièce entièrement close qui avait été aménagée dans une grotte. Il se sentait épuisé. Il était trop faible pour se lever et n’avait même aucune force pour bouger. Il tourna la tête et vit la gueule du loup posée sur le drap à côté de son bras. La présence de la truffe chaude de Giotto sur sa main lui fit aussitôt reprendre contact avec la réalité. Les yeux attentifs de l’animal observaient chacune de ses réactions.
– Giotto, balbutia-t-il d’une toute petite voix. Où sommes-nous ? Sommes-nous prisonniers ?
Ils restèrent un moment l’un en face de l’autre, immobiles et silencieux. Rien ne se passait dans la pièce où régnait un calme feutré. La caverne ressemblait à une geôle, mais Urbino n’avait ni les mains ni les pieds attachés, et le loup était en liberté. Le temps s’écoula lentement, puis Urbino entendit un bruit dans le fond de la grotte. Un pan de mur se déroba, révélant un carré de lumière vive dans lequel s’encadra une silhouette féminine. Elle s’avança vers le lit.
– Bonjour, tu es enfin réveillé, dit la femme qui le regardait avec un bon sourire.
Elle approcha sa main du front du garçon et le toucha en hochant la tête d’un air approbateur.
– Tu n’as plus de température. Nous avons eu peur pour toi, mais les bouillons d’herbe et les compresses fraîches ont pu te soigner. Comment te sens-tu ? demanda-t-elle d’une voix douce.
– Fatigué, murmura Urbino.
– Tu as été très malade. Nous t’avons retrouvé quasiment mort de faim et déshydraté dans la montagne. C’est le loup qui nous a alertés par son hurlement. Il s’en est fallu de peu que tu disparaisses à jamais dans un ravin, les vautours et les rongeurs auraient vite fait main basse sur ta carcasse. Tu t’appelles Urbino ? demanda la femme.
– Oui.
– Et ton loup Giotto ?
– Oui.
– Et d’où viens-tu ?
– Coloratur, articula l’enfant péniblement tant sa gorge était encore sèche et irritée. Enfin … je viens plutôt du désert au sud …j’ai été enlevé … nous nous sommes sauvés …
– Ne parle pas trop, cela t’épuise. Tu nous raconteras plus tard quand tu seras rétabli. Je suis Alathea. C’est mon mari, Outrebon, qui est allé te chercher et t’a porté jusqu’ici. Eostrix nous avait parlé de toi, il te connaissait. Tu as eu beaucoup de chance, car tu as roulé jusqu’au bord du précipice mais un petit rebord de pierre t’a empêché de tomber beaucoup plus bas. Tu as réussi à échapper à tes ravisseurs. Eostrix nous avait avertis que tu avais été enlevé par la sorcière Primrose. Ne t’inquiète pas, tu es dans une bonne maison ici, à l’abri sous la montagne, chez des amis. Repose-toi encore et je t’apporterai de quoi manger et boire tout à l’heure.
La femme tourna les talons et ressortit par là où elle était entrée. Épuisé par les efforts qu’il venait de faire, Urbino ferma les yeux et se rendormit. Giotto soupira et s’étendit au pied du lit, la tête entre les pattes.
Bien loin de là, la conque de Lamar naviguait sur les flots de l’océan à la vitesse de l’éclair. Elle soulevait des gerbes d’écume et laissait une trace à peine perceptible derrière elle. A l’intérieur, les passagers se taisaient. Juliette et Adriel ne savaient pas ce qui les attendait lorsqu’ils arriveraient à Coloratur. Selma était encore plus ignorante. Eostrix les avait quittés depuis un bon moment et il volait seul vers Odysseus pour jouer son rôle de messager et donner des nouvelles. Lamar réfléchissait.
– Lorsque vous serez de retour sur la terre ferme, comment ferez-vous pour vous déplacer ? dit-il. Il n’y a pas de chevaux et vous n’avez pas d’engin motorisé. Vous ne pourrez pas rester statiques, il vous faudra bouger et peut-être fuir rapidement si vous êtes menacés.
– Tu as raison, répondit Adriel. C’est une question qui me préoccupe depuis que nous sommes repartis. Il ne reste plus rien à Coloratur, plus aucun garage, plus aucun magasin, tout a été détruit par Ynobod.
– Eh bien j’ai une idée, reprit Lamar. Je vais vous arrêter en route, à Astarax. C’est une grande ville et on y trouve de tout. Vous pourrez y acheter un véhicule à moteur, une moto ou autre qui pourra vous transporter.
– Très bonne idée, fit Adriel. Mais nous n’avons pas les moyens de payer. Et j’imagine que ce type d’engin est extrêmement cher par les temps qui courent.
– Probablement, poursuivit Lamar qui développait son idée. Vous avez besoin d’or, l’or est une valeur d’échange sûre depuis la nuit des temps … Voyons … De l’or … On en trouve dans les fonds marins, là où des galions ont fait naufrage il y a des milliers d’années. SI vous remplissez vos poches de pièces, vous devriez pouvoir acheter facilement un véhicule.
– Sûrement, s’écria Juliette avec enthousiasme. Lamar, tu penses à tout ! Mais comment faire pour aller chercher de l’or dans un bateau naufragé ?
– Voulez-vous venir avec moi sous les eaux chercher une épave ? Je connais plusieurs endroits où se trouvent des restes d'embarcations coulées. Des débris de navires qui transportaient des cargaisons de richesses, avec des coffres remplis d’or, répéta-t-il en hochant la tête. Il n’y a qu’à les ramasser.
– Hélas, nous ne pouvons pas respirer sous l’eau, soupira Juliette, sinon nous aimerions venir avec toi.
