Chapitre 12 :... apporte les emmerdes

  —  Sale rat d’égouts ! C’est à force de traîner avec les ordures que t’es devenue aussi puante qu’eux ? C’est peut-être pour ça que Nohan t’a lâchée !

  —  Eris, s’il te plaît, calme-toi !

La voix paniquée de Nohan alerta Thalion qui accéléra le pas pour les rejoindre. Il vit Eris, debout, les poings serrés, face à une magérienne d’une demie-tête plus grande qu’elle, les mains posées sur ses hanches. Sa chevelure claire déferlait en cascade sur ses épaules et sa posture ferme témoignait de son aplomb. Roxanne. Sa détermination l’empêchait de fléchir face au regard fielleux d’Eris. À côté de cette dernière se trouvait Nohan qui semblait avoir envie plus que tout de devenir aussi invisible que l’air. Malgré son désir de disparaître, il tentait vainement d’apaiser les tensions, jetant des coups d’œil embarrassés vers les tables alentours. L’acoustique de la bibliothèque et le silence qui l’habitait rendaient leurs éclats de voix retentissants, leur attirant quelques regards agacés des élèves studieux.

Indifférente à l’expression hargneuse d’Eris, Roxanne se contenta de la toiser avec condescendance.

  —  Et toi, t’es tellement invivable que t’es obligée d’utiliser la manipulation pour te faire accepter ! Tu ne veux pas rejoindre tes cousins les thons, l’araignée de mer ? T’es si pathétique qu’ils accepteront forcément ta compagnie. Tu fais honte à toutes les magériennes en collaborant avec Corvus, sale partisane du mal !

 Les joues d’Eris s’enflammèrent alors que des murmures d’approbation se faisaient entendre. Le visage de Thalion se durcit.

  —  Et nous, c’est ta stupidité qui nous fait honte, siffla-t-il en s’avançant.

 Ses pas claquèrent au sol, interrompant les chuchotements qui grésillaient dans ses oreilles. Sa voix implacable et ses mots incisifs firent frémir Roxanne qui recula d’un pas, son visage ombragé par un air farouche.

  —  Venant d’une amie de Nohan, je m’attendais à plus de jugeote de ta part. Une erreur de jugement puisque comme les autres, tu n’es pas capable de voir plus loin que le bout de ton nez.

Un silence de plomb accueillit son arrivée. Les élèves près des tables voisines se tortillèrent sur leurs chaises alors qu’un malaise étouffant gagnait la bibliothèque. L’inquiétude ambiante rendait l’air lourd tout autant qu’elle nourrissait sa colère. À mesure qu’il s’approchait de Roxanne, Thalion pouvait sentir la fureur qui faisait pulser son cœur et gangrenait son esprit.

Nohan l’observa avec appréhension tandis qu’Eris sourcilla. Elle paraissait mécontente de son apparition. Comme Nohan, elle aurait probablement préféré le maintenir dans l’ignorance et s’en occuper seule, mais il était en parti responsable des rumeurs sur eux, il ne comptait pas rester les bras croisés.

Malgré son tressaillement, Roxanne tâcha de rester ferme en croisant les bras sur sa poitrine, où l’emblème de la souris était accroché. Ne voulant pas se laisser déstabiliser par son attitude, elle soutint son regard sévère lorsqu’il se trouva à quelques mètres d’elle.

  —  Il y a toujours un fond de vérité dans les rumeurs, argua la magérienne.

  —  C’est pour ça que tu as attendu que je parte pour venir les voir ? Toi aussi, tu as peur que je vienne te manger la nuit à cause de ton mauvais comportement ? Je pensais qu’il n’y avait que les gamins qui avait peur de cette légende urbaine…

Elle se crispa devant son rictus moqueur.

  —  C’est bon, Corvus, cette querelle n’engage que nous, on va s’en occuper, intervint Eris en le repoussant avec son bras.

Cette façon qu’ils avaient de l’écarter comme s’il craignait que l’impliquer allait provoquer le massacre de tous les élèves commençait à lui taper sur les nerfs.

  — « Que vous » ? Vous vous moquez de moi ? Vous croyiez que je n’aurais pas vent des rumeurs sur vous ? Vous aviez prévu de m’en parler quand, d’ailleurs ? Combien de temps comptiez-vous garder ça pour vous ?!

Eris se gratta la nuque, plus embêtée qu’il soit au courant qu’autre chose, et Nohan détourna le regard.

  —  Tu t’en serais servi comme excuse pour t’éloigner, se justifia-t-elle. Et puis, ça ne nous atteint pas, tout est faux…

  —  Que les bruits de couloir soient vrais ou non, ce qui est incontestable, c’est la malédiction du corbeau ! Tout le monde sait qu’il est dangereux de côtoyer un corbeau, on ne peut pas le souhaiter volontairement !

