- Tout m’a l’air en ordre ! constate Tiphaine après un rapide contrôle ce matin. Je n’ai pour le moment plus aucune raison de te garder ici, Hans. Par ailleurs, si tu as le moindre doute, n’hésite surtout pas à passer.
- Très bien, dis-je tout en reboutonnant ma chemise. Je n’y manquerai pas.
Mon interlocutrice hoche la tête satisfaite.
- Dans ce cas, je vais te laisser.
Toutefois, avant qu’elle ne s’éloigne, je la hèle une dernière fois.
- Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-elle.
- C’est à propos de notre discussion d’hier.
Depuis la veille, je n’ai cessé de repenser à son expression lorsque j’ai mentionné Vincent. Cette nuit, j’ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, je n’ai trouvé aucune preuve révélant une quelconque implication de mon ami dans le Projet, seulement, cela ne doit pas être un hasard si son nom a interpellé Tiphaine. D’un signe, elle m’invite à continuer.
- Est-ce que vous connaissez Vincent ? demandé-je de but en blanc.
- Le médecin de la base qui s’est occupé de toi ?
- Hier, son prénom vous semblait familier.
- Je dois reconnaitre que j’ai douté, mais après vérification je peux t’assurer que ce Vincent Kuntz ne me dit rien.
J’observe son visage et ne peux que constater qu’elle paraît plus que sincère. Bien que la crainte demeure vive, je me détends quelque peu. Néanmoins, je n’oublierai pas cet échange et mes incertitudes concernant mon ami. Je n’apprécie guère garder ces méfiances envers lui, mais tant que je n’aurais pas la preuve de sa non-implication dans la section médicale, il reste suspect. Je reporte mon attention vers la rebelle.
- Si jamais, vous apprenez quelque chose, pourriez-vous me tenir au courant ?
- Si notre chef n’y voit aucun inconvénient, je le ferais, mais si j’étais toi je n’espérerais pas trop. Il nous est extrêmement difficile de récolter des informations sur la section médicale et les rares qui fuitent proviennent essentiellement des cobayes que nous libérons. Autant te dire qu’elles manquent cruellement de précisions.
Je me rembrunis quelque peu face à sa remarque. Évidemment, ce n’est pas aussi simple.
- Merci quand même, marmonné-je.
- Pas de quoi.
Après un dernier salut, nous nous séparons. À la sortie de l’infirmerie, je tombe sans surprise sur Louis qui patiente adosser au bâtiment. Il se redresse en me voyant.
- Comment te sens-tu ? s’enquit-il.
- Ça peut aller.
- Tant mieux ! Tu nous as fait une de ses frayeurs hier.
- Depuis quand tu t’inquiètes pour moi ? le raillé-je.
- Mais depuis le début, Hans.
- Cesse de dire n’importe quoi ! Au début, tu n’avais qu’une envie, c’était de me coller une balle entre les deux yeux.
Il me donne une claque vigoureuse dans le dos tout en ricanant.
- C’est parce que je ne te connaissais pas. Au fait où dois-tu aller ?
Je soupire face à sa question.
- Tu comptes me surveiller encore combien de temps comme ça ?
- Désolé, Hans. J’ai des ordres.
- Ton chef semble me faire confiance, lui fais-je remarquer.
- Toutefois, il préfère ne rien changer pour l’instant. Tu n’es pas sans savoir que pour certains d’entre nous, tu représentes une menace, complète le rebelle d’un ton catégorique, puis rajoute plus compatissant. Honnêtement, cela ne m’enchante pas plus que ça, mais tu vas devoir faire avec. Sois patient, je suis sûr qu’avec le temps, ils t’accepteront.
Je lui jette un regard en coin.
- Puisqu’il le faut, lâché-je résigné.
- Alors, tu vas où ? Insiste Louis.
- Me reposer dans ma tente, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Comme pour appuyer mes propos, je réprime un bâillement. Entre mes inquiétudes envers Vincent et mes maux de tête, le sommeil n’a fait que me fuir. Sans rajouter quoi que ce soit, je me dirige vers mon logement. Je peux sentir que Louis m’emboite le pas. En silence, nous traversons le camp. De taille moyenne, j’ai rapidement réussi à me repérer, mais il faut dire que je n’aime pas déambuler dedans. Je passe devant un groupe qui discute à voix basse. En me remarquant, leurs messes basses se taisent instantanément et des regards durs se posent sur moi. Je les dépasse sans leur prêter la moindre attention.
