Chapitre 12 : Arc-Ansange
Themerid
Alors que la fraîcheur se faisait encore sentir, une leçon de combat se terminait dans la cour du castel d’Arc-Ansange.
À la fin de l’entraînement, les jumeaux, armés de vieilles lames, étaient parvenus à surprendre Abzal. L’estoc émoussé de Venzald avait frappé la broigne de son oncle à la poitrine en laissant une marque sur l’un des clous.
Venzald était plus rapide et plus précis que son frère. Themerid n’était gaucher que parce qu’il lui était plus facile d’utiliser son bras extérieur. Il avait fait ce choix instinctivement, dès qu’il avait été en âge de manipuler des objets. Seul, sa vivacité moindre l’aurait désavantagé, mais les deux garçons avaient su mettre à profit leur particularité : Themerid portait un coup de diversion, puis son frère profitait de la parade pour attaquer immédiatement. Ils n’étaient pas de redoutables adversaires, mais compte tenu de leur anatomie, ils ne se débrouillaient pas si mal.
– Je sais que vous aurez moins d’allonge, dit Abzal, mais je pense qu’il vous faut tenir tout le temps vos armes à deux mains. Ainsi, vous résisterez plus longtemps à leur lourdeur. Nous travaillerons en ce sens, demain.
En effet, les jumeaux massaient leurs bras endoloris par le poids des épées.
– Je suis très fier de vous, mes garçons, leur dit-il en leur souriant tendrement.
– Merci Abzal ! répondit joyeusement Venzald.
– Et merci pour la leçon, ajouta Themerid.
– Demain, nous irons à Tourrière, et je vous offrirai des épées dignes de ce nom. De vraies armes d’hommes !
Il roula des yeux pour ménager son effet, puis se tourna vers Alix qui trépignait impatiemment. On aurait dit une petite flamme avec sa chevelure et son bouffetin fauve dont la toile claquait autour de ses jambes tandis qu’elle accourait. La servante des filles avait fait son possible pour faire reluire ses bottillons, serrés par un lacet à mi-mollet par-dessus son vêtement, mais le cuir en était si usé qu’on pouvait presque voir à travers. Alix n’en avait cure et pour l’heure, elle ne pensait qu’à en découdre.
– À votre tour, jeune demoiselle, s’écria Abzal avec malice, en levant sa lame.
La fillette, ravie, se dépêcha de se placer en face de lui, brandissant une épée beaucoup trop grande pour elle.
Les princes gagnèrent leur chambre pour se changer. Ils s’habillèrent avec l’aide de leur valet qui les revêtait des pièces doubles conçues spécialement pour leur anatomie.
– Abzal est un excellent maître d’armes ! lança Venzald toujours dans l’excitation du combat. Quelle chance nous avons de l’avoir pour mentor ! Il vient nous voir souvent, il est drôle et nous apprend à nous battre. Nous n’aurions pu rêver mieux. Et il va nous offrir de nouvelles lames ! C’est vraiment généreux de sa part.
Themerid resta silencieux.
– Eh bien, tu n’es pas d’accord avec moi ? interrogea son frère.
– Si, bien sûr. C’est bien le seul parent que nous connaissons, d’ailleurs. Entre notre mère morte à notre naissance et Père qui ne vient jamais jusqu’ici, heureusement qu’Abzal est là.
– Père a sûrement d’autres préoccupations. Un roi est trop occupé pour perdre du temps avec ses enfants. Et nous avons Renaude, aussi. J’aime ses visites. J’aime la façon dont elle nous regarde.
Une nouvelle fois, Themerid garda le silence. Il lui répugnait de gâcher l’enthousiasme de son frère.
Venzald se tourna alors vers lui, un foulard noir coincé sous le nez en guise de moustache.
– Diantre ! Vous n’êtes pas encore prêts, espèces de coqueberts ! gronda-t-il avec de grands gestes des bras dans une parfaite imitation de Godmert. Vous me cassez les pieds pendant des lunes pour aller à Tourrière, et quand je finis par vous accorder ce cadeau, vous mettez tout le monde en retard ? En marche, argoulets !
Themerid, hilare, adressa entre deux hoquets un regard de reconnaissance à son frère.
Ce soir-là, au souper, il profita d’un silence pour interroger Elvire qui était restée muette depuis le début du repas.
– Quelque chose ne va pas ?
Elle lui lança un regard noir qui fit regretter sa sollicitude au garçon, puis se tourna vers son père en ignorant le prince.
– Pourrais-je avoir une nouvelle épée, moi aussi ? Et l’apprentissage d’un maître d’armes ?
Godmert la regarda bouche bée, un gros morceau de pain suspendu devant la bouche.
– Serais-tu tombée sur la tête, ma fille ? tonna-t-il. Je n’en ai pas les moyens !
