Chapitre 12 : Je ne sais pas. Je ne sais pas

        — OK, me dit la femme qui ouvrait la marche. Il nous reste encore pas mal de boulot. Tu as de l'expérience ?
        Je la dévisageai.
        — Tu as été envoyée ici pour l'événement, développa-t-elle en montant l'escalier. De là d'où tu viens, tu as de l'expérience ou tu débutes ?
        — J'ai de l'expérience.
        Elle hocha la tête.
        — Bien. Alors, un conseil d'une aînée à une autre : Même lorsque tu es pressée, fais attention à qui tu bouscules.
        Je plissai les yeux, pas très sûre de comprendre, puis me rappelai être rentrée dans quelqu'un un peu plus tôt.
        — Oh, je suis désolée.
        Elle secoua la tête.
        — Non, ce n'est pas pour entendre d'excuses que je te dis ça. Tu as de la chance d'être tombée sur moi - un membre du personnel -, tu aurais eu des ennuis si tu avais bousculé un résident.
        — Eh bien... merci.
        Elle se retourna et hocha à nouveau la tête. Elle avait une démarche assurée et une expression grave et sérieuse sans pour autant être effrayante ou donner l'air de quelqu'un de trop sévère. Elle portait le même uniforme que moi et avait relevé ses cheveux en un chignon gracieux. Sa peau crème et ses yeux verts, ainsi que son léger accent, difficilement perceptible, me faisait dire qu'elle était sûrement d'origine Keapa*
       — Bien, fit-elle en s'arrêtant devant la porte du dressing qui était au fond du couloir, près de la salle de vidéosurveillance. Comme nous manquons de personnel en cuisines, je serai là-bas. Tu peux t'occuper des vêtements des convives. Si tu as un soucis, demande Neela.
        Je ne répondis rien et elle commença à s'éloigner. Mais elle jugea quand même bon de préciser :
        — C'est moi.
        Je ne l'aurais pas deviné.
        — Je l'avais deviné.
        — On n'est jamais sûres de rien.
        J'ouvris la porte du dressing et plusieurs membres du personnel se retournèrent vivement, comme pris sur le fait. Il y avait des cintres sur les quels étaient accrochés plein de vestes, de robes, de manteaux et j'en passe. Des armoires remplies de vêtements, des tables à repasser, des produits de tous genres. Bref, de l'équipement de nettoyage de vêtement. Ou quoi que c'était.
        Après avoir balayé le coin des yeux, je reportai mon attention sur les employés qui se donnaient beaucoup de mal à dissimuler quelque chose derrière eux. Ils étaient tous très tendus, sûrement pour avoir été surpris à ne rien faire par ce qu'ils croyaient être une figure d'autorité. Le plus courageux d'entre eux, un roux à lunettes, s'avança vers moi.
        — Écoutez, commença-t-il. On prenait juste une petite pause.
        Il se retourna et désigna ses collègues.
        — On travaille comme des forcenés depuis ce matin. On voulait juste... souffler un peu.
        Je devinai à sa façon de parler qu'il ne devait pas être de la haute classe. Comme je l'écoutais en silence, il se hâta :
        — Oui, OK. On reprend tout de suite. Hein, vous tous ?
        Il se tourna à nouveau vers les types derrière lui qui hochèrent vigoureusement la tête.
        Soudain, un son derrière eux attira mon attention. Je remarquai que la table devant laquelle ils se tenaient, était censée être placée bien plus au centre de la pièce. Les marques au sol montraient qu'elle avait été déplacée de façon à être collée au mur. Je m'approchai d'eux et ils reculèrent instinctivement pour faire barrage.
        — Qu'est-ce que vous cachez ? demandai-je en désignant d'un mouvement de tête la table derrière eux.
        Ils déglutirent et se regardèrent.
       — Attendez... intervint un brun aux cheveux attachés, visiblement à l'imminence d'une attaque cardiaque. On vous l'a dit, on va reprendre et...
        — Poussez-vous, ordonnai-je.
