Couchée sur mon matelas, je fixe le regard perdu un point du plafond. Depuis la veille, mon cerveau ne cesse de revivre en boucle ma discussion avec 67, ses rires et le moment où des personnes de la section sont venues l’assommer pour qu’elle se taise. Je ferme les yeux quand arrive cette partie. J’ai encore cette horrible impression d’entendre ce son mat qui a suivi la fin des hurlements de ma voisine, le bruit d’un corps s’écrasant violemment au sol. Depuis, je guette le moindre signe qui m’apprendrait que la jeune femme a repris connaissance, mais je ne peux constater amère qu’il n’y a rien. Je me recroqueville sur moi-même, alors que la honte m’envahit. Hier, j’ai eu des pensées infectes envers elle. J’ai cru qu’elle était privilégiée, que l’on avait épargné, mais il suffit de voir son instabilité pour comprendre qu’il n’en est rien. C’est plutôt moi qui ai eu de la chance en fin de compte. Je ne suis captive que depuis une semaine, alors qu’elle, c’est depuis toujours. Le martèlement des bottes dans le couloir me fait me redresser vivement. L’instant d’après, l’entrée de ma cellule s’ouvre dans un fracas métallique.
- Debout, 66 ! Le Doc a besoin de toi pour ses tests ! hurle-t-on.
Je reconnais le soldat qui m’a fait avaler mes médicaments hier, mais j’ai beau me triturer le cerveau impossible de me souvenir de son nom. J’oublie instantanément mes craintes concernant ma voisine tandis que mes membres se mettent à trembler de manière incontrôlable. Déjà ? N’ayant pas la force de me lever, je suis tirée de force de mon lit par la poigne puissante du militaire. Mon corps réagit plus rapidement que mon esprit. Mes pieds se campent dans le sol et freinent. Je ne veux pas y aller. Malheureusement, un mouvement brusque de la part de l’homme et je cède en trébuchant vers l’avant. S’il ne m’avait pas retenu par la taille, je serais à terre. Comme si je l’avais piqué, il s’empresse de me relâcher et me fait quitter la pièce d’une bourrade peu délicate. À l’extérieur, mon attention se porte d’abord sur la porte derrière laquelle se trouve 67, puis sur la personne patientant nonchalant mains sur les hanches dans le couloir, la même qui était présente hier. J’y retrouve son sourire un brin moqueur et surtout son regard. Maintenant que je suis en face de lui, je lui découvre des iris d’une teinte tirant sur le gris. La veille, je l’avais désigné comme prédateur. Il ne fait aucun doute qu’il en est un, toutefois il me déconcerte quelque peu. Il détourne son attention de moi pour s’adresser à son collègue.
- Eh bien, Loïs ? C’est comme ça que tu traites les femmes ? s’enquit-il. Je sais que la galanterie n’est pas ton fort, mais ici tu es un vrai rustre.
La porte de ma cellule se referme brutalement.
- La ferme, Enrik ! Si tu savais le fil à retordre qu’elle nous a donné, tu rirais moins.
Le dénommé Enrik me désigne du doigt une perplexité non feinte sur son visage.
- Une souris pareille ?
On me frappe durement l’arrière du crâne, avant de s’emparer de mes poignets pour les nouer derrière mon dos.
- Ça, une souris ? On voit que tu viens d’arriver.
- À qui la faute ? rétorque son interlocuteur irrité. Si lors de la dernière phase de recrutement, tu ne m’avais pas fait ce coup bas, je serais déjà à la base depuis longtemps.
- Tu n’avais pas à être aussi naïf, rabroue Loïs avant de s’abaisser pour rajouter comme une confidence. Pour me faire pardonner, je vais t’apprendre un truc sur ta souris. Elena Darkan, cela t’évoque quelque chose ?
Je lui jette un regard en coin, surprise que Loïs m’appelle par mon prénom. Son collègue siffle entre ses dents.
- Ne me dis pas que c’est elle ? J’avais entendu qu’elle avait été exécutée pour trahison.