– Je vais vous déposer sur un rocher en pleine mer et j'appellerai quelques sirènes et tritons qui iront explorer les épaves. Ils rapporteront deux ou trois cassettes pleines de trésors.
La conque parvint bientôt en vue d’une île rocheuse couverte d’oiseaux. Lorsqu’ils s’en approchèrent, Lamar réalisa qu’il ne pouvait pas laisser ses passagers seuls sur cet îlot sans aucune zone abritée, battu par les vents et constamment éclaboussé par des paquets de mer. Le risque qu’ils glissent dans l’eau et se noient était trop grand.
– C’est excessivement dangereux de vous débarquer ici, dit Lamar en caressant sa barbe avec concentration. Alors j’ai une autre proposition à vous faire. Pour cela, il me faut essayer un sortilège que je n’ai plus utilisé depuis une éternité. Naturellement, je n’en ai jamais besoin pour moi ou pour mon peuple. Malheureusement, je l’ai presque oublié. Je dois interroger ma mémoire.
Juliette et Adriel regardaient le roi des Mers avec inquiétude. Ce dernier semblait vraiment en grande difficulté et il n’avait même pas exposé sa nouvelle idée. Il se penchait vers l’avant, la tête dans la paume de sa main. Mais à chaque fois qu’il relevait son visage, une grimace d’échec marquait ses traits et prouvait qu’il n’avait pas réussi à retrouver ce qu’il cherchait. La scène dura un bon moment et les passagers commençaient à désespérer quand ils virent Lamar se redresser lentement, un sourire triomphant aux lèvres.
– Prêts pour faire un voyage sous l’océan ? demanda-t-il.
Fébriles, Juliette, Selma et Adriel acquiescèrent en tremblant d’excitation. Lamar fit lentement tourner ses mains en psalmodiant quelques mots incompréhensibles. Tout à coup, un voile transparent quasiment invisible surgit du néant, se déploya et entoura intégralement la conque. C’était comme si le char se trouvait enveloppé dans une bulle d’air impénétrable. La quantité d’oxygène emprisonnée était suffisante pour respirer un certain temps. Sans attendre, Lamar fit plonger le quadrige sous l’eau et lança les dauphins à vive allure dans la masse liquide en mouvement.
– Nous voici en plongée sous-marine, expliqua-t-il. J’ai retrouvé le sortilège qui permet de vous protéger contre l’eau pour que vous puissiez continuer à respirer normalement. Mais la durée d’immersion est limitée car l’air n’est malheureusement pas renouvelable à l’intérieur de la bulle. Nous devons faire vite, aussi je parlerai peu. Contentez-vous d’admirer mon royaume. C’est un spectacle féérique constamment renouvelé, dont on ne peut jamais se lasser.
Juliette, Selma et Adriel n’avaient pas eu besoin de l’enthousiasme de Lamar pour regarder autour d’eux avec des yeux émerveillés. Le quadrige fendait l’eau et se dirigeait vers le fond de la mer. Il avançait avec moins de vélocité que sur les flots. Il fut bientôt entouré de créatures sous-marines dont les queues de poisson ondulaient souplement. Elles nageaient avec grâce le long de ses flancs. Les longues chevelures des sirènes ondoyaient derrière elles, certaines avaient accroché leurs boucles sauvages avec des peignes d’or. Les tritons avaient des barbes frisées mêlées de coquillages et d’algues pourpres. Leurs sourires étincelaient dans l’eau sombre. Juliette était fascinée par ces êtres d’une grande beauté qui peuplaient l’océan. Ils accompagnaient leur roi avec charme et vélocité dans sa course contre la montre.
Alors qu’il conduisait son char, Lamar donna ses instructions. Les sons passaient aisément à travers la barrière de la bulle, mais ils étaient déformés sous l’eau. La voix de Lamar leur parvenait plus grave et plus lente qu’à l’ordinaire. Il enjoignit ses créatures d’aller chercher immédiatement de l’or dans les galions naufragés. Aussitôt, les sirènes et les tritons s’éparpillèrent autour d’eux comme une volée de moineaux et s’éloignèrent en nageant très vite. Le quadrige poursuivait sa descente et atteignit bientôt le fond de la mer. Des myriades de poissons, de crustacés et d’animaux marins évoluaient au milieu des forêts d’algues, des rochers, des récifs de coraux chamarrés, des cheminées de lave froide et des trous abyssaux. Le spectacle était magnifique et totalement nouveau pour Juliette, Selma et Adriel. Ils découvraient autour d’eux avec stupéfaction un vaste monde vivant, varié et coloré tandis que la conque protégée par la bulle avançait doucement au-dessus des champs de végétation ondoyante. Bien sûr, ils savaient qu’autrefois les hommes pouvaient aller sous l’eau en portant des combinaisons étanches et en respirant l’air dans des bouteilles, ou même en montant à bord d’engins sous-marins. Mais plus personne ne se risquait dans le fond de la mer désormais, trop de dangers inconnus et de pollutions mortelles guettaient les explorateurs et leurs bathyscaphes. Toutes ces recherches avaient été abandonnées depuis longtemps.
Cependant l’air commençait à se raréfier dans la bulle. Lamar qui surveillait ses passagers s’en aperçut et sollicita ses dauphins. Le char changea de position et se dirigea vers la surface de l’eau. Plus ils approchaient de la surface, plus il devenait difficile pour les trois humains de respirer normalement. Ils commençaient à être asphyxiés. Lamar accéléra la course et soudain le char jaillit de l’eau comme un boulet de canon, la bulle d’air éclata et les trois voyageurs inspirèrent un grand bol d’air.