- Assassin, m’accuse l’un d’eux.
J’ai compris que cela ne sert à rien de les contredire. J’ai bien essayé au début, mais comme mon chien de garde l’a dit, il faudra du temps à certains rebelles pour me faire confiance. Je continue mon chemin sans me retourner. Un peu plus loin, on me bouscule sans s’excuser. On s’écarte. On m’ignore délibérément. On m’insulte. C’est devenu une routine et comme toute routine, on finit par s’y habituer, même si cela fait particulièrement mal.
Je parviens rapidement à destination et m’empresse de me réfugier à l’intérieur de ma tente où il fait légèrement plus chaud qu’à l’extérieur. Malgré l’arrivée du printemps depuis déjà un moment, les températures restent encore un peu fraîches. D’un geste, je me déchausse et retire ma veste. Inutile de me changer, je ne compte pas dormir toute la journée. Il y a de nombreuses choses que je souhaiterais évoquer avec Anna. Je n’ai toujours pas digéré qu’elle m’ait caché la vérité sur Elena. D’un côté, ma compagne aurait très bien pu m’en dire deux mots, mais je doute qu’elle eût l’esprit clair après sa discussion avec ma sœur et il faut dire que la situation était loin d’être des plus propices. De plus, je la connais assez pour savoir que lorsque cela la concerne directement, elle peut devenir particulièrement muette. Elle a beau avoir changé ces derniers mois, il y a des habitudes qui ont la vie dure. Je souris à cette pensée avant qu’un sentiment d’abattement m’envahisse. Et maintenant, ce secret pourrait très bien lui être fatal. Je me laisse tomber lourdement sur mon lit de camp qui proteste en grinçant. Je donnerais n’importe quoi pour avoir de ses nouvelles, être à ses côtés. Mes ongles s’enfoncent dans ma peau. Elle me manque et savoir qu’elle est livrée à elle-même, piégé dans cette base, seule, apporte à cette séparation un goût amer. Perdu dans mes pensées, je n’entends pas la personne qui entre dans ma tente. Mon corps réagit par réflexe et je tourne la tête. Mon regard croise celui du visiteur et je me paralyse instantanément. Ces yeux, ce sont les siens ! Ce sont ceux d’Elena ! Puis mon champ de vision s’élargit et je constate déçu que ce n’est pas elle. Toutefois, la surprise ne se dissipe nullement et j’ai bien du mal à accepter et à expliquer ce que je vois. La fatigue doit me jouer des tours. Qu’est-ce que Luna fait ici ? Je ferme les paupières, les frotte, puis les rouvre directement après. La sœur d’Elena est toujours là. Je dois être en train de rêver, ce n’est pas possible autrement. Et pourtant elle semble si réelle. Comme pour mettre de l’ordre dans mon esprit, le fantôme de Luna se penche vers moi.
- Tu permets ? s’enquit-elle.
Sans attendre une quelconque réponse de ma part, elle me pince le bras. La douleur se propage instantanément et je comprends que je suis bel et bien réveillé.
- Comment ? soufflé-je complètement perdu. Tu es morte !
- À l’évidence, non.
- C’est… C’est impossible ? bafouillé-je. Elena t’a vu tombé dans le ravin après que l’on t’ai tiré dessus. Tu n’avais aucune chance de survivre.
- Je suis une rebelle, Hans, m’annonce-t-elle de but en blanc. Il fallait que je disparaisse lors de ce combat. Et avec la tête que tu abordes, j’en déduis que tu as dû oublier notre rencontre dans la forêt. Désolé de t’avoir assommé, mais nous n’avions pas le choix.
Dans un premier temps, j’ignore où elle désire en venir, puis comme un flot de souvenirs qui ne demandait qu’à jaillir, je me revois fuir dans les bois après que l’alarme de la base a été déclenchée. Je passe une main tremblante devant mes yeux tandis que je me remémore la scène. À mon réveil, je me disais bien que j’avais oublié quelque chose cette nuit-là, mais ne sachant de quoi il en retournait j’avais décidé de mettre ça sur les séquelles de ma commotion. Et alors que je découvre Luna vivante ici, je m’en veux de ne pas avoir cherché à connaitre la vérité.