Eris leva les yeux au ciel, franchement exaspérée.

  —  Par les dieux, mets-toi bien ça dans le crâne : ces rumeurs sont fausses et complètement inventées, comme la majorité des commérages sur Corvus au passage. Il va falloir que tu acceptes que Nohan ait trouvé meilleure compagnie que toi !

  —  Roxy, je reste avec eux de mon plein gré, je te l’ai déjà expliqué, affirma Nohan d’un ton las.

Elle secoua la tête comme si cette possibilité lui était inconcevable.

  —  Tu ne peux pas m’abandonner de cette façon pour me remplacer par… par lui ! Tu te mets en danger !

  —  C’est faux !

  —  Tu ne peux rester avec eux ! Tu souffres à cause d’eux !

  —  Je peux savoir en quoi il a l’air de souffrir ? demanda Thalion en arquant un sourcil.

Il s’attendait à ce qu’elle donne des arguments infondés jusqu’à ce qu’elle saisisse le bras de Nohan. Ce dernier essaya de se libérer, mais il ne parvint à l’empêcher de remonter la manche de son uniforme. Le maudit découvrit avec stupéfaction les hématomes qui ornaient son bras. Ses pupilles se dilatèrent. Qui lui avait fait ça ?

Eris était toute aussi abasourdie, et Nohan baissa les yeux tandis que ses joues s’empourprèrent.

  —  Ce n’a rien à voir avec eux, Roxy…

  —  Ah, vraiment ? Alors qui ?! Qui a fait ça ?

Nohan demeura muet comme une tombe.

  —  Reste avec moi. Je te protègerai, comme les années précédentes…

  —  Je ne veux plus être protégé ! cria-t-il en tirant brusquement sur son poignet.

C’était la première fois que Thalion l’entendait hausser le ton ainsi. Cela suffit à le sortir de sa léthargie. Il s’avança d’un pas vers la magérienne.

  —  Il a été claire, Roxanne. Pars maintenant avant de le regretter.

  —  Tu crois que tu me fais peur, Corvus ?

Le dédain perceptible dans sa voix s’accompagnait d’un sourire méprisant. La colère devait lui donner un regain de confiance. Il aurait aimé lui lancer un sortilège « tête-de-rat » pour la remettre à sa place, mais avec tous ces témoins…

  —  Tu ne peux pas me faire mal, poursuit-elle, ça se retournerait contre toi, et en plus, la magie noire est interdite…

  —  Oh, Roxy, l’interrompit-il d’une voix doucereuse en se tournant vers leur table. Il y a tellement d’autres moyens de faire souffrir quelqu’un sans passer par la magie noire…

Thalion prit le livre sur les poupées vaudous d’Eris et le lui montra.

  —  … et sans laisser aucune trace.

  —  Tu n’oserais pas ! répliqua-t-elle d’une voix acide.

Le maudit pencha la tête, l’air faussement perplexe.

  —  C’est un défi ? Parce que je ne suis pas du genre à refuser un défi...

  —  … Et il a tout ce qu’il faut pour le réussir, ajouta Eris en montrant la mèche de couleur châtain qu’elle détenait dans la main.

Comment avait-elle fait pour l’obtenir ? Ça, il s’en préoccuperait plus tard.

Roxanne blêmit. Elle les regarda tour à tour, comme si elle cherchait la moindre trace d’hésitation sur leur visage, sauf qu’elle ne trouva aucune faille dans laquelle s’engouffrer. Elle tenta désespérément de capter le regard de Nohan, mais le magérien se contenta de fixer ses chaussures.

Elle serra des poings, mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, aucun son ne sortit. Le regard paniqué qu’elle exprimait en se tenant la gorge leur fit comprendre que quelque chose clochait. Eris s’apprêtait à se moquer d’elle, la prenant nullement au sérieux, jusqu’à ce que la même chose se produisit pour elle. Nohan et Thalion essayèrent également de parler, en vain. Leurs cordes vocales ne fonctionnaient plus. Confrontés au même problème, les élèves qui suivaient la scène de leur chaise s’agitèrent.

Soudain, un frisson parcourut l’échine de Thalion. Il se retourna et son regard croisa celui de la terrifiante bibliothécaire. Comment savait-il que c’était elle ? Ses yeux étaient deux billes violettes dotées d’une fente, à l’image de ceux des reptiles, et lui ôtèrent immédiatement toute envie de prononcer le moindre mot, dans la mesure où ça aurait encore été possible. Autre détail surprenant : sa peau cuivrée était recouverte de runes et de symboles dont il ne connaissait pas la signification. Certainement un enchantement runique. Ses cheveux lisses aussi noirs que de l’encre formaient une longue tresse dont la pointe frôlait le sol. Thalion ne parvenait pas à déterminer son âge. Elle semblait jeune, mais quelque chose d’ancien émanait d’elle.

