Chapitre 11 : Allons, jouez le jeu !

        Je lâchai un soupir en m'essayant sur le siège des toilettes. Grâce à Ether, je pouvais à nouveau poursuivre ce pour quoi j'étais venue. Je me trouvais aux toilettes — qui ressemblaient davantage à un acafé si on tenait compte des femmes qui s'y étaient attroupées telles des gnous autour d'un coin d'eau — afin de remettre de l'ordre dans mes idées.
        Je retirai mon masque et me pinçai l'arête du nez. Cet homme m'avait tellement épuisée que j'avais failli griller ma couverture et compromettre la mission. Il devenait gênant et je devais l'éliminer pour avancer. Mais devant tout ce monde ? En réalité, même si je m'étais faite voir, j'aurais pu échapper aux gardes. Mais encore une fois, comment m'assurer que ce ne serait pas tombé sur Ether qui était dans les parages et les Draatinga ? Je n'y avais pas réfléchi une seule seconde. Est-ce que j'avais perdu la main à cause de ces mois passés en prison ? Peu importe. Bien que le fait d'être assise sur des toilettes au milieu de ricanements aigus et de pluie de potins en disait déjà assez sur le professionnalisme dont je faisais preuve en ce moment.
        Je me donnai une claque mentale et pris une profonde inspiration en fermant les yeux. C'était ma dernière mission. Et j'avais toujours fait preuve d'un sérieux et d'une maitrise irréprochable, alors je ne devais pas laisser ces pensées parasites me perturber. Lorsque cette nuit prendrait fin, j'en aurais enfin fini avec tout ça.
        Récapitulons : mes deux cibles n'étaient pas dans la salle principale, mais on savait de source sûre qu'ils étaient venus. Ce qui voulait dire qu'ils se trouvaient ailleurs ici. Il fallait donc que je trouve un moyen d'accéder aux étages supérieurs et aux quartiers privés sans qu'on me pose de questions.
        — Oui, ce que vous ressentez est on ne peut plus normal*, entendis-je Ether dire à travers mon oreillette. *Ce qui est arrivé à ces pauvres gens a mis un coup au moral de chacun d'entre nous. Et encore plus au vôtre, je sais à quel point vous étiez proches d'eux. Alors il n'est pas étonnant que votre quotidien s'en voit perturbé. Mais ne vous en faites pas autant, je suis convaincue que votre professeure de gymnastique saura vous pardonner votre manque de... concentration à ses cours.
        — Vous pensez ce que vous dîtes ? J'ai tout essayé, des fleurs, des visites à l'improviste, des bijoux... Mais rien n'y fait, elle refuse de me pardonner.
        — Huh-huh...
        — Ether, appelai-je. Je vais monter aux étages et voir ce que je peux trouver. Couvre-moi et ne te mets pas dans de sales draps.
        Je l'entendis exhaler et l'imaginai en train de lever les yeux au ciel.
        Je remis mon masque et sortis de la cabine derrière laquelle attendait une femme qui, d'après le regard noir qu'elle me jeta, devait être très pressée. Ce qui n'avait pas de sens puisque d'autres cabines étaient libres et que cinq filles bloquaient l'accès aux lavabos. Je les bousculai légèrement et elles s'écartèrent en me prêtant autant d'attention qu'à une mouche qui passait par là.
        — ...C'est d'un ordinaire, je vous le jure, affirma une rousse dans une robe extravagante bleue. Si vous voyiez vu la manière dont elle se pavane au milieu de son mari (elle porta la main à son coeur, théâtralement), c'est d'une disgrâce.
        — Oh mon dieu, s'insurgea une brune à la peau foncée dont le masque recouvrait en grande partie le côté droit de son visage. Je ne sais pas pourquoi Elfe n'est pas venue. Elle aurait dû envisager que son mari se fasse racoler par des minettes dans son type.
        — Moui, enfin... Son mari est quand même répugnant. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'elle ne l'ait pas quitté, intervint une fille aux cheveux clairs court, qui contemplait distraitement ses ongles.