- Depuis quand ? lâché-je finalement.
L’expression de mon interlocutrice se fait lointaine.
- Longtemps, se contente-t-elle de me donner pour seule réponse.
- Il va falloir m’expliquer, dis-je. Car longtemps, c’est loin d’être suffisant.
- Ça tombe bien, me rétorque-t-elle en s’asseyant à mes côtés. Car c’est justement pourquoi je suis ici.
Nous restons silencieux un instant avant que Luna ne le brise :
- Au fait, je suis contente que tu ailles mieux. Je voulais te voir hier, mais tu n’étais pas vraiment en état.
- Ça, tu peux le dire, ricané-je. Cela faisait un moment que je n’avais pas subi une crise pareille, mais les douleurs se sont quelque peu atténuées.
- Tu me rassures, murmuré-t-elle, puis reprend beaucoup plus hésitante. Tim m’a brièvement expliqué la cause de ton malaise.
À la mention du chef des rebelles, une crainte émerge en moi.
- Qu’est-ce qui t’a dit sur moi ?
- Que l’armée t’avait injecté le Projet, mais pour le reste il a préféré que ce soit toi qui m’en parles.
Je me détends quelque peu, rassuré sur le fait que Tim ne relate pas à tout va de ce quoi nous avons abordé. Ne voyant arriver aucune réponse de ma part, mon amie s’empresse de demander :
- Pourquoi ont-ils fait ça ?
- Je te le dirais, mais en échange, tu me racontes ce qui s’est passé pour toi.
- De toute façon, je ne comptais pas te le cacher, m’affirme-t-elle. Mais, je te promets de le faire. Tu as ma parole.
Je m’apprête à me lancer, mais Luna me coupe dans mon élan.
- Cependant, avant que tu commences, Hans, j’aimerais que tu m’expliques quelque chose. J’ai besoin de savoir. Isis m’a appris que vous vous étiez enfuis toi et ma sœur et qu’Elena avait été ramenée à la base. Toutefois, je dois t’avouer que beaucoup de choses m’échappent. Vous n’étiez pas spécialement très proche toi et elle, même si vos leçons de tir semblaient avoir amélioré votre relation.
- J’aime ta sœur, Luna, déclaré-je aussitôt comme si cette réponse valait à elle seule toutes les explications.
- Et je me doute bien que c’est réciproque vu que vous vous êtes évadé ensemble.
Face à mon approbation, un sourire triste se dessine sur les lèvres de mon interlocutrice.
- Je suis contente qu’Elena ait trouvé quelqu’un comme toi, Hans. Honnêtement, j’espérais que cela termine comme ça entre vous. Ma sœur n’a jamais eu beaucoup d’amour en dehors de notre mère ou moi. Et savoir qu’une autre personne la voit telle qu’elle est, me rend très heureuse.
- Mais je n’ai pas pu la protéger, dis-je dans un souffle.
- Je suis persuadée que tu n’es pas fautif, Hans. Tu sais comme moi que Tellin est dangereux et particulièrement doué pour la chasse à l’homme. C’est un pisteur émérite.
- Il n’empêche que je ne me pardonne pas d’avoir échoué.
Une main est posée sur mon épaule. Je reporte mon attention sur Luna.
- On sortira Elena de là, Hans. Je t’en fais la promesse.
J’aimerais avoir son optimisme, mais j’en suis incapable. Je repense aux propos de Tim et à ce qu’il m’a appris sur ma compagne.
- Pour Tim, Elena n’est pas une priorité.
- Mais je peux t’assurer qu’il ne l’oubliera pas.
- Si tu le dis.
Luna réaffirme sa prise sur mon épaule et me secoue vigoureusement.
- Cesse cette tête d’enterrement et reprends-toi, Hans ! Moi non plus, je ne supporte pas que ma sœur soit entre leurs mains, mais pour l’instant nous ne pouvons rien faire d’autre que prendre notre mal en patience.
- J’en ai assez d’attendre, m’irrité-je. Anna n’arrête pas de me le répéter depuis une semaine alors que le temps joue contre nous.
Mon interlocutrice se contente de secouer la tête navrée.
- Nous ne pouvons nous permettre d’être imprudents. Commence déjà par me raconter les derniers évènements et puis on avisera. Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire.