Chapitre 13 : Une compagnie macabre

Par Elly

Thalion avait toujours été traité comme un pestiféré, surtout après un évènement rappelant l’existence de sa malédiction. Quand son lien avec les Ombres s’était révélé aux yeux de tous, on fuyait dès qu’on l’apercevait. Désormais, depuis la brève apparition de Nécros, les élèves se collaient au mur pour éviter de le frôler et détournaient systématiquement le regard, craignant de trouver la mort prématurément. Après tout, le sceptre de Nécros aspirait l’âme des défunts pour les emmener en Enfer. Contrôler l’ange noir revenait à contrôler la mort, d’une certaine façon. Une rumeur racontait que Nécros était le familier du maudit. Voilà qui n’arrangeait pas sa réputation. Non pas que Thalion s’en souciait vraiment, mais jusque-là, on lui avait donné l’image d’un magérien machiavélique, dangereux et immoral. Désormais, on l’associait purement et simplement à la mort. 


  —  Camille, grouille-toi ou on part sans toi, l’avertit Thalion.
  —  Minute, je termine de me changer.


Thalion croisa les bras sur son torse en soupirant, peu d’humeur à patienter, à l’inverse de Nohan qui attendait calmement à côté de lui. La silhouette de Camille s’agitait dans la mezzanine de leur chambre pendant qu’il enfilait un uniforme plus léger. Ce week-end, les températures avaient continué d’augmenter au point que l’été semblait s’être invité sur l’île. Les élèves passaient leur temps à guérir des rhumes causés par les brutaux changements de températures et à ajuster leurs tenus. Eux qui pensaient que l’Arbre-monde s’était stabilisé, il n’en était rien.


  —  J’ai hâte de découvrir quel est le familier de Cally, Aglaé et Léosus, s’enthousiasma Nohan. 


Comme M. Trèz avait perdu connaissance, le cours avait été écourté. Les élèves qui n’étaient pas encore passés avaient dû attendre la prochaine séance pour la mise en pratique de l’invocation. Ceux qui avaient déjà leur familier étaient exceptionnellement dispensés de venir. Les trois magériens en avaient profité pour se reposer avant de rejoindre les filles et Léosus dans un des salons de l’académie.


  —  C’est bon, je suis prêt, déclara Camille en descendant de l’échelle. 
  —  Si tu te plains d’avoir froid ne serait-ce qu’une fois, j’utiliserai ton cadavre pour dissuader les fantômes de s’approcher de Sombrécorce, l’avertit Thalion. 
  —  Tu me fais tellement peur que j’en ai la chair de poule, ironisa-t-il.


Thalion dévisagea Camille avec dédain, se demandant pourquoi il était obligé de supporter son existence. 


  —  À propos de fantômes, Samhain approche, remarqua Nohan. Si tu veux, je peux demander à ma mère que tu puisses le fêter avec nous.


Thalion secoua la tête. Comme chaque année, Berry était trop occupé pour passer Samhain avec lui. Si le jeune homme y était habitué, qu’il passe cette fête seul à l’académie semblait embêter Nohan. 


  —  Ce n’est pas la peine, répondit Thalion. Vous serez mieux uniquement en famille. Si le fait que je sois seul t’inquiète, dis-toi qu’Aglaé sera là. 
 —  Au pire, les fantômes lui tiendront compagnie, ajouta Camille avec sarcasme.


Thalion ne prit pas la peine de répliquer, le regard rivé sur le visage dubitatif de Nohan. Samhain était le moment où le voile qui séparait le monde des morts et celui des vivants étaient le plus mince. La présence des fantômes se faisaient particulièrement ressentir. Indétectables à l’œil nu, leurs présences se trahissaient par le rafraîchissement de l’atmosphère. D’ailleurs, Thalion frissonnait souvent ces derniers temps. Il tâchait d’ignorer la possibilité que les fantômes puissent sentir la présence d’Apocryphos et s’agglutiner autour de lui.
L’année précédente, Thalion avait passé Samhain avec Eris. C’était sans doute la raison pour laquelle Nohan était d’autant plus préoccupé. Sans doute craignait-il que le contraste et les souvenirs douloureux soient difficiles à supporter.