        — Ne dis pas de bêtises, se renfrogna la femme qui se regardait jusque-là dans le miroir. nous sommes au dessus de ces réactions puériles typiques de la plèbe. Il ne suffit pas d'un petit adultère par-ci et d'une violence par-là pour mettre fin à de belles années de mariage. Nous avons une lignée à faire perdurer, et ce n'est pas en nous montrant capricieuses avec nos maris que nous y arriverons.
        — Pitié Elise, lui répondit la fille aux cheveux court. La seule raison pour laquelle je supporte les mains de Matthias est son argent. Pourquoi voudrai-je perpétuer ma lignée avec cette... espèce de momie.
        — Laura ! s'écrièrent ses amies.
        — Surveille tes paroles, l'avertit la brune à la peau foncée. Nous ne sommes pas dans la rue.
        Laura leva les mains.
        — Tout ce que je dis, c'est que la petite n'est pas la seule en tord dans l'histoire (elle se pencha, comme pour dire un secret) Qui plus-est, j'ai entendu dire qu'elle était... vous savez...
        Les autres filles la regardèrent avec confusion.
        — Qu'est-ce qu'elle est ?
        — Une charlatane ? Ça serait de famille, se moqua la rousse.
        Laura balaya son intervention d'un geste et esquissa un sourire malicieux.
        — J'ai entendu dire qu'elle était...
        Je ne réussis pas à entendre la suite mais ses amies s'exclamèrent et certaines éclatèrent d'un rire que même le séchoir ne réussit à couvrir.
        — Draatinga ?
        Je tournai la tête et au même moment, la porte s'ouvrit à la volée faisant apparaître une des maîtresses des lieux.
        — Que faîtes-vous là ? La latrine n'est pas un lieu de rassemblement, je vous demanderai donc de bien vouloir sortir et de garder vos discussions à des lieux plus appropriés.
        Les femmes pestèrent mais ne protestèrent pas. Je fis mine de me sécher les mains tandis que la femme qui avait pris ma place sortait de la cabine avant de se dépêcher de se laver les mains et de quitter les lieux.
        — Je crois qu'elles sont bien assez sèches, madame.
        Je ne répondis pas et restai à ma place.
        — Madame ? Si vous n'avez plus rien à faire, vous devez sortir s'il vous plaît.
        Comme je ne réagissais toujours pas, elle quitta le pas de la porte et se dirigea vers moi.
        — Comme je l'ai dit, les cabinets ne sont pas—
       Je la saisis par le cou et bloquai sa bouche en l'entrainant dans une cabine.
        — Ce n'est pas contre vous.
        Je serrai jusqu'à ce que ses paupières se ferment.
        Après avoir enfilé le costume rouge cliquant, je ligotai et baillonnai la maitresse de maison avec des bouts de la robe de Caitlyr et l'enfermai dans un placard dont je forçai l'ouverture.
        — Je suis au deuxième étage, dis-je à Ether. Je vais chercher la salle de vidéosurveillance.
        D'après les plans d'Ether, la salle de vidéosurveillance se trouvait à l'aile gauche du quatrième étage. Le passage à ce coté de la demeure nécessitait de passer par la grande salle de laquelle je venais, mais c'était trop risqué. L'autre option était les cuisines. Tant que je ne croisais pas un des habitants ou un autre maitre maison, je ne risquais rien. Je pouvais convaincre les personnes d'un plus faible rang professionnel que j'étais nouvelle.
        J'attachai mes cheveux en y enroulant un ruban rouge et portai le bandeau de la même couleur ce qui, je l'espérais, cacherait suffisamment leur couleur.
        — Si tu en as l'occasion, sors d'ici, tu n'as plus besoin de faire diversion, ajoutai-je en essuyant le maquillage à la Caitlyr que j'avais mis. On se retrouvera à l'endroit prévu quand ce sera fait.
        Je l'entendais discuter avec Owen, mais je savais qu'elle voulait protester. Je remerciai donc ce vieillard de la tenir occupée. Même un peu plus qu'elle.
        En avançant dans le couloir, je pris un air détendu et assuré en passant prés des gardes. Comme je m'y attendais, ils ne m'arrêtèrent pas. Mais en montant au troisième étage, j'entendis un gros fracas, comme si quelqu'un avait fait tomber un plateau.
