Arriver à temps. Le risque était religieusement tu, mais il pendait aux moindres lèvres. Les troupes dennoises avaient quitté Mirane pour installer le camp sur un plateau aux valons fatigués par la force de l’âge. De là, ils rejoindraient rapidement la mer. De là, ils pourraient se déployer plus rapidement sur tout le littoral.
L’océan de tentes avait beau s’étendre à perte de vue, Maeve ne pouvait s’empêcher de redouter le pire. Si les autres pays ne répondaient pas à l’appel, combien de temps pourraient-ils repousser une invasion ennemie ? Les Pays de Dennes avaient beau avoir l’Océan des Glaces à franchir, leur armée pouvait compter sur le soutien de trente-deux régions, quand la Dennes Occidentale n’en était qu’une.
A mesure que les jours passaient, l’appréhension montait. L’inspection des rangs des mages avait confirmé ses craintes : ils étaient trop peu. Les grandes familles dennoises étaient historiquement liées à un bataillon. Et même si elles devaient traditionnellement mettre à disposition leurs mages en cas de mobilisation, de nombreuses armoiries n’étaient pas représentées. A ce sous-effectif s’ajoutait la logistique illogique des Dennois. Puisque chaque mage se fournissait en potions auprès de sa propre maison, tous étaient venus avec leurs provisions personnelles, empêchant toute stratégie d’ampleur et multipliant les espaces de réserve nécessaires.
« Il va falloir rationnaliser ça » avait-elle conclu, rajoutant une énième tâche à la longue liste de tout ce que son pays devrait affronter s’il gagnait cette guerre.
Elle n’avait jamais imaginé jusqu’alors que l’organisation des mages d’armée puisse être différente de celle qu’elle avait toujours connue : des bataillons de mage menés par un général mage. Les corps d’armée spécialisés donnaient l’avantage considérable de l’offensive, et la stratégie avait fait admirablement ses preuves au début de la colonisation par le peuple de Bodhur. Mais cette fois, il ne serait pas question d’offensive, se rappela-t-elle. Cette fois, il fallait se défendre.
Son meilleur espoir reposait sur les autres, ceux dont elle ne savait même pas s’ils répondraient à l’appel. Plus le temps passait, plus elle redoutait de ne voir personne arriver en renfort. Puis, des pavillons bleus furent repérés depuis les côtes, et annoncèrent la nouvelle de l’arrivée imminente des troupes alliées. Brêmois et Argons avaient rejoint les rangs dennois, et offraient à leur armée plusieurs embarcations pour repousser depuis la mer le débarquement ennemi.
L’autorité, la rigueur des matins où l’on se levait tôt, l’utilité au détriment du superflu. Maeve avait repris sans peine aucune le rythme de l’armée et la cadence de ses rouages. Mais malgré l’adrénaline qu’elle retrouvait dans un environnement si familier, elle ne pouvait s’empêcher de douter. Elle qui croyait avant avoir déjà tant accompli dans sa formation de magerie, qui pensait avoir quitté son pays juste avant d’obtenir la reconnaissance ultime n’avait en réalité rien fait. Elle ne savait pas ce que c’était, de donner des ordres. Elle ne savait pas ce que l’on attendait d’elle, exactement. Et surtout, elle n’avait jamais été soldate. Elle avait seulement de l’entraînement. Intensif, certes, mais entraînement tout de même. Elle ne savait pas ce que c’était, d’ôter la vie, et elle se surprenait parfois à douter d’elle aussi.
Lorsque le crépuscule voilait le camp de sa pénombre, Maeve appréciait la retraite de sa tente au confort rudimentaire réduit à son minimalisme le plus fonctionnel. Depuis que le Grand Commandant les avait prévenus deux jours plus tôt de l’arrivée imminente des troupes norlandaises, elle avait attendu avec impatience les retrouvailles. Son père serait là, c’était certain. Il lui avait été bien moins aisé, dès lors, de rester concentrée sur l’organisation des acheminements de pièges d’arnath, ou lors des points stratégiques sous le pavillon de commandement.