Thalion ne savait pas depuis combien de temps elle était là, en train de les observer. Elle avança vers eux sans émettre le moindre son. Aussi silencieuse qu’une brise, elle avait envouté tous les élèves présents. Son aura écrasante donnait immédiatement envie de baisser le regard. Le magérien comprenait mieux les rumeurs à son propos.

L’ambiance était devenue encore plus pesante. Le Dragon s’arrêta devant Roxanne et Eris. Cette dernière leva les mains pour signifier son innocence, sans montrer aucun signe de peur ou d’inquiétude. L’absence de mèche de cheveux leur fit comprendre que ce n’était qu’une illusion. Roxanne la fusilla du regard, avant de se reprendre quand la bibliothécaire plissa des yeux. Tout le monde retint son souffle. Elle vint doucement poser ses mains sur l’une des épaules des deux magériennes, et d’un battement de cil, Eris et Roxanne disparurent. Nohan hoqueta de surprise tandis que Thalion était admiratif. Téléporter quelqu’un sans son accord n’était pas à la portée de n’importe qui, encore moins pour deux personnes en même temps.

Le regard perçant du Dragon croisa de nouveau le sien, le sortant de sa fascination. Elle s’avança lentement vers lui pour lui prendre sa main. Lui qui n’était pas très tactile, il frémit à peine, trop captivé pour ça. Alors qu’il pensait être à son tour téléporté, il fut étonné d’entendre une voix éthérée résonner dans sa tête.

  —  Les deux magériennes sont dans le bureau de Madame Luciphella. Je ne veux plus entendre la moindre agitation.

Son cerveau mit quelques secondes à assimiler l’information, puis il acquiesça. Quand elle lâcha sa main, elle le fixa pendant de longues secondes, avant de faire demi-tour et de s’en aller sans un bruit.

Suite à son départ, l’atmosphère se détendit. Thalion eut le sentiment que ses cordes vocales se dénouèrent.

  —  Nos voix… parvint-il enfin à dire d’une voix rauque.

  —  J’ai cru qu’elle ne partirait jamais… ! confia Nohan en se tenant la gorge, soulagé de retrouver sa voix.

Un ange passa, jusqu’à ce que Thalion rompt le silence.

  —  Elle était…

  —  Effrayante.

  —  Fascinante.

Ils se dévisagèrent mutuellement.

  —  Tu es sûr qu’on a vu la même chose ? s’inquiéta Nohan.

  —  Fais pas ta chochotte. Et puis, c’est bien la première à rendre Eris aussi silencieuse.

  —  Corvus !

Le regard réprobateur de Nohan lui arracha un sourire. Il expliqua ensuite le message télépathique du Dragon.

  —  Stylé, la télépathie !

Thalion acquiesça, même si l’avertissement implicite mue dans une voix désincarnée lui donnait quelque peu la chair de poule.

  —  Je pense aller attendre Eris près du bureau. Tu…

  —  Je t’accompagne, déclara-t-il d’une voix sans appel.

Sur le chemin, aucun des deux magériens n’osaient parler. Nohan avait la tête baissée et Thalion triturait son piercing au lobe de son oreille. Cette situation le rendait mal à l’aise car il ne savait pas comment agir, ni par quoi commencer. Devait-il parler des rumeurs ? Ou bien de Roxanne ? Ses hématomes étaient ce qui le préoccupait le plus, mais allait-il accepter de se confier ? Du coin de l’œil, Thalion le vit ouvrir la bouche.

  —  Je…

  —  Si tu t’excuses, je te jette par la fenêtre.

Nullement déstabilisé, Nohan afficha un sourire malicieux.

  —  Tu ne veux pas plutôt me jeter à la mer ?

Le maudit lutta pour empêcher le coin de ses lèvres de se retrousser. Ça n’échappa guère à Nohan qui s’esclaffa. Cet éclat de joie ne dura qu'un instant avant qu'ils ne retrouvent leur sérieux. Thalion fut le premier à rompre le silence.

  —  Qu’est-ce qu’il s’est passé avant que je revienne ?

Le magérien avait décidé d’ouvrir le bal avec une question simple pour éviter qu’il ne se braque, ce qui fonctionna puisque Nohan se détendit un peu.

  —  Roxy est venue juste après que tu sois parti. Elle s’inquiétait pour moi à cause des rumeurs, raison pour laquelle elle a voulu m’éloigner de vous. Depuis l’enfance, elle a toujours été très protectrice avec moi… Bref, elle a voulu confronter Eris. Au début, elle était calme…

  —  Sois un peu crédible, au moins.