       Ils se concertèrent à nouveau du regard et ils ne faisaient pas de doute que s'exécuter ne serait pas à leur avantage, mais ils avaient beaucoup plus à perdre à ne pas écouter un supérieur. Alors, badauds, ils s'écartèrent lentement et honteusement.
        Je n'eus pas besoin de m'approcher pour savoir de quoi il s'agissait. Ni de regarder, à vrai dire. Car au moment où ils s'écartèrent, par un coup du sort, des soupirs d'extase s'échappèrent des enceintes de l'ordinateur.
        Je relevai les yeux vers eux qui n'osaient pas croiser les miens, rougis de honte.
        Je vivais dans un immeuble avec beaucoup d'hommes de tout âge et je me déplaçais sans bruit, alors il m'était déjà arrivé plusieurs fois de tomber sur leurs concupiscentes réunions de détente masculines. À force de se faire surprendre, ils avaient même arrêtés d'être choqués en me voyant, ils étaient seulement las d'être à nouveaux dérangés dans leur moment de lasciveté.
        Je suppose que j'aurais dû être choquée et scandalisée parce que mon absence de réaction les laissa perplexes.
        — Euh, hésita le roux. On va avoir des problèmes... ?
        Si j'avais réellement travaillé ici, je n'aurais sûrement pas perdu davantage de temps à les dénoncer. Ils avaient sûrement déjà bien assez de travail en retard. Mais si un autre maître de maison s'était trouvé à ma place et était entré dans ce dressing ? Très probablement.
        Quelque chose m'intrigua.
        — Pourquoi regarder ça ici, au lieu des toilettes pour hommes du personnel qui se trouvent de l'autre côté du couloir ? 
        Ils se regardèrent à nouveau, surpris que je les questionne sur leur piètre discrétion plutôt que de leur remonter les bretelles.
    Le brun aux cheveux long hésita en observant la réaction de ses complices mais finit par répondre.
        — Nous avons essayé mais pour une raison inconnue, on ne capte rien là-bas.
        — Vous ne captez rien ? répétai-je.
        — ...Non..., hésita-t-il, de plus en plus perturbé.
        — Depuis quand ? demandai-je.
        — Euh...
        — Depuis quand... on ne capte rien là bas ? demanda prudemment le roux.
        — C'est ça.
        — Depuis toujours.
     — Oui, on n'a jamais réussi, confirma le brun. Pas vrai ? fit-il à l'intention des autres hommes.
        — Non jamais.
        — Jamais...
        — ...Non.
        Je portai la main à mon oreille et réactivai discrètement l'oreillette une nouvelle fois.
        Je n'entendais toujours rien sur la fréquence d'Ether.
        Je réglai une nouvelle fois l'oreillette sur un canal plus éloigné et les mêmes grésillements que plus tôt de la soirée en sortirent. Ils étaient néanmoins beaucoup moins forts que lorsque j'étais entrée dans la salle de vidéosurveillance.
        Je m'approchai de l'ordinateur et les hommes s'écartèrent en me regardant comme une aliénée. Les grésillements diminuaient. Puis ils s'arrêtèrent.
        Je regardai autour de moi et levai les yeux vers le plafond. Les autres types en firent de même, se demandant sûrement ce qui arrivait à la personne dérangée qui venait d'entrer.
        Il y avait un brouilleur de signaux quelque part et il n'arrivait pas jusqu'au bout de cette pièce. Ce qui pourrait expliquer ma difficulté à entrer en contact avec Ether, même à l'endroit où celui-ci ne faisait pas effet, était qu'elle même se trouvait au niveau de ce brouilleur.
        Je soupirai. Elle en avait encore fait qu'à sa tête et changé de position.
        Je me détournai et me dirigeai vers la porte.
        — Attendez, m'interpela un type qui avait juste là gardé le silence. Vous voulez peut-être... regarder avec nous ?
        Le roux lui donna un coup de coude en le fusillant du regard. 
        — C'est quoi ton problème ? chuchota-t-il.