– Les jumeaux vont avoir tout ça, eux ! Pourquoi pas moi, ni mes sœurs ?
– Mais…
– Pourquoi Sebast est-il parti s’instruire, mais pas Elda ? continua-t-elle sans lui laisser le temps de répondre. Pourquoi les Fourchetou n’ont-ils pas pris la même décision pour leurs deux enfants ?
Godmert de plus en plus éberlué dévisageait sa cadette comme s’il la croyait frappée de folie.
– Le recrutement ne concernait que les garçons, répondit-il en haussant les épaules.
– Pourquoi ? insista la cadette.
Le seigneur d’Arc-Ansange soupira avec impatience.
– Je l’ignore, ma fille ! s’écria-t-il. Comment veux-tu que je le sache ?
Elvire se tut, mais il était visible que la réponse ne la satisfaisait pas. Themerid ne comprenait pas ce qu’elle avait en tête.
– Qu’est-ce qui te dérange ? intervint Mélie d’une voix encourageante.
Comme souvent, Themerid eut un pincement de cœur devant la douceur de Mélie. Elle prenait toujours la peine d’écouter les enfants et de les apaiser au mieux. Venzald et lui bénéficiaient aussi de ce traitement. Pour cela, il éprouvait une affection infinie pour cette femme et en même temps, le profond regret de ne pas avoir de mère.
– Je trouve que les garçons sont toujours avantagés par rapport aux filles. Ils ont droit à l’instruction, ils ont le droit de se battre, ils décident de tout... Je ne comprends pas !
– Maître Elric vous fait la classe à tous les cinq, n’est-ce pas ?
– Mais dans quel but ? poursuivit Elvire en s’échauffant petit à petit. Nous n’occuperons jamais de charges importantes. Nous ne serons jamais ministres ou gouverneures, ni même bourgmestre de Tourrière, et pourtant, c’est une toute petite ville.
– L’Avrin est gouvernée par une femme, protesta Godmert. Et la reine Blanche, n’a-t-elle pas occupé la plus haute charge qui soit ?
– Pour toutes les provinces de Cazalyne, une seule est dirigée par une femme. Et justement, même la reine Blanche n’a rien changé à ça. Et si je voulais faire carrière dans l’armée royale, est-ce que j’y serais admise ?
Elle désigna d’un doigt accusateur les princes qui l’écoutaient sans dire un mot.
– Pourtant, je tire mieux à l’arc que les garçons !
Sa voix s’étrangla et elle dut s’interrompre, le menton tremblant. Elle serra les bras sur sa poitrine et se mura dans le silence. Mélie se pencha et lui caressa tendrement l’épaule.
– Je vois bien que cela te bouleverse, ma chérie. Il faut pourtant accepter ce que la nature nous a donné. Nous sommes faites pour porter des enfants, pas pour les champs de bataille.
Elvire se tourna vers Mélie, horrifiée, puis elle sortit de la pièce.
– Elle a raison. C’est injuste, souffla Flore avant de rejoindre sa sœur.
Godmert tapa du poing sur la table.
– Voilà ce qu’on récolte à offrir de la liberté à ses enfants, sacrebleu ! tonna-t-il. Elles se mettent à quitter le souper sans permission ! Je ne peux tolérer ça !
– Laissez-les, mon ami, dit Mélie le regard dans le vague. Il leur faudra du temps pour comprendre que c’est dans l’ordre des choses.
Themerid, lui, n’avait jamais remarqué de différences entre la façon dont filles et garçons étaient traités. Il dut admettre cependant que la question ne l’avait pas effleuré. Mais s’il était vrai que les filles ne pouvaient entreprendre ce qu’elles voulaient, alors en effet, c’était injuste. Il imaginait d’ailleurs très bien Elvire en commandante de la garde royale, terrorisant les soldats sous ses ordres. Un sourire discret naquit sur ses lèvres à cette pensée, mais il était navré pour elle.
***
Le manteau bleu
Comme d’habitude, le rendez-vous avait été fixé au cœur d’une inextricable forêt où son cheval risquait à tout moment de se blesser ; les pans de son grand manteau bleu se prenaient dans les branches. Il grommela sur cet excès de précautions, mais poursuivit son chemin vers le couchant, jusqu’à trouver la clairière indiquée. Il mit pied à terre et siffla le signal. Un homme au visage caché, vêtu de cuir vert, sortit de sous les arbres à une trentaine de pas et marcha vers lui.
– Vous pourriez vous épargner le masque, reprocha-t-il au nouvel arrivant. N’ai-je pas assez prouvé ma loyauté ?
Un silence lui répondit, mais d’une main gantée son interlocuteur retira lentement la grille qui recouvrait son visage. Il le contempla avec une pointe de déception : il ne connaissait pas cette figure longue aux joues creusées ni ces yeux profondément enchâssés.