  —  Vous en tirez, une tronche, se moqua Camille. C’est bientôt les vacances, vous devriez vous réjouir ! D’ailleurs, le choix des clubs approche aussi. Vous vous êtes déjà décidés ?


Nohan annonça sans hésitation reprendre le club de cuisine. Apparemment, ses talents culinaires progressaient. Tout en discutant, ils quittèrent leur chambre et descendirent les escaliers. 


  —  Et toi, Corvus ? Ça te dirait de retenter le club de duels ? le défia Camille. 
  —  Carrément. J’ai une vengeance à accomplir.
  —  Carrément pas, non ! s’interposa Nohan. Je vois d’ici les problèmes arrivés. C’est une très mauvaise idée. 
  —  Je serai plus gentil que la dernière fois… négocia Camille.
  —  De toute façon, M. Vandré n’acceptera jamais de…


La porte de Sombrécorce s’ouvrit, faisant apparaître un magérien au crâne rasé. Son regard se durcit en tombant sur le visage blasé de Thalion. Contre toute attente, il ne s’attarda pas sur lui, mais sur une des deux personnes qui l’accompagnaient. 


  —  Je vois que tu t’es parfaitement intégré à ton nouveau groupe, lança-t-il à Camille d’une voix acerbe.


Ce dernier haussa les épaules.


  —  On s’habitue au caractère de Corvus.
  —  Deux chiens ne peuvent que s’entendre, après tout.


Les deux magériens contractèrent la mâchoire, comme pour retenir quelques insultes. Thalion sentit Nohan se tendre, inquiet pour la suite des évènements.


  —  Ça fait quoi de fréquenter un meurtrier ? poursuit-il sans se départir de son ton acrimonieux.


Thalion se retint de lever les yeux au ciel. Quand les gens comprendraient-ils qu’Eris avait agi de son propre chef ? Camille ne perdit pas d’énergie à le raisonner. 


  —  Franchement, c’est excitant. Avec ses regards assassins, j’ai l’impression qu’à tout moment, il peut m’étrangler. C’est une expérience de vie intéressante. 


Thalion ne sut s’il devait s’amuser de son sarcasme ou s’énerver. Quoi qu’il en soit, sa réponse déplut à Ayden qui changea de cible en portant son attention sur Nohan.


  —  Toi, il doit te manquer une case pour accepter de traîner avec un corbeau et un harceleur. 


Camille détourna le regard en enfonçant ses mains dans ses poches, mal à l’aise. Ayden n’était pas au courant que Nohan avait aussi été une victime du magérien, ce qui rendait son propos d’autant plus accablant. Au moins, Camille n’en tirait aucune fierté et était conscient du paradoxe de la situation.
Nohan fixa Ayden. Un silence perdura. Thalion s’apprêtait intervenir pour lui éviter de se confronter à Ayden, mais la voix de son ami le stoppa dans son élan.


  —  J’avoue parfois me demander pourquoi je m’inflige ça.


Camille rigola tandis que Thalion dévisagea Nohan, l’air outré. Le visage d’Ayden n’afficha qu’un pur mépris. Dépassé par la singularité de leur trio, il entreprit de monter les escaliers pour rejoindre sa chambre. Les trois magériens se collèrent contre la paroi de l’arbre pour le laisser passer. Cependant, Camille ne comptait pas se pousser gentiment sur son passage. Il fit un croche-pied à Ayden qui s’étala sur les marches dans un grognement de douleur.
Camille et Thalion se précipitèrent vers la sortie de l’arbre-maison en gloussant, suivis par Nohan qui ne manqua pas de les gratifier d’un regard réprobateur.


  —  T’es un gamin. S’il se venge sur moi, ce sera de ta faute, se plaignit le maudit, mi-amusé, mi-agacé.
  —  C’est vrai. Pour me faire pardonner, je te défendrai corps et âme contre lui, proposa Camille.
  —  Parce que tu as une âme, toi ?