        — Bah quoi ? fit-il. C'est peut-être son truc.
        — Tais-toi, tu veux ! s'impatienta-il.
        Je jetai nonchalamment un coup d'oeil à l'écran et mon regard s'attarda légèrement sur une des  deux figures.
        Je soufflai du nez et quittai finalement la pièce tandis que le roux se confondait en excuses.
        À mesure que j'avançais dans le couloir, les grésillements ne cessèrent de s'intensifier prouvant que je m'approchais de plus en plus du brouilleur. Pourquoi installer ce genre de choses ici ? Qu'est-ce que le Primedia cherchait à cacher ?
        J'étais au bout du couloir, près des escaliers. Je m'ajustai sur la fréquence d'Ether mais n'entendais toujours rien. S'il n'y avait pas de grésillements sur notre canal, cela voulait dire qu'Ether avait volontairement coupé son micro. Je réfléchis quelques instants. La dernière fois que je l'avais entendue était devant la salle de vidéosurveillance, de l'autre côté, où le brouilleur avait moins de puissance. Il était possible que les perturbations aient commencées en entrant dans la salle de vidéosurveillance et toutes les ondes, bien plus puissantes que celles de l'oreillette, avaient dû créer des interférences et provoquer ces grésillements incessants. Ether avait sûrement coupé son oreillette pour ça. Si je ne me trompais pas, elle s'était sûrement débrouillée pour rejoindre l'emplacement du brouilleur en espérant me retrouver, et lorsque j'eus enfin réactivé le son, je n'entendis rien. Ni Ether, ni de nuisances sonores.
        Il était aussi possible qu'elle en ait eu assez, coupé son micro, et soit rentrée chez elle. Je ne la connaissais pas bien du tout, mais de ce que j'avais pu apprendre d'elle, ce n'était pas son genre.
        Il n'y avait plus qu'à espérer ne pas me tromper. Du moins, à son sujet. Car il y avait bien un brouilleur, et c'était déjà une piste pour retrouver mes cibles. Ou au moins, quelque chose que le Primedia tenait caché et qui me conduirait à elles.
      Je changeai à nouveau de fréquence et les grésillements me firent grimacer. Je continuai à avancer, mais elles diminuèrent. Je reculai dans le couloir, elles augmentèrent, puis se remirent à diminuer.
        Je tournais en rond.
        Et je n'avais pas besoin de ça. Parce que de l'autre côté du couloir, j'entendis soudainement des pas précipités et graves de bottes lourdes de gardes se hâter vers je ne sais où. Je me dépêchai de trouver l'origine de cette horreur auditive et à force de revenir sur mes pas, je compris que le grésillement s'intensifiait en me dirigeant vers le mur adjacent à l'escalier. Je le tatais un peu partout, en m'attendant presque à ce qu'une trape magique ou un passage secret ne surgisse.
        Les pas des gardes se dirigeaient dangereusement vers moi tandis que je m'impatientais. Mais je repris mon calme, me rappelant qu'éprouver des émotions fortes en feraient que nuire à ma concentration et à mon efficacité. J'ouvris l'oeil, et plus bas, à quelques centimètres du sol, sur le papier peint, je remarquai une ouverture. Assez grande pour faire passer une carte.
        Quand même pas..., songeai-je.
        Je sortis la carte d'Ilbert et au moment où je l'insérai, un frisson, comme un souffle d'avertissement, me parcourut la nuque. Et avant qu'elle ne me voie, je saisi la garde qui venait de discrètement tourner à l'angle de l'escalier et l'entrainai avec moi dans la pièce qui venait d'apparaître dans le mur en reprenant la carte d'Ilbert. Je l'immobilisai en refermant cette porte tandis que les gardiens passaient devant.
        J'observai les lieux. Il ne s'agissait pas d'une pièce, mais du prolongement du couloir. D'étroits escaliers, assez larges pour laisser passer une personne, se dressaient devant moi. Je fouillai la garde et ramassai son arme avant de la ranger avec l'oreillette qui ne me servirait à rien ici. Il n'y avait nulle part où la dissimuler, alors je portai la femme en la laissant dans un coin du sombre escalier. Ça suffirait.
