Chapitre 13 : Au marché de Tourrière
Themerid
Le lendemain matin, les valets s’affairaient au harnachement des chevaux devant les écuries. Themerid s’efforçait de contenir son impatience pour contrebalancer la frénésie que Venzald affichait à la perspective de leur première sortie officielle. Toute la maisonnée devait se rendre au marché de Tourrière, le bourg voisin.
L’équipage s’ébranla enfin ; Godmert, sa femme et ses trois filles, Abzal, les princes et Albérac, encadrés par quatre des soldats qui assuraient la sécurité d’Arc-Ansange, s’engagèrent sur le chemin qui quittait le domaine. Il était bordé de bouleaux aux rameaux délicats trop chétifs pour dispenser de l’ombre et les ondes de vapeur qui s’échappaient déjà du sol promettaient une chaleur de rôtissoire. L’air qui soufflait encore mollement ne suffisait pas à rafraîchir la peau.
Lorsque la petite troupe rejoignit la route de Tourrière, Themerid vit venir en sens inverse un étroit chariot couvert. Il était escorté par une vingtaine de cavaliers en uniformes verts. Godmert, seigneur de la région, avait l’habitude qu’on lui cède le passage. Cependant, les deux groupes se firent face sans qu’aucun ne s’écarte. Pour le principe, le maître d’Arc-Ansange campa ostensiblement son grand palefroi noir au milieu du chemin pour faire valoir son privilège — auquel il renonçait facilement d’habitude —, mais l’un des pélégris avança sur lui, tenant le pommeau de son épée.
– Faites place ! ordonna-t-il.
Comme Themerid s’y attendait, les joues de Godmert tournèrent au rouge brique et il porta la main à la poignée de son arme. Les quatre gardes du domaine s’étaient déjà dressés sur leurs étriers, guettant son signal, quand Dame Mélie intervint.
– Allons, écartons-nous, dit-elle d’une voix faussement détachée qu’elle ne pouvait empêcher de trembler. À cheval, cela sera plus facile pour nous que pour eux.
Godmert jeta un regard vers les enfants, lâcha sa lame et fit virer son étalon vers le côté de la piste. Le convoi passa devant eux dans un silence de mort.
– Qui se trouve dans ce chariot ? demanda Abzal au dernier cavalier de l’escorte.
– Le Grand Érudit du Haut-Collège de Listène, répondit celui-ci à travers son masque métallique.
– L’Ordre du Haut-Savoir… marmonna Abzal à l’adresse de Godmert qui tremblait toujours de fureur sur sa selle.
Ils contemplèrent encore un moment la troupe qui s’éloignait, puis reprirent leur trajet, réduits au silence par la tension que tous avaient ressentie. La proximité du bourg et le brouhaha qui leur parvenait leur firent peu à peu oublier leur rencontre.
Le marché de la ville était un des plus gros de la région. Il rassemblait les fermiers du pays, des artisans et des vendeurs de denrées plus exotiques. Divisé en quartiers, selon les marchandises, il drainait tous les dix jours des milliers de chalands dans ses allées. En cette saison, les bestiaux de traits et de labours attiraient beaucoup de paysans préparant leurs moissons et les animaux étaient attachés n’importe où jusqu’à l’entrée de la ville. Leur fumet musqué montait lourdement dans l’atmosphère et retombait en chape sur le bourg écrasé de chaleur.
La petite troupe laissa les chevaux sous la surveillance d’un des gardes, puis s’égailla parmi les allées. Themerid ne savait plus où donner de la tête. Mille questions germaient dans son esprit alors qu’il observait la foule et les étals colorés. Venzald poussait des exclamations, s’interrompait, trépignait. Abzal les guida devant lui.
– Venez, mes garçons, allons voir les épées. Vos vieilles lames serviront encore à l’entraînement, mais il vous faudra bientôt de belles armes, dignes de votre rang.
Enchantés, les jumeaux l’accompagnèrent à travers le dédale des tables surchargées, des cris d’appel des commerçants et de la foule chamarrée. Deux gardes d’Arc-Ansange les suivaient quelques pas en arrière.
En marchant dans les allées, Themerid s’aperçut que son frère et lui attiraient les regards. La plupart des gens s’inclinaient poliment, avant de continuer leur chemin. Cependant, certains promeneurs s’écartaient devant eux en les désignant du doigt. D’autres prenaient des mines effrayées ou écœurées. Un enfant se mit à pleurer en criant à sa mère qu’il avait peur. Les joues cramoisies, Themerid sentit son cœur accélérer.