        C'était ce qui était arrivé, je vis une serveuses confondre en excuse, accroupie à ramasser les bouts de verres cassés, devant un homme qui essuyait sa veste avec indifférence.
        — J-Je suis vraiment désolée M-Monsieur, veuillez me pardonner. Je ne r-regardais pas où j'allais. L-Laissez moi réparer mon erreur e-et...
        — Quel est votre nom ? coupa-t-il.
        — J-Judith, Monsieur, bégaya-t-elle encore.
        — L'erreur est humaine, et la maladresse aussi. Détendez-vous, ce n'est pas grave. Qui plus est, fit-il en rangeant son portable. C'est moi qui ne regardais pas où j'allais, alors je vous prie d'excuser mon manque d'attention.
        — N-Non, vous ne devez pas ! C'est m-moi qui...
        Il leva la main et elle se tut. Au même moment, la fille leva les yeux vers moi et l'homme suivit son regard.
        Il était plutôt jeune, environ la trentaine. Il ne portait pas de masque et me regardait de ses yeux bruns devant lesquels flottait une mèche de cheveux blonde, le genre visage qui serait motif de duel entre Lynx et Juniper. Je compris alors que le bégaiement de la serveuse n'était pas uniquement dû à la peur.
        Je lui adressai un signe de tête en continuant à avancer mais il m'interpella.
        — Attendez.
        Je m'exécutai et me tournai vers lui.
        — Auriez-vous la gentillesse d'aider Judith à nettoyer tout cela, s'il vous plait ?
        Je hochai la tête et m'accroupis pour ramasser jusqu'à ce qu'il s'éloigne assez pour que je puisse m'éclipser. Mais il resta là jusqu'à ce que nous ayons fini. Par chance, malgré la quantité de verres cassés, et de liquide, je réussis à tout nettoyer rapidement, sous les yeux ébahis de Judith qui m'avait plus regardée qu'aidée. C'est-à-dire que j'avais l'habitude de nettoyer des tâches bien plus tenaces pendant mon travail, sans compter que les Chouettes acceptaient toutes sortes de missions dont j'étais habituée depuis très jeune.
        Lorsque ce fut fini, je me relevai en adressant un autre signe de tête à l'homme, prête à m'en aller. Mais il m'interpella à nouveau.
        — J'aurais besoin de vous pour m'aider à me changer, saluer les autres invités avec cet ait débrayé serait assez embarrassant, vous ne croyez pas ? À moins que cela ne fasse qu'ajouter à mon charme, plaisanta-t-il.
        Judith rit à sa blague mais je répondis simplement :
        — Bien sûr, Monsieur.
        Il m'observa quelques instants avant de sourire.
        — Eh bien, Judith. Je vous souhaite un agréable service, et une bonne soirée. Ravi de vous avoir rencontré.
        — M-Moi de même Monsieur. C'était un plaisir. Un grand plaisir. Au revoir et bonne soirée, amusez-vos bien. Au revoir !
        Il lui fit un signe de la main et nous nous éloignâmes.
        J'avais oublié que le travail de maitre de demeure était fatigant lorsqu'on y échappait pas.
        L'homme fredonnait une chanson en avançant gaiement tout en me jetant quelques coups d'oeil.
        — Nouvelle ? demanda-t-il.
        — Oui, Monsieur.
        — Pas dans ce métier, n'est-ce pas? Vous êtes très compétente.
        Je le regardai.
        — L'accident de tout à l'heure, ce n'était pas une réaction de débutante.
        Si je répondais que oui, il était possible qu'il me demande chez qui j'étais auparavant. Mais si je disais que non, il me demanderait sûrement le nom de la personne qui m'avait engagée sans avoir d'expérience au préalable. Les nouvelles recrues qui débutaient l'emploi le faisaient très souvent par piston. Tout le temps par piston.
        À ma grande surprise, il changea de sujet.
        — Que pensez-vous de cette soirée ? Tout le monde s'amuse ?
        — Tout le monde semble être à son aise, Monsieur.
