CHAPITRE 13 - La famille

Par Nqadiri

Il existe trois types de familles dans le monde moderne : celle qui vous a vu naître, celle que vous construisez, et celle qui vous détruit en prétendant vous aimer - la famille corporate. Farid Benmokhtar venait de perdre les deux premières. Il ne lui restait plus qu'à trahir la troisième.

 

"C'est une opportunité unique !" Marc-Antoine a ce sourire qui fait briller son MBA plus fort que son humanité. "Managing Director Afrique. Basé à Casablanca. Le board pense que ton profil est... parfait."

 

Parfait. Comme une pièce de théâtre corporate où le "diversity token" qui vient de perdre sa famille est envoyé "chez les siens" pour nettoyer la maison.

 

"D'abord", continue Marc-Antoine, "tu gères le plan social ici. Cinquante-deux optimisations de ressources humaines. Puis, en septembre, tu prends les rênes de l'Afrique. "C'est une opportunité unique !" Marc-Antoine a ce sourire qui fait briller son MBA plus fort que son humanité. "Managing Director Afrique. Basé à Casablanca. Le board pense que ton profil est... parfait."

 

Parfait. Comme une pièce de théâtre corporate où le "diversity token" qui vient de perdre sa famille est envoyé "chez les siens" pour nettoyer la maison.

 

"D'abord", continue Marc-Antoine, "tu gères le plan social ici. Cinquante-deux optimisations de ressources humaines. Puis, en septembre, tu prends les rênes de l'Afrique. C'est... comment dire..."

 

"Opportuniste ?"

 

"Je préfère le terme 'expansion culturellement consciente'. Et puis le timing est parfait", lance Marc-Antoine en déposant les dossiers sur le bureau de Farid. "Le Family Day d'InnovCorp tombe le même jour que le début du plan social. On pourra faire les premiers entretiens pendant que les autres jouent au baby-foot en équipe. C'est tellement... symbolique."

 

Ironie cruelle : InnovCorp utilise le mot "famille" comme d'autres utilisent les points-virgules dans leurs slides PowerPoint. À outrance, sans comprendre le concept.

 

Juin 2030. Un matin comme les autres à la Défense. Une tour de verre parmi d'autres tours de verre. Un homme en costume parmi d'autres hommes en costume. Un plan social parmi d'autres plans sociaux. La routine mortelle du capitalisme moderne.

 

Cinquante-deux "cas" à "traiter". Farid regarde la liste comme on regarde un menu dans un restaurant trop cher : avec détachement et une vague nausée.

 

"J'ai préparé les 'Exit Packages'", continue Marc-Antoine avec l'enthousiasme d'un croque-mort qui aurait fait l'ESSEC. "Tout est procéduré, timeliné, optimisé. Comme un divorce à l'amiable."

 

Le mot "divorce" fait à peine tressaillir Farid. Trois mois que Leïla est partie avec Rayan. Trois mois qu'il n'a plus vu son fils de deux ans que par FaceTime entre deux calls avec Berlin. Le karma corporate a parfois un sens de l'humour particulier.

 

"Tu as bien compris le processus ?" Marc-Antoine sort un slide imprimé sur papier glacé. "C'est comme une rupture : d'abord l'annonce, puis la phase de déni, la colère, la négociation..."

 

"La dépression, l'acceptation", complète Farid mécaniquement. "Je connais le cycle. J'ai de l'expérience récente en séparation, tu te souviens ?"

 

Marc-Antoine a ce rire gêné des gens qui ne savent pas gérer l'humour noir. "Ah oui, j'avais oublié... Mais justement ! Tu es le candidat parfait. Tu as déjà traversé une... restructuration familiale."

 

8h30, salle Mindfulness :

Le premier "cas" entre. Thomas, développeur senior. Cinq ans de boîte. Une femme enceinte. L'ironie est presque trop parfaite.