– Où en êtes-vous ? demanda-t-il.
– L’Ordre s’étend, répondit l’Érudit. Nous installons de nouveaux Hauts-Collèges en Avrin et en Correuse. Bientôt Kéarn et vers l’est, Bartillane. Et vous, tenez-vous votre homme en votre pouvoir ?
– Ça ne tardera pas.
– Par quel moyen ?
– Permettez que je garde cela pour moi, répliqua-t-il en souriant. Mais soyez assuré qu’il nous aidera, le moment venu.
– Il faudra encore de la patience : nous n’avons pas retrouvé l’autre.
– Alors les princes jumeaux doivent absolument rester vivants.
– Cela dépend plus de vous que de nous, répliqua le représentant de l’Ordre.
– Et le roi ? demanda-t-il d’un ton sec. Comment comptez-vous le tuer, protégé comme il est ?
– La question se posera en temps voulu. Les princes n’ont que douze ans. Il nous en reste trois pour décider.
L’Érudit lui tendit une lettre cachetée.
– Le prochain rendez-vous, dit-il en replaçant son masque.
L’uniforme vert disparut dans le sous-bois.
Encore un joli chapitre, avec des thématiques intéressantes (les jumeaux et leur handicap, le rôle des femmes dans cette société féodale) et toujours plus de mystère avec le manteau bleu.
J'avoue que, dans la partie concernant ce dernier, j'ai eu un peu de mal à savoir qui était qui, qui parlait à quel moment : qui portait le masque, qui était l'érudit, ce genre de choses. Je crois que cela mériterait quelques petites précisions.
A bientôt pour la suite.
Le thème du rôle des femmes sera plus développé par la suite, et je compte le développer encore davantage lors de la énième réécriture que je prévois. C'est effectivement un sujet qui m'intéresse ;)
Aaaah, le sujet des points de vue du manteau bleu... Pour tout te dire, c'est à cause d'eux que j'ai décidé de nommer en toutes lettres le narrateur de chaque point de vue, et de le nommer lui. Avant, je parlais de lui juste en disant "il", ce qui donnait des paragraphes encore plus difficiles à saisir. Mais ce n'est pas encore tout à fait explicite, apparemment. Toujours est-il que je vois tout à fait ce que tu veux dire. J'en tiendrai compte à la réécriture.
Merci pour ta lecture et ton retour !
En tant qu'ancien escrimeur je me permets d'être relou sur la scène d'entraînement du début ^^
Ca doit être une grosse galère de se battre à l'épée en tant que siamois. Je pense qu'il faut être virtuose pour réussir à battre Abzal même une fois(sans qu'il les laisse gagner). Déjà deux princes "normaux" de cet âge auraient du mal à s'en sortir contre un combattant à priori aguerri (après il est peut-être pas très bon mais faut le dire).
Tu dis aussi que Venzald est plus rapide que son frère, c'est plutôt embêtant vu qu'ils doivent parfaitement être coordonnés. Enfin, en tous cas sur ce passage on a tendance à oublier qu'ils sont siamois.
"Nous sommes faites pour porter des enfants, pas pour les champs de bataille." Je trouve que c'est très maladroit comme réponse de la part de la mère (sa fille en a rien à faire des bébés à cet âge là). Je la verrais plutôt répondre quelque chose de plus vague comme notre rôle est ailleurs ou quelque chose comme ça. Après c'est peut-être volontaire mais je te donne quand même mon impression.
Je vois moults théories sur le "manteau bleu" dans les commentaires. J'ai l'impression de le voir apparaître pour la première fois, j'imagine que c'est dû à des modifs ?
En tout cas, jamais je ne verrais Abzal dans ce rôle. Par contre il pourrait bien être impliqué dans un chantage, ce serait très intéressant. Je ne vois pas de personnages sous ce manteau bleu pour l'instant. Je te dirais si des théories me viennent plus tard.
Les jumeaux sont bien caractérisés, ça rien à dire.
Voilà pour moi,
A très bientôt !
Pour ce qui est de la réplique de la mère, tu es le premier à me le dire et... je trouve qu'en effet, ça manque de subtilité. Ceci dit, je pense que les filles devaient être sensibilisée à ça très tôt puisqu'on les mariait à 15 ou 16 ans.
Alors c'est un peu embêtant que tu ne te souviennes pas du manteau bleu XD. Il y a quelques points de vue de lui dans la première partie, mais surtout, c'est le personnage du prologue qui va à un rdv secret dans la forêt pour comploter contre le roi ! Or, son identité est un des enjeux majeurs de la saga. Mais bon, maintenant que tu l'as repéré, normalement tu ne devrais plus l'oublier. Evidemment, je ne commenterai pas l'hypothèse Abzal ou pas Abzal ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire très intéressant !
Bonne soirée !
Si le manteau bleu est vraiment Abzal, je trouve assez choquant qu’il soit d’accord avec le projet de l’Ordre de tuer son frère. Le trahir, c’est une chose ; mais aller jusqu’à faciliter son assassinat le rendrait tout à fait abject.
Depuis le début, tu marques bien la différence de caractère entre les princes liés ; je trouve que c’est une bonne chose. Chacun est unique, ce qui les rend plus attachants.
Quelques remarques :
— Nous travaillerons en ce sens, demain. [Je ne mettrais pas la virgule.]
— s’écria Abzal avec malice, en levant sa lame [À mon avis, la virgule est de trop.]
— Je ne sais pas ce que signifient les insultes « coqueberts » et « argoulets », mais elles ont beaucoup de charme.
— Nous ne serons jamais ministres ou gouverneures [Je reviens avec mes « gouverneresses ». :-)]
— Mais soyez assuré qu’il nous aidera, le moment venu. [À mon avis, la virgule est de trop. Dans les chapitres précédents, j’ai souvent remarqué cette tendance à mettre une virgule là où elle n’est pas requise, surtout en fin de phrase. Je n’ai pas réagi pour respecter ton style ; mais il y a des cas où elle me semble dérangeante.]
— Il y a deux fois le verbe « tonner » en incise. Pour varier, je propose : fulminer, vociférer, vitupérer, tempêter.
— Comme le verbe « interroger » semble revenir assez souvent, à ta place, je regarderais dans tout le roman comment il est possible de répartir les verbes « interroger », « demander », « questionner » et « s’enquérir ».
"Si le manteau bleu est vraiment Abzal," : c'est toute la question ! Mais je suis d'accord : si c'est lui, c'est vraiment très bas. Ceci dit, Abzal apparemment capable de choses pas très propres...
"Depuis le début, tu marques bien la différence de caractère entre les princes liés ; je trouve que c’est une bonne chose. Chacun est unique, ce qui les rend plus attachants." : alors là, tu me fais très plaisir, parce que ça a été un gros travail de correction. Il m'a fallu plusieurs versions pour y parvenir. Au début, même leurs points de vue n'étaient pas vraiment distincts. D'ailleurs c'est même pour ça que je me suis décidée à écrire en toutes lettres le nom du personnage dont c'était le point de vue, pour m'obliger à ne parler que pour l'un des deux. Et si en plus ça les rend attachants, c'est encore mieux !
Tes remarques : oui, tu n'es pas la première à me dire que j'abuse des virgules ! Je me soigne et je pense que c'est mieux dans le tome 2, mais c'est vrai que j'en colle partout. Au moins maintenant, je me pose la question quand j'en mets une, ce n'est plus automatique (mais je pense que j'en mets toujours trop).
Idem pour les incises "interrogea", "demanda" : ce sont les deux seules qui me viennent. Merci pour tes idées (questionna, s'enquit), je prends !
La petite qui commence à comprendre la cruelle réalité de la différence homme / femme.... on voit que le père n'est pas hyper ouvert sur le sujet, et la mère, plutôt résignée.
Les princes sont du bon côté pour le moment, mais c'est sympa qu'ils trouvent ça injuste aussi.
Notre ami manteau bleu... ils en ont donc trouvé "un" (mais quoi donc ? ^^) et il manque toujours "l'autre".... mystère mystère, là. Ou alors le un serait Baudri ? Au moins ils protègent les princes, quelque part....
M'est avis qu'ils comptent profiter d'une succession houleuse pour imposer leurs pions. Après tout, les princes sont peu connus de leurs sujets, et vu leur infirmité, on risque de les croire maudits ou autre....
"– Je trouve que les garçons sont toujours avantagés par rapport aux filles. Ils ont droit à l’instruction, ils ont le droit de se battre, ils décident de tout... Je ne comprends pas !" : tellement vrai dans ce monde (et pas mal d'autres ^^). Courage fillette !
La question de l'éducation garçon/fille, vu la façon dont ils sont élevés, l'âge qu'ils ont, c'est normal que les filles se la posent. Je n'ai pas voulu que ce soit le sujet principal, mais c'est vrai que ça m'intéresse, évidemment.
Comme tu dis, courage fillette ! (ce qui est triste, c'est que je dis ça aussi à ma fille, mais si je suis beaucoup moins résignée que la mère !)
Je repense aux jumeaux.... Dit donc avec l'arrivée de l'adolescence, le besoin d'intimité ça va être chaud à respecté 😅
Et le manteau bleu....
Je pense que les scientifiques veulent prendre le pouvoir et mettre un des leur à la place du roi. Peut être même abzal ?, qui est le Batard de la reine.... Son père pourrait être un bouchereux....
J'aime beaucoup tes hypothèses, décidément ! Mais bien sûr, je ne dirai rien, même sous la torture !