  —  Bon d’accord, Eris était déjà prête à se battre, avoua-t-il en affichant un sourire qui s’évanouit lorsqu’il poursuivit. Roxy s’est montrée insultante en disant qu’elle était aussi pitoyable et malfaisante que toi. Qu’elle se comportait comme une traînée avec toi juste pour obtenir un peu de pouvoir quand la prophétie des corbeaux se réalisera.

Thalion ne savait où elle avait trouvé la volonté pour rester calme parce que lui n’en aurait jamais été capable.

  —  J’ai essayé de la défendre, de te défendre, mais je…

  —  C’est bon, Nohan, je sais que tu as fait de ton mieux.

  —  Non, rouspéta-t-il. J’aurais dû faire plus d’efforts pour démentir ces fichues rumeurs. C’est horrible de voir tous les élèves y croire comme si c’était logique.

  —  L’Histoire leur fournit suffisamment de preuves. Et puis, on leur a inculqué que les corbeaux, c’était les méchants. C’est tout.

  —  Quand bien même ! S’ils réfléchissaient un tant soit peu, ils comprendraient que ces ragots n’ont aucun sens ! Pourquoi tu voudrais me manipuler ?

  —  Parce que je suis censé être méchant, et les méchants font des choses méchantes simplement parce que ça leur fait plaisir. Et qu’ils sont méchants.

  —  Pourquoi tu les défends ?

  —  Je ne les défends pas, je t’explique leur façon de voir les choses.

  —  Alors arrête parce que ça m’énerve !

Thalion rigola. C’était étrange de voir quelqu’un s’énerver pour lui. Mais étonnamment, ça ne lui déplaisait pas.

Le silence revint. Cette fois-ci, Thalion était prêt à aborder le point le plus préoccupant.

  —  Nohan, les hématomes…

  —  Finalement, je vais retourner à la bibliothèque, je vous attends là-bas.

Puis il fuit. Littéralement. Thalion en resta bouche bée. Il voulut courir à sa poursuite et le ramener par la peau des fesses, mais il abandonna l’idée. Si Nohan n’avait pas envie de parler, tant pis. Thalion le cuisinerait plus tard pour obtenir des réponses. En attendant, il devait rejoindre Eris. Avec son aide, ils parviendraient à lui tirer les vers du nez.

Thalion mit un bon bout de temps avant de trouver l’emplacement du bureau de Mme Luciphella. Malgré les semaines écoulées, il avait toujours un peu de mal à se repérer. Lorsqu’il tomba sur une large porte en améthyste, il comprit qu’il était au bon endroit. Le magérien avait entendu que sa porte détonnait parmi les ordinaires portes en bois, mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit faite en pierre précieuse. Thalion n’aurait jamais pensé que les elfes appréciaient l’extravagance, les voyant préférer un style plus sobre, plus épuré. Et si ça, ce n’était que la porte, comment était décoré l’intérieur ?

La porte s’ouvrit soudainement, et le visage d’Eris apparut devant lui. En apercevant Thalion qui l’attendait, prêt à gentiment l’embêter sur son premier rappel à l’ordre, son regard s’éclaira.

—  Ah, Corvus ! Tu tombes bien ! Viens avec moi.

Déstabilisé par cette euphorie inattendue, Thalion se laissa emporter lorsqu’elle saisit son poignet pour l’entraîner avec elle.

—  J’ai eu une super idée !

 —  Tu peux me lâcher avant de m’expliquer ?

—  Tu vas adorer !

—  Tu me fais peur. Tu veux tester les poupées vaudous sur moi ? M’utiliser comme offrande aux dieux ? Si tu m’emmènes dans un couloir sombre et isolé de l’académie, je cri.

Elle se retourna vers lui, excitée comme une puce.

—  On va te fabriquer un talisman !

Thalion en resta bouche bée. Qu’est ce qui avait bien pu lui donner cette soudaine envie ? Eris dut deviner ses interrogations silencieuses car elle s’arrêta et sortit de sa poche une pierre rougeoyante, comme si un coucher de soleil était enfermé dedans. Elle n’était pas plus grande que la paume de sa main, mais parfaitement lisse et ovale.

  —  Je l’ai trouvée dans le bureau de Luciphella. Elle raffole des minerais, il y en a partout ! Apparemment, c’est une caractéristique des elfes des cavernes. Ce morceau traînait par terre dans un coin alors je me suis permise de…

  —  Pardon ? Es-tu en train de me dire que tu as volé pendant que tu te faisais remonter les bretelles ?

  —  C’est juste un détail ! Regarde, elle est parfaite pour créer un talisman d’Espérance ! Et on trouvera tout le matériel dans la salle de Bobignon !