Le quadrige retomba sur la crête des vagues en projetant des gerbes d’écume. Lamar tira sur les rênes pour stopper les dauphins et immobiliser le char. Celui-ci dansait sur la houle comme une coquille de noix. Peu de temps après, les sirènes et les tritons surgirent des flots. Ils portaient des coffrets de fer qu’ils déposèrent sur le rebord de la conque. Puis ils saluèrent les voyageurs et disparurent dans l’écume aussi rapidement qu’ils étaient venus. Les longues chevelures soyeuses des sirènes restèrent visibles un court instant, ce furent les derniers vestiges de leur apparition. Adriel récupéra les coffrets dont Lamar fit sauter les serrures ouvragées et les couvercles. Les cassettes contenaient des pièces d’or et d’argent, des bijoux et des pierres précieuses.
– Cela devrait suffire pour acheter un engin motorisé à Astarax, dit Adriel.
– Merci pour cette visite sous l’océan, ajouta Juliette, encore sous le charme de l’escapade aquatique qui avait failli mal se terminer.
– Mmmoui, répondit Lamar qui pour une fois n’était pas triomphant. Ce n’était pas une totale réussite.
– Mais nous avons atteint notre objectif, s’exclama Juliette, c’est la seule chose qui compte. Et c’était d’une beauté sans pareil.
– Et maintenant, repartons vers Astarax, fit Lamar, toujours pressé, en reprenant les rênes. Il est temps.
Il orienta le char dans la bonne direction et les dauphins volèrent à nouveau sur la crête des vagues.
Ils aperçurent bientôt la terre à l’horizon, qui se rapprochait à grande vitesse. Ils furent rapidement en vue des côtes et Lamar choisit de se diriger vers une plage déserte à l’ouest d’Astarax. Le roi des mers ralentit l’équipage et vint accoster le long de l’étendue de sable.
– Dépêchez-vous de trouver votre moto. N’oubliez pas de choisir un engin qui génère sa propre énergie pour ne pas avoir besoin de carburant, dit Lamar.
– Comment sais-tu tout cela ? murmura Adriel avec un demi-sourire admiratif. Cela ne se passe pas dans ton milieu habituel.
Lamar répondit en haussant les épaules. Juliette, Adriel et Selma remplirent leurs poches de pièces et de pierres précieuses. Puis ils bondirent du char dans l’eau et marchèrent vers le sable sec.
– Rappelez-moi quand vous serez de retour ici, s’écria Lamar qui ne s’attarda pas et lança son quadrige vers la pleine mer. Je viendrai vous rechercher pour la dernière étape.
Sa voix se perdit dans le vacarme des vagues. Les trois voyageurs avançèrent sur le sol de ce territoire inconnu sans être vraiment tranquilles. Ils savaient qu’Astarax était une zone terrible, sauvage, où la violence et l'âpreté régnaient. Ils devaient être prudents et s’organiser pour ne pas se faire dépouiller, ni attaquer, ni tuer.
– Je ne connais qu’une chose pour nous protéger, dit Juliette. L’arbre de paix.
Elle fouilla au fond de ses poches. Sous les pièces d’or, se cachaient plusieurs branches courtes qu’elle avait conservées précieusement. Elle en donna une à Selma et une à Adriel, et serra la sienne dans sa main avant de suivre ses compagnons. Ils marchaient avec plus de confiance désormais sur la piste de terre, et atteignirent après quelque distance une route déserte qui surplombait la longue plage sans fin. Ils n’avaient pas rencontré âme qui vive depuis leur débarquement, ce qui n’avait rien de rassurant. S’ils avaient été agressés, personne ne serait venu à leur secours.
Poursuivant leur chemin, ils aperçurent bientôt les immeubles démolis des faubourgs d’Astarax qui se dressaient devant eux. Ils traversèrent d’abord le quartier des sorciers qui se trouvait en bordure de la ville. Sans imaginer qui habitaient habituellement ces lieux, ils passèrent devant la ruelle sombre où vivaient Esmine et Jahangir. Peu après, ils abordèrent les secteurs plus proches du centre ville, après avoir longé la zone portuaire. L’état de délabrement du port était partiellement masqué par la montée des eaux. Celle-ci avait recouvert la plupart des amas de blocs de béton et des carcasses de navires échoués. Les courants avaient emporté au loin les mousses sales et roses qui polluaient auparavant les bords de mer. Quelques traces d’écume rougie subsistaient encore, remuées perpétuellement par le ressac.
Les voyageurs avaient commencé à croiser des habitants. Tous se déplaçaient en baissant la tête, souvent recouverte d’une capuche masquant les yeux. Personne ne regardait personne et ils firent de même. De temps à autre, une horde motorisée les dépassait sans s’arrêter. L’atmosphère était oppressante. L’air dense, saturé de particules en suspension et de traînées de gaz malodorants leur coupait presque la respiration. Obliquant vers le nord, ils s’enfoncèrent vers le centre-ville. Ils empruntèrent des sentiers biscornus qui desservaient les anciennes voies de circulation, en zigzaguant aux pieds des bâtiments en ruines.
Avant d’avoir été récemment détruite par Ynobod, Coloratur était moins dévastée qu’Astarax. La guerre et les explosions nucléaires avaient transformé la ville martyre en un chaos indescriptible. La misère était insoutenable, les rats et les hommes vivaient dans la même promiscuité, partageant la nourriture et le logement, et se battant pour leur survie. Beaucoup d’individus croisés par les compagnons souffraient de malformations physiques et la plupart du temps, leurs traits étaient dégénérés. Ils avaient subi l’irradiation de substances radioactives à la suite des explosions nucléaires. Quand ils avaient survécu, ils avaient conservé des séquelles terribles de leur exposition aux rayonnements meurtriers. Certains n’avaient pas d’oreilles, d’autres avaient trois yeux ou la peau grêlée, ou bien une anatomie surprenante, ou encore une bouche beaucoup trop épaisse. Juliette, Selma et Adriel étaient stupéfaits par ces atrocités. Comment pouvaient-ils trouver ce qu’ils étaient venus chercher dans cet enfer ?
