Pendant que l’équipage s’occupait de ranger les chariots dans leur parc, Rifar guida ses invités vers l’hôtellerie.
— On se retrouve dans six calsihons pour visiter Lynn, proposa-t-il.
— Ça me convient, répondit Bayne.
— À moi aussi, ajouta Saalyn.
Comme les autres ne disaient rien, il insista.
— Meghare ? Ksaten ? Votre avis ?
— Bien sûr, répondit Meghare
— Je croyais que c’était évident, ajouta Ksaten.
Il prit cette réponse pour une acceptation.
À l’heure dite, tout le monde se retrouva devant la porte de l’hôtellerie du caravansérail. Ils avaient rafraîchi leur toilette. Mais si l’ensemble des Naytains avaient revêtu ce long manteau à capuchon qu’ils utilisaient à l’extérieur de leurs bâtiments, en cette occasion, ils avaient sorti le grand jeu. Et tous ceux qui considéraient les Naytains austères ne les avaient jamais vus en grande tenue. Ce n’était que teintes vives, décorations et broderies. Le manteau d’Arda, comme ceux de ses gardes, était de la couleur mauve de Burgil agrémenté de parements en jaune de Bayne et ornés des symboles associés à Nertali. Mais Arda portait sur le côté gauche de la poitrine une couronne à sept pointes indiquant son rang. Chez Acron, ce même symbole était surmonté d’une épée couchée alors que le manteau de Nillac était vierge. À la grande surprise de Rifar, Meghare arborait une couronne à trois branches. Elle avait donc le statut de prêtresse, bien que sans diocèse attitré. Elle exerçait son office hors d’une église, voire en dehors de la Nayt en attendant qu’on lui donnât une paroisse. Cela avait peu de chance de se produire, cela aurait fait d’elle une noble et ces derniers se les réservaient pour éviter que des roturiers pussent rejoindre leurs rangs. Les broderies violettes sur le tissu de même couleur indiquaient qu’elle dépendait directement d’un prêtre de Burgil. Et leur forme l’associait à Meisos.
Rifar semblait n’avoir d’yeux que pour Arda. Néanmoins, sa main frôla la hanche de Meghare quand il passa près d’elle.
— Je croyais que vous aviez perdu vos bagages, fit remarquer Rifar. Où avez-vous trouvé une telle merveille ?
— Je l’ai commandée lors de notre escale à Massil et je l’ai fait livrer ici, expliqua Arda.
— Une prêtresse de Nertali ne pouvait rester sans ses atours, ajouta Nillac.
— Et vous ? demanda-t-il à Meghare.
— Moi je n’ai jamais perdu mes bagages, répliqua-t-elle.
Arda rit de bon cœur à la pique que lui avait envoyée la jeune femme. En revanche, le capitaine Acron accusa le coup. Après tout, c’était de sa faute si Bayne avait égaré tous ses biens.
En retour, Arda apprécia la tenue sobre et riche à la fois du caravanier et de son lieutenant, loin de celle tapageuse de Posasten. Ils étaient dignes d’entrer dans le sanctuaire des dieux naytains.
— Je suis moi-même surpris de votre vêture.
— Ce n’est pas ma première visite à Lynn, expliqua Rifar.
— Vicomte ?
— Rifar est un bon conseiller, répondit Dalbo.
Saalyn ne put retenir un sourire. Un noble qui écoutait les suggestions de ses subordonnés ! Voilà qui était rare.
Naerre était une ville très étendue. Il était hors de question de la traverser à pied pour rejoindre Lynn. Heureusement, l’archiprélature avait établi un système de navette transportant gratuitement les pèlerins qui désiraient visiter la capitale. Les véhicules étaient trop petits pour accueillir la totalité de la caravane. Seule une partie monta dans la première. Il fallut attendre la suivante pour les retardataires. À la sortie de l’arche naturelle, le cours de la Burgil, ce fleuve incroyablement suspendu, avait été subdivisé en deux branches et détourné pour faire de Lynn une île. Les deux bras, bien que larges, étaient suffisamment étroits pour que l’enjamber par un pont de pierre fût à la portée des bâtisseurs naytains. Et juste après, la ville proprement dite commençait.