        En ouvrant la porte qui se tenait au bout des escaliers, je découvris, comme je le pensais, un autre couloir. Similaire à tous ceux de la demeure. Voilà donc un endroit que le Primedia voulait garder caché. Il ne figurait pas sur les caméras de surveillance et ils avaient même pris la peine d'y installer un brouilleur de signal. Je mentirais si je disais que je n'éprouvai pas l'envie d'inspecter les lieux pour découvrir ce qui pouvait bien avoir tant de valeur à leur yeux, mais j'avais plus urgent à faire. En tout cas, une chose était sûre : Cette découverte aurait rendu ma mère folle de joie. Et ç'aurait été une première.
        Je me mis à avancer dans le couloir désert en me demandant par quoi commencer. J'étais sur le point de fouiller chaque pièce de fond en comble, mais avais vite abandonné l'idée en découvrant que ce couloir avait plusieurs embranchements ainsi que plusieurs étages. L'architecture était fascinante. Rien, de l'extérieur, n'aurait pu laisser penser que de tels chemins étaient dissimulés ici. C'était un travail plus que méticuleux qui méritait mon respect.
        Comme je maniais le vent, je pouvais essayer de m'en servir pour entendre tout bruit suspect qui se répercuterait et arriverait vers moi. Cependant, je ne maniais pas très bien cette technique. C'était le domaine de prédilection d'Aedan. Mais ça ne coutait rien d'essayer. Je fis le vide autour de moi et concentrai mon afflux dans mes oreilles et pendant plusieurs secondes, rien ne se produisit. Mais progressivement, je me mis à entendre un sifflement suraigu et un poids se mit à faire pression dans mes oreilles, comme si mon tympan qui se contractait était sur le point d'imploser. Par delà ce sifflement, je réussis à distinguer vaguement des voix au loin, devant moi. Je me mis à avancer en direction de celles-ci, et à mesure que je m'y focalisai, elle devinrent de plus en plus claires et distinctes, au point d'éclipser tous les autres sons.
        Lorsque je disais qu'Aeden était maître dans la maitrise de cette faculté - bien plus que n'importe qui-, c'était parce qu'il arrivait à se concentrer sur tous les sons à la fois, sans omettre aucun. Sans être perturbé, ni même en souffrir. Il y arrivait également très rapidement, sans avoir besoin d'utiliser trop d'afflux, ou trop de temps pour le conduire à ses oreilles. Il pouvait donc tout aussi rapidement se défaire de cette aptitude. Tout cela n'était pas à la portée de tout le monde, il était bien la seule personne que je connaissais à avoir une telle maitrise. Cette technique comportait des risques : Le barotraumatisme était le plus courant. Il s'agissait d'une lésion des tissus de l'oreille, qui menait à une perte auditive ou à des symptômes vestibulaires. La pneucéphale, qui était la présence de gaz dans l'encéphale du cerveau, était le plus courant. Ça conduisait à une hypertension crânienne qui conduirait à un déplacement du cerveau,  un arrêt cardiaque, une paralysie faciale, ou encore la cécité. Bref, tous cela nous avaient été enseigné pour que nous puissions être au courant des risques qu'on encourrait. Pour toutes ces raisons, très peu de personnes tentaient cette technique, surtout en sachant qu'elle était très difficile de la maîtriser. Je n'avais pas le niveau divin d'Aeden, et pour être honnête, je n'étais même pas sûre de l'atteindre un jour.
        C'est donc à cause de ma maitrise médiocre que je n'entendis personne s'approcher de moi. Mon sixième sens était la seule chose qui me permit de me mettre immédiatement en posture de combat. Mais a peine eus-je distingué la silhouette que je me ravisai et baissai les bras. Contre toute attente, elle m'entraina dans la seconde vers un coin du couloir. Je ne compris pas tout de suite, mais finis par voir des gardes passer non loin de nous, en alerte.