  —  Eris, c’est une très mauvaise idée.

  —  Les mauvaise idées sont souvent les meilleurs.

Thalion ne savait pas où elle avait entendu ça, mais ça ressemblait surtout une belle excuse pour faire des bêtises, la conscience tranquille. Sans lui laisser le temps de protester ni la possibilité de s’en aller, elle le tira de force jusqu’à l’entrée de la salle d’alchimie. Selon le règlement, les élèves n’avaient pas le droit d’utiliser le matériel et les ingrédients d’alchimie à des fins personnels, et pratiquer sans la surveillance d’un professeur était totalement prohibé. Par ailleurs, M. Bobignon n’avait pas cours à cette heure-là, donc c’était évidemment fermé. Ils allaient devoir s’y prendre comme des voleurs. Heureusement, personne ne se trouvait dans le couloir pour assister à leur méfait.

  —  À peine sortie du bureau de la proviseur adjointe que tu veux déjà y retourner ! râla le magérien alors qu’Eris s’accroupissait près de la serrure. Tu te rends compte que c’est culotté de ta part sachant que tu me reprochais de m’attirer des ennuis inutilement et que…

  —  Corvus, arrête de rouspéter, tu vas nous faire repérer. Vérifie plutôt que personne ne vient dans notre direction.

Thalion la fusilla du regard avant de soupirer et de surveiller les alentours. Quand Eris était lancée, rien ne pouvait l’arrêter. L’alchimie était loin d’être son domaine de prédilection, et la recette d’un talisman n’était pas simple à suivre. Si elle s’attirait des ennuis à cause de lui, il se sentirait coupable. Il n’avait pas d’autres choix que de devenir son complice.

La magérienne sortit de sa poche une craie blanche. Thalion arqua un sourcil.

  —  Tu trimballes ça en permanence ?

  —  Seulement depuis que j’apprends les sortilèges runiques en option. On ne peut pas utiliser Kleidoma pour déverrouiller la serrure sinon la porte va se mettre à hurler.

  —  Ai-je envie de savoir comment tu as découvert cette information ?

  —  Il s’est passé pleins de choses durant ma scolarité à l’école Louvia…

Eris se mit à tracer plusieurs cercles autours de la serrure et à inscrire des signes qui n’avaient aucun sens pour lui. Les sortilèges runiques étaient différents des incantations. Plus long et difficiles à maîtriser, ils permettaient de contourner ou d’annuler un bon nombre d’enchantements. Pratiquer à un haut niveau, c’était un pouvoir puissant. Elle serait la langue originelle des dieux avec laquelle il pratique la magie divine.

Un mouvement au coin de l’œil attira son attention. Au bout du long couloir, quelques élèves apparurenr. Absorbés par leur discussion animée, ils ne les avaient pas encore remarqués, mais ça ne saurait tarder.

  —  Je viens tout juste de commencer mon apprentissage alors je ne sais pas si…

  —  On s’en fiche, grouille-toi, des gens arrivent !

Les coups de craie s’enchaînaient de plus en plus vite à mesure que les apprentis s’approchaient. Thalion pouvaient percevoir leur voix. Il s’accroupit près d’Eris pour gagner en discrétion et ne pas se faire reconnaître. Son cœur battait à ton rompre et la magérienne déglutit. Lorsque le dernier coup de craie retentit, les inscriptions s’illuminèrent faiblement. Elles disparurent au moment où le bruit d’une serrure déverrouillée se déclencha. Thalion s’empressa d’ouvrir la porte en attrapant le bras de la magérienne pour bondir dans la classe. La porte se referma derrière eux. Des bruits de pas résonnèrent. Des bribes de conversation fusèrent. Puis le silence s’installa. Les épaules de Thalion se relâchèrent.

  —  Eris… je te déteste.

  —  Tu me remercieras après. Allez, viens !

Accompagnée de son insouciance habituelle, elle se dirigea vers les étagères remplis de livres aux couvertures épaisses. Thalion soupira. Pourquoi tenait-elle autant à lui créer ce talisman ? Elle faisait une vraie fixette dessus !

Eris prit un grimoire en cuir vert émeraude et le posa sur une des tables. Thalion s’approcha d’elle pendant qu’elle feuilletait les pages.

  —  Alors… talisman d’Espérance… Ah, voilà la recette ! Tiens, ça ne me semble pas bien compliqué, finalement.

Thalion lut les consignes. Il existait différent type de talisman, mais le talisman d’Espérance servait à accroître l’endurance, la concentration et la résistance magique. Son nom viendrait de sa capacité à soigner le mal dont le porteur serait victime, à la condition que ce dernier y croit dure comme fer.