Le pire, pensa-t-il, c’est qu’ils ne font même pas l’effort de se cacher. Comme si leur dégoût ne pouvait nous heurter. Ils croient que nous ne voyons pas ?
La main de son frère serra la sienne, lui prouvant que Venzald commençait à paniquer lui aussi.
– Abzal... appela timidement Themerid. Abzal, vous êtes sûr que nous pouvons continuer ?
Le mentor se tourna, surpris par ce qui pouvait bien causer cette question. Il posa les yeux sur les jumeaux, haussa les sourcils, puis toisa la foule autour d’eux d’un regard sentencieux.
– Ah ! C’est donc ça ? prononça-t-il très fort. Ne vous inquiétez pas, ces gens sont des idiots qui croient avoir tout vu dans leur petit village. Évidemment, un peu de nouveauté leur donne des haut-le-cœur ! Ils s’en remettront !
Sa diatribe fit monter le rouge aux visages des indiscrets qui scrutaient les princes comme des monstres de foire. Ils se détournèrent et reprirent leur chemin en bougonnant. Themerid se demanda s’ils s’étaient rendu compte de l’inconvenance de leur conduite ou s’ils avaient plutôt eu peur des épées d’Abzal et des deux gardes.
– Cette promenade n’est pas aussi drôle que je l’espérais, murmura Venzald.
La marche, la perspective du cadeau d’Abzal et le décor bigarré les détendirent peu à peu, mais cette journée qu’ils attendaient depuis longtemps s’était ternie.
Il régnait près des échoppes des armuriers une température infernale émanant des forges. L’odeur du métal en fusion se mêlait à celle de la sueur des hommes. Ils contemplèrent les centaines d’armes, bavardèrent avec les marchands et assistèrent brièvement au travail d’un artisan qui façonnait une rapière, courte et fine comme une aiguille. Finalement, le mentor fit l’acquisition pour chacun de ses neveux d’une splendide épée à la lame d’acier scintillant et à la garde droite. Les gouttières, courant jusqu’à la pointe, allégeaient les armes et leur donnaient un équilibre parfait. Venzald choisit une poignée de corne d’un brun profond et un fourreau assorti, alors que Themerid opta pour un rouge foncé veiné de blanc. Le marchand fit cadeau à chacun d’un minuscule poignard destiné à se placer dans une botte ou une ceinture.
Les princes remercièrent chaleureusement leur oncle qui avait l’air très fier de ses présents.
– Pourquoi avez-vous dit que nous aurons besoin bientôt de belles armes ? interrogea Venzald.
Le mentor répondit avec douceur :
– Vous ne pourrez pas demeurer éternellement chez le seigneur Godmert, mes enfants. L’heure approche où votre père vous rappellera auprès de lui, pour apprendre votre futur rôle. Vous rentrerez à Terce cet hiver.
Les deux frères échangèrent un regard étonné. Personne ne leur avait jamais dit qu’ils resteraient à Arc-Ansange, mais l’imminence d’un possible départ pour Terce n’avait jamais été évoquée. Leur statut ne les avait jamais préoccupés et ils avaient vécu comme les enfants de la maison. Même lors des rares visites de leur père, leur avenir n’était pas abordé. On leur avait permis de profiter de l’existence au jour le jour, sans pression, sans projets.
Un large sourire illumina le visage de Venzald, mais Themerid avait plus de mal à se réjouir. Certes, ils allaient découvrir de nouveaux décors, d’autres personnes, changer de vie. Mais avec ce départ, c’en serait terminé de leur enfance, de leurs jeux, de leurs camaraderies avec Flore, Elvire et Alix. De la douceur de Dame Mélie et des tonitruantes taquineries du seigneur Godmert. Finie, leur appartenance à la maison d’Arc-Ansange. Leur horizon s’agrandissait, mais le prix à payer serait un déchirement. Venzald dut lire tout cela dans les yeux de son frère, car il perdit lui aussi son sourire.
***
Abzal
Abzal, inquiet, observait la réaction des jumeaux. Sans doute s’étaient-ils imaginé que tous les fils et filles de rois étaient élevés chez des parents, loin de la capitale et ils avaient vécu comme normale leur situation. Abzal n’était même pas certain qu’ils aient lié leur présence à Arc-Ansange avec la mort de leur mère — dont ils ne connaissaient pas le détail, d’ailleurs. Mais n’était-il pas leur mentor ? Einold, en le désignant, l’avait estimé en mesure de faire pour eux des choix judicieux. Or, ce jour, leur révéler un peu de leur avenir lui avait paru pour le mieux. Il leur épargnait sans doute un choc en leur permettant de se préparer au départ.