 

"Assieds-toi", dit Farid avec la voix qu'il utilise maintenant pour tout. La même qu'il a utilisée pour dire à Leïla qu'il acceptait le divorce. La même qu'il utilise pour dire à Rayan qu'il "a un call très important" quand son fils lui montre un dessin en visio.

 

"Comme tu le sais, InnovCorp traverse une phase de transformation..."

 

Les mots sortent comme des balles de revolver corporate. Propres. Efficaces. Mortels.

 

"Tu vas adorer Casablanca", lance Marc-Antoine entre deux exécutions. "C'est comme Paris, mais avec plus de... comment dire..."

 

"De gens comme moi ?"

 

"Exactement ! Du coup tu pourras mieux les... manager."

 

L'ironie est aussi épaisse que le bronzage de Marc-Antoine : envoyer le parfait produit de l'intégration française expliquer aux Africains comment devenir des machines corporate certifiées ISO 9001.

 

Deuxième victime : Sarah, chef de projet digital.

"J'ai annulé mon mariage pour le projet Amsterdam", dit-elle en pleurant.

 

"Le mariage est surfait", répond Farid. "Comme la famille. Comme la loyauté d'entreprise. Tiens, signe ici. Comme un contrat de divorce, mais sans la garde alternée des PowerPoints."

 

Dans le couloir, Marc-Antoine consulte son téléphone :

"Le board veut que tu sois à Casablanca pour le Ramadan. Ça fera... authentique sur les photos corporate."

 

"Je ne jeûne pas."

 

"Encore mieux ! Tu es le parfait exemple de modernité. Un vrai modèle d'intégration !"

 

Troisième victime : Kamel, responsable innovation.

"Tiens, notre role model qui nettoie la maison avant d'aller civiliser l'Afrique ?"

 

Farid fait glisser les papiers sans broncher. "Tu devrais être content. Je prouve que la diversité peut aussi virer la diversité. C'est ça, l'inclusion."

 

9h15, entretien suivant:

Sophie, fraîchement revenue de congé maternité. Elle a accroché les photos de son bébé partout dans son bureau. Amateur. Les sentiments sont la première chose à optimiser dans un plan de restructuration.

 

"Tu comprends", explique Farid en mode automatique, "nous devons rationaliser nos effectifs..."

 

"Mon bébé n'a que quatre mois", coupe Sophie.

 

Farid pense à Rayan, deux ans, qui ne comprend pas pourquoi papa n'est plus là que sur un écran. La rationalisation des effectifs familiaux, version justice aux affaires familiales.

 

"La conjoncture économique..."

 

"J'ai pris un crédit pour l'appartement..."

 

"Un accompagnement personnalisé..."

 

Le dialogue ressemble à tous ses appels FaceTime avec son fils :

"Papa, viens jouer !"

"Call important."

"Papa, regarde !"

"Deadline urgente."

"Papa..."

"Plus tard."

 

Plus tard. La promesse préférée des menteurs en costume-cravate.

 

10h30, dans le couloir :

Marc-Antoine rayonne comme un consultant qui vient de découvrir un nouveau mot anglais.

"Tu es né pour ça, Farid ! Cette façon de rester détaché, professionnel... C'est presque artistique !"

 

Dans l'open space, les "survivants" font semblant de travailler en jetant des regards inquiets vers la salle Mindfulness. La sélection naturelle version corporate.

 

"On a prévu un buffet pour le Family Day", continue Marc-Antoine. "Ça mettra un peu d'ambiance."

 

"Comme les petits fours au tribunal le jour de mon divorce ?"

 

Marc-Antoine fait semblant de ne pas entendre. L'art du management moderne : ignorer tout ce qui ne rentre pas dans une slide PowerPoint.

 

11h, septième entretien :

Kevin entre avec son mug "World's Best Employee". L'ironie est servie, comme le café de la machine, froide et amère.

 

"Tu te souviens de mon premier jour ?" demande-t-il. "C'est toi qui m'as fait visiter. Tu m'as dit que chez InnovCorp, on prenait soin des siens."