        — Vous avez raison, répondit-il en poussant la porte des toilettes.
        — À quel sujet ? demandai-je.
        — Nous ne pouvons pas savoir si quelqu'un s'amuse ou non. Tout le monde peut faire semblant. Mais être à son aise ? Nous le sommes tous jusqu'à preuve du contraire.
        Je mouillai un bout de tissu auquel j'ajoutai du savon avant de frotter la tâche sur sa chemise. L'odeur musquée de son après rasage ainsi que celle de son parfum pénétra mes narines.
        — Regardez Angela et Vanessa (il secoua la tête) s'en était trop pour elles et elle s'en sont allées.
        Je tiltai à la mention des deux prénoms.
        — En effet, Monsieur.
        Il soupira lourdement.
        — Elles n'auraient pas dû se forcer à venir, tout le monde aurait compris. Maintenant qu'elles ne sont plus que toutes les deux, elles doivent se soutenir plus que jamais. Qu'auriez-vous fait à leur place ?
Je levai les yeux vers lui et me rendis compte qu'il me regardait depuis un moment.
        — À quel sujet ? répétai-je.
        — Si votre famille entière avait été décimée par une tueuse à gage instable.
        Instable ?
        — Je ne sais pas, Monsieur.
        J'aurais probablement mis fin à mes jours si j'avais tué toute ma famille.
        — Allons, jouez le jeu, plaisanta-t-il en attrapant doucement ma main. Rien à voir avec la poigne d'Orang-outan d'Owen.
        — J'aurais fait semblant de faire face, jusqu'à ce que j'en sois réellement capable.
        — Ouh, fit-il. Quelle réponse taciturne
— Vous vouliez que je joue le jeu, Monsieur.
Il sourit.
— Et vous le faites avec honnêteté. C'est agréable de discuter avec quelqu'un qui ne se force pas à dire que je veux entendre.
C'était pourtant ce que je faisais depuis le début de la soirée.
— J'imagine, répondis-je en continuant de frotter la tâche sur sa chemise.
Il ne dit plus rien après cela jusqu'à ce que je finisse. Je m'écartai du miroir pour qu'il puisse s'y voir.
— Impeccable, fit-il en ajustant son col. Merci beaucoup.
— Inutile de me remercier, Monsieur. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?
Il sourit à nouveau en s'apprêtant à répondre lorsque la porte s'ouvrit dans un fracas assourdissant. L'homme qui rentra se jeta immédiatement sur les toilettes et vida bruyamment tout le contenu de son estomac.
Après plusieurs secondes sans bouger, il se releva péniblement en titubant vers les lavabos. Son visage m'était désagréablement familier. Il me semblait que son nom était Ilberd. C'était le type qui m'avait fait de lourdes avances sur la queue du stand de churros à ma sortie de prison avec Ether. Elle m'apprît plus tard que l'une des raisons à son excès d'assurance était son appartenance au clan Brandauer, l'une des familles du Primedia.
— Puis-je vous aider, Monsieur ? demandai-je en continuant de jouer mon rôle.
Si j'arrivais à me retrouver seule avec lui, il me serait très certainement utile.
Ilbert se retourna et me regarda de ses yeux vitreux. Un sourire qui se voulait certainement charmeur mais qui lui donna un air hébété se dessina sur son visage. Ses cheveux décoiffés lui tombaient sur les yeux, et sa chemise froissée lui donnait un air débrayé, avec son col relevé, sa cravate dénouée, ses quelques boutons ouverts et le pan de sa chemise à moitié enfoncée dans son pantalon, il n'avait rien à voir avec celui que j'avais croisé quelques semaines plus tôt. Il se pencha en avant, comme pour mieux me voir. Même s'il me reconnaissait, étant donné son ivresse actuelle, je doutais que qui que ce soit le prenne au sérieux.
— Tu es jolie toi, je ne t'avais jamais vue avant, déclara-t-il en tentant de se redresser pour faire bonne figure. Ça te dirait de faire un tour avec moi ? (Il secoua la tête) Non, tu sais quoi ? Tu es même trop mignonne pour un travail pareil. Je veux bien te sauver en faisant de toi ma femme, hahaha !