Les mille distractions alentour semblèrent offrir un baume aux émotions des jeunes gens. À mesure que les heures avançaient vers le mitan du jour, le soleil aspirait les dernières traces de fraîcheur et les activités du marché évoluaient. Les marchands de légumes liquidaient leur production restante avant qu’elle ne se fripe complètement, puis rangeaient leurs étals. Ils étaient remplacés par les artistes : ménestrels ou conteurs, cracheurs de feu, jongleurs. Ils accaparaient de petits espaces, posaient à terre leur sébile, sortaient leurs instruments ou leurs balles et réalisaient leurs prouesses en espérant qu’une pluie de pions d’étain récompenserait leur talent. Plus tard, après midi, les acteurs installeraient leurs estrades et donneraient des saynètes mélancoliques ou satiriques sur les grands du royaume. Conrad de Bran, le seigneur d’Hiverine, avec ses colères légendaires et ses cheveux de feu apparaissait souvent dans les comédies. Les drames, eux, s’inspiraient fréquemment de la reine Blanche, dont tout le pays chérissait encore la mémoire.
Ils parvenaient au quartier des épices lorsqu’un ménestrel en train de s’installer retint l’attention de Themerid. L’homme essuyait d’un chiffon un étrange instrument constitué d’une demi-sphère de bois rouge et de nombreuses cordes de longueurs variées tendues en travers du côté plat.
– Quel est cet instrument, Abzal ? En avez-vous jamais vu de pareil ? interrogea Themerid.
– Non, jamais. Écoutons un instant, puis nous lui demanderons s’il l’a fabriqué lui-même ou s’il vient d’un autre pays.
– Oui ! s’exclama Venzald. Une chanson !
Ils n’étaient pas les seuls à éprouver de la curiosité. La plupart des gens avaient terminé leurs achats et bientôt, un cercle se forma autour du musicien. Celui-ci s’installa sur un tabouret et coinça sa demi-sphère entre son ventre et ses jambes écartées. Il balaya des yeux son public. Lorsqu’il vit les princes, il haussa les sourcils, puis les désigna d’un geste et s’inclina en leur souriant d’un air entendu. L’assistance, suivant son regard, les reconnut également et chacun y alla de sa révérence. Les garçons semblaient si mal à l’aise qu’Abzal se demanda s’il fallait les soustraire à tant d’attention, mais la chanson commença. Sous les doigts de l’artiste, un air mélancolique d’une douceur remarquable provoqua un frisson dans l’auditoire.
– Que c’est beau... murmura Themerid.
Tandis que les jumeaux, comme leurs voisins, oubliaient l’heure, la chaleur et l’endroit, transportés par la musique et l’odeur entêtante des épices, Abzal fut distrait par une jeune femme qui lui proposa des crèmes et des onguents. La fille possédait des yeux verts pailletés d’or qu’elle avait rehaussés de lignes noires. Elle était vêtue d’une robe et d’un châle aux teintes chatoyantes qui soulignaient une silhouette souple et mince. Charmé, légèrement grisé par les odeurs capiteuses qui flottaient, Abzal la regarda frotter différentes préparations sur son bras menu qu’elle lui tendait pour qu’il puisse en tester les parfums. Il profitait de leur proximité pour détailler la finesse de ses traits et la courbe gracile de sa nuque inclinée, un sourire appréciateur aux lèvres.
Le ménestrel, ayant vérifié d’un coup d’œil que son public lui était acquis, commença sa chanson d’une voix chaude et grave qui s’accordait parfaitement à la sonorité des cordes :
Dans le royaume de Cazalyne
Un jeune roi est couronné
Tout le pays est endeuillé
Car sa reine Blanche Kellwin
A trépassé
L’assistance frémit d’un murmure enjoué : les chansons sur Einold étaient rares et l’on était ravi d’entendre une nouveauté. Les princes, surpris, se poussèrent du coude.
– Il parle de notre père ! lança Venzald à mi-voix.
Ils écoutèrent la suite, hypnotisés.
Dans le pays, il se murmure
Qu’Einold est trop jeune pour régner
Les seigneurs en vont profiter
Pour s’enrichir d’argent, d’or pur
Dessous son nez
Mais bientôt le pays prospère
Nouvelles routes, belles moissons
Chacun est maître en sa maison
Loin des épidémies, des guerres
Ce roi est bon
Sage, discret, toujours sérieux
Le roi Einold n’a pas trouvé
L’épouse qui lui donnerait
Avant qu’il ne soit bien trop vieux
Un héritier
Les princes étaient fascinés. Leur mentor les surveillait d’un œil en écoutant distraitement la chanson. Il cessa tout à fait d’entendre les paroles quand la jeune fille lui glissa, avec un sourire plein de charme :
– Vous êtes de lignée royale, Seigneur. Vous êtes un séducteur. Vous aimez les femmes et la belle vie, la chasse et les chevaux. Vous êtes tiraillé entre l’ombre et la lumière, n’est-ce pas ?