 

Farid se souvient surtout de son dernier jour à la maison. Leïla qui fait les valises. Rayan qui ne comprend pas. Lui qui répond à un mail urgent.

 

"Les choses changent", répond-il en tendant les papiers. "Les familles aussi."

 

11h30, entre deux exécutions :

"On t'a trouvé un appartement à Dar Bouazza", annonce Marc-Antoine. "Vue sur l'océan, quartier expatrié. Parfait pour maintenir... tu sais... les standards."

 

"Les standards ?"

 

"Tu ne vas quand même pas vivre dans les quartiers populaires. Comment ferais-tu tes calls avec Paris ?"

 

Dans le couloir, la musique monte d'un cran. "Happy" de Pharrell Williams. Le DJ devrait être le prochain sur la liste.

 

12h30, pause déjeuner :

"Tu devrais venir au buffet", insiste Marc-Antoine. "Ça donnera une image positive. Le Director qui mange avec ses troupes avant de les décimer."

 

Farid pense aux déjeuners du dimanche chez sa mère. Le couscous qui refroidit pendant qu'il "finit juste un truc urgent". La chaise vide qui raconte mieux que tous les mots sa lente disparition.

 

"Je préfère avancer. J'ai encore vingt-huit cas à traiter."

 

"Cas". Le mot est pratique. Clinique. Comme "dossier de divorce". Comme "droit de visite". Des mots qui cachent les larmes derrière du papier administratif.

 

13h, bureau de Marc-Antoine :

"J'ai une super idée pour ton arrivée là-bas", dit-il en pianotant sur son MacBook. "Une grande conférence : 'Comment j'ai réussi grâce aux valeurs d'InnovCorp.' Ça va les motiver !"

 

"Comme un passage à télé-réalité version corporate colonialism ?"

 

"Exactement ! Enfin, je préfère dire 'inspiration cross-culturelle'."

 

14h30, retour aux exécutions du jour :

"C'est fascinant", murmure Marc-Antoine en regardant Farid enchaîner les entretiens comme un robot bien programmé. "Tu ne transpires même pas."

 

"L'efficacité n'a pas d'émotions", répond Farid en préparant le prochain dossier. "C'est marqué page 47 du guide d'intégration."

 

Sophie entre, quinze ans de boîte dans les bras et des photos de famille sur son bureau. Le genre de personne qui croit encore que InnovCorp est plus qu'un algorithme de destruction massive en costume-cravate.

 

"Comme tu le sais", commence Farid avec la précision mécanique d'une imprimante de lettres de licenciement, "notre transformation nécessite certains ajustements structurels..."

 

Les mots coulent comme de l'huile synthétique. Chaque "opportunité de changement" et "package de transition" est calibré au millimètre près. La machine Farid tourne à plein régime.

 

"Mais j'ai donné ma vie à InnovCorp !" Les larmes de Sophie menacent de tacher les documents parfaitement alignés.

 

"C'est précisément le problème", répond Farid en faisant glisser les papiers. "On ne donne pas sa vie à une entreprise. On la vend. Et parfois, le cours de l'action exige des sacrifices."

 

15h, salle Atlas - Visioconférence avec l'équipe Casablanca :

"Je vous présente Farid, votre nouveau Managing Director !" Marc-Antoine affiche son sourire de chasseur qui a repéré sa proie. Sur l'écran, vingt visages marocains figés dans une politesse inquiète.

 

"Farid est notre success story", continue-t-il en posant une main paternelle sur l'épaule de son protégé. "La preuve qu'avec les bonnes valeurs InnovCorp, même... enfin, vous voyez..."

 

Silence gêné. Sur l'écran, les sourires se crispent.

 

"D'ailleurs", ajoute Marc-Antoine en changeant de ton, "parlons franchement. Nous avons des... dossiers intéressants sur chacun d'entre vous."

 

Les visages sur Zoom perdent leurs dernières couleurs.