Il lâcha un rire épuisé d'ivrogne avant de se rendre compte que nous n'étions pas seuls. Il tourna les yeux vers l'homme qui se tenait derrière moi.
— Oh, milliards d'excuses. Je ne savais pas que tu étais déjà réservée. Si on me l'avait dit, je t'aurais rejoint ici plus tôt.
Je fronçai les sourcils.
— Je...
— Ça suffit Ilbert, reprends-toi, le réprimanda froidement et posément l'homme. Ce n'est ni le lieu, ni le moment et encore moins la bonne façon pour ce genre de discours.
Ilbert le snoba en imitant sa posture.
— Oh, pardon ! Où sont mes manières ? Où ai-je la tête ? Faire ainsi honte à ma famille, devant le grand et humble homme que vous êtes.
Ilbert se rapprocha tandis que l'homme se contentait de l'observer, impassible.
— Vous vous croyez au dessus de tout, n'est-ce pas ? Au dessus du monde, au dessus des règles. Au dessus des gens. Et au dessus de moi. Je dois vous faire pitié, hein ? À ne pas être pris au sérieux. À avoir l'air d'une petite merde à côté de vous autres. De grand hommes prometteurs.
Il colla son visage à quelques centimètre de celui de l'homme, qui le regardait toujours sans rien dire.
— Vous devez bien vous foutre de ma gueule. Je parie que maintenant vous aurez un truc à raconter en rentrant chez vous. Dans votre piaule dorée, avec votre verre de jin tonique en vous faisant sucer par votre...
L'homme saisit soudainement Ilbert par le col et le plaqua contre le lavabo. Choqué et pris de court, Ilbert se contenta de le regarder, bouche bée, incapable du moindre geste. Après quelques instants, l'homme relâcha sa prise mais ne recula pas pour autant.
— Tu as un peu trop bu ce soir, dit-il calmement, à voix basse. Tu devrais t'en aller avant que tes paroles ne dépassent encore ta pensée. Quant à moi, je ferai comme si je n'avais rien entendu. Avec tout ce qui se passe en ce moment, mieux vaut ne pas crée de conflits entre nous, tu n'es pas d'accord ?
— Sinon quoi ? répliqua Ilbert dont l'alcool inhibait toute forme de peur. Vous engagerez un tueur à gage pour me faire la peau ?
L'homme se tendit mais ne perdit pas son sourire pour autant.
— Ne sois pas stupide. Et ainsi jeter mon argent par les fenêtres ?
Tandis que je les observais, je remarquai quelque chose au sol, sous les lavabos. En baissant les yeux, je remarquai qu'il s'agissait d'une carte d'accès. Probablement à quelque chose qui se trouvait ici. Elle avait certainement dû tomber de la poche d'Ilbert.
Alors que les deux hommes ne semblaient pas vouloir en démordre, je me rapprochai d'eux, fis passer mon pied sous les lavabos pour tirer la carte sur la quelle j'appuyai avec ma chaussure, et m'arrêtai entre eux.
— Cette soirée est la fête de commémoration du Primedia, leur dis-je. À mon avis, il serait préférable de reprendre cette discussion plus tard, à un moment plus approprié. Vous ne voudriez sûrement pas garder en souvenir une dispute d'une telle banalité.
L'homme, surpris par mon intervention au début, finit par me sourire et par reculer.
— Vous avez raison. Et puis, ne sommes nous pas censés être une grande famille ? Et une famille se soutien dans les épreuves, se corrige en cas d'erreur et se pousse à donner le meilleur de soi-même. Merci de me l'avoir rappelé. Ce petit accrochage fraternel devait être on ne peut plus pathétique à voir.
Il souriait en me disant cela, mais je savais que la première partie était adressée à Ilbert. Ilbert qui en releva pas. À la place, il se tourna péniblement vers moi et saisit ma main. Avant que je ne le voie arriver, il baissa son visage et y déposa ses lèvres. Je retins une grimace.
— Au plaisir de vous revoir, mì Reina.
Et sur cette phrase agrémentée d'un clin d'oeil, il quitta les lieux.