Camille ricana. Dès qu’ils posèrent un pied dehors, la morsure du froid les pétrifia. Où était passée la chaleur estivale qui réchauffait l’air ? 
À côté de lui, Camille frotta ses bras nus en claquant des dents.


  —  Par les dieux, qu’il fait froid ! Avant que tu ne m’achèves, je tiens à dire que ce matin encore, je dégoulinais de sueur.


Thalion voulait bien le croire. Les températures se seraient-elles brutalement inversées ? Si c’était le cas, l’Arbre-monde avait un sérieux problème.


  —  Les gars… regardez.


Nohan pointa les autres élèves qui fixaient de loin leur dortoir comme si un monstre y habitait, chuchotant entre eux. Ils ne s’emblaient souffrir d’aucun frisson ou tremblement. Certains contournaient l’espace qui encerclait Sombrécorce dans l’objectif d’esquiver la frigide meurtrissure de l’atmosphère. Pourquoi une température aussi froide s’était amassée autour de leur arbre ?
Ayden déboula derrière eux en pointant du doigt Thalion.


  —  Et voilà ! Je l’avais dit l’année dernière ! T’attires les morts, Corvus !
  —  Abuse pas, non plus. Pour qu’il fasse aussi froid à cause des fantômes, il faudrait que tous les spectres du coin se soient ameutés ici. Corvus n’a pas ce pouvoir ! le défendit Camille.


Thalion et Nohan échangèrent un regard effaré. Camille ne savait pas pour Apocryphos. Les fantômes percevraient-ils…


  —  … rien les gars ! Rester ici n’est qu’une perte de temps !
  —  Mais j’ai l’irrésistible envie de m’accrocher à lui, moi…
  —  Il est peut-être la solution qu’on attend…


Thalion fixa les trois silhouettes qui venaient d’apparaître à côté de lui. La première voix appartenait à une jeune fille avec des cheveux tressés et l’air débrouillard. La suivante, à un adolescent à l’allure mal assurée. La dernière, à un homme doté d’une longue barbe et une tenue de chevalier. Les deux autres étaient habillés de simples vêtements en toile. Thalion ne saurait décrire la couleur de leurs yeux ou de leurs cheveux car tout ce qu’il voyait était la transparence blanchâtre qui unifiait leurs corps de la tête aux pieds. Comme un voile dans lequel on avait découpé des formes humaines.    
En remarquant l’air éberlué de Thalion, le vieil homme s’attarda sur lui.


  —  J’ai l’impression qu’il nous regarde, comme s’il pouvait véritablement nous voir.


Face à cette possibilité, le garçon paniqua et se cacha derrière l’homme. Quant à la fille, elle secoua la tête.


  —  C’est impossible. Il est vivant, et nous, on est morts !


Toutefois, les yeux écarquillés de Thalion lui mirent le doute. Elle fit quelques pas vers lui. Instinctivement, le maudit recula.


  —  C’est pas vrai ! s’exalta-t-elle. Il peut nous voir ! Vous avez vu ça, les gars !


Elle pivota vers… personne. Jusqu’à ce que, une par une, des silhouettes diaphanes se révélèrent aux yeux de l’adolescent. Elles formaient un cercle autour de Sombrécorce, délimitant le changement de température qui pouvait se ressentir. Les fantômes s’agitèrent, le regardant avec un mélange d’espoir et d’excitation.


  —  Mortel, respire, tenta de l’apaiser Apocryphos alors que Thalion se sentait sur le point de défaillir. Ils ne vont rien te faire.


Une main vint doucement lui presser l’épaule. 


  —  Thalion, tout va bien ? s’inquiéta Nohan. Tu es livide.


Camille s’avança vers lui, le visage dénué de toute moquerie.


  —  Mec, je ne t’ai jamais vu aussi effrayé. Qu’est-ce qu’il se passe ?
  —  Les fantômes…

La fin de sa phrase mourut dans un son étranglé. Ses yeux faisaient des allers-retours entre eux et les morts qui résistaient à l’envie de se jeter sur lui. Ayden fut le premier à comprendre. D’une voix blanche, il souffla :


  —  Ne me dis pas que… les fantômes… tu peux les voir ?