        — Ether ? dis-je sans entendre ma voix.
        Elle me lâcha et remua sa bouche, mais je ne distinguai rien de ce qu'elle disait.
        Voyant que je ne réagissais pas, elle me regarda étrangement, perplexe. Je levai la main en lui demandant de patienter, et me concentrai quelques instants pour réajuster mon ouïe. J'eus besoin d'une bonne minute pour que tout rentre dans l'ordre et que mes acouphènes disparaissent.
        Je portai la main à mon oreille et Ether s'approcha pour m'observer, l'air inquiète.
        — Est-ce-que ça va ?
        Je hochai la tête.
        — Comment est-ce-que tu t'es retrouvée ici ? demandai-je.
        Elle secoua la tête.
        — C'est une longue histoire. Disons juste qu'Owen a été facile à convaincre.
        Elle bougea la tête en observant le couloir, guettant l'arrivée d'autres gardes.
        — Et toi alors ? T'as été rapide.
        Je haussai les épaules.
        — Tu ne répondais plus, expliquai-je. Alors j'ai supposé que quelque chose bloquait nos communications et que tu étais allée le trouver.
        Elle se retourna et m'observa en silence.
        — Quoi ?
        — Euh, rien, fit-elle en se massant la nuque. C'est gentil de ne pas avoir cru que je m'étais enfuie.
        — Je l'ai aussi envisagé, avouai-je.
       Elle haussa les sourcils mais je la vis quand même retenir son sourire en coin.
        — Ton honnêteté fait mal, fit-elle. Il faut que tu apprennes à mentir.
        — Pourquoi ?
        — Pour ne pas heurter l'égo des autres.
        Je n'étais pas responsable de la façon dont quelqu'un interprétait ce que je disais. C'était plutôt à eux de faire un travail sur eux-même.
        Je l'inspectai en inclinant la tête.
        — Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.
        — Tu n'es pas blessée ?
        Elle secoua la tête en souriant poliment.
        — Non, tout va bien.
        C'était bien le problème.
        — Tu... Où est Owen ?
        Elle haussa les épaules en montrant le bout du couloir, devant nous.
        — Là-bas, montra-t-elle. J'ai réussi à le maîtriser alors qu'il se montrait un peu trop... tactile.
        Je fronçai les sourcils. Elle avait réussi à mettre K.O un homme de 90 kilos ? C'était vrai que nous parlions d'un vieillard mais...
        J'inspectai à nouveau Ether, debout devant moi sur ses hauts talons aiguille, dans sa robe qui épousait avec élégance les courbes de son corps. Ses cheveux ébènes soyeux tombaient en cascade sur ses épaules et ses ongles, impeccables, étaient taillés dans un beige tendre. Son maquillage lui allait également à ravir, mettant en valeur chaque trait de son visage avec grâce et harmonie...
        ... Ce n'était pas l'apparence de quelqu'un qui pouvait ou avait vécu une altercation.

        Je lui demandai de me conduire à l'endroit où se trouvait Owen et le trouvai allongé par terre au centre de la pièce. Inconscient et à moitié nu.
        J'inspectai la grande chambre. Tout était en ordre. Il n'y avait aucune trace de lutte. En regardant de plus près, il était allongé dans une étrange position; pas comme s'il s'était évanoui. Mais plutôt comme si quelqu'un l'avait retourné pour lui faire les poches.
        Je me tournai vers Ether qui patientait à côté de la porte d'entrée.
        — Vous vous êtes battus ? demandai-je alors que je connaissais la réponse.
        Elle hésita un instant avant de répondre.
        —...Non.
        — Qu'est-ce qu'il s'est passé ? insistai-je en m'approchant d'elle.
        Elle désigna le vieillard allongé par terre d'un geste.
        — À ton avis, qu'est-ce qui aurait pu se passer ? déclara-t-elle comme une évidence.
        — Je ne sais pas.
        — Il devenait lourd alors je m'en suis occupée, expliqua-t-elle.
        — Comment est-ce que tu t'en es occupée.
        — Comment j'aurais pu ?
        — Je ne sais pas.
        Elle souffla à nouveau.
       — Arrête un peu de répondre que tu ne sais pas, s'agaça-t-elle. Ce n'est pourtant pas compliqué.
        — Si, justement. Ça l'est.
        — Ah oui ? Qu'est ce qui est difficile à saisir ? demanda-t-elle en se rapprochant. Tu as bien vu la façon dont il se comportait. Tu devrais bien arriver à en déduire ce qui a pu arriver.
        — Je devrais, répondis-je. Mais je n'y arrive pas.
        Il s'était passé beaucoup de choses. Et je ne comprenais pas la moitié de celles qui la concernait. Je ne savais pas comment elle avait pu s'en sortir pendant la mission avec Khamm, ni comment elle avait regroupé toutes ces informations sur moi. Comment elle avait fait pour venir jusqu'ici ? Pourquoi Heesadrul voulait faire participer une noble à une mission d'assassinat ?Comment avait-elle fait pour ne serait-ce que réussir à monter ce plan sans aucune expérience ? Quelles avaient été ses réelles intentions en approchant ma soeur ? Pourquoi est-ce qu'elle avait ce zeste de je-ne-sais quoi qui la rendait si différente des autres personnes ? Pourquoi elle s'efforçait d'être aussi aimable avec moi ? Qu'est-ce que cette fille avait derrière la tête ?
        — Tu n'arrives pas à comprendre que ce pervers ait tenté de m'agresser et je me sois défendue ? s'irrita-t-elle.
        — Je n'arrive pas à comprendre comment tu t'es défendue d'un pervers qui a tenté de t'agresser, corrigeai-je.
        — Tu joues sur les mots maintenant... murmura-t-elle en se frottant le menton.
        — Je veux savoir ce qu'il s'est réellement passé, Ether, déclarai-je.
        — Je viens de te le dire, soupira-t-elle.
        — Non, infirmai-je. Tu me caches quelque chose.
        — Je ne...
        — Quelque chose d'important, assurai-je.
        Elle m'observa quelques instants et je vis quelque chose dans son regard, quelque chose que... qui passa si vite que je n'eus pas le temps de l'interpréter.
       — Écoute, on a encore pas mal de choses à faire. Et ce type (elle désigna à nouveau Owen), il ne nous causera pas d'ennuis. Il n'est pas mort.
        — Mais il connait ton visage, fis-je remarquer. Il te dénoncera.
        — Non, assura-t-elle. Il ne le fera pas.
        — Et pourquoi ça ? Il t'a donné sa parole ? Tu lui fais confiance ?
        Elle claqua sa langue en me tournant le dos.
        — Je m'en suis occupée, répondit-elle. Il ne se souviendra pas de nous.
        Encore une fois, nous nous retrouvions face à nouvelle inconnue. Ça se reproduisait encore et encore, mais elle continuait quand même à me demander de lui faire confiance. Elle me parlait de travail d'équipe, d'entraide et de cette... confiance qui lui tenait tant à coeur, mais elle n'était pas capable de se l'appliquer à elle-même. Comment est-ce que j'étais supposée mener à bien une mission avec quelqu'un qui possédait plus de zones d'ombres qu'une fosse abyssale ?
        — Très bien, conclus-je. Rentre chez toi.
        Elle se retourna si vite qu'elle aurait pu se faire un torticolis.
        — Quoi ? s'exclama-t-elle alors que je passais devant elle pour quitter la pièce.
        — Tu m'as bien entendue, répondis-je par dessus mon épaule. Je ne veux plus de toi.
        — Attends, tu... Quoi ?
        — Je ne peux pas marcher aux côtés de quelqu'un en qui je n'ai pas confiance.
        J'ouvris la porte mais une main s'abattit avec force dessus et la referma d'un coup sec. Je me tournai et me retrouvai bloquée entre Ether et la porte.
        — Pousse-toi, ordonnai-je.