- Secret défense, seules certaines personnes travaillant ici connaissent sa véritable identité. Je te conseille de garder ta langue sinon tu seras remercié.
- Tu viens pourtant de briser cette règle, lui fait remarquer son interlocuteur sans hésiter.
- Ose le rapporter et tu le regretteras bien assez vite.
Ignorant la mise en garde de son collègue, Enrik se place devant moi et un sourire de chat s’étire sur ses lèvres.
- C’est un honneur de te rencontrer, ma jolie. Les sœurs Darkan étaient renommées dans mon ancienne caserne. Si l’une engendrait l’admiration, l’autre restait un mystère. Toutefois, je dois reconnaitre que je suis un peu déçu.
Il m’empoigne le menton pour m’observer de plus près.
- Avec tout ce que l’on m’a dit sur toi, je m’attendais à ce que tu sois moins quelconque.
Je me dégage vivement pour rompre ce contact qui me révulse. Comment ose-t-il me parler comme si j’étais une bête de foire ?
- Touche-moi encore une fois et je t’arrache les doigts ! craché-je.
Enrik recule, mais ne semble pas impressionner pour deux sous.
- Je retire ce que j’ai dit. Tu avais raison, Loïs, ce n’est pas une souris, mais un horrible clebs qui n’attend qu’à me mordre.
- Le genre de saleté qui a la rage, confirme son collègue d’un ton neutre. Un bon conseil évite de la provoquer, tu ne sais pas de quoi, elle est réellement capable.
Face à cette remarque, je ne peux m’empêcher de sourire.
- J’ignorais que tu avais une si haute opinion de moi, le raillé-je. Au fait, ça va mieux ta tête ?
- Toi, n’en rajoute pas ! m’intime-t-il. Maintenant, tu te tais et tu avances ! Nous avons déjà suffisamment perdu de temps.
Cette phrase me remet brusquement les pieds sur terre et mon moral retombe au plus bas. C’est vrai, je ne dois pas oublier qui je suis à présent. Elena Darkan n’existe plus pour eux. Elle est morte et seule 66 vit. C’est dans le silence le plus total que nous nous mettons en marche. Après un tournant, nous arrivons dans un couloir jalonné de nombreuses baies vitrées. Par habitude, je baisse les yeux pour fixer le sol. La première fois que je suis venue ici, je me suis risquée à regarder ce qui se passait de l’autre côté du verre. Je l’ai tout de suite regretté. Si mes mains n’étaient pas entravées, je me boucherais également les oreilles. Je déglutis péniblement. Bientôt, je rejoindrais les cris qui hantent cette section. Nous arrivons à destination. Mon corps réagit par lui-même et se bloque instantanément. Je tente de reculer, mais un coup dans le dos me force à entrer dans la salle en face de moi. À peine, ai-je posé un pied à l’intérieur que l’on m’attrape pour me clouer sur une chaise. Par réflexe, je me débats, mais cela ne sert à rien. Assic, toujours impeccablement habillé, pénètre dans la pièce. Une certaine irritation plisse son front. Je n’ai pas le temps de m’inquiéter de cette contrariété que Tellin entre à son tour dans le lieu. Son regard s’attarde un instant sur moi où je n’y décèle aucune émotion. Trop abasourdie par cette rencontre, je me contente de le fixer sans réagir. Il se tourne vers Assic qui le surveille sans cacher sa mauvaise humeur.
- Êtes-vous sûr vouloir rester, major général ? s’enquit-il du bout des lèvres.
- Certain, docteur ! À la suite du dernier rapport concernant vos tests d’hier, le maréchal a jugé nécessaire que je supervise les séances du cobaye 66. Il n’a que très peu apprécié que vous contestiez ses ordres.
Hurtz est fusillé du regard par Assic avant que celui-ci ne revienne à son interlocuteur. Son subordonné pâlit violemment, mais s’efforce à fixer avec une extrême concentration les documents qu’il a devant les yeux. Il est fort peu probable que je revois Hutz la prochaine fois.