Son silence était suffisamment éloquent. Ayden claqua la porte pour aller se terrer dans sa chambre. Camille était devenu aussi blancs que les corps désincarnés.


  —  Par les dieux… murmura-t-il, complètement choqué.
  —  Il… Il y en a beaucoup ? l’interrogea Nohan, tout aussi blême.


Une fois de plus, parler n’était pas nécessaire pour fournir une réponse. Il déglutit. Thalion crut un instant – un effroyable instant – que son ami allait partir en courant et ne plus jamais l’approcher, le laissant seul avec ces fantômes en effervescence. Finalement, Nohan acquiesça lentement et saisit ses épaules pour qu’il se concentre sur lui. 


  —  D’accord. Ce n’est pas grave. Ça… arrive, j’imagine, dans des cas comme les tiens. Alors il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Tout va bien. 


Il lui adressa un pâle sourire. La violente angoisse qui étranglait Thalion s’atténua, bien que son corps demeurait aussi frigorifié que tétanisé. Il prit de longues inspirations jusqu’à ce que l’envie de vomir disparaisse et qu’il sente de nouveau ses jambes.  Quand Thalion ne parut plus sur le point de s’évanouir, Nohan esquissa un pas vers Sombrécorce.


  —  Avant d’aller rejoindre les filles, je voudrais simplement récupérer le collier offert par ma mère contre les mauvais esprits. Juste… au cas où. 

 

 

L’ambiance était macabre. En les rejoignant dans le salon de l’académie, Cally, Aglaé et Léosus comprirent rapidement que quelque chose s’était produit. L’expression atterrée de Thalion en disait long. Tous assis autour d’une table comme s’il s’agissait d’une réunion de crise, les colocataires du maudit racontèrent la découverte qui allait bientôt faire le tour de l’académie, si ce n’était pas déjà le cas.
Seuls dans cette pièce isolés à l’atmosphère macabre, le silence qui accueillit la révélation était pareil à celui d’un enterrement. 


  —  Donc… Tu peux voir les morts ? répéta Aglaé, incrédule.


Thalion acquiesça, la mine sombre. La magérienne croisa les bras sur sa poitrine en soupirant.


  —  Ma première réaction est de penser que tu mens. Un vivant ne peut pas avoir un pied dans le monde des morts. Mais Nécros est apparu et… venant de toi, ça ne serait pas étonnant, au final.


Cally se contenta de le fixer avec un mélange de peine et d’anxiété. Une telle proximité avec la mort n’était pas censée être possible, et Thalion trouvait ce lien avait quelque chose de plus effrayant que celui avec les Ombres. Aucun vivant n’avait envie de côtoyer les morts avant le moment venu. Par ailleurs, un humain ne pouvait pas voir les fantômes, à moins d’être à moitié mort… ou mort. Nohan et Cally connaissaient la raison pour laquelle Thalion se trouvait dans cette situation, mais dans le cas inverse, il n’apparaissait que plus monstrueux et terrifiant aux yeux des autres.
Léosus se frotta le visage, dépassé par la situation.


  —  Okay. Honnêtement, c’est incroyablement flippant et si je ne savais pas qu’Aglaé m’en voudrait de fuir, j’aurai déjà déguerpi. En même, temps, on dirait que la mort te suit, mec ! s’horrifia-t-il.
  —  Je l’ai dans la peau, confia Thalion sans le moindre sarcasme.


À part Nohan et Cally, personne ne comprit pleinement le sens de ses paroles. Le froid qui envahissait la pièce, d’ordinaire si chaleureuse, les faisait tressaillir et renforçait leur morosité. La chaleur du feu de cheminée était totalement inefficace. Thalion s’affala sur la table, la joue collée contre le bois. Ce silence mortifère lui donnait envie de creuser sa tombe pour devenir bel et bien mort.
Cally se racla la gorge.


