Après avoir appris que Lies était de l'autre côté de la clôture de fils de fer barbelés, je ne pus résister à la tentation de réveiller Margot pour lui annoncer la nouvelle.
Les mots de ma sœur se coincèrent dans sa gorge. Elle affichait une moue perplexe, incrédule.
Agacée par son manque de réaction, je repris tout depuis le début, ma discussion avec Ellen, les retrouvailles avec Hanneli de nuit qu'elle promettait d'organiser avec l'aide d'Augusta.
Margot ne demandait qu'à être convaincue. Elle me serra dans ses bras et me répéta à maintes reprises à quel point elle était contente pour moi.
Cela faisait si longtemps que je ne l'avais plus vue comme ça que j'avais oublié à quel point elle était attendrissante. On aurait dit une enfant émerveillée devant le plus gros des jouets.
- Tu n'oublieras pas de tout me raconter en détails lorsque tu l'auras vue, ajouta-t-elle.
- Pourquoi seulement moi ? Tu viendras aussi. Il n'est pas question que tu restes ici à m'attendre.
Elle esquissa un sourire mi-triste, mi-amusé.
- Enfin, Anne, tu sais bien que je ne suis plus capable de marcher, comment aurai-je la force d'aller jusqu'à la clôture pour parler à Hanneli ? Sans compter qu'il faudra peut-être courir ou se cacher si nous sommes repérées.
Les larmes me montèrent aux yeux.
- Mais...
- Ne sois pas triste, Anne. Je serais venue si j'en avais eu la force. Profite pour nous deux, d'accord ?
N'y tenant plus, j'éclatai en sanglots pour la énième fois et la serrai contre moi. J'aurais tellement voulu qu'elle puisse la voir pour se changer les idées.
J'avais presque peur de casser ma sœur en deux tant elle était mince. Pourtant, je ne relâchai pas mon étreinte jusqu'à ce que je la sente se détacher de moi. En regardant son visage, je remarquai qu'elle s'était endormie. Je la déposai délicatement contre le sommier de la couchette en prenant soin d'écraser entre mon pouce et mon index un pou qui se promenait sur l'avant-bras de Margot.
Puis je me couchai à mon tour à côté d'elle. Toutes mes pensées se rapportaient à Hanneli. Au bout d'une bonne demi-heure, comprenant que je n'allais pas pouvoir m'endormir de sitôt, je me relevai dans l'attention de reparler à Ellen. Je passai la baraque au peigne fin, pourtant je ne la trouvai pas. Intriguée, je me recouchai tout de même mais gardais les yeux ouverts. Il n'était pas normal qu'une détenue s'absente après le couvre-feu. Tout cela ne me disait rien qui vaille. Celles qui étaient surprises en dehors de leur baraque ou de leur tente risquaient une sévère punition. J'espérais que ça n'allait pas être le cas d'Ellen.
Puis, enfin, Ellen apparut dans l'encadrement de la porte. Elle referma la poignée le plus silencieusement possible et marcha à pas de loups jusqu'à sa couchette.
- Mais où étiez-vous pas...
- Chut !
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
- Je suis allée voir mon amie, reprit-elle si bas que je dus tendre l'oreille pour la comprendre. Augusta est en train de parler à Hanneli. Tout devrait bien se passer, tu pourras sûrement la voir dans quelques minutes, le temps qu'Augusta revienne.
Machinalement, je tournai la tête à gauche et à droite et effectivement, il n'y avait pas trace d'Augusta. Je réalisai avec un soupçon de malaise que j'avais moins pensé à ma protectrice qu'à une personne que je ne connaissais que depuis quelques heures.
- Merci beaucoup de prendre tant de risques pour moi, soufflai-je.
Elle fit les gros yeux.
- Tu m'as déjà beaucoup trop remercié. On dirait que personne ne t'a jamais rendu de services. Bon, et maintenant, je vais dormir. Bonne nuit.
- Bonne nuit.
Je me recouchai plus impatiente que jamais. Étendue sur le dos, droite comme un i, mes omoplates douloureuses contre le bois de la couchette et mes bras sagement rangés le long de mes flancs, je fixais le plafond. Les respirations des détenues se mêlaient en une étrange mélodie, certaines douces, d'autres rauques, pour finalement créer une agréable rumeur.
Mes yeux parvenaient peu à peu à percer l'obscurité. Je pouvais distinguer chaque poutre de l'enchevêtrement au-dessus de ma tête. Elles semblaient avoir été assemblées un peu au hasard. Dans le coin de mon champ de vision, un petit carré de clarté lunaire aux contours imprécis s'imprimait dans ma rétine : la fenêtre. J'aurais pu tourner la tête pour mieux voir, mais je me refusais à bouger d'un cheveu. J'aurais rompu le charme de ce moment à part.