Abzal sentit son cœur s’affoler. La fille était-elle une bouchevreuse ? Comment savait-elle tout cela ? Puis il se souvint que celle qu’il avait consultée douze ans auparavant avait dû prendre sa main dans la sienne pour lire son avenir. Il avait perçu le flux entre eux. Or, la jolie parfumeuse ne l’avait pas touché.
Derrière, le poète poursuivait :
En visite dans le pays
Il trouva la fille d’un pêcheur
Toute en réserve, toute en douceur
La bell' sans forcer fit son nid
Dedans son cœur
Quand le jour de la noce vint
La noblesse désapprouva
Mais tout le peuple célébra
Le bonheur de son souverain
Et d’Almena
De ce mariage d’amour
Naquirent au bout de cinq années
Deux petits princes fusionnés
Dont une sorcière sauva les jours
Miraculés
Les jumeaux n’échangeaient plus un regard, totalement absorbés par le récit qui les mentionnait.
La fille, toujours parée de son sourire mutin, souffla à Abzal :
– Vous hésitez à vous marier, beau Seigneur. Prenez femme, vous trouverez votre bonheur.
– Quoi ? s’exclama-t-il, surpris.
Il éclata de rire, soudain rassuré. Si elle lui parlait de mariage, c’est qu’elle n’exerçait aucun pouvoir de divination ! Cette idée ne l’avait même jamais effleuré.
– Restons-en aux parfums, suggéra-t-il.
– D’accord, fit la jeune femme avec une moue déçue. Laissez-moi vous passer cet onguent.
Avant qu’il ait le temps de réagir, elle attrapa son bras gauche. Dès que ses yeux se posèrent sur la paume d’Abzal, son visage perdit toutes ses mimiques de séduction pour refléter la surprise et la peur. Elle lâcha la main, s’éloigna en reculant, puis courut pour se mêler à la foule.
Paniqué, Abzal voulut la rattraper, mais il ne pouvait laisser les garçons. Il la chercha des yeux, elle avait disparu. Il devait absolument la retrouver ! Peut-être venait-elle souvent ici pour vendre ses marchandises ? Plus tard, à la fin du marché, il poserait des questions pour savoir qui elle était, où elle vivait. Cette pensée le réconforta un peu et il s’efforça de se reprendre, juste à temps pour entendre les derniers couplets de la chanson.
Mais la mort frappe sans répit
La petite reine qu’on crut sauvée
Ne se réveilla plus jamais
On retrouva son corps sans vie
Empoisonné
Personne ne connut jamais
Le prénom de son assassin
Qui rendit les princes orphelins
Et laissa le pays entier
Dans le chagrin
Dans le royaume de Cazalyne
Un roi en pierre s’est changé
Et ses deux fils a éloignés
Car notre reine de Tiahyne
A trépassé
L’assistance battit des mains, enthousiasmée. Des femmes essuyaient quelques larmes sur un coin de leurs tabliers. L’étain sonnait, tombant dans la sébile et tout autour. Un mot d’approbation, un soupir échangé avec son voisin pour partager l’émotion soulevée par le ménestrel, et chacun s’en retournait à ses occupations.
Une vieille souffla aux princes, la voix tremblante :
– Nous avons été si tristes quand la petite reine est morte, mes princes. Et celui qui a fait ça court toujours !
Elle se moucha, s’inclina encore et s’éloigna en secouant la tête de dépit.
Son public parti, le musicien put abandonner son air compassé et laisser fleurir sur ses lèvres un sourire satisfait. Il déposa son instrument sur le grand sac de toile qui servait à son transport et s’apprêtait à ramasser ses pièces, quand son regard tomba sur les jumeaux, tétanisés. Derrière eux, Abzal le dévisageait, sous le choc. Le poète se méprit sur sa figure sévère et crut que le seigneur allait le rosser, ou tout au moins lui prodiguer d’amers reproches. Il attrapa par poignées les pions qui jonchaient le sol, emplit ses poches et, saisissant tabouret, instrument et coupelle, il s’enfuit sans demander son reste.
C’était pourtant lui-même que le mentor aurait voulu battre. Il s’était laissé distraire par un joli minois puis par ses propres peurs, et le sujet de la chanson lui avait échappé. À cause de lui, un gratte-corde et son mauvais poème avaient révélé à ses protégés le meurtre de leur mère. Leur désarroi semblait immense et il se sentit démuni.
Les deux frères fixaient toujours le vide à l’endroit où s’était tenu le chanteur.
***
Themerid
Empoisonnée ! Almena n’était pas morte en les mettant au monde, elle avait été assassinée.
Themerid percevait la pulsation du cœur de Venzald en écho à la sienne. On venait à l’instant de leur enlever leur mère, sans qu’ils ne l’aient jamais connue. Pourquoi ignoraient-ils qu’elle avait été tuée ? Themerid se rappela comme il s’était senti coupable quand il avait su qu’elle était morte à leur naissance. En réalité, ils n’étaient pour rien dans sa disparition, mais personne n’avait jamais jugé utile de les soulager du poids qu’ils portaient ? De leur expliquer que c’était quelqu’un d’autre qui les avait privés d’elle ?
Ils se tournèrent vers Abzal. Épaules courbées, le mentor semblait prêt à encaisser les coups. Toute la colère de Themerid se focalisa sur lui, si dévorante qu’elle lui fit peur. Il s’efforça de lui trouver des excuses, mais Venzald explosa.
– Quand comptiez-vous nous révéler ça ? hurla-t-il tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux. Vous attendiez qu’une occasion comme celle-ci vous en dispense ?
– Je... je ne sais pas, répondit Abzal d’une voix hésitante, atterré par la réaction de son neveu. Nous n’en avons jamais discuté.
– Nous ? releva Venzald en criant toujours. Alors, vous, Godmert, Mélie et même notre père, vous avez tous préféré nous maintenir dans l’ignorance et dans la naïveté ? Comment avez-vous pu penser que c’était mieux pour nous ? Ou avez-vous juste été trop lâches pour nous avouer la vérité ?
Il tremblait, les yeux écarquillés par la rage. Themerid avait l’impression que son frère s’était changé en brasier. Mais pour être honnête, la réaction de Venzald avait beau l’effrayer, elle reflétait sa propre opinion. Comme Abzal ne répondait pas, les traits figés en une supplique étonnée, Venzald poursuivit.
– Vous êtes censé nous guider, non ? Croyez-vous donc que le mensonge est une bonne solution ? Pourtant chaque homme, chaque femme, chaque enfant présent ici — ceux qui nous regardent comme des animaux — en sait plus que nous sur notre propre histoire ! En préservant notre inconscience, vous n’avez réussi qu’à nous humilier !
Entraînant Themerid, il fit volte-face et partit en courant, plantant là le mentor cloué au sol par la stupeur. Ils se frayèrent un chemin à coups d’épaules et de coudes parmi la foule vers une grange en bordure de la place où ils espéraient s’isoler. Les poings serrés, Venzald bouillait encore de rage. Themerid, calant son allure sur la sienne, cherchait les mots qui lui venaient d’habitude pour consoler son frère. Il s’en voulait de le laisser dans cette détresse, mais son esprit restait vide, tiraillé entre la même colère que celle de Venzald et sa compassion pour leur oncle.
Dans la grange, quelqu’un avait entreposé sa marchandise. Quand les jumeaux y entrèrent en courant, le pied de Themerid heurta par mégarde un sac de grain qui se répandit sur le sol. Il voulut le ramasser, mais un rugissement l’interrompit, tandis qu’un homme râblé armé d’un bâton fonça sur eux.
– Dégagez ! leur cracha-t-il. Enlevez vos pattes de mon blé, sales bêtes !
Comme il fit mine de les frapper, ils reculèrent jusqu’à buter contre le mur. Le marchand avança encore sur eux.
– Qu’est-ce que c’est que ces affreux ? hurla-t-il à l’intention de ses commis qui étaient entrés sur ses talons. Qui laisse déambuler ces monstres au milieu du marché ? Piétiner le travail des honnêtes gens ?
– Voyez leurs habits, souffla un des jeunes hommes.
– Ah ! Mais ces choses sont des nantis ! s’exclama le marchand. Dans cette région, les seigneurs permettent à leurs avortons de gâcher le blé ? Alors qu’il commence à manquer ? Que la disette menace ? Que l’épidémie diminue les récoltes d’un tiers ? Nous crèverons tous de faim bientôt et je perdrai un sac entier sans rien faire pour des animaux tout juste bons à abattre ? En plus, ils sont nobles et mangent tous les jours le pain des autres !
Avisant un tas de crottin à ses pieds, il se baissa pour en prendre une pleine poignée qu’il lança sur les garçons. Le projectile atteignit Venzald en pleine poitrine, éclaboussant son visage. Une seconde projection souilla la chemise de Themerid. Figé par la panique, il sentait son jumeau secoué de terribles tremblements. La main de ce dernier saisit le pommeau de son épée, mais Themerid interrompit son geste et l’entraîna au-dehors en bousculant les promeneurs. Le brouhaha, la foule, les vapeurs lourdes et suffocantes, tout lui semblait hostile. Il fallait fuir, empêcher son frère de faire n’importe quoi.
Ils passèrent sans un regard devant Dame Mélie et Albérac interloqués, puis poursuivirent jusqu’aux chevaux. Venzald trancha rageusement la longe de Baliste dont le nœud résistait à l’aide du petit couteau offert par le marchand d’épées. Les jumeaux escaladèrent le flanc de leur géant gris et s’enfuirent au grand trot, forçant les passants à s’écarter devant l’impressionnant poitrail. Themerid poussa leur monture au galop dès la sortie du bourg. La main de Venzald et la sienne étaient serrées l’une dans l’autre et leur pouls remplaçait les mots et les regards. Des larmes s’envolaient derrière eux.
Un chapitre plein de tension, qui vient couronner les interrogations des jumeaux depuis quelques chapitres.
C'est vrai que c'est assez étrange qu'ils leur aient caché les circonstances de la mort de leur mère, on se demande un peu pourquoi. D'autant plus que tout le royaume est au courant et que cela allait forcément leur revenir aux oreilles un jour ou l'autre...
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
Excellente la première scène, on ressent bien la tension et ça "tease" bien les ambitions de l'ordre, bref 100% convaincu par cette scène.
Il me tarde de voir ce que va donner l'arrivée des jumeaux à Terce.
"Le prénom de son assassin" mmmh, j'avais un peu oublié cette affaire mais c'est un élement très intéressant cet assassinat avéré, tout ça donne du relief à l'intrigue, j'apprécie ...
Je pensais que la vendeuse du parfum était une suppôt de l'ordre mais finalement elle semble seulement une fille un peu trop curieuse qui sait reconnaître le signe des bouchevreux. Je deviens peut-être un peu paranoïaque. (c'est bon signe, ça veut dire que l'histoire marche)
"Les jumeaux escaladèrent le flanc de leur géant gris" ils arrivent à monter sans aide ? En vrai pourquoi pas, mais je me permet de mettre une petite remarque quand même, c'est toi qui voit après.
En tous cas, j'aime bien le rythme de ton histoire avec ces changements de pdv / ces multiples intrigues qu'on ne sait pas trop classer par ordre d'importance... C'est original et je passe toujours un bon moment.
Un plaisir,
A bientôt !
Tant mieux si la première scène t'a convaincu, mais... si je me décide à retravailler cette histoire, je pense que je la ferai sauter. Je crois que je voudrais essayer d'amener les intentions de l'Ordre plus subtilement et plus progressivement.
Pour ce qui est de la mort de la reine, on se doute fortement qu'elle a été assassinée, mais ce n'était pas dit textuellement jusque ici.
J'adore que tu deviennes paranoïaque ! Et tu auras une réponse aux questions que tu te poses sur la vendeuse de parfum bientôt ;)
Je suis d'accord que ça peut paraître bizarre qu'ils montent en selle tous seuls. Il faudrait sans doute que je rajoute une phrase qui explique que leur harnachement le permet, ou quelque chose comme ça.
Ca me fait plaisir que tu passes toujours un bon moment !
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
La confrontation de notre troupe avec celle de l’Ordre m’a mise mal à l’aise. C’est clair que ce serait idiot de se battre à mort pour une question d’amour-propre, mais on a quand même l’impression que l’Ordre a le dessus sur la famille royale.
J’ai bien aimé l’ambiance du marché ; j’ai l’impression que tout a de l’importance dans ce chapitre, et comme les pièces du puzzle sont bien imbriquées, il ne m’est pas apparu comme un assemblage hétéroclite. J’espère que la vendeuse ne va pas clamer partout qu’Abzal est un bouchevreux ; ça pourrait avoir de fâcheuses conséquences. J’espère aussi qu’elle ne va pas se faire tuer à cause de ce qu’elle a vu. La chanson du ménestrel m’a bien plu. En effet, je n’ai jamais imaginé qu’Almena avait été tuée ; je pensais que sa cicatrice s’était infectée, puisque la rebouteuse avait évoqué ce risque.