  —  J’ai compris que vous préfériez rester dans l’ignorance, mais moi, j’ai besoin de savoir. Actuellement, il y a des… fantômes près de nous, là ?
  —  À ton avis ? Moi qui pensais frissonner à cause de l’ambiance glaciale, ironisa Camille.
  —  Où sont-ils ? s’enquit Aglaé. J’ai besoin de voir ça de mes propres yeux. 
  —  Et moi, j’ai besoin de rester dans le déni, couina Léosus.


Thalion se redressa, las. Se donner en spectacle ne le réjouissait pas, mais de toute façon, il devait calmer les ardeurs d’un fantôme qui lui cassait les oreilles. Littéralement.


  —  Eh oh ! Écoute-moi ! Je sais que tu m’entends ! Arrête de m’ignorer, je suis lààààààà…
  —  Si tu continues de hurler comme ça à côté de moi, je ne pourrais définitivement plus t’entendre à cause de mes tympans meurtris ! s’énerva Thalion.


Ses yeux se posèrent sur la silhouette translucide qui s’agitait à sa gauche depuis leur arrivée dans le salon. Ses compagnons se figèrent, déstabilisés de le voir fixer le vide et parler avec assurance comme s’il discutait véritablement avec quelqu’un.
Un sourire s’épanouit sur le visage de la jeune défunte.


  —  Ah ! Tu fais enfin attention à moi !
  —  T’as pas compris que je n’avais aucune envie de te parler, Fantômette ?
  —  Mais moi, si ! C’est presque un besoin physique. Et je m’appelle Mélia !
  —  Je te rappelle que tu n’as plus de corps, Fantômette.


Elle soupira bruyamment en croisant les bras sur sa poitrine. Quelques épis s’échappaient de sa coiffure et sa robe blanche ondulait légèrement. Thalion tenta de mettre un âge sur ce visage boudeur. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ans, si on omettait les années passées à errer sur Terre.


  —  Il parle dans le vide, on est d’accord ? Il fait simplement semblant, hein ? tenta de se persuader Léosus, aussi tendu qu’un arc.


Fantômette se tourna vers lui, le toisant avec dédain.


  —  Encore un vivant qui préfère nous ignorer. Vous ne savez pas ce que c’est d’être coincé dans un monde auquel vous n’appartenez plus, obligé d’observer son environnement évoluer sans pouvoir réellement interagir avec lui. Samhain est l’occasion de rappeler notre existence à notre ancienne espèce qui désormais nous méprise tant.


Thalion ressentit un pincement au cœur, ses paroles faisant écho à son vécu. Lui aussi était confronté à ce rejet. Les vivants fuyaient les fantômes qui les renvoyaient à la fatalité de leur propre vie, tandis que les fantômes en souffraient. Thalion n’oubliait pas non plus que si Apocryphos leur avait interdit le repos éternel, c’était pour une raison. Ces individus, autrefois humains, étaient loin d’être irréprochables. 
Un sourire carnassier ourla les lèvres de Fantômette et les livres entassés dans la bibliothèque se mirent à trembler. Ses amis se crispèrent. Cally se rapprocha d’Aglaé qui exprimait une terreur que Thalion ne lui avait jamais vu. Camille marmonna une prière et Léosus se leva si brusquement que sa chaise tomba au sol dans un bruit mat. Un des ouvrages se détacha de son étagère et fila droit sur le magérien. Thalion bondit sur ses pieds pour intercepter le projectile avant qu’il n’atteigne Léosus de plein fouet. 


  —  Ça suffit ! gronda-t-il en claquant le livre sur la table.
  —  Quoi ? bougonna Melia. Samhain est le seul moment où on peut faire autre chose que traverser les obstacles et léviter, alors j’en profite. Mais si tu t’obstines à te détourner de nous, ce genre d’accident pourrait se reproduire…


La fierté qu’elle tirait de sa menace fut rapidement ébranlée par la colère implacable qui miroitait dans les yeux de Thalion.


  —  Tu oses me faire chanter ? C’est vous qui avez besoin de moi, pas l’inverse. Je n’ai aucune obligation envers vous. Autrement dit, retente quoi que ce soit contre eux et je t’ignorerai jusqu’à la fin de ma scolarité ici. 