Ne sachant comment s’y prendre, ils décidèrent de s’arrêter quelques instants pour réfléchir et observer ces lieux hostiles. Ils grimpèrent sur des parpaings entassés les uns sur les autres. Atteignant une zone plate, ils s’assirent les jambes pendantes. Ainsi positionnés en hauteur, ils avaient une meilleure visibilité sur les alentours. Mais ils se firent aussitôt insulter par une famille qui habitait au dessus dans une anfractuosité du béton, et qui les menaça de lâcher leur chien. Le molosse ressemblait à Cerbère, en pire. Il avait trois têtes qui montraient leurs dents et dont les gueules bavaient abondamment. C’était sûrement une conséquence de retombées radioactives. Comme les voyageurs ne cherchaient pas à se battre, ils redescendirent sans protester sur le sol pour changer de position. Ils réitérèrent leur tentative après avoir parcouru plusieurs blocs d’immeubles et se hissèrent à nouveau sur un amoncellement de parpaings. Personne ne vint cette fois protester contre leur installation. Ils s’assirent pour examiner l’environnement et s’efforcer de comprendre les règles qui régissaient ce milieu. Ils s’interrogeaient encore sur une stratégie à suivre pour acheter leur moto quand ils entendirent au-dessus d’eux des cris rauques qu’ils connaissaient bien. Sans prévenir, Eostrix les rejoignit. Il tomba brusquement du ciel et vint se poser en douceur sur l’épaule de Juliette. Sa présence réjouit les voyageurs qui avaient besoin de dynamiser leur moral.
– Eostrix, nous devons trouver quelqu’un qui nous vendra une moto, dit immédiatement Adriel, car il savait qu’ils avaient peu de temps à perdre et que l’oiseau était une source d’information infinie. Peux-tu nous aider ?
Le hibou quitta l’épaule de Juliette et voleta au-dessus d’eux. Puis il leur intima de les suivre en faisant quelques allers et retours pour leur indiquer une direction à suivre. Ils bondirent de leur perchoir et se précipitèrent derrière lui. Il les entraîna dans des ruelles sombres et tortueuses. Après quelques détours dans le dédale urbain, ils débouchèrent sur une petite place où se trouvaient trois individus patibulaires. Vêtus de vêtements et de bottes de cuir usés et brûlés à de nombreux endroits, casqués et couverts de chaînes métalliques, les trois hommes avaient les cheveux longs et gras, les barbes mal rasées et ils étaient sales. Leurs visages étaient effrayants. Des yeux noirs rétrécis comme des aiguillons, enfoncés au plus profond de leurs cavités fixaient leurs proies sous des paupières tombantes et des cils épais aux poils durs. Tout autour, leur peau était rouge et boursouflée par trop d’excès de toutes natures. Ils ressemblaient à trois clones issus d’une même atrocité, répliquée plusieurs fois. Ils étaient peut-être des triplés, ou simplement des frères. Ou bien une vie commune de crimes horribles les avait rendus identiques par osmose. Toutes ces images et ces pensées défilaient dans la tête des trois compagnons tandis qu’ils serraient leur branche d’arbre dans leur main et dévisageaient les trois écumeurs devant eux.
– Alors, dit l’un des gangsters d’une voix nasillarde, on se promène sans protection ? C’est bien imprudent de votre part.
– Vous allez être bien gentils, poursuivit le deuxième avec un petit rire sinistre, et nous donner tout ce que vous possédez.
– Et quand nous disons tout, c’est tout, ajouta le troisième. C'est-à-dire, y compris vos vêtements et vos chaussures. Tout a une valeur ici.
– Et très très vite, reprit le premier individu en avançant d’un pas menaçant vers Selma qui paraissait la plus vulnérable.
Juliette tendit sa branche d’arbre vers l’agresseur, imitée aussitôt par Adriel qui visa un autre bandit, tandis qu’Eostrix fonça sur le troisième homme et lui perça les yeux avec son bec pointu. Le malfrat poussa immédiatement des cris de douleur et se mit à tourner sur lui-même en exécutant une sorte de danse détraquée.
Les deux autres hommes s’immoblilisèrent, paralysés par le pouvoir de l’arbre. Ils dévisageaient avec stupéfaction les trois jeunes gens qui les avaient vaincus sans même se battre. Les voyageurs passèrent à côté des trois frères et poursuivirent leur chemin sans même regarder en arrière.
Quelques ruelles plus loin, Eostrix qui avait continué à les guider indiqua l’entrée d’une taverne et avant qu’ils y pénètrent, l’oiseau vint se poser sur l’épaule de Juliette. Le couloir était sombre et ils avancèrent jusqu’à une grande salle au fond du boyau, éclairée par des bougies. La lumière était si diffuse au milieu de la fumée des chandelles et des brûleurs d’encens qu’il était impossible de distinguer nettement un visage. L’endroit était comble et sous l’impulsion d’Eostrix qui avait quitté l’épaule de Juliette, ils se glissèrent en file indienne vers une table où siégeaient quatre silhouettes. Tout en buvant un liquide ambré dans des chopes métalliques, les créatures, dont il était impossible de deviner le genre, jouaient à un jeu de cartes. Des pièces de cuivre et de laiton étaient empilées devant chacun d’eux en tas de différentes tailles. Les voyageurs regardèrent les parieurs terminer leur partie. Des insultes fusèrent car l’un d’entre eux fut accusé de tricher. Adriel prit la parole et s’adressa à l’ensemble des convives.