L'homme soupira et réajusta sa veste en se regardant dans le miroir.
— Que d'histoires, n'est-ce pas ? fit-il avant de se retourner vers moi. Les drames familiaux.
Il me regarda quelques instants avant d'expirer.
— Merci encore pour votre aide.
Il me regarda encore, l'air d'attendre que je réponde quelque chose. Mais je me contentai de le dévisager.
— Votre nom ? demanda-t-il.
— ... Isabelle, lâchai-je.
— Bien, alors Isabelle, merci pour votre aide et pour votre patience. Vous savez il y a deux choses qu'une personne a peur mais doit quand même être capable de dire : merci et désolé. Et je suis désolée pour le comportement irrespectueux de mon frère. J'espère que vous ne lui en tiendrez pas rigueur.
— C'est déjà oublié, Monsieur.
— Voilà qui est excellent !
Il se rapprocha de la porte et l'ouvrit.
— Après vous.
Je m'exécutai et passai devant lui.
— Isabelle, fit-il. Je vous souhaite de passer une agréable soirée sans plus de drames.
— À vous aussi, Monsieur.
Il me fit un dernier signe de la tête et s'éloigna dans le couloir.
Lorsqu'il fut assez loin, je ramassai discrètement, sans me pencher pour éviter d'avoir l'air suspecte face aux caméras, la carte d'Ilberd. Je la retournai.
— C'est pas vrai, murmurai-je. Une carte d'identité.
La carte en question n'avait rien d'une carte d'identité ordinaire. Contrairement à celles qui contenaient les informations sur la personne en question, celles des membres du Primedia avaient, à la place, le logo du conseil qui regroupait, une fois scanné, des informations telles que le nom de famille, la date de naissance et plus encore. Ce logo, qui avait les mêmes fonctions qu'un QR code, rendaient toute reproduction impossible. Il n'était donc pas possible de se faire passer pour un membre du conseil avec une fausse carte pour bénéficier de tel ou tel avantage. Elle était inutilisable.
Je rangeai la carte dans ma poche et me remis en marche vers la salle de vidéosurveillance. J'entendis des grésillements qui provenaient de mon oreillette, et compris que je m'en rapprochai. Cela faisait d'ailleurs un moment que je n'avais pas eu de nouvelles d'Ether, j'augmentai le son pour être sûre que tout allait bien de son coté. La voix grumeleuse d'Owen me fit comprendre qu'elle n'avait pas réussi à lui échapper. Et d'après ce que j'entendais, il devenait de plus en plus insistant.
— C'est vraiment gentil, dit-elle. Mais vous savez, je ne veux pas que les gens nous voient ensemble dans une situation... pareille. Après tout, je suis une Draatinga. Je ne voudrais pas ternir votre réputation.
Le rire d'Owen fendit l'air tandis que son souffle parvenait à mes oreilles, de plus en plus proche.
— Ne soyez pas comme ça ! Les ragots pleuvent par milliers. Aujourd'hui ce sera vous, demain, ils trouveront autre chose à dire.
Ether rit. Un rire mal à l'aise.
— Je ne suis pas sûre que ce soit aussi simple.
— Voyons, fit-il en soufflant dans le micro, preuve qu'il était très proche d'Ether. Beaucoup trop. Qu'est-ce qui vous fait si peur ?
J'avais ma petite idée.
— La salle est juste devant moi, l'informai-je en tournant à un angle du couloir. Tiens encore un peu.
Je coupai le son pour ne pas être perturbée par les bavardages assourdissants d'Owen.
        La porte était fermée, mais heureusement, ce n'était pas comme si elle était bourrée d'explosifs. Je réussi à la forcer en quelques instants sans difficulté.