 

"Des petits arrangements avec les notes de frais, des retards non déclarés, des mails... disons... peu corporate." Le ton est doucereux comme du cyanure au miel. "Ce serait dommage que ces informations remontent à Paris, n'est-ce pas ?"

 

Farid observe la scène avec le détachement clinique d'un chirurgien devant une tumeur particulièrement laide : "Tu menaces mes futures équipes pour qu'elles m'acceptent ?"

 

"Je crée les conditions optimales de ton leadership", corrige Marc-Antoine. "C'est du change management version Maghreb."

 

"Par exemple", poursuit Marc-Antoine en fixant l'écran, "notre ami Mehdi ici présent. Excellent developer. Mais ces trois heures de retard la semaine dernière pendant une prod critique... Ce serait regrettable que ça impacte sa carrière."

 

Mehdi, livide, hoche la tête comme un pantin corporate.

 

"Et Samia", continue-t-il en savourant chaque mot, "si performante en client success. Ces quelques mails un peu... critiques sur la stratégie groupe. Pas très 'team spirit', n'est-ce pas ?"

 

Dans la salle Atlas, l'atmosphère est aussi épaisse qu'un business plan truqué.

 

"Mais rassurez-vous", le sourire de Marc-Antoine est celui d'un requin qui a senti le sang, "Farid comprend votre... culture. Il saura vous guider vers l'excellence opérationnelle. N'est-ce pas, Farid ?"

 

"Bien sûr." Sa voix est aussi mécanique que son âme est vide. "Je serai votre berger digital sur le chemin de la disruption."

 

"D'ailleurs", Marc-Antoine sort une liasse de papiers comme un magicien sort des colombes mortes de son chapeau, "j'ai ici quelques exemples de... disons... comportements non-alignés avec nos valeurs."

 

Sur l'écran, les visages sont maintenant aussi pâles que des slides PowerPoint vierges.

 

"Reda, ces pauses déjeuner de deux heures... Fatima, ces conversations WhatsApp peu flatteuses sur le management... Karim, ces connexions au VPN depuis le café plutôt que le bureau..."

 

Farid observe la scène comme il observait ce matin les cinquante-deux vies qu'il devait "optimiser" : avec le détachement clinique d'une IA en costume Smuggler.

 

"Je suis sûr", continue Marc-Antoine, "que sous le leadership de Farid, ces petits... écarts culturels disparaîtront. N'est-ce pas ?"

 

Vingt têtes acquiescent en synchronisation parfaite. L'agilité par la terreur, nouvelle méthode de management transcontinental.

 

"Et pour ceux qui auraient du mal à s'adapter..." Marc-Antoine laisse planer la menace comme un vautour corporate au-dessus d'une charogne, "disons que Farid a acquis une certaine expertise en... restructuration aujourd'hui."

 

Comprendre : cinquante-deux vies "transformées" en statistiques de chômage, mais avec les bons KPIs.

 

"Nous allons créer ensemble", articule Farid dans un parfait corporate newspeak, "un environnement optimal pour délivrer une performance scalable et soutenable."

 

15h20, quinzième entretien :

Julie pleure. Les larmes sont le lubrifiant préféré de la machine corporate. Ça fait glisser les licenciements plus facilement.

 

"L'entreprise te remercie pour ton engagement", récite-t-il.

 

Par la fenêtre, il voit les "survivants" qui font une partie de pétanque corporate dans le patio. Team building pendant que l'équipe se déconstruit, bureau par bureau.

 

15h30, vingt-troisième entretien :

Ahmed entre avec son badge "High Potential" encore accroché au cou. Les médailles d'excellence d'InnovCorp : aussi utiles qu'un parachute en papier.

 

"Tu étais mon modèle, tu sais", dit-il avec un sourire amer. "Le gars qui prouvait que même nous, on pouvait réussir ici."

 

Farid ne bronche pas. Il a appris à encaisser l'ironie comme les KPIs : sans émotion.

 

"Maintenant je suis plutôt une preuve que le succès est une arnaque en costume italien", répond-il en faisant glisser les documents. "Signe en bas à droite. Comme pour un suicide assisté en trois exemplaires."