– Je cherche une moto d’occasion qui marche à l’énergie solaire, dit-il.
– T’as pas les moyens, gamin ! répondit avec un rire gras l’un des joueurs dont le visage enveloppé de fumée était flou. C’est très très cher ! Et c’est encore plus cher pour un gringalet comme toi ! Ha ! ha ! ha !
– Pourquoi tu veux un engin pareil ? fit un autre. Tu saurais même pas le conduire ! Qu’est-ce que tu vas en faire ? Où tu vas circuler sans te faire attraper et dépouiller ?
– J’en ai besoin, riposta Adriel.
– Les bons moteurs se font rares, ajouta un troisième homme dont l’unique oeil les dévisageait avec malveillance. C’est pour ça qu’ils sont chers.
– Fichez le camp, gronda le quatrième, vous z’avez rien à faire ici, c’est pas pour les mômes.
– Et c’est quoi cet oiseau ? demanda le premier individu. Jamais vu un pareil piaf ! Il est très laid. P’t-être qu’il vaut de l’argent sur le marché, vu qu’il doit être rare de voir un spécimen comme lui..
– Devriez pas le laisser traîner, reprit l’un des trois autres d’un ton méchant, comme pour les avertir qu’il allait lui-même tirer profit d’Eostrix.
– La monnaie n’existe pas à Astarax, grommela à nouveau le premier individu. Ici on paie au poids d’or. Je veux l’oiseau.
– Il n’est pas à vendre, rétorqua Adriel.
– Je veux pas l’acheter, il est déjà à moi ! Et puis on n’a rien à vendre ici, siffla l’homme.
Adriel, Juliette et Selma se taisaient, attendant que les joueurs se calment. Perché sur le dossier d’une chaise vide, Eostrix fixa le malfrat qui venait de parler d’un regard de mépris absolu. Il s’abstint lui aussi de bouger ou de crier. Dans la salle enfumée de la taverne, seul le brouhaha des convives alentour était perceptible. Autour de la table, plus personne ne parlait.
– Passez votre chemin, grommela finalement l’un des hommes en se concentrant sur ses cartes. On travaille ici, ce n’est pas le moment de venir mettre votre nez dans nos affaires. Dehors !
La conversation dura encore un moment sur le même ton inhospitalier. Puis l’un des joueurs se leva et devint menaçant.
– Faut vous le dire comment ? Débarrassez le plancher, vous z’avez rien à faire ici. Ouste.
Adriel regarda Eostrix et l’oiseau voleta pour venir se poser sur l’épaule de Juliette. Aussitôt l’un des gangsters se leva brutalement et voulut attraper le hibou avec son énorme main. Il reçut un coup de bec dans la paume puis sur les doigts et se mit à hurler de douleur. Du sang coulait abondamment sur sa peau et gouttait sur le sol.
– Tirez-vous, dit l’homme avec colère entre deux gémissements, et il enroula un mouchoir sale autour de sa main. Tirez-vous avant que je me fâche pour de bon. Hey, les gars, venez un peu m’aider à leur expliquer la vie.
Mais personne ne bougea à la table. Les malfrats n’étaient pas intéressés par la bande de ‘gamins’ qu’ils soupçonnaient désargentés. Et aucun d’entre eux ne voulait se faire déchiqueter par le bec redoutable de l’oiseau.
Comprenant qu’ils n’obtiendraient aucune information, les compagnons n’avaient plus rien à faire dans la taverne. Redoutant que les autres bandits ne se décident à venir prêter main forte au blessé, ils firent demi-tour et s’éloignèrent dans la pénombre vers la sortie. A peine eurent-ils franchi la porte de l’auberge qu’un sifflement retentit dans leur dos.
– Je sais pas qui vous êtes, dit une voix qu’ils reconnurent.
C’était celle de l’un des quatre joueurs de cartes. L’individu qui les avait suivis n’était pas celui dont la main était percée. A la lumière du jour, il semblait aussi primaire et agressif que les gangsters qui avaient essayé de les rançonner sur la petite place.
– Mais votre oiseau est dangereux, remarqua-t-il. Vous venez de la part de qui ?
– Ça ne vous regarde pas, répliqua Adriel qui comprit que l’homme allait répondre à leur requête.
– Je sais où trouver une moto comme celle que vous voulez, poursuivit le malfrat. Vous pouvez prouver que vous avez les moyens de payer ? Je veux voir votre argent d’abord.
L’homme avait dû peser le pour et le contre avant de changer d’avis. Il avait fait le pari que la bande de jeunes gens possédait l’argent pour se payer une moto et il tentait de conclure le marché avec eux.
– Montre-lui quelques pièces, Juliette, murmura Adriel, Eostrix veille.
La jeune fille fouilla dans ses poches et ramena une poignée d’écus d’or. Lorsque l’homme vit briller les ducats dans la main de la jeune-fille, ses yeux étincelèrent de convoitise.
– Vous en avez combien ? demanda-t-il. La moto va être très chère en ces temps incertains.
– Suffisamment, répondit laconiquement Adriel, ne vous inquiétez pas, vous serez payé si la marchandise nous convient.
– Alors suivez-moi, dit l’homme cette fois convaincu. Mon nom c’est Vauquelin.
– Et souvenez-vous que l’oiseau vous surveille, ajouta Adriel, ne tentez pas un geste déplacé, il vous crèverait les yeux.