Le regard des gens sur les princes est toujours aussi difficile à supporter. Pourtant, ils devraient savoir qui ils sont et donc se montrer moins surpris et plus discrets. La chanson du ménestrel les mentionne et j’imagine que dès leur naissance, ils ont fait parler d’eux : leur situation est tellement extraordinaire.
Décidément, cette journée qu’ils se réjouissaient de vivre a vraiment été gâchée.
Coquilles et remarques :
— Il était bordé de bouleaux aux rameaux délicats trop chétifs pour dispenser de l’ombre et les ondes de vapeur qui s’échappaient déjà du sol promettaient une chaleur de rôtissoire. [Comme la phrase est longue et que les deux parties n’ont pas le même sujet, je mettrais une virgule avant « et ».]
— les bestiaux de traits et de labours attiraient beaucoup de paysans [de trait et de labour ; en général, le complément de nom est au singulier, sauf quand le sens exige le pluriel]
— La plupart des gens s’inclinaient poliment, avant de continuer leur chemin [Encore un cas où je ne mettrais pas la virgule.]
— c’en serait terminé de leur enfance, de leurs jeux, de leurs camaraderies avec Flore, Elvire et Alix [leur camaraderie ; même s’il y a trois filles]
— Conrad de Bran, le seigneur d’Hiverine, avec ses colères légendaires et ses cheveux de feu apparaissait souvent dans les comédies [J’ajouterais une virgule après « feu ».]
– Ils se frayèrent un chemin à coups d’épaules et de coudes parmi la foule [Ici aussi, je mettrais les compléments de nom au singulier : « d’épaule et de coude », parce que chaque coup est donné avec une épaule ou un coude.]
"La confrontation de notre troupe avec celle de l’Ordre m’a mise mal à l’aise." : c'est bien le but !
Tu sauras bientôt ce qui arrive à la vendeuse de parfum.
Pour les descriptions du marché, je t'avoue que j'en ai coupé pas mal. Je crois que là, le dosage est correct, mais c'était effectivement un peu long. Encore une influence venant de Sang d'encre, tiens : Olga a des scènes de marché superbes et ça m'avait donné envie.
Merci pour la chanson, contente qu'elle t'ait plu. J'en ai écrit d'autres pour le tome 2, je ne sais pas d'où me vient cette tendance...
Pour ce qui est de la particularité des princes, c'est vrai que c'est un point qui n'est peut-être pas très clair. Les gens ne les reconnaissent pas forcément parce que 1) on peut se dire que tous ne sont pas très instruits, 2) la présence des princes dans la région a été plus ou moins gardée secrète, 3) ils ne sortent jamais d'Arc-Ansange. Après, certains passants (comme le ménestrel) les reconnaissent quand même.
Encore toutes ces coquilles... Désespérant !
Merci pour ton passage, décidément !
Se confronter aux regards des autres, ouch.... la différence n'est pas évidente à accepter.
Le ménestrel, je me suis dit qu'il allait se passer un truc louche. Surtout une fois Abzal distrait...
Les paroles sont magnifiques, toutes en douceur. Mais forcément choquantes pour les princes.
La vendeuse de parfum a pris la main gauche, hein ? J'suis sûre qu'elle a vu la ligne ^^
Le marchand dans la grande, je crois qu'il va prendre cher si Abzal décide des représailles. C'est aussi une façon de revenir sur le blé, la famine qui menace, et indirectement, l'Ordre (qui je pense a une part là-dedans).
On savait que la reine était morte, mais pas empoisonnée, non ?
Sacré choc, les pauvres :(
La sortie au marché se transforme un peu en cauchemar pour les princes, oui.
Bien vu pour la main gauche... Il est possible qu'elle ait vu la ligne ;) Mais pour savoir ce que c'est, il faudrait qu'elle soit aussi une bouchevreuse.
Merci pour la chanson : c'est mon pêché mignon. Il y a deux autres chansons dans le tome 2 XD
Cette journée si attendu qui se trouve complètement gâchée...
Et la reine a donc bien été assassiné !
Curieux la réaction de la vendeuse de parfum... Elle a du comprendre qu'abzal était bouchereux en voyant sa paume. Mais si elle le sait, c'est qu'elle connaît des bouchereux. Alors pourquoi en avoir peur ??
La vendeuse de parfums, elle a peut-être juste eu peur d'avoir vu quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir ?
Merci pour ta lecture et tes commentaires.