La salle était comme toute la demeure. Chère. Ce n'était le genre de matériel high-tech qu'on retrouverait chez n'importe quel résident. Il y avait plusieurs vingtaines d'écrans, en face duquel étaient posés un grand canapé et une table basse avec des amuses-gueules sûrement volés aux cuisines. Il n'y avait aucune fenêtre, mais les aérations ainsi que la climatisation étaient assez sophistiquées pour ne pas se sentir oppressé. Un grand placard en métal dans lequel était sûrement entreposé d'innombrables fils et machines de rechanges était ancré dans le mur, près de la porte. Et à la place des grand lustres de la salle principale et des couloirs, des veilleuses bleues qui changeaient sûrement de couleur selon l'humeur du geek du coin. Celui-ci était enfoncé dans le canapé, les jambes sur la table, un casque sur les oreilles et les yeux rivés sur ce qui devait être un jeu vidéo portable. Je passai derrière lui et enserrai subitement son cou avec mon bras, le type se débattit quelques instants mais ne réussis pas à se dégager. Il perdit connaissance quelques instants plus tard.
Je m'approchai des écrans et vis beaucoup de mouvement. Chaque coin du domaine était rempli à ras bord et chaque caméra, saturée. On pouvait difficilement reconnaître les silhouettes. Après plusieurs minutes à chercher sur chacun des écrans, je ne trouvai personne. Aucune personne isolée, et aucun des deux visages au milieu de la foule. Je m'assis sur la chaise de bureau et poussai un soupir de frustration.
— Elles ne sont sur aucune des caméras, lançai-je en réactivant le son.
Qu'est-ce qui m'avait pris de suivre le plan d'Ether. J'admets qu'il était bon sur papier, mais en pratique ? C'était tout sauf simple. Si je m'en étais occupée seule, j'aurais attendu, je ne sais pas, un jour où il y aurait eu moins de monde et j'aurais fait en sorte de les intercepter je ne sais où, un endroit dans lequel elles seraient obligées d'aller par exemple. Je savais qu'Ether avait voulu bien faire, et ça m'avait également aidé qu'elle ait fait tout ça. Mais uniquement d'un point de vue théorique. Si j'avais su, je lui aurais donné un autre plan et l'aurais laissée faire ses recherches, puisque ça lui tenait tant à coeur.
J'avais toujours réussi chacun de mes travaux, je n'aurais pas dû laisser quelqu'un d'autre s'en occuper par pure curiosité, fainéantise, obéissance ou peu importe ce que c'était. Il s'agissait de mon domaine, et c'était à moi de m'en occuper. Si le plan échouait, ce n'était pas juste de ma part de rejeter la faute sur Ether, j'aurais dû mieux superviser le déroulement de cette soirée et mieux prévoir les événements. Je devais assumer mes tords et apprendre de mes erreurs.
Après un moment, assise ainsi, je finis par réaliser qu'Ether ne m'avait pas répondu. Je l'appelai quelques fois, mais n'obtins aucune réponse.
— Ether ? répéta-je en ajustant le canal. Tu m'entends ?
Aucune réponse.
— Merde, jurai-je à nouveau.
J'essayai d'autres canaux mais n'entendis que des grésillements qui me firent grimacer.
Tout allait de travers aujourd'hui.
Je revérifiai la caméra une autre fois en matraquant la table de mon doigt tout en appelant Ether. Où est-ce qu'elle était passée ? Rien que des cuisiniers sur la caméra cinq. Pourquoi la ligne était brouillée, elle n'était plus dans la salle principale ? Caméra dix-sept, la salle principale; pas d'Ether en vue. Ni d'Owen. Caméra vingt. Uniquement le parking avec des personnes qui flirtaient. Caméra trente-deux. Caméra trente-neuf. Caméra quarante-cinq. Quarante-huit. Cinquante-trois. Cinquante-six. Soixante-et-un. Soixante-cinq et soixante-neuf.
Aucune de mes cibles. Et pas d'Ether non plus.
J'ouvris la porte et quittai la salle de vidéo surveillance. Je n'avais pas vu Ether sur les caméras de la salle principale, mais il y avait beaucoup de monde. Il était possible que je l'aie juste loupée. Je lui avais bien dit de ne pas quitter son poste et je le croyais assez intelligente pour ne pas faire de vagues. C'est vrai, elle ne m'avait pas écoutée la première fois et était quand même venue, ce qui allait à l'encontre du plan. Mais ça m'avait aidé. Et j'avais assez de bonne fois pour l'admettre.
Si elle était sortie pour reprendre sa position initiale, sur le toit, le signal n'aurait pas été coupé. Au contraire.