  —  C’est parce que cette recette s’adresse à des magériens un minimum expérimentés, donc certaines choses évidentes ne sont pas mentionnées. Par exemple, le livre n’indique pas qu’il faut éviter de mélanger le sang de biche blanche avec celui du loup rouge sans les avoir purifiés séparément avant, sinon ça va rendre la pierre friable.

  —  C’est pour ça que t’es là ! Il faut bien que tu serves à quelque chose. Va chercher les ingrédients, je sors le matériel.

Elle s’en alla sans lui laisser le temps de dire un mot. L’attitude de la magérienne commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Comme il ne voulait pas traîner dans cette salle, il devait vite s’occuper du talisman, alors il s’exécuta. Heureusement, la plupart des composants se trouvaient dans les placards au fond de la salle, donc pas besoin d’aller dans la réserve qui contenait les ingrédients rares.

Une fois tous les éléments rassemblés, les deux magériens s’adonnèrent à la tâche. Pour créer le talisman, la pierre devait traverser différentes phases et baigner dans plusieurs liquides dans un ordre précis pour arriver à sa forme finale. Ce n’était pas long, mais la concentration que cela nécessitait épuisait Thalion qui devait également surveiller les agissements d’Eris. Souvent impulsive et négligente, elle manqua plusieurs fois de créer des réactions en chaîne catastrophiques. Quand il mit à chauffer la pierre dans les flammes d’un esprit de feu mineure, il jeta un coup d’œil à la dernière étape dont la magérienne était chargée. Quelle ne fut pas sa surprise en l’apercevant sur le point de verser le mélange de sang dans la fondue de plumes de griffons. La terreur sur le visage du magérien la stoppa dans son élan.

  —  Par les dieux, donne-moi tout de suite la fiole ! s’insurgea-t-il en la lui arrachant des mains. Qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ? On ne t’a jamais appris qu’il faut attendre que la fondue ait une teinte parfaitement dorée ? T’as failli faire exploser la salle, et nous avec !

Eris esquissa une moue désolée avec la mine coupable d’un enfant grondé pour avoir mangé trop de bonbons. Thalion prit sur lui pour ne pas s’énerver davantage.

À l’aide d’une pince enchantée, il retira la pierre des flammes et la déposa dans la fondue marbrée d’or et de rouge qui l’engloutit. De la vapeur s’en échappait, mais la solution refroidissait à vue d’œil.

  —  Et maintenant, on fait quoi ? s’enquit Eris en fixant la préparation.

  —  On attend cinq minutes et se sera fini.

  —  Vraiment ? Super ! C’était trop fa…

La sonnerie retentit, les faisant sursauter. La musique aussi douce que le cri d’une banshee les pétrifia, jusqu’à ce que le son s’évanouisse. Il eut quelques secondes de silence avant que le brouhaha des élèves dans le couloir ne les frappe de plein fouet. Nom d’un balai mal asticoté… ils étaient dans de beaux draps !

Eris se précipita jusqu’au bureau de M. Bobignon pour vérifier son emploi du temps.

  —  Pas de panique, le prof n’a pas cours avant la prochaine heure.

  —  Ce n’est pas ça le problème ! Comment on va faire pour sortir de la salle sans se faire repérer ?

La magérienne ouvrit la bouche, mais aucune solution ne franchit ses lèvres. Elle n’avait pas pensé à ça. Thalion reporta son attention sur la pierre submergée. Dans trois minutes, le talisman serait prêt, mais le vendredi, peu d’élèves avaient cours à cette heure-là. Non seulement le couloir ne s’évacuerait pas de sitôt, mais le professeur allait sûrement arriver dans la salle plus tôt pour préparer son cours. Il pouvait débarquer d’un instant à l’autre. Autrement dit, les deux magériens ne pouvaient pas se permettre d’attendre que la voie se libère.

Son regard glissa sur la petite porte en bois, à côté des placards. Elle menait à la réserve. Ils auraient pu forcer l’ouverture et utiliser sa porte de sortie, mais elle donnait elle aussi sur un couloir bondé en ce moment même. Thalion soupira. Dès le début, il avait su que c’était une mauvaise idée !

  —  On a qu’à sortir comme si de rien n’était… Si on se fait discret, ça peut passer… suggéra Eris.

  —  Mais bien sûr ! Ce n’est pas comme si je me faisais remarquer où que j’aille…

  —  Tu le cherches aussi, avec tes piercings…

  —  Je ne crois pas que ce soit ça, le plus gros problème !

Eris grommela en le regardant de travers comme s’il était le responsable de tous ses problèmes. Il n’y était pour rien si, en tant que corbeau, on allait tout de suite le soupçonner d’avoir fait quelque chose de mal. Les élèves n’attendaient que ça pour le dénoncer. En fait, s’ils le voyaient sortir d’une salle censée être fermée et inoccupée aux côtés d’une fille, ils risquaient surtout de s’imaginer autre chose… Eris poussa une exclamation qui le détourna de ses pensées. Son regard s’illumina quand elle se redressa vivement.