 

16h, dans les toilettes du 42ème étage :

Marc-Antoine le retrouve en train de fixer son reflet dans le miroir.

"Un problème ?"

 

"Je me demandais juste à quel moment exactement je suis devenu... ça."

 

"Un excellent manager ?"

 

"Une machine."

 

Marc-Antoine rit, de ce rire qui fait écho dans les toilettes corporate comme un powerpoint dans le vide :

"C'est pour ça que tu es parfait pour ce job. Tu as compris que les sentiments sont des bugs dans la matrice du business."

 

16h30, trente-deuxième entretien :

Didier pose une photo de sa famille sur le bureau avant de s'asseoir.

"Pour te rappeler que nous sommes des humains."

 

Farid regarde la photo comme il regarde maintenant celles de Rayan : avec le détachement clinique d'un expert-comptable devant un bilan déficitaire.

 

"L'humanité est un concept surévalué", répond-il en sortant les documents. "Comme la famille. Comme la loyauté. Comme toutes ces belles histoires qu'on raconte aux enfants et aux employés pour qu'ils restent sages."

 

Entre deux signatures de mort professionnelle, Marc-Antoine revient avec un nouveau PowerPoint :

"J'ai les slides de ton interview pour le journal interne. 'De Paris à Casablanca : l'excellence sans frontières'. Ça va inspirer les troupes !"

 

Farid parcourt les bullet points de sa success story préfabriquée. Son parcours exemplaire d'intégration réduit à des phrases creuses et des photos corporate où son sourire est aussi authentique que les plantes en plastique de l'open space.

 

"Il manque juste une citation inspirante", continue Marc-Antoine. "Un truc qui montre ta... passion pour l'Afrique."

 

"L'Afrique, ce merveilleux terrain de jeu pour nos KPIs ?"

 

"Non, plus... authentique. Genre 'Retourner aux sources pour mieux déployer l'excellence opérationnelle'. Avec une photo de toi en costume devant un coucher de soleil sur la Corniche."

 

Nouveau candidat au sacrifice : Paul, responsable innovation. 

"Je suis en plein projet critique", plaide-t-il.

 

"Les projets sont comme les sentiments", répond Farid en sortant les documents, "des variables à optimiser selon les besoins du business."

 

"On pourrait faire une petite vidéo", s'enthousiasme Marc-Antoine en pianotant sur son iPad. "Toi, racontant comment InnovCorp t'a permis de réaliser ton rêve de..."

 

"De virer des gens sur deux continents ?"

 

"De devenir un leader inspirant qui transcende les cultures !"

 

Le prochain condamné entre : David, product owner. Son badge "Disruptive Mindset" pend à son cou comme une médaille de guerre corporate perdue d'avance.

 

"Tu te souviens de mon arrivée ?" demande-t-il. "Tu m'avais dit que le système était toxique."

 

"J'ai optimisé ma vision depuis", répond Farid en faisant glisser les papiers. "Comme ton poste va être optimisé aujourd'hui."

 

Marc-Antoine rayonne :

"C'est exactement cette approche qu'il nous faut à Casablanca ! Pragmatique, efficace, sans ces... complications culturelles."

 

"Les complications culturelles", murmure Farid en préparant le dossier suivant, "comme la compassion, l'humanité, la famille ?"

 

Entre deux exécutions, Marc-Antoine revient avec un consultant en "change management culturel". Le genre de type qui pense que lire un guide du Routard fait de lui un expert en anthropologie corporate.

 

"Monsieur Benmokhtar, enchanté ! J'ai préparé un atelier 'Cross-Cultural Leadership' pour faciliter votre transition. Trois heures de serious game sur les spécificités locales."

 

"Comme licencier avec le sourire mais en dialectal ?"

 

Le consultant rit, mal à l'aise. Sur son badge : "Expert en Disruption Transculturelle".

 

Nouvelle victime : Sarah, UX designer. 