Le corps humain se force à se contenter de ce dont il dispose. Comme j'étais parvenue à être plus ou moins rassasiée avec un bol de soupe pour le repas, la beauté de la scène me suffisait. Mieux, je la préférais à n'importe quel paysage de carte postale. L'union de ces détenues liées par le même sommeil profond des épuisées m'émouvait. Je n'étais pas seule. Il y avait des milliers de femmes, des milliers d'individus qui me ressemblaient, avec leur histoire, leur famille, leurs rêves et leurs espoirs. Je faisais partie d'un tout. Je n'étais pas un. J'étais lui, j'étais elle, j'étais tous les prisonniers. Oui, dans cette nuit noire, j'eus l'impression d'appartenir à un groupe. Tous dans le même bateau, à la fois si proches et si différents.
- Allez, Anne, debout ! chuchota une voix.
Mon cœur bondit dans ma poitrine sous l'effet de la peur.
- Tout est arrangé, Hanneli t'attend, continua Augusta. Ne traîne pas.
Je me levai sans bruit, un peu étourdie et désorientée, et me dirigeai vers la porte de la baraque, hésitant à l'ouvrir. Je me retournai vers Augusta et l'interrogeai du regard. Celle-ci m'adressa un petit signe encourageant de la main.
- Vous ne m'accompagnez pas ? lui demandai-je avec inquiétude.
Elle secoua la tête et m'adressa un clin d'œil.
- Bonne chance, dit-elle simplement.
- Reste à voir si je pourrais revenir, fis-je avec cynisme.
Je ne pouvais pas bien voir le visage de ma protectrice dans le noir, mais je devinais qu'elle me lançait un regard noir.
- Ne dis jamais ce genre de choses, Anne. Je ne plaisante pas, me sermonna-t-elle.
En guise de réponse, je lui adressai un sourire moqueur puis m'éclipsai au-dehors.
Le ciel était piqué d'étoiles. En me remémorant un vieux cours d'astronomie, je repérai Sirius, la plus brillante d'elles. Tout était paisible. En revanche, le froid était vif et mordant. Ma belle assurance chuta d'un coup. Le danger était réel. J'étais folle de vouloir courir de tels risques. Pensant à Hanneli qui m'attendait derrière la barrière, je pressai le pas et me rendis à la clôture. Mon cœur battait la chamade. Je me risquai à regarder à gauche. Une détenue était, comme ce que je m'apprêtais à faire, en train de communiquer avec quelqu'un par-dessus la clôture, mais sinon personne. A droite, pas un chat. Il n'y avait aucun SS ou kapo à l'horizon, mais les miradors et leurs projecteurs menaçaient plus que leurs matraques. Le moment était venu, ce moment rêvé et attendu depuis si longtemps. J'avais presque peur de la gâcher en parlant, comme si j'allais subitement me rendre compte que tout cela était irréel. Après avoir attendu une poignée de secondes, je déglutis et j'appelai donc d'une voix tremblante mon amie Hanneli.
- Lies ! Lies, tu m'entends ?
Je tendis l'oreille. Presque instantanément, quelqu'un répondit :
- C'est toi, Anne ?
- Oui, Lies, c'est moi ! dis-je en fondant en larmes.
La voix de mon amie avait pris une tonalité plus grave avec l'âge, mais je l'aurais reconnue entre mille. J'entendais des sanglots dans chacune de ses intonations, elle me disait qu'elle était heureuse, que je ne pouvais pas savoir, non, je ne pouvais pas savoir ce que ça lui faisait, qu'elle me croyait partie en Suisse avec ma famille. Allais-je bien ? Était-ce vraiment moi derrière la clôture, à la fois si près et si loin d'elle ?
Je dus lui expliquer ce qui m'était arrivé depuis deux ans, comment nous avions fait courir une rumeur comme quoi nous avions déménagé pour brouiller les pistes, comment nous avions disparu pendant deux ans, enfermé dans les bureaux de papa à Amsterdam. Nous avions deux ans de vie à rattraper. De l'eau avait coulé sous les ponts depuis, il s'était passé tellement de choses. Elle ne savait presque rien de la nouvelle moi, de ma prise de maturité, de mon histoire avec Peter, de mon journal et de mon projet de roman. Quelle image avait-elle de mon caractère, sinon d'un besoin démesuré d'attention et d'une attitude puérile de gamine capricieuse ? Tandis que je lui racontais mes aventures, je me rassurais en me disant que ça n'avait plus d'importance aujourd'hui. Si elle avait apprécié l'ancienne Anne, elle aimerait sûrement la nouvelle - et la meilleure. Lorsque j'en arrivais à mon état actuel et à celui de ma sœur, la panique me gagna.