Ils se mirent en route en file indienne dans les ruelles étroites. Vauquelin marchait en tête et les compagnons fermaient la marche. Après plusieurs détours, que le bandit emprunta sans doute pour éviter que les acheteurs ne se souviennent du trajet, ils débouchèrent sur une petite place entourée de murs de béton. L’entrée d’un tunnel était visible dans l’un d’eux. L’homme se dirigea vers le boyau sombre sans ralentir et s’y engouffra. Les compagnons le suivirent. Rapidement ils ressortirent à la lumière, le tunnel n’était qu’un passage reliant deux quartiers. Ils avançèrent alors sur une voie plus large et parvinrent devant une sorte de garage dont l’entrée était grande ouverte. Plusieurs vigiles en gardaient l’accès. Ils portaient des armes à la ceinture et dans leurs mains. Vauquelin s’approcha de l’un d’eux pour expliquer leur présence, et la sentinelle le laissa pénétrer seul dans le parking. Les compagnons restèrent à l’extérieur, à bonne distance des cerbères.
L’homme revint peu après et s’approcha d’Adriel pour négocier.
– Ils ont une moto en bon état qui roule à l’énergie solaire. Mais comme je vous disais c’est extrêmement cher, expliqua-t-il. C’est un véhicule militaire retapé.
– Combien ? demanda Adriel.
Vauquelin se pencha vers le jeune homme et murmura quelque chose à son oreille.
– Je veux la voir fonctionner, fit Adriel.
– Vous pouvez payer ? insista l’homme.
– Ne vous préoccupez pour l’argent, amenez la moto, riposta Adriel.
– Elle n’a pas de roues, elle génère une sorte de coussin d’air qui la maintient au-dessus du sol , ajouta l’homme.
– Qui peut être percé par une balle ? s’enquit Adriel.
– Non, c’est pas comme un pneu, précisa Vauquelin, il se fabrique dynamiquement quand on roule. Ce qui peut être troué, c’est le réservoir d’air chaud. Le risque, c’est l’explosion du moteur si ça brûle trop.
– Amenez-la ici tout près de la sortie, pour que nous la voyons à la lumière du jour. Je veux voir si elle n’est pas trop esquintée.
Vauquelin retourna dans le garage et réapparut bientôt, suivi par un individu qui poussait un engin rouillé. A la base de la structure qui tenait sur quatre fines pattes métalliques dotées de roulettes apparaissait une sorte d’énorme pot d’échappement. A l’avant, un guidon et un phare dominaient une longue selle rectangulaire où trois personnes pourraient aisément prendre place. Le garagiste donna des explications sur l’allumage, les vitesses et le fonctionnement des divers boutons sur le tableau de bord intégré au guidon. Le moteur était situé sous le siège et les capteurs solaires à l’arrière, sur des bras qui se dépliaient ou se rétractaient selon les besoins, à l’aide d’une télécommande. Les passagers pouvaient poser leurs bottes sur des cale-pieds pour avoir une bonne assise sur l’engin.
– Vous savez tout maintenant, dit Vauquelin, il ne reste plus qu’à payer le garagiste.
– Je n’ai pas vu fonctionner la moto. Je veux la voir rouler, répondit Adriel.
Le mécanicien s’approcha de la machine, enjamba le siège et déverrouilla le guidon. Puis il démarra la moto. Le moteur se mit à ronronner doucement, il tournait bien, régulièrement, avec un bruit harmonieux. L’individu lança l’engin qui se mit à rouler au-dessus de l’asphalte déformé. Les pattes métalliques se rétractèrent. Le véhicule ne touchait pas terre, la colonne d’air qui sortait du pot d’échappement le supportait en apesanteur. A faible vitesse, la moto tanguait un peu, mais quand l’individu accéléra, elle se tint parfaitement en équilibre. Quelques instants plus tard, elle était de retour. L’homme posa le pied à terre et descendit de l’engin, laissant imprudemment le moteur tourner pour maintenir le coussin d’air. Les vigiles entouraient les acheteurs et dardaient sur eux leurs regards menaçants.
– On va tenter quelque chose, murmura Adriel entre ses dents, afin que seules Juliette et Selma l’entendent et le comprennent. On jette ensemble toutes nos pièces sur le sol, autour de nous, on saute sur le siège et on s’enfuit immédiatement. On y va.
Aussitôt les trois compagnons vidèrent leurs poches par terre. Les pièces se mirent à rouler un peu partout, étincelantes dans la lumière. Muets de stupeur, Vauquelin, les sentinelles et les garagistes écarquillaient les yeux sans pouvoir croire à un pareil miracle. Sans attendre, ils se précipitèrent pour ramasser le trésor qui s’éparpillait autour d’eux. Ils se jetaient les uns sur les autres sans discernement, en se battant au corps à corps pour récupérer le plus possible d’écus. Les voyageurs avaient déjà bondi sur la moto. Adriel poussa l’accélérateur et l’engin bondit vers l’avant. Certains hommes tentèrent de courir derrière eux mais abandonnèrent vite la poursuite pour retourner remplir leurs poches de pièces d’or.
La moto roulait à vive allure dans les rues d’Astarax. Eostrix guidait Adriel qui pilotait le nouvel engin avec dextérité, presque aveuglément. Ils pouvaient facilement survoler les obstacles grâce au coussin d’air et Adriel n’hésitait pas à éviter les blocs de béton en passant par-dessus. A un rythme infernal ils traversèrent la ville dont les rues étaient peu encombrées. Tous les piétons s’écartaient de leur chemin devant cette moto diabolique qui dévorait la route dans un bruit de tonnerre. Les voyageurs se retrouvèrent rapidement le long des quais, puis atteignirent peu après la plage. Juliette avait déjà appelé Lamar qui les attendait au bord de l’eau. Personne ne les avait suivis, ils avaient été si prompts que même les drônes de surveillance ou une quelconque milice n’avaient pas encore eu le temps d’être lancés à leur recherche.