  —  J’ai une idée !

  —  Tes idées ont rarement été bonnes, jusque-là…

  —  Si on utilise le sort Floutouflou, ça peut fonctionner, non ?

Thalion réfléchit. Floutouflou était un sortilège qui floutait le visage à quiconque posait le regard dessus. C’était pratique pour dissimuler son identité, mais les gens se posaient forcément des questions en croisant un visage flou. On passait immédiatement pour quelqu’un de suspect. Ce n’était donc pas le mieux pour la discrétion…

  —  C’est un sort pas trop compliqué, en plus. Tu devrais y arriver. Si tu as une meilleure solution, je t’écoute. Mais on n’a pas trop le temps de…

  —  D’accord, d’accord, j’ai compris ! On fait ça, céda le magérien devant la pression. Tant qu’ils ne savent pas que c’est moi, ça devrait passer. Récupérons la pierre et dépêchons-nous de tout ranger pour s’en aller.

Satisfaite d’avoir débloqué la situation, Eris ne perdit pas de temps pour le rejoindre. Thalion se tourna vers la pierre noyée dans la fondue, et usa de la pince utilisée auparavant pour la récupérer. Lorsque l’objet, coincé entre deux lames, émergea, elle avait pris la teinte rouge et or du liquide, et l’aura magique qui émanait d’elle leur confirma la réussite de la fabrication du talisman d’Espérance. Eris sautillait de joie pendant que Thalion, après l’avoir posée et vérifié sa température, s’employait à ficeler la pierre à l’aide d’un cordon en cuir pour en faire un collier. Une fois l’objectif réussit, la magérienne l’aida à l’attacher autour de son cou.

Ils se dépêchèrent ensuite de tout ranger et nettoyer. Quand la tâche fut accomplie et qu’aucune trace de leur passage subsistait, Thalion sortit sa baguette et la pointa sur lui.

  —  Floutouflou !

Ne pouvant pas observer les effets sur lui-même, il se tourna vers Eris qui leva le pouce en souriant. Elle l’imita, et Thalion cligna plusieurs fois des yeux comme si c’était sa vue qui lui jouait des tours. Voir son visage émerillonné aussi vaporeux que de la brume était troublant.

  —  Bien ! Allons-y, ordonna la magérienne en ouvrant la porte.

Thalion déglutit, sans connaître précisément la raison de sa nervosité. Personne ne le reconnaîtrait donc il n’y avait pas de problème.

Il vérifia une dernière fois que l’emblème de son signe sur sa poitrine était correctement dissimulé, puis il suivit Eris pour se mêler dans la foule avec elle. Au début, personne ne faisait attention à eux. Puis, certains élèves observateurs froncèrent des sourcils en les croisant. D’autres clignèrent des yeux comme lui quelques instants plus tôt. Des regards perplexes se posèrent sur eux. Les élèves sourirent en pensant à une blague ou spéculèrent entre eux sur leur identité et leurs agissements. Mais quel que soit les réactions, il n’y avait aucun mépris, aucune peur, aucune haine. Rien de ce à quoi Thalion était habitué. Cette situation était si anormale pour lui que son estomac s’en retourna. C’est donc à ça que ressemblait l’atmosphère quand on était un élève comme les autres ? Quand on n’était pas automatiquement identifié comme une menace ? Sa poitrine se compressa. Il avait l’impression de manquer de souffle. Pourquoi se sentait-il si mal devant ces attitudes bienveillantes, les clins d’œil malicieux et les remarques rieuses autour de lui ? Son cœur lui faisait mal.

Quelqu’un lui tira brusquement le bras. C’était Eris. Sans s’en rendre compte, Thalion avait ralenti le pas. Son expression était dissimulée par la fumée flottante, mais son pas rapide lui indiquait qu’elle était pressée de s’en aller. Thalion ne pouvait s’y opposer.

Eris ne le lâcha pas jusqu’à ce qu’ils arrivent dans un couloir peu emprunté, à l’écart de la foultitude d’élèves. Thalion avait la sensation de pouvoir respirer de nouveau, loin de ces regards inhabituellement sympathiques.

Ils annulèrent mutuellement le sort. Thalion découvrit le visage inquiet d’Eris.

  —  Tu te sens mieux ? l’interrogea-t-elle.

  —  Oui… J’ai juste eu, euh…

  —  Prends ton temps, on n’est pas pressés.