Est-ce que tu passes un bon moment ? Je ne pose pas la question pour chercher les compliments, mais tu es la première à lire cette version, en tout cas aussi vite et comme j'ai pas mal retravaillé la partie 2, ça m'intéresse d'avoir ton ressenti (genre, si tu as des impressions de lenteur ou d'incompréhension...). Je prends tous les retours !
Merci encore
Je plongé facilement dans l'ambiance et j'ai très envie de connaître la suite.
Y'a beaucoup de descriptions mais c'est bien fait et agréable à lire. La seule chose qui me fait tiquer c'est l'utilisation de mots qui me sont étrangers. Mais avec le contexte je finis toujours pas comprendre de quoi on parle !
Je dois t'avouer que je suis assez d'accord avec Léthé !! J'ai trouvé le chapitre Long avec peu de révélation. Cependant j'ai bien aimé le cours de combat ainsi que l'ambiance du marché !!
Par contre moi aussi j'avais l'impression de savoir que leur mère avait été assassiné.. mais je savais pas pour le poison ! Dans ma tête je l'avais compris ainsi en tout cas. Je ne saurai te dire pourquoi en revanche, peu être a cause de la méfiance du roi, des mots de la guérisseuse mais aussi parceque elle allait mieux au moment où le roi lui "parle" avec de révéler leur prénom !!
Sinon je pense que leur oncle a été grillé par sa marque ahaha. A voir si ça va pas bientôt lui retomber dessus !
Du coup, là on est en plein dans la partie que j'ai vraiment remaniée : j'ai supprimé des scènes (notamment le duel entre Abzal et Albérac) et j'ai redécoupé les chapitres pour les raccourcir, leur donner une unité et surtout les faire terminer sur des cliffhangers. Il y a un chapitre de plus dans la partie 2, maintenant. Faudrait vraiment que je la mette en ligne...
Alors en effet, on le soupçonne un peu, que la reine a été assassinée, mais ce n'est pas dit explicitement jusqu'ici.
Quant à Abzal et sa marque, tu auras la suite bientôt ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
A+
J’ai encore trouvé le chapitre assez long. J’ai du mal à saisir ce que tu veux nous montrer à travers les scènes que tu décris : on apprend que le précepteur est doué à l’épée, que les princes ne savaient pas que leur mère a été tué, qu’Abzal rencontre une mystérieuse parfumeuse. Et il y a l’Ordre aussi, évidemment. C’est pas mal pour un seul chapitre, mais tout semble décousu, comme si tu voulais absolument nous donner des indices pour la suite et que, du coup, tu mettais tout dans ces chapitres pour être sûre qu’on les ait pour la suite.
C’est possible que je me trompe complètement hein xD tant que je n’ai pas fini l’histoire, c’est compliqué de poser un avis vraiment tranché sur la question de toute façon !
Je suis quand même triste qu’on avance pas particulièrement sur l’histoire à savoir : à quelle quête les princes vont-ils se livrer ? Que fait l’Ordre pendant tout ce temps ? À quoi vont « servir » les bouchevreux dans cette histoire ?
Ce sont des questions qu’on se pose depuis pas mal de chapitres (voire depuis le début) et pour lesquelles on n’a que très peu de réponses pour l’instant, c’est assez frustrant je dois dire xD
J’espère que mes commentaires ne te paraîtront pas trop méchants, parce que ce n’est pas du tout mon intention ! Je trouve l’histoire intéressante, les personnages me touchent énormément (notamment les princes, mais pas que ! Les trois filles et Abzal aussi, je tiens à eux), l’écriture est très belle, je déplore que le rythme du récit !
Allez, je vais lire la suite ;) J’aimerais bien arriver à la partie 3 !
Tu dis "on apprend que les princes ne savaient pas que leur mère a été tuée", mais a priori, le lecteur non plus ne le sais pas... Tu avais devinée qu'elle n'était pas morte des suites de l'accouchement ?
Le fait qu'Albérac sache se battre est aussi assez important pour la suite, il fallait que je le case pour préparer la suite...
Et je sais que mes chapitres font un peu décousus : en fait, la multiplicité des pov et des arcs narratifs m'a obligé à faire un découpage pas forcément logique (ou alors j'aurais eu 150 chapitres...) et du coup, ça peut faire un truc un chouia random... J'avoue que je n'ai pas trop su résoudre ça (et ça va pas forcément en s'arrangeant). J'ai essayé plusieurs organisations différentes... C'est insoluble !
Non, tes commentaires ne sont pas méchants, ils sont honnêtes ! C'est ce qui m'intéresse (demande à Solène, la pauvre :( ).
Ça devait être une énorme révélation et je suis passée à côté à cause de ma mémoire défaillante !! Bon, désolée Isa ;_;