Adriel coupa le moteur et les filles sautèrent à terre. Sans perdre de temps, Lamar les aida à hisser l’engin dans son char et une fois les passagers montés à bord, l’équipage reprit sa route vers Odysseus. Sous la conduite habile du roi des Mers, le quadrige disparut des rivages d’Astarax à la vitesse de l’éclair. Pendant le voyage vers Coloratur, Eostrix s’endormit sur l’épaule de Juliette.
Dans Astarax, nombreux étaient les habitants qui s’interrogeaient sur ces trois étrangers venus et repartis en un temps record. Peu de gens les avaient réellement croisés, mais les rumeurs circulaient. Nul ne savait quelles étaient leurs motivations ou même leur mission, s’ils en avaient une. Etaient-ils des espions, des magiciens, des éclaireurs ? Toutes les hypothèses les plus extravagantes étaient échafaudées. Leur course en moto n’était pas passée inaperçue. Cependant les pièces qu’ils avaient jetées par terre commençaient à être échangées dans les tavernes de la cité et attiraient les curieux de tous bords. D’où cette profusion d’or venait-elle ? Les pièces étaient anciennes, à n’en pas douter. Elles dataient d’avant les pires guerres, celles qui avaient dévasté le continent. Des légendes se transmettaient déjà de bouches à oreilles. On parlait de magiciens venus du passé, ou même d’alchimistes capables de fabriquer de l’or à partir du sable.
Les bavardages parvinrent jusqu’au quartier des sorciers qui sortirent de chez eux pour se renseigner sur ces fameux étrangers. Ils redoutaient une invasion de puissants magiciens venus d’un autre monde pour les exterminer. Mais leur quête d’information fut vaine. Comme personne n’était capable d’avoir un discours cohérent, l’incident qui avait enflé comme un ballon de baudruche fut bientôt oublié. Il avait été une illusion éphémère déjà dissoute dans l’air. Elle avait distrait pendant quelques heures la population de son quotidien morose. Seules les pièces restèrent une preuve tangible du passage des étrangers. Les sorciers n’abandonnèrent pas leurs recherches car ils avaient identifié que le trésor était constitué de vieux écus d’or et d’argent. Ils étaient intéressés par ces matières dont ils se servaient pour fabriquer leurs potions et leurs onguents. Ils décidèrent de rester attentifs à la moindre allusion à un trésor. Plusieurs d’entre eux se répandirent discrètement dans les rues d’Astarax pour écouter les conversations et capter des indices. Ils ne tinrent pas compte de la disparition d’Esmine et de ses soeurs, ni de celle de Jahangir et de Marjolin pour lesquels ils n’éprouvaient aucune considération..
Pendant ce temps, les voyageurs, bien loin de ces considérations, abordaient sur le rivage à Coloratur. Eostrix s’envola aussitôt vers l’azur et sa minuscule silhouette disparut bientôt dans le lointain. Lamar souhaita du courage aux compagnons pour les épreuves à venir, il se tenait à leur disposition si nécessaire. Puis il fit demi-tour et gagna la pleine mer tandis qu’Adriel enfourchait la moto. Juliette et Selma s’installèrent derrière lui.
– Prêtes ? s’écria-t-il
– Où allons-nous ? demanda Juliette.
– D’abord chez toi faire notre rapport à Zeman, puis chercher Urbino et Giotto, répondit Adriel. C’est parti !
Le moteur démarra et la moto bondit vers l’avant. Quand elle ne roulait pas vite, elle était assez silencieuse. Sans aucun effort elle grimpa le long de la falaise et se retrouva dans les faubourgs de Coloratur en pleine reconstruction. Adriel ralentit l’allure pour remonter les ruelles de la ville haute et s’arrêta devant la porte de l’échoppe. Tout était calme.
Laissant l’engin devant la porte, ils pénétrèrent dans la boutique dont la fraîcheur les happa. A l’intérieur, rien n’avait changé. Le théorbe était toujours à la même place et le soleil de fer caché sous sa couverture sous le piano. Adriel ôta le plaid et tira l’enseigne vers lui. Juliette s’approcha à son tour et se pencha vers le cercle de fer. Elle le caressa doucement, comme pour le réveiller.
Petit à petit, la roue sembla s’animer, mais ses vibrations étaient faibles et la voix qui leur parvenait était difficilement audible. Selma les regardait faire. A son tour, elle s’assit près de l’enseigne et posa son oreille sur le cœur du soleil.
– Ainsi j’entends un son lointain, dit-elle. Il vient des profondeurs.
Juliette s’agenouilla et fit de même. Elle écouta le mince filet de voix de Zeman.
– Zeman ne peut pas parler plus fort, murmura-t-elle à Adriel qui restait debout. En voici la raison : Ynobod qui ne possédait pas de dépouille, a récupéré la majeure partie de ses ossements pour se réincarner dans un corps d’homme. C’est ce qui lui manquait pour se matérialiser en être humain. Zeman dit que sa jambe droite et sa main droite ont été broyées lors de l’effondrement du laboratoire souterrain de Jahangir. Ynobod n’a donc pas pu retrouver la totalité des os. Zeman pense que nous pourrons facilement le reconnaître car il aura forcément une main et une jambe en moins. Désormais, Ynobod peut se trouver n’importe où à Coloratur. Nous devons faire très attention à ce que nous disons et faisons.
– C’est incroyable ! s’écria Adriel. Mais comment Ynobod a-t-il réussi à récupérer le squelette, même partiel, de Zeman ?
– Zeman dit qu’il y avait des poches de gaz dans le magma qui a résulté après l’explosion, quand l’onde de chaleur s’est propagée. Une partie de ses os devaient se trouver dans l’une de ces bulles d’air, bien visibles. Ynobod ne s’y est pas intéressé tant qu’il s’exerçait à augmenter ses pouvoirs, en utilisant ses forces mentales. Cette période a duré plusieurs milliers d’années, elle correspond à la mise au point de sa vengeance qui a évolué progressivement. Pendant tout ce temps, Zeman lui-même était d’une grande faiblesse. Il était juste un souffle d’esprit réduit à presque aucune existence, juste rattaché à ce qui avait subsisté de son squelette. Quant à Ynobod, quand il s’est transformé en ombre pour exercer ses facultés et tester sa puissance, il a quasiment épuisé ses réserves d’énergie intellectuelle emmagasinées depuis des millénaires. Depuis, il s’est reposé pour reconstituer ses forces avant de se lancer dans l’ultime combat contre Jahangir. C’est son principal objectif. Désormais, il est devenu un homme et il a commencé sa dernière quête, celle qui l’a motivé pour survivre pendant tout ce temps..
– Mais comment Zeman a-t-il pu avoir connaissance de cela ? demanda Adriel très intrigué. A-t-il parlé avec Ynobod ?
– Non, fit Juliette, l’oreille toujours posée sur la roue de fer, qui écoutait la réponse du guérisseur avec attention. Zeman explique qu’Ynobod parle sans cesse à voix haute quand il réfléchit. Il semblerait qu’il soit incapable de faire autrement, comme si son esprit était extériorisé. Puisqu’ils étaient situés à proximité l’un de l’autre, Zeman a sans cesse suivi le cheminement de la pensée d’Ynobod lors de ses soliloques. Il ajoute qu’Ynobod est une sorte d’esthète. Il a été profondément inspiré par l’art de Cosimo, le dernier prince de Coloratur. De ce fait, outre l’élimination de Jahangir, Ynobod s’était fixé un autre objectif. Il voulait reconstruire un monde plus beau, à l’image de celui qu’avait créé Cosimo. C’est pourquoi il a commencé par détruire Coloratur pour en effacer la laideur. Mais il a présumé de ses forces. Il voulait continuer à nettoyer et réparer le monde en s’attaquant à Astarax puis à Phaïssans. Mais il était épuisé, et les événements ne se sont pas déroulés comme il l’aurait voulu. Il a été obligé de concentrer ses forces pour lutter contre Jahangir qui est venu le provoquer. Il est donc très probable qu’Astarax restera pour toujours la ville la plus atroce qui soit, car Ynobod n’aura plus jamais suffisamment de forces mentales pour vaincre le mal qui ronge Astarax.
– Mais pourquoi Ynobod a-t-il détruit Bourg-sur-la-Sauldre ? s’interrogea Adriel. C’était une cité très laide mais elle n’était pas importante. Il aurait pu d’abord exercer ses pouvoirs sur Astarax qui en aurait eu bien plus besoin.
– Ynobod avait depuis toujours un attachement particulier pour Vallindras, reprit Juliette qui continuait à transmettre les explications de Zeman. C’est là-bas qu’il avait réussi ses premières missions pour Jahangir : aller chercher des oiseaux dragons et rapporter de la pimpiostrelle. Zeman précise que Vallindras est un endroit dont la grande beauté avait subjugué Ynobod. Il a voulu rendre la pureté à ces lieux atrocement défigurés par la main des hommes.
– Nous avons rapporté de la pimpiostrelle, fit Adriel à Juliette. Zeman doit nous apprendre à fabriquer des potions pour l’utiliser.
– Oooh ! s’exclama Juliette, Zeman dit que nous sommes dans une course contre le temps. Parce qu’Ynobod a volé ses ossements, son esprit n’est plus rattaché qu’à la poudre d’ossements de sa jambe et de sa main, c’est pour cela que nous l’entendons à peine. Le peu d’esprit qui subsiste est en train de disparaître peu à peu pour partir vers le néant éternel. Zeman veut que nous allions chercher Urbino au plus vite car il doit lui transmettre des secrets de médecine. Il lui enseignera des rudiments de son art qui ne se transmettent que de soigneur à soigneur. En lui apportant la roue, Urbino a fait le choix d’être l’héritier de son savoir.
– Je pars tout de suite, s’écria Adriel. Je promets de revenir avec Urbino, où qu’il soit.
– Pendant ce temps, Zeman va nous donner les recettes pour utiliser la pimpiostrelle, répondit Selma.
Adriel sortit de l’échoppe et remonta sur la selle de la moto. Quelques instants plus tard, l’engin roulait doucement dans les ruelles de la ville haute. A peine eut-il atteint le bas de la colline et dépassé la limite du quartier qu’Adriel poussa sur l’accélérateur et l’engin prit de la vitesse. Il remarqua devant lui une forme blanche qui volait au-dessus de la moto et qui lui arracha un sourire. Surgi de nulle part Eostrix lui montrait la voie, il n’avait plus qu’à le suivre. Mais il savait déjà où l’oiseau l’emmenait, il en avait l’intuition.
Restées dans l’échoppe, l’oreille collée sur l’enseigne de fer, Juliette et Selma notèrent dans leur mémoire les recettes simples que leur dicta Zeman. Peu après, le guérisseur les enjoignit d’être prudentes car il ressentait des ondes néfastes à proximité. Il ne pouvait pas dire s’il s’agissait d’Ynobod ou de Marjolin, mais il fallait désormais n’échanger que des banalités. Juliette repoussa la roue dans l’ombre sous le piano et rabattit la couverture dessus. Puis elle éteignit les lumières, se dirigea vers l’escalier où Selma la rejoignit. Laissant l’atelier dans l’obscurité, elles montèrent les marches vers le haut de la tour. Derrière elles, un rayon de lune pénétra subrepticement par la porte vitrée, balaya le sol d’un reflet pâle et vint caresser la caisse de résonance du théorbe avant de disparaître. La pièce fut à nouveau plongée dans les ténèbres.