À leurs yeux, le maudit représentait un lien avec leur ancien monde. Un lien qu’ils n’espéraient plus trouver un jour. La possibilité d’être vu, entendu, et écouté. S’ils recherchaient tant son attention, c’était pour retrouver ce qu’ils avaient perdu, sortir de cette prison qu’était leur existence fantomale figée et renouer avec la vie pour s’en donner l’illusion. C’était ces mêmes raisons qui les conduisaient à posséder les vivants au risque de finir exorcisés. 
Le visage de Fantômette se décomposa pour afficher celui d’une adolescente peinée, presque craintive à l’idée qu’il mette son avertissement à exécution. Devant l’absence d’hésitation, elle comprit que pour faire de lui son allié, elle avait intérêt à se tenir tranquille. En rouspétant, elle flotta jusqu’au canapé en cuire dans lequel elle s’assit. Thalion se tourna ensuite vers les fantômes qui observaient la scène sur le seuil de la porte, parmi lesquels figuraient le vieillard et le garçon.


  —  Et vous, déguerpissez ! Je ne suis pas une bête de foire ! Soit vous avez quelque chose à me dire, soit vous me fichez la paix !


Ils s’enfuirent en traversant le mur du couloir avant même qu’il ne finisse sa phrase. Il en valut de même pour les quelques observateurs postés près de la fenêtre à l’extérieur lorsqu’ils croisèrent le regard agacé du magérien. Dès leur départ, le froid qui hantait la pièce diminua, apaisant l’atmosphère tendue. 
Thalion se rassit sur sa chaise. Ses amis le fixaient avec un mélange d’admiration et de sidération. Léosus était toujours debout, le dévisageant comme si un nouvel homme se trouvait devant lui.


  —  Thalion… tu es mon héros. Tu m’as sauvé la vie.
  —  N’abuse pas, tu allais simplement te manger un livre en pleine figure, répliqua ledit héros.
  —  Bon, on ne peut définitivement plus douter de ta capacité à voir les fantômes, déclara Aglaé, l’air grave.
  —  Au final, t’as l’air de plutôt bien gérer, constata Camille.


Thalion haussa les épaules.


  —  Avec du recul, ils n’ont pas grand-chose de terrifiant, en fait. Ils se sentent juste seuls et inutiles sur Terre.


Le corps de Cally se détendit lorsqu’elle prit conscience de ce fait, un éclat de culpabilité se reflétant dans ses yeux vert d’eau. Ceux de Nohan se teintèrent de compassion.


  —  Je comptais insister pour que tu fêtes Samhain avec moi, ne voulant pas que les morts te tiennent compagnie, mais finalement, tu pourrais peut-être les aider…


Fantômette tourna vers lui, un visage maculé d’espoir, contrastant avec l’air dubitatif de Thalion. Il voulait bien pallier à leur solitude et discuter de temps à autre avec eux, mais pas jouer à la nounou.


Il comptait répondre quand une magérienne pénétra dans le salon. Elle avait des cheveux ondulés noirs soigneusement entretenus et des grains de beauté clairsemés sur son visage, à l’image d’Anthéa, une de ses camarades de classe. 


  —  Salut les filles ! Je vous cherchais.


Lorsqu’elle s’approcha, Thalion remarqua ses deux grains de beauté placés en dessous de l’œil. Il se crispa. À l’école Magéra, il avait rencontré une fille avec les deux mêmes grains de beauté qu’il n’oublierait jamais. Cette fille avait une importance particulière pour lui, car elle était la première personne pour qui il avait éprouvé des sentiments. N’étant pas dans la même classe et la croisant rarement, il avait plus ou moins oublié qu’ils fréquentaient la même académie.
Cally sourit à la nouvelle arrivante.


  —  Coucou ! Je ne m’attendais pas à ce que tu nous cherches. D’habitude, tu attends le soir pour nous parler.
  —  Les gars, voici Ema, notre nouvelle coloc de chambre, la présenta Aglaé devant leur mine perplexe. Elle est dans la classe des Jetins, et la cousine d’Anthéa.