- Lies, je pense que mes parents sont morts. Margot est avec moi mais elle ne peut plus marcher, son état empire de jour en jour. J'ai peur pour elle. Moi aussi, j'ai maigri.
Tout bien réfléchi, on pouvait trouver un certain avantage à être séparées par une clôture. Lies ne pouvait pas voir que je minimisais les choses. J'étais sûre que mon corps rachitique l'aurait affolé.
- Lies, aide-moi, je t'en prie ! Je suis désespérée, je ne sais plus sur qui compter. Augusta nous aide, mais ça ne suffit plus pour Margot. J'ai terriblement peur.
L'émotion me submergeait complètement. Je ne savais plus dire si j'étais davantage heureuse que triste. Les émotions se mélangeaient et se confondaient.
- Anne, sèche tes larmes, dit mon amie. Tu n'aimerais pas que Margot te voie comme ça, n'est-ce pas ?
- Non, fis-je, penaude.
- Ne t'inquiète pas. Tout va bien se passer, maintenant. Tu me fais confiance, Anne ? Tu as confiance en moi ?
- Bien sûr, balbutiai-je en reniflant discrètement.
Difficile de penser que cela faisait deux ans que je l'avais perdue de vue. On aurait dit que je l'avais quittée la veille. Comme si les quatorze derniers mois avaient été gommés de ma mémoire ou alors mis entre parenthèses.
- Demain, je te ramènerai un petit paquet, m'assura mon amie. C'est pas grand-chose, mais c'est mieux que rien.
- Non, Lies, c'est trop, je n'en demandais pas tant. Je ne peux pas accepter. Je ne voudrais pas...
- Apprends à simplement accepter et remercier, me coupa-t-elle.
- Merci, Lies, merci beaucoup.
Un ange passa. Elle semblait réfléchir.
- Je ne t'ai pas vue depuis tes treize ans, tu en as quinze, finit-elle par dire. Tu dois avoir grandi.
- Oui, j'ai dépassé Margot.
- Non ! s'exclama-t-elle en riant. Je ne peux pas le croire ! Dans mes souvenirs, elle était si grande... C'est fou comme la vision des choses change quand on grandit.
- Tu ne crois pas si bien dire... marmonnai-je.
Lors des minutes qui suivirent, Lies me raconta comment elle était arrivée à Belsen. Avant leur arrestation, sa mère était morte en accouchant, avec le nouveau-né. En 1943, elle avait été arrêtée avec le reste de sa famille. Elle était passée par Westerbork, où son grand-père était décédé, puis elle avait été emmenée à Bergen-Belsen. Depuis, elle avait perdu la trace de son père, de sa sœur et de sa grand-mère. Elle était seule, elle n'avait retrouvé aucune connaissance. J'étais la première personne familière qu'elle rencontrait.
Son récit dramatique me fit honte de lui demander de l'aide. Elle avait tout perdu et était au moins aussi désespérée que moi. Je ne pus m'empêcher de lui faire part de mes inquiétudes. Peut-être était-elle plus mal qu'elle ne me l'avouait.
Quand elle eut terminé son récit, elle déclara, à contrecœur, que nous devions rentrer avant de nous faire prendre. Il était tard et il n'était pas habituel que deux détenues se parlent aussi longtemps. Chaque minute qui passait augmentait le risque d'être prise la main dans le sac.
Hanneli me donna rendez-vous pour le surlendemain, au même endroit, aux alentours de minuit. Je lui assurai que je serais là et repartis dans la nuit.
Je me retins de toutes mes forces pour ne pas faire une bêtise du style retrouver Hanneli en escaladant la clôture, ou lui crier que je n'avais aucune envie que nous nous quittions, même si c'était pour se revoir plus tard. Je me rendis dans la baraque, émoustillée par toute cette émotion qui se déversait sur moi depuis quelques heures, passant du bonheur à la tristesse, de l'inquiétude au soulagement. Tout le monde dormait. Moi, j'en étais toujours incapable. Je ne cessais d'essayer de me représenter Lies après presque deux ans et demi et un passage dans les camps. Je passais par tous les cas de figures possibles, plus ou moins probables : maigre et triste, ou plus joufflue et arborant un sourire courageux. L'envie de voir un visage familier, de sentir près de moi un peu de chaleur humaine, semblait plus vive encore dans l'obscurité et le froid de cette longue nuit d'hiver.