Les deux voies en provenance de Naerre se prolongeaient par deux larges boulevards parallèles. La zone qui les séparait abriterait des édifices prestigieux : cathédrale, musée, théâtre, opéra… Mais pour le moment, seuls quelques-uns commençaient à émerger de terre. Les terrains situés vers l’extérieur étaient destinés à accueillir des hôtels particuliers. C’était là que s’érigeraient les ambassades des pays assez riches pour en construire une aux normes de la ville. Là aussi, les travaux étaient en cours. Mais pour deux d’entre elles, ils étaient assez avancés pour que le bâtiment fût fonctionnel.
Ksaten arrêta la voiture.
— Continuez sans moi, dit-elle, je vous rattrape.
— Vous allez quelque part ? demanda Rifar.
— Chercher de l’argent.
Rifar examina le bâtiment. Il n’était pas achevé, l’aile droite notamment n’était construite que jusqu’au premier étage, et il ne portait encore aucune identification à son fronton.
— C’est une banque ?
Avant que Ksaten ait pu répondre, il avait reconnu le drapeau à la licorne blanche au laurier sur fond bleu accroché au-dessus de la porte. Ce bâtiment était l’ambassade de l’Helaria. Il faut dire qu’il était relativement différent de ce que les Helariaseny édifiaient d’habitude. Architecturalement, il ne se distinguait en rien de leurs autres légations. Mais ils préféraient les pierres blanches telles que le grès, le calcaire ou le marbre. Or les Naytains considéraient cette couleur comme associée aux dieux maléfiques et l’avaient bannie dans leurs constructions. Et les Helariaseny avaient respecté cet aspect de leur culture en utilisant des pierres rouges, noires et grises.
— Tu viens avec moi ? proposa Ksaten à Vlad.
Le jeune palefrenier, d’abord surpris, se précipita à sa suite quand elle descendit de la voiture. Rifar trouva le geste sympathique. Jamais il n’aurait osé entrer de lui-même dans un tel lieu. Rifar soupçonnait toutefois une fonction diplomatique à son offre. Si elle amenait quelqu’un avec elle, c’est qu’elle n’avait rien à cacher. Elle aurait pu enquêter sur Dalbo qui lui avait dissimulé son identité, un fait apte à éveiller l’intérêt d’une guerrière libre. Elle montrait ainsi que ce n’était pas le cas.
La voiture s’arrêta à la dernière intersection du boulevard. Tout le monde descendit. Puis elle s’engagea dans une rue transversale pour rejoindre le boulevard parallèle afin de charger des passagers rentrant à Naerre.
— Que se passe-t-il maintenant ? demanda Saalyn.
— Maintenant, on continue à pied, expliqua Arda.
— On ne peut pas prendre un véhicule ? s’étonna Dercros.
— Pas dans l’allée des dieux.
Le groupe s’avança jusqu’au bout de la voie. Elle se terminait sur une immense place pavée de blanc et plantée d’arbre. À leur droite et à leur gauche, un grand mur la bordait. À son pied, des bassins recueillaient l’eau qui s’écoulait de fontaines qui s’ouvraient à son sommet. Devant chacune, des pèlerins procédaient à leurs ablutions. Toutefois, Arda les ignora, conduisant ses invités vers l’escalier monumental qui fermait le dernier côté. Son ascension se révéla assez rapide malgré sa hauteur. Ils arrivèrent sur le niveau intermédiaire de Lynn, celui qui abritait les résidences les plus luxueuses de la ville. Là aussi, seules quelques-unes étaient achevées. Et devant eux, s’ouvrait une seconde place identique à celle qu’ils venaient de quitter, et se terminant par le même genre d’escalier.
Avant de monter ces nouvelles marches, Arda stoppa tout le monde.
— Au-delà, nous entrons dans le domaine le plus sacré de notre pays. N’importe qui, même les non-croyants, peut y accéder à condition de respecter les lieux et la foi des pèlerins. Vous ne touchez à rien, vous parlez à voix basse, et observez scrupuleusement les consignes que vous pourriez recevoir. Si on vous demande de ne pas aller quelque part, ou de partir, ou de vous agenouiller, vous obéissez.
Pour cette dernière action, elle avait jeté un coup d’œil amusé aux Helariaseny, dont la devise s’enorgueillissait de ne jamais s’agenouiller.