"J'ai refusé Google pour rester chez InnovCorp", dit-elle en s'asseyant.

 

"J'ai refusé de voir grandir mon fils pour les mêmes raisons", répond Farid en sortant les documents. "On fait tous des choix qu'on optimise plus tard."

 

"On a aussi prévu", continue le consultant en déroulant un planning aussi dense qu'un rapport d'audit, "un workshop 'Éveiller le Leader Maghrébin qui Sommeille en Vous'."

 

Marc-Antoine applaudit presque : 

"Parfait pour ton personal branding ! On pourrait même faire une série de posts LinkedIn : 'Comment j'ai redécouvert mes racines grâce au management agile'."

 

L'ironie fait un bruit de photocopieuse cassée : pendant qu'ils planifient son retour aux sources, Farid continue de détruire méthodiquement la "famille InnovCorp". Le fils prodigue devenu fossoyeur corporate.

 

Prochain sur la liste : Vincent, lead developer. Il entre avec son mug "World's Best Teammate". L'optimisme mal placé est la première chose qu'on apprend chez InnovCorp.

 

"Tu sais", dit Vincent en regardant les papiers alignés sur la table, "tout le monde disait que tu étais différent. Que tu avais gardé ton humanité."

 

"L'humanité est un KPI difficile à maintenir", répond Farid en faisant glisser les documents. "Comme la loyauté. Comme la paternité. Signe en bas à droite."

 

"D'ailleurs", s'illumine le consultant en sortant un épais classeur, "j'ai fait une analyse comparative des styles de management entre Paris et Casablanca. Fascinant ! Par exemple, là-bas, les gens prennent le temps de..."

 

"De se faire virer plus lentement ?" coupe Farid en préparant le prochain dossier.

 

"Non, de créer du lien ! D'ailleurs, on a prévu un couscous team building pour ton arrivée. Authentique mais pas trop, dans un palace. Avec des influenceurs locaux."

 

Marc-Antoine hoche la tête avec enthousiasme : 

"Le département Com' veut en faire un événement : 'Le Retour du Fils Prodigue... aux Standards Internationaux'."

 

Nouvelle victime : Laurent, chef de projet digital. Son badge "Happy At Work 2029" clignote comme un signal de détresse.

 

"Je me souviens de ta première présentation", dit-il en s'asseyant. "Tu parlais de révolutionner le système de l'intérieur."

 

"Le système m'a évolué avant", répond Farid sans lever les yeux de ses documents. "Comme une mise à jour qui corrige les bugs d'empathie."

 

"Le plus important", le consultant déploie maintenant un plan d'action sur trois écrans, "c'est de comprendre la psychologie locale. Par exemple, ils ont une approche différente du temps..."

 

"Comme le temps qu'il me reste pour finir ces licenciements avant mon conf call avec New York ?"

 

Marc-Antoine consulte sa montre : 

"À propos de temps, le board veut une présentation de ta vision pour l'Afrique. Un truc inspirant. Visionnaire. Avec des dromadaires en watermark, peut-être ?"

 

Dans la salle d'attente, les prochaines victimes consultent leurs mails une dernière fois. Smartphones et anxiolytiques à la main. La routine d'un jour de restructuration.

 

16h30, bureau de Marc-Antoine :

"J'ai une surprise", il sort un magazine corporate de son tiroir. "Tu fais la couverture du prochain numéro. 'Innovation sans frontières : quand la diversité rencontre l'excellence'."

 

Sur la photo, Farid en costume parfait devant une mappemonde. Son sourire a la sincérité d'un bilan comptable.

 

16h45 :

Un silence particulier règne maintenant dans la salle Mindfulness. Le silence des fins d'après-midi où les carrières meurent par lots de trente minutes.

 

Mohamed, data scientist, entre avec son ordinateur portable.

"J'ai les résultats du projet Berlin. On a dépassé tous les objectifs."

 

"Félicitations", Farid fait glisser les papiers. "Tu pourras mettre 'surperformance exceptionnelle' sur ton CV."

