Les jours avaient filé sans qu’ils ne s’en rendent vraiment compte.
Une routine discrète s’était glissée entre les cours, les lectures, les repas partagés et les occupations chacun.
Mais depuis peu… quelque chose dans l’air semblait différent.
Ayra était recroquevillée dans un fauteuil, les jambes ramenées contre elle, une tasse entre les mains.
Riven lisait, concentré, le front plissé, un carnet ouvert à côté de lui. Il griffonnait de temps à autre, sans relever la tête.
Certainement qu’il se documentait — comme souvent.
La conversation dérivait sur tout et rien. Des plaisanteries, des souvenirs d’entraînement, des impressions sur la journée.
Rien de très profond… jusqu’à ce qu’Elenor se redresse légèrement dans le canapé.
— Ah, au fait…
Sa voix coupa la légèreté ambiante.
Ayra releva doucement les yeux, tout comme les autres.
— Je suis retournée à la bibliothèque.
Elenor triturait le bord de sa manche. Un geste discret, mais qu’Ayra avait appris à reconnaître.
— J’ai pas trouvé quelque chose de concluant… Enfin, elle est immense, j’ai pas encore tout vérifié. Mais…
— Peut-être que j’ai vu ce symbole quelque part, sans y prêter attention…Dans un livre ou… je sais pas.
— C’est sûrement rien, ajouta Elenor, un peu trop vite.
Elle esquissa un sourire, mais Ayra voyait bien qu’il sonnait faux.
Elle la regarda un instant, en silence.
Elenor détestait le doute.Elle avait toujours eu besoin que tout soit clair, précis, structuré. C’était sa manière de se rassurer. De garder le contrôle.
Et là… elle se torturait l’esprit avec cette histoire de symbole.
Ayra le sentait. Ce n’était pas juste une hésitation passagère.
Elenor, qui excellait dans son art, avait toujours su ce qu’elle dessinait.
Toujours.
Mais cette fois, ça lui échappait. Et elle détestait ça.
Ayra eut un pincement au cœur.
Elle aurait voulu la rassurer. Lui dire que ce n’était rien.
Mais elle n’en était pas si sûre, elle non plus.
Elle posa doucement sa tasse sur l’accoudoir, puis dit d’une voix posée :
— Peut-être en parler avec Mira. Elle saura peut-être te guider dans tes recherches.
Elenor hocha doucement la tête, sans rien ajouter. Puis, sans un mot, elle reprit son croquis là où elle s’était arrêtée juste avant.
Ayra l’observa quelques secondes encore, silencieuse. Elle serra un peu plus sa tasse entre ses doigts.
Les gestes d’Elenor étaient précis… mais moins assurés qu’à l’accoutumée.
Elle laissa couler le silence, sans le briser.
La poignée tourna sans prévenir, et la porte s’ouvrit d’un coup sec.
— Pfiouuuu !
Lucas entra en soufflant bruyamment, ruisselant de la tête aux pieds, ses cheveux en désordre, les joues rosies par l’effort et le vent.
— Cette séance m’a donné très faim !
Déclara-t-il comme s’il annonçait une vérité universelle.
Riven leva à peine les yeux de son livre.
— Pour ne pas changer, marmonna-t-il, le ton plat.
Lucas l’ignora royalement, secoua sa planche contre le chambranle de la porte pour en faire tomber quelques feuilles et ajouta :
— Non mais sérieux… j’crois que j’ai jamais eu autant d’énergie.
— C’était dingue.
— Non mais sérieux… j’crois que j’ai jamais eu autant d’énergie.
— L’eau jaillissait de moi, j’avais du mal à la contrôler !
— Ce qui m’a valu quelques vols planés, ajouta-t-il avec un rire gêné.
Il retroussa légèrement son pantalon pour montrer son genou éraflé, rougeâtre.
— Et voilà le souvenir. Un atterrissage un peu… aquatique.
Il sourit comme si de rien n’était, mais Ayra fronça légèrement les sourcils.
Ce n’était pas la seule.
Riven aussi avait relevé la tête, plus lentement, les sourcils froncés avec une sévérité inhabituelle.
Quelque chose le tracassait.
— Comment ça, tu n’as pas su maîtriser ton pouvoir ? demanda-t-il d’un ton plus direct qu’à l’accoutumée.
C’est nouveau ?
— Ça y est, je vais encore avoir droit à des reproches, répondit Lucas en faisant la moue.
— Non, l’arrêta Riven calmement.
J’ai vécu quelque chose de similaire, récemment.
Il marqua une pause, le regard un peu dans le vide, comme s’il retraçait le souvenir avec précision.
— J’étais dans la cuisine. Je cherchais de quoi grignoter…
Et je l’ai senti.
Cette force.
Son ton avait changé. Plus tendu.
— À chaque fois que je prenais un objet, il retombait lourdement sur le plan de travail.
Comme si mes mains… pesaient plus.
Ses yeux s’agrandirent.
— Même une boîte de conserve s’est littéralement écrasée à mon contact.
Il parlait vite, mais clairement.
Et pour la première fois depuis le début de leur séjour ici, il ne cherchait plus d’explication rationnelle.
Ayra échangea un bref regard avec Elenor.
Un fil invisible venait de se tendre entre eux tous.
— Hé bien… toi qui voulais de la normalité, c’est raté, lui lança Lucas en haussant les sourcils, tentant de détendre l’atmosphère.
Mais pour une fois, sa remarque ne fit pas rire Ayra.
Elle resta silencieuse, le regard fixe.
Un court silence suivit.
— Bon là, je pense qu’on n’a plus le choix, coupa soudainement Dahlia, qui s’était levée d’un bond.
Jusqu’ici, elle était restée en retrait, attentive mais silencieuse.
— On a tous cette poussée d’énergie.
Elle marqua une pause, balayant les visages du regard.
— Enfin… sauf Ayra.
Elle tourna les yeux vers elle, un instant plus long que nécessaire.
Et ce simple regard fit comprendre à Ayra qu’elle ne l’avait jamais crue.
Quand elle avait dit ne rien ressentir.
Elle l’avait laissée mentir. Mais elle avait vu clair depuis le début.
Dahlia poursuivit, la voix plus ferme :
— Il faut en parler à Mira. Quelque chose se trame ici.
Ayra n’avait pas bien dormi.
Elle évoluait encore dans une sorte de brouillard, les paupières lourdes, l’esprit engourdi.
Elle marchait machinalement vers son prochain cours.
Celui du matin lui avait paru interminable.
Elle avait failli s’endormir plusieurs fois, se ressaisissant dans un sursaut maladroit, puis en prenant une petite gorgée d’eau pour tenter de se rafraîchir les idées.
À côté d’elle, Dahlia marchait d’un pas tranquille, sac sur l’épaule, les yeux posés sur le chemin.
Mais elle n’avait rien de l’insouciance habituelle.
Elle semblait perdue dans ses pensées.
Puis, sans la regarder, elle souffla :
— Je sais que tu es fatiguée.
Moi aussi, j’y pense depuis hier.
Et si c’est vraiment lié à Clairval… alors on n’a pas intérêt à l’ignorer.
Mais t’inquiète, on va en parler à Mira.
Ayra acquiesça doucement, sans répondre.
Ce n’était pas de l’angoisse.
Pas encore.
Mais Ayra n’avait pas envie de voir s’envoler son rêve d’études, ce bout de normalité qu’elle croyait enfin avoir atteint.
La vie simple, les cours, les gens ordinaires, les discussions banales autour d’un café…
Elle y avait cru.
Et peut-être, au fond, elle s’était trop vite laissée porter par cette illusion.
Elle revint à elle quand elle sentit Dahlia lui tapoter l’épaule.
— Oh… regarde qui se dirige par ici, chuchota-t-elle à son oreille.
Il est obligé de toujours porter cet air… sérieux ?
Le regard d’Ayra suivit la direction indiquée.
— Oh non… pas lui…
Je ne suis pas d’humeur.
Elle s’apprêtait à tourner les talons quand une voix, reconnaissable entre mille, retentit derrière elles :
— On parle de moi, je présume ? Vous n’êtes pas très discrètes.
— Même un aveugle pourrait s’en apercevoir.
Il ponctua sa remarque d’un sourire moqueur, un brin narquois.
Ayra serra les dents.
Ce type…
Toujours là au mauvais moment, avec ce ton condescendant et ce regard perçant.
— Tout ne tourne pas autour de toi…
Heu…
Elle marqua une pause, soudain gênée.
Elle ne connaissait pas son nom.
Il leva un sourcil, amusé.
— Kael.
— Quoi ? fit-elle, surprise.
— Tu cherchais mon nom, non ? Pour une miss je-sais-tout, ça a dû être frustrant de ne pas savoir.
Il croisa les bras, toujours ce demi-sourire narquois accroché au visage.
Ayra détourna les yeux, les joues légèrement échauffées.
Elle détestait ça.
Donner l’impression d’avoir été prise au dépourvu.
— Ce… ce n’était pas ce que je cherchais !
Se défendit-elle, la voix un peu plus vive qu’elle ne l’aurait voulu.
Mais même à ses propres oreilles, ça sonnait faible.
Décidément, elle était fatiguée aujourd’hui.
Elle aurait aimé avoir plus de répondant.
Une de ces répliques cinglantes qui retournent la situation, qui le clouent sur place avec panache.
Mais non.
Pas ce matin.
Kael, lui, semblait s’en amuser encore plus. Il pencha légèrement la tête, faussement intrigué.
— Vraiment ? Je suis déçu.
J’aurais parié sur un trait d’esprit bien piquant.
— Tu me semblais plus vive que ça.
— Fiche-moi la paix !
Elle tourna les talons, sans attendre sa réaction.
Encore plus de mauvaise humeur que ce matin, elle traversa les derniers mètres d’un pas sec, les épaules tendues.
Elle poussa la porte de l’amphithéâtre un peu trop vivement et entra en trombe.
Quelques têtes se tournèrent vers elle.
Elle n’en regarda aucune.
Elle se laissa tomber sur un siège, sans un mot, et sortit ses affaires avec des gestes plus brusques que nécessaire.
Dahlia s’installa à ses côtés quelques secondes plus tard, un léger sourire au coin des lèvres.
— Bon…
— Je crois qu’il t’a cherchée.
Ayra soupira sans répondre, les yeux rivés sur son cahier encore vide. L'odeur familière du papier, du bois ciré de la salle, la rassurait.
À peine installée, le professeur commença son cours.
La voix résonna dans l’amphithéâtre, claire et posée, mais Ayra n’y prêta qu’une attention distraite.
Elle avait senti Kael entrer derrière elle.
Et s’installer un peu plus loin, nonchalamment.
Elle n’eut pas besoin de se retourner.
Elle sentait son regard.
Ce picotement subtil dans la nuque.
Cette sensation d’être observée — jaugée — avec un brin de malice.
Il prenait un vilain plaisir à se jouer d’elle.
C’était évident.
Et ça l’agaçait au plus haut point.
— Bien, reprit le professeur, les mains croisées sur son bureau.
Lors de notre premier cours, je vous ai montré une œuvre dans le but de lancer un débat.
Ce que j’attends maintenant de vous, pour les mois à venir, c’est un travail en duo complet sur une œuvre d’art de votre choix.
À ces mots, Ayra et Dahlia échangèrent un regard complice, déjà certaines de travailler ensemble.
Un léger sourire passa sur les lèvres de Dahlia, tandis qu’Ayra hochait discrètement la tête.
— Je veux toutes vos recherches. Vos raisonnements, de A à Z.
Votre analyse. Vos hypothèses. Vos confrontations d’idées.
À la fin, vous devrez présenter cette œuvre à la classe, ouvrir un débat autour de celle-ci…
Et justifier vos choix.
Ce travail comptera dans votre note d’examen final.
— Pour cela, je vais former les duos moi-même, annonça le professeur.
L’enthousiasme d’Ayra redescendit aussitôt.
Et visiblement, celui de Dahlia aussi.
— Où sont les deux élèves qui ont débattu lors du premier cours ?
Ceux qui n’étaient visiblement pas d’accord sur l’interprétation de l’œuvre…
Ayra écarquilla les yeux d’horreur.
Un rire discret se fit entendre dans l’amphithéâtre.
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir d’où il venait.
Ce rire moqueur, elle l’aurait reconnu entre mille.
Elle leva la main, à contre-cœur, les joues rouges de gêne… ou de colère.
Probablement un mélange des deux.
Elle jeta un regard noir à Dahlia, qui, contre toute attente, pouffait à côté d’elle.
Traîtresse.
— Ah, très bien, poursuivit le professeur.
Voici donc notre premier duo.
Il releva la tête de ses notes, les yeux posés sur Ayra.
— Vos noms, s’il vous plaît ?
— Ay… Ayra, répondit-elle, le plus distinctement possible malgré le nœud dans sa gorge.
Le professeur baissa la tête et cochait son nom d’un geste mécanique.
Pendant ce temps, derrière elle, le rire étouffé reprenait…