Thalion acquiesça, inspirant profondément pour ralentir son rythme cardiaque et apaiser ses bouffées de chaleur. Quand il eut l’impression d’avoir retrouvé la pleine possession de ses moyens, il détailla l’expression anxieuse de la jeune fille. Elle qui affichait toujours une confiance inébranlable n’avait jamais paru si hésitante. Lorsqu’elle prit la parole, elle débita d’une voix fébrile :

  —  Je… Désolée. Tout ce que je voulais, c’était t’aider. Genre, vraiment. Comme tu n’avais jamais fait de talisman, j’me suis dit, peut-être que… Enfin, tu vois…

Pendant qu’Eris s’empêtrait dans ses explications mêlées d’excuses, elle dansait d’un pied sur l’autre tout en fuyant son regard. Thalion ne l’avait jamais vu aussi peu sûre d’elle, si bien que cette image de la magérienne lui arracha un sourire.

  —  Si ça t’amuse, j’en déduis que tu ne vas pas transformer mon verre d’eau en poison ce soir pour te venger…

  —  L’idée est tentante, mais je n’ai pas envie de me coltiner ton fantôme jusqu’à ma mort…

Eris rit, et Thalion se surprit à faire de même.

  —  N’empêche, il est bien réussi le talisman, hein ? Cache-le par contre, sa couleur détonne sur l’uniforme et les élèves à la pêche aux potins vont encore créer des problèmes.

Thalion opina et glissa le collier sous sa chemise. Eris bomba le torse, fière de sa création.

  —  C’est un talisman d’Espérance de haute qualité alors tu as intérêt à y croire à fond pour que ça marche !

  —  Vu tous les efforts fournis, je vais essayer… Mais tu sais, tu n’étais pas obligé d’en faire autant pour moi. La pierre, le talisman, tout ça…

  —  Mais c’est rien, ça, on est ami, c’est normal !

Thalion se figea. Eris se raidit. Le silence les enveloppa et un malaise palpable s’insinua entre eux. Il était évident que cette déclaration avait échappé à la magérienne. Pris au dépourvu, le maudit ne sut comment réagir. La seule chose qui lui indiquait qu’Eris n’était pas devenue une statue était le rose qui lui montait aux joues. Quand il voulut croiser son regard, elle l’esquiva. Avec ses sourcils froncés, elle semblait presque agacée d’avoir laissé ces mots s’échapper de sa bouche.

  —  Tu…

  —  Oui, bon, ça va, on ne va pas en faire tout un plat ! s’emporta-t-elle avant de se mettre à marcher, le dépassant sans lui accorder un coup d’œil.

Malgré son attitude désinvolte, ses joues colorées trahissaient son embarras. Après Nohan, c’était maintenant son tour. Il resta perplexe quelques instants, une main posée près de son cou, là où il pouvait sentir surface ronde du collier sous son uniforme. Puis en quelques enjambée, il rattrapa la magérienne.

—  On passe plus de temps à se disputer qu’à discuter, tu en es consciente ? souligna-t-il.

—  C’est tout le charme de notre relation ! rétorqua-t-elle.

—  Quelle amitié de merde.

 —  Tu n’as que ce que tu mérites.

Thalion lui fit un croche-patte et Eris tomba pour la deuxième fois de la journée.

—  Aïe ! Corvus ! Tu te fiche de moi ? C'est comme ça que tu traites ta précieuse amie ?

—  Tu n’as que ce que tu mérites !

—  Fils de golem ! Va te faire manger par un ogre !

Le jeune homme rigola franchement en accélérant le pas, laissant derrière lui une Eris furibonde. Mais sa fuite était moins pour échapper à sa colère que pour dissimuler la gêne qui l’envahissait. Et peut-être un peu d’euphorie, aussi.

Thalion décida de rejoindre Nohan à la bibliothèque. Remonté à bloc, il était déterminé à obtenir des réponses à ses questions. Quand il passa près des toilettes, un cri étouffé attira son attention. Il s’arrêta, se demandant si son imagination lui jouait des tours. Peut-être que son cerveau se faisait des films ? Par mesure de précaution, Thalion poussa la porte des toilettes pour voir si quelqu’un s’y trouvait.

  —  T’es qu’une grosse victime, Nohan. Tu ne sais pas te défendre et tu es inutile. Tu ne sais rien faire à part créer des soucis aux gens et te cacher. Corvus te tolère uniquement parce qu’il n’a personne d’autres sur qui compter. Il t’accepte par dépit. À ton avis, comment réagira-t-il quand il apprendra que t’es un menteur ? À quel point se sentira-t-il trahi ?

La scène qui se déroulait devant lui le laissa sans voix. Il vit Nohan avec le nez en sang, et en face de lui Camille.

Mille milliards de gargouilles puantes.

Maintenant, Thalion savait d’où venaient ces hématomes.