 

Dans le couloir, les bruits de la fête d'entreprise continuent de monter. Quelqu'un a mis "Don't Stop Believin'" - l'hymne non officiel des licenciements collectifs.

 

17h15 :

Anne, marketing manager. Elle dépose son badge sur la table avant même que Farid n'ouvre le dossier.

"Je suppose que mes six ans de sacrifice méritent au moins l'honnêteté du silence."

 

Farid apprécie. Le silence est le seul langage corporate qui ne ment pas.

 

17h30 :

Jérôme, responsable commercial. Son costume Hugo Boss ne cache pas les tremblements de ses mains. La peur a toujours été le meilleur KPI.

 

"J'ai fait 180% de mes objectifs", lance-t-il comme on lance une bouée de sauvetage.

 

"La performance d'hier n'est qu'un indicateur obsolète de demain", répond Farid en lui tendant les documents. L'absurdité corporate sort maintenant de sa bouche naturellement, comme une respiration artificielle.

 

18h :

Marie-Claire, responsable communication. L'ironie est parfaite : celle qui écrivait les emails "InnovCorp Family Newsletter" va maintenant pouvoir rédiger sa propre lettre d'adieu.

 

"Tu veux que je t'aide à formuler le mail d'annonce de mon départ ?" demande-t-elle avec un sourire qui fait mal. "J'ai de l'expérience dans l'art d'enrober la merde en chocolat corporate."

 

18h15, pause café avec Marc-Antoine :

"Le board est impressionné. Pas une fausse note. Pas une émotion. Tu es une machine."

 

"Une machine", répète Farid. Le mot a un goût de victoire. Les machines ne pleurent pas quand leur fils de deux ans ne les reconnaît plus sur FaceTime.

 

18h30, quarante-cinquième entretien :

"Comment tu fais ?" demande Mohamed, designer senior. "Pour dormir la nuit ?"

 

"Je ne dors plus", répond Farid. "Je fais des reviews de performance pendant que les humains perdent leur temps à rêver."

 

18h45 :

Philippe, chief happiness officer. Sa chemise hawaïenne détonne dans le gris de l'après-midi. Un dernier fragment de couleur dans le monochrome des licenciements.

 

"Tu réalises l'ironie ?" demande-t-il en s'asseyant. "Je suis censé envoyer le sondage de bien-être au travail demain."

 

"Tu peux toujours le faire", répond Farid. "Ça donnera une baseline intéressante pour mesurer l'impact de ton départ."

 

19h :

Sandra, directrice des "talents". Ses talons Louboutin claquent sur le sol comme le marteau d'un juge corporate.

 

"J'ai recruté la moitié des gens que tu as virés aujourd'hui", dit-elle simplement.

 

"Et maintenant tu peux mettre 'gestion complète du cycle de vie des talents' sur ton CV."

 

Le soleil commence à se coucher sur la Défense. Les tours de verre renvoient des reflets rouges. Comme si même le ciel saignait.

 

19h30 :

Nicolas, manager de l'innovation. Son badge "Think Different" n'aura jamais été aussi prophétique.

 

"Tu sais ce qui me tue ?" dit-il en jouant avec son MacBook. "J'ai un workshop 'Culture de l'échec' à animer la semaine prochaine. Le thème ? 'Comment rebondir après un setback professionnel'."

 

Le timing est tellement parfait que même Marc-Antoine, qui passe la tête, esquisse une grimace.

 

20h :

Dernière victime du jour, Benjamin, responsable de la transformation digitale. La transformation ultime : de salarié à statistique du chômage.

 

"J'étais en train de coder notre nouvelle app de feedback continu", dit-il avec un rire qui sonne faux. "Pour 'améliorer l'expérience collaborateur'. Tu veux que je la termine avant de partir ?"

 

Farid regarde l'horloge. Cinquante-deux exécutions en une journée. Un nouveau record d'efficience.