— En tant que prêtresse qui vient rendre hommage à son dieu, je dois respecter un certain protocole. Et comme vous m’accompagnez, vous aussi, continua Arda. Il sera simple, suivez Meghare et faites tout ce qu’elle vous dit.
Les gardes d’Arda se répartirent autour de leur maîtresse pendant que Meghare disposait les visiteurs sur plusieurs rangées de façon à former un triangle pointé sur la prêtresse. Puis Arda et son escorte enlevèrent leur manteau que Meghare récupéra. Elle les plia et les déposa sur la première marche. Rifar remarqua d’autres habits ainsi alignés sur la largeur de l’escalier. Les gardes étaient torse nu, ne portant qu’un pantalon jaune et des bottes de cuir de même couleur. Au côté, fixé à une ceinture noire, ils portaient la dague, symbole de leur office. Arda, quant à elle, était revêtue d’une longue robe de prêtresse d’une teinte identique à celle des vêtements de ses gardes. Elle se différenciait de son homologue masculin par une large ceinture noire qui mettait la sveltesse de sa taille en valeur. Les concepteurs de la tenue n’avaient pas pensé qu’un jour une femme exercerait un tel office. Le décolleté, assez ouvert, en révélait plus que ce que la décence autorisait. Et il était vrai qu’à la naissance de la religion naytaine, seuls les hommes pouvaient accéder à la fonction de prêtre, même quand il s’agissait d’honorer une déesse. Les choses avaient changé depuis quelques générations, la robe était restée.
Au signal d’Arda, le groupe se mit en route. Contrairement à l’escalier précédent, la montée de celui-ci fut lente, solennelle. Enfin après un temps qui leur sembla interminable, mais qui n’avait duré en fait qu’un calsihon (environ 15 minutes), ils arrivèrent en haut et découvrirent le palais de l’archiprélat, seul bâtiment officiel achevé. Le corps central, tout en pierre noire et rouge, déjà immense, se prolongeait de deux ailes qui s’avançaient sur les terrasses latérales. Devant eux se dressait la porte monumentale réservée aux dignitaires. Mais ce n’était pas ce qui intéressait Arda. Au premier plan s’étalait un bassin de marbre rosé veiné de rouge qu’aucune sculpture ne décorait afin de ne pas favoriser un des nombreux dieux du panthéon naytain. Et en avant de cette fontaine, un jeune homme encore adolescent attendait. Il était revêtu d’une toge blanche fermée par une fibule aux couleurs de l’archiprélat, actuellement prêtre de Meisos. En s’avançant jusqu’à Arda, il jeta un bref coup d’œil sur sa ceinture pour identifier son allégeance gravée sur la boucle.
— La chapelle de Nertali se trouve dans l’aile nord.
Il désigna à mi-longueur de la façade située à leur droite une porte qui, bien que plus petite que la principale, n’en restait pas moins assez grande pour permettre à un cavalier de la passer, un privilège réservé au vidame de Pers, ville fondatrice du pays. Bien que les feythas eurent rasé la ville lors de la guerre et qu’il n’y eût plus de vidame de Pers depuis un demi-siècle, la tradition avait perduré au point d’être recréée dans cette construction récente.
Arda le salua et ils bifurquèrent dans la direction indiquée.
— Vous pouvez me suivre ou vous pouvez visiter le palais et son musée, proposa Arda.
— J’ai déjà vu le musée, mais j’ignorai que l’on pouvait assister aux offices religieux quand on n’était pas naytain, répondit Rifar.
— Les offices sont ouverts à tous, même aux disciples de la famille sainte. Même à ceux qui ne croient en aucun dieu, ajouta malicieusement Meghare en s’adressant à Saalyn. Mais n’oubliez pas que la force d’un dieu dépend du nombre d’assistants aux cérémonies. En suivant Arda, vous la rapprochez de l’archiprélature.
La prêtresse se départit un instant fugitif de son masque d’impassibilité pour un bref sourire ironique. Arda visait-elle le poste d’archiprélat ? Rifar s’imagina un pays aussi puissant que la Nayt contrôlé par la déesse de l’amour, cela pourrait donner quelque chose d’intéressant à voir. Mais Nertali était une déesse avec peu de fidèles et la présence de Rifar et de ses hommes n’y changerait pas grand-chose.
Tout le rez-de-chaussée du bâtiment était divisé en de nombreuses petites pièces suffisantes pour accueillir une centaine de personnes, mais guère plus. Tous les dieux étaient logés à la même enseigne. Pour les cérémonies les plus importantes, de grandes chapelles étaient disponibles, mais Arda n’en avait pas besoin. Quand elle entra dans son domaine, seule une dizaine de fidèles y priaient. L’arrivée d’une ministre de leur confession illumina leur visage d’une vision extatique. Malgré son origine prestigieuse, Nertali comptait peu de prêtres en exercice.
Meghare disposa Rifar et les caravaniers au fond de la salle pendant que les gardes se répartissaient sur les côtés. Saalyn, originaire d’un pays sans religion, ne perdait pas une miette de la cérémonie. Arda prit place derrière l’autel, puis elle étendit les bras à l’horizontale. Acron la recouvrit d’un manteau décoré des symboles de Nertali. Elle put commencer son office.
Ksaten et Vlad arrivèrent alors qu’Arda finissait une prière et s’apprêtait à bénir les fidèles. Parmi eux, Rifar remarqua un couple d’adolescents qui désiraient mettre leur amour sous la protection de la déesse. Nertali, savait-il, était aussi guérisseuse et beaucoup de malades venaient requérir sa bénédiction. Mais pas ce jour-là. Les Naytains étaient un peuple en bonne santé malgré la proximité du désert de feu.
Au bout d’un monsihon, la cérémonie était terminée. Acron lui retira le manteau qu’il rangea dans l’armoire. Puis les gardes l’entourèrent, sans toutefois empêcher les requérants d’accéder jusqu’à elle pour une ultime bénédiction.
La nuit était tombée, mais elle était chaude. Si Arda frissonna, ce ne fut pas de froid. En bas de l’escalier, elle remit les affaires qu’elle y avait laissées.
— Que fait-on, maintenant ? demanda Rifar.
— Je me rendrais bien dans une bonne auberge pour manger, suggéra Meghare.
— Vous ne trouverez pas cela à Lynn, objecta Arda. Pas encore. Nous devons revenir à Naerre.
— De toute façon, nous devons passer par l’hôtel pour que ces dames se changent.
Le caravanier connaissait les habitudes naytaines qui imposaient qu’une robe de cérémonie ne pût pas être utilisée lors d’un usage profane, comme se restaurer.
— Inutile, le contredit Arda. J’ai apporté ce qu’il faut avec moi.
De retour à Naerre, Arda leur dégota un petit établissement pas très éloigné du caravansérail.
— L’auberge de Nathan, lut Rifar sur l’enseigne. C’est amusant comme nom. Cela ne fait pas très naytain.
— Et pourtant, la détrompa Arda. Le fondateur de la Nayt s’appelait Nathan qui a été rapidement abrégé en Nat. Une de ses amies, Bruna, n’arrivait pas à le prononcer correctement, et l’a transformé en Nayt.
— Bruna, la première reine d’Orvbel ?
— Elle-même, répondit Saalyn à la place de la prêtresse. Nathan et Bruna étaient très proches. Certains les disaient même amants, mais c’était faux. Ils étaient amis.
Rifar poussa la porte et entra. L’auberge n’était pas luxueuse comme le restaurant que Saalyn avait choisi à Massil, mais dénotait quand même un certain standing. Aussitôt à l’intérieur Arda reprit le sac qu’elle avait confié à Dercros en quittant l’hôtel quelques monsihons plus tôt et disparut dans l’arrière-salle avec ses gardes sous l’œil indifférent de leur hôte qui avait l’habitude des prêtres et de leurs usages. Elle revint un instant plus tard vêtue d’une simple robe jaune au décolleté carré qui soulignait sa silhouette sans l’exhiber. Sa ceinture lui ceignait maintenant la taille et aux pieds elle avait gardé ses sandales de cérémonie qui avaient le bon goût de s’accorder avec sa tenue. Les gardes avaient enfilé une tunique au tissu chatoyant. Il ressemblait à de la soie, mais ce n’en était pas. Peut-être cette variante de silt, inventée par les feythas des décennies plus tôt, pour habiller leurs esclaves à peu de frais. Meghare n’avait pas eu à se changer. Sa robe profane pouvait parfaitement convenir pour un repas. Elle ressemblait d’ailleurs à celle que portait Arda, mais elle était violette et s’arrêtait à mi-cuisse. Face à ces Naytains élégants, Rifar se sentit mal fagoté. Le reste de ses hommes éprouvaient la même chose, y compris Saalyn et Dercros. Seule Ksaten tirait son épingle du jeu. Elle enleva sa tunique, révélant un justaucorps noir qui moulait son corps comme une seconde peau. À défaut d’être richement vêtue, elle était divinement belle.