Ils acquiescèrent avant de la saluer brièvement, sauf Thalion qui resta de marbre, la langue étrangement engourdie. Comment oublier ce prénom... À l’école, il s’était contenté de la contempler de loin sans chercher à se renseigner sur elle ou même à se rapprocher, ne voulant pas nourrir d’espoir. Qu’elle attire l’attention d’un corbeau lui aurait apporté des ennuis et une relation avec elle était impossible, alors il avait préféré laisser mourir la plante plutôt que de l’arroser vainement, la rendant plus difficile à arracher. Une amourette d’ado prépubère morte dans l’œuf, en somme. 


  —  C’est vrai, confirma Ema, mais en réalité, je vous cherchais parce que je savais que je trouverai Corvus avec vous.


Thalion sentit son corps se transformer en glace quand elle posa ses yeux noirs sur lui. Son cœur cognait affreusement fort dans sa poitrine. Plus jeune, combien de fois avait-il espéré qu’elle s’intéresse à lui ? Qu’elle cesse de prendre cet air apeuré chaque fois qu’elle l’apercevait.
Ema tritura une de ses mèches de cheveux, un sourire timide sur les lèvres.


  —  Je ne sais pas si tu te souviens de moi, on était ensemble à l’école Magéra.


Thalion hocha la tête. Fort heureusement, son mutisme provoqué par son trouble ne changeait pas beaucoup de l’attitude désagréable qu’il réservait aux inconnus, donc personne n’en fut étonné. Hormis Nohan qui parut surpris qu’il ne la gratifie pas d’un regard noir. 


  —  Bref, reprit-elle en relâchant sa mèche. Je voulais te dire que… Dites, c’est moi ou il fait super froid, ici ? se plaignit-elle en se mettant à frissonner.
  —  Et encore, t’as de la chance, la plupart des fantômes sont partis, ricana Camille.


Il reçut un coup de coude de la part de Léosus. Ema écarquilla les yeux en portant une main devant sa bouche ouverte. Comme le reste de la tablée, Thalion s’attendait à ce qu’elle fuit en courant, certainement pas à ce que son visage s’illumine et que ses yeux sombres scintillent.


  —  Alors c’est vrai ! s’exclama-t-elle. Tu attires vraiment les fantômes ? C’est incroyable !
  —  Ah bon ? bafouilla Thalion, confus.
  —  Mais oui ! C’est aussi effrayant que fascinant ! J’aimerais bien être capable de voir ce que personne d’autre ne peut percevoir.


Dans les souvenirs de Thalion, Ema était une fille douce et joviale. Rien qui ne trahisse un potentiel intérêt pour le monde des morts. Il ne fut pas le seul pris de court car tout le monde la dévisageait, bouche bée.


  —  Il y en a dans la pièce, des fantômes, là ? s’enquit-elle, animée par une enthousiaste curiosité.
  —  Heu…


Trop désarçonné pour répondre, ce fut son coup d’œil sur le fauteuil qui révéla la présence de Mélia. Ema se tourna vers le siège en cuire, vide à ses yeux, sans pouvoir constater l’expression décontenancée de la défunte.


  —  Bonjour ! Je m’appelle Ema Valara, enchantée ! Qu’est-ce que j’aimerais discuter avec toi… ou même te voir ! C’est une fille ou un garçon ? demanda-t-elle en pivotant vers Thalion. Tu… tu ne te moques pas de moi, on est d’accord ?


Ses joues se colorèrent à l’idée qu’il puisse l’humilier de cette façon. Thalion comptait nier quand Fantômette quitta le fauteuil pour flotter vers la magérienne.


  —  Puisqu’elle semble tant vouloir s’assurer de ma présence, je vais la lui confirmer. Ne me regarde pas comme ça, je ne vais rien lui faire ! précisa-t-elle devant les yeux plissés du jeune homme.


Elle se plaça devant Ema et enfonça son bras dans la poitrine de la vivante. N’étant qu’une manifestation désincarnée, sa main ressortit dans le dos d’Ema. Cette dernière sursauta et fut secouée par de violents frissons, jusqu’à ce que Mélia retire son bras, un sourire satisfait sur les lèvres.


  —  Par les dieux, bredouilla Ema en portant une main à son cœur, j’ai ressenti un immense froid, comme si je gelais de l’intérieur. C’était…
  —  Fant… Je veux dire, Mélia vient de faire traverser son bras à travers ton corps pour te prouver sa présence, expliqua Thalion.


Le visage d’Ema rayonnait devant cette découverte, contrastant avec l’air interdit, voire épouvanté, de ses amis. 


  —  Alors les rumeurs sont vraies ! Quand, en te cherchant, j’ai entendu que ton dortoir attirait tous les fantômes du coin et que tu te serais évanoui en sortant de l’arbre-maison en les apercevant, je n’y croyais pas trop, mais…


Thalion fronça les sourcils tandis que Camille étouffa un rire en toussant. Le maudit ne saurait dire comment les spectateurs présents autour de Sombrécorce avait perçu la scène, mais à aucun moment il n’avait perdu connaissance. Comme toujours, les commérages exagéraient les faits…
Aglaé intervint :


  —  À ce propos, Ema, pourquoi tu le cherchais ?


Sa voix sèche trahissait sa contrariété sans que Thalion n’en détermine la cause. Ses muscles étaient crispés, comme si la présence d’Ema la mettait sur les nerfs.


  —  Ah oui, j’ai un message de M. Cowen : Corvus doit venir dès que possible dans son bureau. Il me l’a dit quand je l’ai croisé dans le couloir en coup de vent. Il avait l’air pressé…
  —  Ema, tu aurais peut-être dû le dire dès ton arrivée, remarqua Cally. Si le proviseur le convoque, c’est que ça doit être important… 
  —  Désolée, il y a eu Mélia et… Bref, moi aussi je vais y aller, mes amis m’attendent. Cally, Aglaé, on se voit ce soir !


Dès qu’elle quitta le salon, Léosus se tourna vers Aglaé.


  —  T’as un problème avec elle ? Tu ne l’aimes pas ?
  —  Non, c’est que, comment dire… C’est une fille chouette et curieuse, mais pas toujours dans le bon sens. Elle est un peu dans son monde, enfermée dans sa bulle de confort. Elle est du genre à vouloir communiquer avec les fantômes juste pour voir ce que ça fait et à t’envier en ignorant le négatif que ça implique, à savoir être mal vu des autres, être rejeté…


Thalion comprenait ce qu’Aglaé lui reprochait, mais il ne voyait là que de la maladresse. Souvent, les gens ne se rendaient pas compte de l’horreur d’une situation avant de l’avoir vécu.


  —  Tu n’as pas digéré qu’elle dise vouloir attraper la Gorgose pour qu’on soit au petit soin avec elle et expérimenter la transformation du corps en pierre pour comprendre ce que ça faisait, comprit Cally.


Bon… il y avait tout de même des limites à l’ignorance et des choses à ne pas dire.


  —  Elle ne savait pas pour ma mère et s’est excusée ensuite en prétextant plaisanter, mais même sous couvert d’humour, son manque de considération me reste en travers de la gorge, reconnut Aglaé, les lèvres pincées.


Effectivement, son amertume était compréhensible. 
Thalion se leva en prenant son sac.


  —  Bon, eh bien, j’y vais. 
  —  Ça va aller ? s’inquiéta Nohan. Tu n’as pas peur de ce qu’il pourrait te dire ?
  —  M. Cowen est… M. Cowen. Il faut le rencontrer pour le comprendre, mais je n’ai rien à craindre de lui, soyez-en certain.


Il se dirigea vers la porte. Mélia, qui flottait insouciamment dans l’air, entreprit de le suivre. Thalion l’arrêta.


  —  Toi, tu restes là. Je ne te veux pas dans mes pattes.
  —  Mais non, si elle y tient, elle peut te suivre, ça ne devrait pas te poser problème ! insista Léosus, un rictus crispé sur les lèvres. 
  —  Mais non, elle est absolument ravie de vous tenir compagnie, assura-t-il en voyant le sourire carnassier de Fantômette. Ne vous inquiétez pas, elle ne vous fera rien.

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