- Veillez dire au maréchal que jamais, je ne passerais outre ses ordres.
- Si vous n’aviez rien à vous reprocher, vous ne verriez donc aucun inconvénient à ce que je reste, docteur Assic, déclare Tellin le mettant ainsi en garde de toutes nouvelles tentatives d’éloignement. Je vous en prie, faites votre travail. Je ne vous gênerai pas.
Comme pour appuyer ses propos, il s’adosse au mur et croise les bras devant lui. Les deux hommes se fixent encore un instant avant qu’Assic ne détourne les yeux pour s’adresser à ses subordonnés :
- Nous allons pouvoir commencer.
La séance fut relativement courte et plutôt supportable cette fois-ci, même si pour moi, c’est déjà trop. J’ignore par quel miracle cela est dû, mais étrangement, Assic ne m’a rien injecté et s’est contenté de me faire placer plusieurs tests, sanguin, cardiaque et neurologique. Je n’ai aucune envie de croire que je dois ce moment de répit au major et pourtant je suis persuadée que s’il n’avait pas été là, je doute que je serais retournée dans ma cellule éveillée. L’ultime épreuve terminée, mes deux gardes du corps sont invités à me détacher. Ce que Loïs s’empresse de faire, avant que son collègue ne prenne la relève et ne m’entrave les poignets. Nous sortons de la salle. Mon regard se pose sur Assic qui s’entretient avec un de ses subordonnés. Je reporte ensuite mon attention devant moi et ai la désagréable surprise de découvrir Tellin. J’aurais préféré qu’il parte directement après les tests. Une crainte émerge en moi. J’ignore comment réagir s’il m’adresse la parole. De la retenue, il n’en aura pas. D’une main dans le dos, Loïs me force à me rapprocher de lui. Nous nous retrouvons face à face, pourtant il fait comme si je ne suis pas là, comme si je n’existe tout simplement plus. Ce comportement me déroute. D’un signe, le major fait comprendre aux deux soldats qu’il souhaite leur parler. De cette discussion, je n’entends rien, si ce n’est « prévenez ». Pendant toute la durée de leur messe basse, je fixe cet homme qui m’a tant fait souffrir. Qu’est-ce que je cherche en agissant de la sorte ? Peut-être un changement ? Aucune idée. Toutefois, j’ai eu beau l’observer, je ne peux que constater qu’il reste le même, même trait, même assurance et par-dessus tout même impassibilité. Mon ancien supérieur se redresse. Puis, sans un regard à mon intention, il tourne les talons et disparait au fond d’un couloir. J’ignore comment se déroule le retour à ma cellule. J’ai l’impression d’être dans un état second. Je ne cesse de ressasser en boucle le visage de Tellin dans mon esprit. Il semble être égal à lui-même, n’avoir aucun regret et cette vérité m’est tout simplement insupportable.
La porte de ma prison claque derrière mon dos. Ce n’est que dans la solitude de ma chambre que l’émotion me prend la gorge. Brisant cette léthargie où j’étais plongée, je me dirige mécaniquement vers mon lit. L’instant d’après, je m’écroule dessus, incapable de tenir une seconde de plus sur mes jambes. Tandis que mes doigts agrippent et tordent le tissu que me sert de couverture, je subis impuissante le flot de souvenirs que la vue de Tellin a fait ressurgir en moi. D’un revers de main, il a détruit la barrière dont je m’étais enveloppée. J’essaye par tous les moyens de réprimer les sentiments qui m’envahissent, mais c’est un échec. Les réactions de mon corps suffisent à comprendre que j’en suis incapable. Il a fallu que je croise son regard un instant pour me rappeler la perte qu’il m’a causée. Depuis sa disparition, j’évite de penser à lui, à celui qui m’a été ravi, à celui dont on m’a privé. J’ai promis de me battre pour lui, mais je ne peux que constater que plus le temps passe, plus il m’est difficile d’accepter qu’Hans me manque un peu plus chaque jour.