 

20h30, bureau de Marc-Antoine :

"Champagne ?" Il sort une bouteille de Dom Pérignon comme un prêtre sort les derniers sacrements. "Il faut célébrer. Performance exceptionnelle. Pas une fausse note. Pas une émotion déplacée."

 

Farid regarde les bulles monter dans son verre. Comme les larmes qu'il ne verse plus depuis que son fils l'appelle "le monsieur dans le téléphone".

 

"D'ailleurs", continue Marc-Antoine en sortant une enveloppe, "le board t'a préparé une petite surprise. Ton package pour Casablanca. Bonus exceptionnel, villa avec piscine, voiture de fonction. Le package du parfait petit colonisateur corporate."

 

Sur son bureau, les dossiers des cinquante-deux vies "optimisées" forment une pile parfaitement alignée. Comme les dominos qu'il ne jouera jamais avec Rayan.

 

"Une dernière chose", Marc-Antoine sort son iPhone. "Photo pour LinkedIn ? 'Quand leadership rime avec courage' - ça va faire un carton."

 

Farid regarde les bulles monter dans son verre. Comme les promesses qu'il faisait à Leïla. Comme les rêves de Rayan qui attendait un père et n'a eu qu'un hologramme en Smuggler.

 

23h, son appartement avec vue sur la Défense :

Son téléphone vibre. Leïla.

"Rayan a fait un cauchemar. Il appelait son père."

 

Il fixe le message comme une ligne de code défectueuse. Les machines ne savent pas consoler les enfants qui pleurent.

 

"J'ai eu une promotion", répond-il.

 

"Félicitations. Tu es promu à quoi cette fois ? Chief Heartless Officer ?"

 

Il ne répond pas. Sur son bureau, l'organigramme d'InnovCorp ressemble à un arbre généalogique post-apocalyptique. Cinquante-deux branches coupées aujourd'hui.

 

Minuit, devant son miroir :

Son reflet lui renvoie l'image d'un étranger en costume parfait. Une machine de guerre corporate calibrée pour détruire des vies avec l'efficacité d'un algorithme.

 

"Tu es fier ?" Le message de Karim clignote sur son téléphone. "Le petit Farid qui voulait changer le système est devenu son meilleur boucher."

 

Dans la nuit parisienne, les tours de la Défense brillent comme des lames de rasoir plantées dans le ciel. Quelque part, dans un appartement qu'il ne connaît pas encore, son fils de deux ans dort peut-être en serrant une vieille photo de son père.

 

Mais les machines ne pleurent pas. Les machines exécutent leur programme.

Delete. 

Enter. 

Next.

 

L'empereur est peut-être nu, mais les machines n'ont pas besoin de vêtements pour exécuter leur code mortifère.​​​​​​​​​ Et c’est tellement plus facile pour tuer la famille quand on a perdu la sienne.​​​​​​​​​​​​​​​

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LogistiX
Posté le 10/11/2024
Hello,

J'ai trouvé ce chapitre nettement plus virulent que les autres. Je me demande s'il mérite pas un petit TW racisme (parce que Marc-Antoine en tient une sacré couche là, et que Farid est plus vraiment apte à défendre) et violence psychologique (parce que mine de rien, les mots sont durs).

Ceci dit, le texte est poignant. Farid a fini de se déshumaniser, et c'est vraiment magnifiquement bien rendu. Et (malheureusement) pas si loin de la réalité.

Il y a quelques licenciements au début je crois qui bien que formulés différemment m'ont paru identiques dans le contenu, mais pour les autres chapeau pour avoir réussi à créer tant de nuances.
Nqadiri
Posté le 10/11/2024
Oui - je confirme, ce chapitre Farid ne fait plus semblant de choisir. J’avais nommé initialement nommé ce chapitre La machine, parce que c’est ce qu’ils deviennent, ces nombreux Farid.

Je vais sûrement raccourcir ce chapitre en seconde lecture, il est trop long. Et tu as totalement raison.

Merci pour le passage :)
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