        — Non.
        Elle me regardait avec détermination, et quelque chose d'autre, qui pouvait bien ressembler à de la colère, brûlait dans son regard.
        — Non. Nous sommes venues ici ensemble pour une bonne raison. Alors nous finirons ce que nous avons commencé. Laisse tes états d'âme de côté.
        Je contractai inconsciemment la mâchoire en essayant de refouler le pic de cette chose qui était sur le point de se manifester. Je serrai le poing et soupirai.
     — Mes états d'âme ne regardent que moi, répliquai-je, la mâchoire serrée. Alors sors de mon espace vital.
        — Pas de « s'il te plait » ou de « merci », cette fois ? se moqua-t-elle.
        Elle avait raison. J'étais venue ici pour une bonne raison. Et sa présence n'avait fait que déranger tous mes plans. À commencer par celle de Khamm. J'avais fait des efforts pour l'accepter. J'avais coopéré lorsqu'Heesadrul me l'avait imposée. J'avais essayé de voir en elle autre chose que la gêne qu'elle m'apportait. De toute évidence, ces efforts avaient été vains. Et plus que ça, ils m'avaient induite en erreur.
        — Comme tu le dis si bien, commençai-je. Nous sommes ici pour une bonne raison. Si tu ne veux pas me laisser partir, alors essaie d'obéir à ton père. Il m'a confié ce travail, laisse-moi le finir. Je suis sûre que tu ne voudrais pas le décevoir.
        Lorsque j'eus prononcé ces mots, quelque chose dans son expression, dans son regard, changea. Ses traits ne se durcirent pas comme si je l'avais mise en colère. Elle n'eut pas l'air d'avoir été blessée non plus. Mais j'eus quand même l'impression d'avoir touché une corde sensible. Je ne trouvais pas ça correct de se servir des faiblesses de quelqu'un, peu importe le contexte. Je savais qu'elle accordait une grande importance à ce que pouvait penser son père, j'avais pensé me servir de ça pour la convaincre de me laisser partir parce que je ne voulais pas employer la force. Mais à présent que je voyais son expression, son air absent, quelque chose qui se rapprochait à de la... culpabilité, me fit regretter mon choix d'approche. Si Jane avait été là, elle m'aurait sermonnée en me disant encore une fois que « la solution la plus pratique n'est pas toujours la meilleure ». Je comprenais un peu mieux ce qu'elle voulait dire.
        Comme elle ne bougeait toujours pas, j'approchai ma main de son épaule pour la faire réagir. Mais dès que je l'eus touchée, je reçus comme une décharge électrique. Sa main saisit mon poignet et une brûlure m'irradia l'avant bras. Je grimaçai face à l'impact de ma main contre la porte. Et en tournant la tête, j'écarquillai les yeux.
        La manche ainsi que mon avant bras étaient brûlés.
        Je rencontrai le regard d'Ether. Comme si elle venait de se réveiller, je vis l'horreur dans son regard.
        — Non, murmura-t-elle.
        Soudain, une alarme stridente siffla de toutes parts et des veilleuses rouges s'allumèrent. Elles clignotèrent en contre temps avec les sirènes de l'alarme. Je grimaçai à nouveau en réalisant que ma brûlure continuait de s'étendre alors qu'Ether ne me tenait plus. Elle suivit mon regard et vit ma manche qui s'embrasait à nouveau.
        — Vite, me pressa-t-elle. Retire-la !
        Je jetai le blouson au sol et Ether saisit mon bras. La brûlure cessa d'avancer à mon épaule.
        J'entendis les pas précipités des gardes dans les couloirs. À en juger par les bruits de fracas, ils étaient certainement en train de fouiller les pièces. Je pris le bras d'Ether.
        — On doit bouger, criai-je par dessus les sifflements stridents de l'alarme.


 

 Keapa : Dans cet univers, cela désigne les indiens. Ce terme est à présent obsolète puisque l'Inde n'existe plus (ainsi que tous les autres pays que nous connaissons).

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