Malgré leur nombre, l’aubergiste n’avait eu aucun problème à placer les voyageurs sur une longue table au centre de la salle.
— J’espère que vous aimez le jurave, annonça Arda. Ce restaurant est réputé pour sa préparation, mais il n’a que cela au menu.
— Si c’est autrement que rôti à la broche, je suis pour, répondit un caravanier.
Un concert d’assentiment parcourut les convives.
— Bien, conclut Arda.
Elle s’assit à son tour.
Le plat principal, une escalope enrobée de panure, fut bien accueillie. Les rires et les discussions accompagnèrent le repas jusqu’au dessert. Ce dernier surprit les Yrianis, il se présentait sous la forme d’une longue bûche dont le cœur était constitué de meringue et parfumé aux noix de beurrier. Alors qu’il la servait, l’aubergiste sur pencha sur Saalyn.
— On m’a dit que vous étiez Saalyn, la chanteuse, chuchota-t-il.
— Laissez-moi deviner. Vous voulez que j’interprète quelque chose ?
— Vous seriez obligeante.
— Le fait que je sois une stoltzin ne posera pas de problèmes ?
— Pas dans mon établissement, assena-t-il.
Saalyn jeta un coup d’œil autour d’elle. Il ne mentait pas, ils n’étaient pas les seuls stoltzt présents, même s’ils étaient les seuls Helariaseny. Un peu plus loin, un groupe de marchands deirans discutaient bruyamment. Ultime vestige de l’empire Ocarian, le Deira était un État relativement grand, mais bien que situé dans la vallée de l’Unster il n’avait pas d’accès direct au fleuve, ce qui l’obligeait à passer par ses voisins pour commercer. De plus, enclavé entre des territoires humains, il était constamment sur la défensive. Voir leurs marchands aussi loin de chez eux était donc rare.
— Je n’ai pas apporté mon usfilevi sur moi, se désola-t-elle.
— Je m’y attendais. Ce n’est pas grave. Nous avons un orchestre qui pourra vous dépanner.
En effet, un petit groupe de musiciens s’était installé dans un coin vide de la salle et commençait à préparer leurs instruments.
— Tout me semble parfait, répondit-elle.
Elle se tourna vers ses compagnons.
— Vous avez une préférence pour la chanson ?
Sa question s’adressait plus particulièrement à Rifar et Meghare.
— Quelque chose de romantique, requit la jeune femme.
— Aussi tôt dans la soirée, ne faudrait-il pas mieux quelque chose de rythmé ? suggéra Rifar.
— Romantique et rythmé, résuma Saalyn en souriant. Je devrais avoir ça.
Alors qu’elle se levait, l’aubergiste toussota.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle.
— Je pensais à un peu plus qu’une chanson, s’excusa-t-il.
— Ma foi. Si votre orchestre ne s’en formalise pas.
— Un instant !
Saalyn arrêta son mouvement et tourna la tête vers Posasten, à l’origine de l’interruption.
— Y a-t-il un problème ? demanda-t-elle.
— Interpréter une chanson pendant un repas pour mettre de l’ambiance. Pourquoi pas ? Mais là, vous réclamez, si j’ai bien compris, un vrai spectacle à madame Hylsinkil (Saalyn Hylsinkil : Saalyn fille de Hylsin).
Saalyn était étonnée du nom utilisé par le caravanier. Même si ce genre d’appellation n’était pas fausse, elle n’était pas d’usage courant. En fait, seule l’administration de l’Helaria l’employait, pour la noter sur les bracelets d’identité.
— Euh ! Pas exactement, objecta le tenancier.
— Vous souhaitez qu’elle interprète une dizaine de chansons. Soit entre deux et trois calsihons de spectacle. Voire, qu’entraînée par le plaisir de pratiquer son art, plus longtemps encore.
L’aubergiste ne répondit pas. Son regard braqué sur le marchand, il attendait la suite. Saalyn, qui commençait à voir où il voulait en venir, patientait également.
— Un spectacle, ça se paye, lâcha calmement Posasten.
L’hôte sourit. Une petite joute n’était pas pour lui déplaire.
— Je n’envisageais pas de faire travailler madame Saalyn gratuitement. Je comptais lui offrir le repas.
Posasten ricana de dérision.
— Une aumône. Pour une artiste du niveau de maître Saalyn, cela ne représente rien.
L’aubergiste croisa les bras.
— À combien estimez-vous sa prestation ?
— À sa place, à moins de huit centimes la chanson, je refuserais de chanter.
La somme souffla Saalyn. À un tel tarif, deux fois supérieur à ce qu’elle réclamait habituellement, jamais l’aubergiste n’accepterait.
— Six centimes, marchanda le tenancier.
— Huit persista Posasten. Il ne faut pas oublier que maître Saalyn avait prévu de passer la soirée en compagnie de ses amies, pas de travailler. Elle envisageait peut-être même de danser, ce qui lui sera impossible si c’est elle qui anime la salle. Cela mérite une compensation.
— Je comprends, mais je ne monte pas au-dessus de sept, assena l’aubergiste. Elle n’a pas d’usfilevi, c’est moi qui devrais le fournir.
Le caravanier réfléchit un instant.
— Cela me semble correct, acquiesça-t-il finalement.
Saalyn se rassit, un peu étourdie. Jamais elle n’avait demandé autant. Et pourtant l’aubergiste avait accepté facilement. Cela signifiait qu’elle se bradait depuis toutes ses années. Si elle avait su négocier ses prestations à sa juste valeur, quelle somme n’aurait-elle pas mise de côté ? Pourtant, quand il s’agissait de marchander un couteau ou une chambre d’hôtel, elle se montrait plutôt douée. Alors pourquoi se sous-estimait-elle ainsi ?
L’aubergiste les quitta le temps de s’entretenir avec les musiciens. Il ne tarda pas à revenir leur donner les résultats de sa discussion.
— Ils acceptent, annonça-t-il.
— Le contraire m’aurait surpris, ironisa Dercros. Ils seraient prêts à n’importe quoi pour se produire avec la grande Saalyn.
La stoltzin lui envoya un regard faussement réprobateur avant de reporter son attention sur leur hôte.
— J’interpréterai donc quelques-unes de mes chansons tout à l’heure, après le repas.
— C’est ainsi qu’il en a été convenu, confirma l’aubergiste. Je ne voudrais pas vous arracher à vos amis.
Il salua la chanteuse puis retourna à ses affaires.
Saalyn tourna la tête vers Posasten. Le marchand avait recommencé à manger.
— Je vous remercie, dit-elle, sans vous, je leur aurai offert une prestation gratuite.
— C’est le problème avec les artistes. Ils sont tellement contents de pratiquer leur art qu’ils se bradent. C’est à cela que servent les agents. En avez-vous un ?
— Je n’en ai pas, a-t-elle répondu. Mais j’en ai eu un autrefois. Comme son cachet dépendait de mes revenus, il avait un peu forcé sur les spectacles. J’ai dû le refréner, il a finalement démissionné.
— Si vous m’engagez, je saurais me montrer raisonnable. Après tout, votre succès passe par vos anciennes chansons, mais sa pérennité en nécessite de nouvelles.
— Je vais y réfléchir, a-t-elle promis.
Aucun des deux n’était dupe. Ils savaient pertinemment qu’elle n’en ferait rien.
Rifar attendait avec impatience la prestation de Saalyn. Il ne fut pas déçu. Elle prit son temps pour déguster son dessert, mais dès qu’il fut terminé, elle se leva et rejoignit le groupe qui interprétait des mélodies calmes, propices à une digestion tranquille. Puis elle glissa entre les musiciens et commença son tour de chant. Saalyn interpréta ses airs les plus connus jusqu’au milieu de la nuit.
Il était très tard quand ils rentrèrent au caravansérail.