Quant aux deux personnes que j'étais supposée assassiner ? Où étaient-elles passées ?
Les gens ne se volatilisaient pas comme ça. Ce palace effaçait-il les gens ?
Je heurtai quelqu'un sans faire exprès et marmonnai une excuse sans me retourner en direction de la salle des festivités.
Elle était moins remplie qu'à mon arrivée. Il fallait dire qu'il s'était passé un moment, et les gens avaient sûrement trouvé d'autres occupations.
Peu importe. Je fis le tour en essayant de ne pas paraître suspecte et à ne recroiser ni Ilbert, ni l'homme qui l'avait empoigné. Heureusement, ils n'étaient pas là. Malheureusement, Ether non plus. Et encore pire, mes cibles encore moins. Je m'éloignai en m'adossant à un pilier et me pinçai l'arête du nez. Qu'est-ce qui clochait aujourd'hui ? Tout cela ne pouvait quand même pas être uniquement dû à l'écriture du plan ? Est-ce que c'était mon mental qui avait changé ? Je voulais effectivement décrocher, mais ce souhait n'aurait quand même pas terni ma motivation ? Est-ce que Jane avait eu raison lorsqu'elle m'avait avertie, à mes débuts, que je finirai par me lasser ? Je ne sais pas. C'était la deuxième fois que je pensais à ça alors que je devais me concentrer. Il fallait que je regagne mon calme et que je ne me laisse pas envahir par ce genre de pensées. Si j'échouais dans la seule chose que je savais faire, alors je...
— Toi, m'agrippa l'épaule une femme qui portait le même uniforme que moi en me sortant de ma torpeur. N'entends-tu pas quand quelqu'un t'appelle ?
Je ne répondis rien, c'était une question rhétorique.
— Eh, insista-t-elle. Est-ce que tu m'écoutes ?!
— Oui.
Elle me regarda quelques instants comme si... je ne sais pas, comme si elle avait affaire à une demeurée.
— D'accord, fit-elle en tentant de se reprendre. Je vois. Écoute. Cette journée est difficile pour tout le monde. Nous sommes tous sous pression et nous voulons tous rentrer chez nous, mais c'est la dernière ligne droite. Nous finissons ce que nous avons à faire et nous repartirons d'ici en empochant notre argent. Peu importe à quel point tu te sens surmenée par (elle désigna la salle) tout ça, ne gâche pas tout sur un coup de nerf. Prends sur toi encore un peu et ce sera bientôt terminé.
— ...Bientôt terminé, répétai-je.
Elle hocha la tête, ravie que je l'écoute.
— Oui, c'est cela. Tu as tenu aussi longtemps, ce serait stupide de voir tes efforts réduits à néant de façon aussi idiote, non ?
Elle avait raison, je devais me reprendre. Si je ne le faisais pas pour moi, je devais le faire pour Jane. S'il y avait une chance pour que Heesadrul tienne parole et m'aide à la soigner, je devais jouer le tout pour tout.
Je me redressai et elle eut l'air satisfaite.
— Voilà qui est mieux. Et si cela peut te rassurer, dis-toi que quoiqu'il arrive lorsque tu te sens au bout du rouleau, tu n'es jamais seule. Nous ne le sommes jamais réellement.
Je plissai les yeux.
— Même si tu ne le vois pas, quelqu'un quelque part, éprouve sûrement les mêmes difficultés que toi. Il n'y a pas une situation qui soit unique à une personne.
Je doutais qu'il y ait d'autres tueurs à gage dans le même cas que moi. Mais l'espoir faisait vivre.
— C'est toujours agréable de se dire que quelqu'un est au moins autant fichu que nous ?
Elle ricana.
— C'est cela. Il est vrai que c'est égoïste d'espérer que quelqu'un soit en peine, mais cela fait du bien.
C'est vrai que c'était égoïste. Mais c'était égoïstement agréable.
— Bien, fit-elle en passant sa main derrière mon dos. Maintenant que cela est dit, allons partager nos peines et en finir avec cette soirée de folie.
Oui, allons en finir.

 

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