« Mon Lieutenant ! »
Maeve n’avait pas vu la toile de l’entrée se dérober, ni entrer la garde.
« Vous avez de la visite. »
Enfin. Cela faisait si longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. La toile s’écarta de nouveau, et ce fut un grand garçon, les épaules fièrement retroussées, les bouclettes entortillant son large sourire, qui entra.
« Authave ! » s’exclama-t-elle, n’en croyant pas ses yeux.
Son frère avait tant grandi qu’il avait été comme étiré par les deux bouts. Sa silhouette allongée était bien plus fine et penaude que la dernière fois.
« Tu me dépasses même, maintenant…
— Depuis le temps ! A cette allure, la prochaine fois que tu me verras, j’aurai des poils au menton.
— Ta voix ! »
Elle ne l’avait pas reconnue. Elle n’était plus fluette, comme autrefois. Elle était grave, et Maeve se souvenait que lorsque pareils changements furent observés chez ses camarades du camp, ils avaient été irrémédiables.
« Où est passé le petit garçon que j’ai laissé à la Citadelle ?
— Il a grandi, et intégré la régulière.
— Je pensais que tu ne serais pas formé avant trois ans…
— Je me suis porté volontaire. L’armée avait besoin de recrues, et ma sœur a un ennemi à repousser.
— Tu es si jeune !
— La jeunesse n’a jamais été un obstacle pour notre famille.
Maeve ne lâchait pas son frère des yeux. Cette surprise illuminait sa journée.
« Et Papa ? Est-il arrivé, lui aussi ?
— Resté au pays, il gère l’intendance. C’est Grand-Papa qui a pris le commandement des armées.
— Avec sa jambe ? »
Elle n’avait pas le souvenir de Perrhé à la tête de ses troupes depuis de longues années.
« Le chef a dit.
— Soit. »
Et tandis que Maeve prenait le temps d’assembler les multiples pensées que l’arrivée de son frère avait fait jaillir dans sa tête, Authave balayait sa tente d’un regard triomphal. Il s’arrêta sur l’armure, fièrement dressée en face de son lit de camp.
« Tu as bien vite fait tes preuves, dis donc !
— Je ne vois pas les choses ainsi.
— Je ne connais pas les galons dennois, mais quand même, tu n’as pas l’air d’en manquer » disait-il en pointant du doigt son fourreau.
Elle se contenta d’abord de sourire, hébétée, puis elle se résigna à parler.
« Je viens à peine d’intégrer l’armée.
— Un haut fait d’armes ! Tu poursuis la légende Bressild par-delà nos frontières.
— Si seulement… »
Maeve baissa la tête et essayait de trouver dans son souffle la force de s’expliquer. Elle tenta une première syllabe, qui flotta dans l’air avant de se perdre sans n’aboutir à aucun mot. Elle broyait ses phalanges de ses pouces emportés.
« Les choses ici ne se passent pas comme à la maison. Ça m’a aussi paru étrange, au début.
— Et toi, tu as accepté ?
— Tu penses vraiment que j’ai eu le choix ? C’était ça ou rester à la maison !
— Bon, bon… Après tout, ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu.
— Ne crois pas que c’est par plaisir que je fais tout ça.
— Je me doute bien. Je me souviens, quand tu es partie, tu sais ?
— C’est bon, arrête ! »
Elle connaissait assez cette tête de mule pour savoir qu’il n’arrêterait pas avant d’avoir le dernier mot, et il fallait reconnaître qu’en l’occurrence, il avait raison de l’avoir. A sa place, elle aurait été certainement pire, et l’aurait fustigé pendant bien longtemps.
« Tu portes toujours le bracelet, remarqua-t-il agréablement surpris.
— C’est tout ce qu’il me reste, ici. Avec des souvenirs.
— En tout cas, je n’aimerais pas être à ta place. Tu ne peux jamais rentrer ! On ne te voit plus, à la Citadelle.
— Je ne vis plus au Norlande. Cela dit… Je pourrais y voyager, quand tout ça sera fini. »
Ce serait si étrange, pensa-t-elle, de revenir chez soi en n’étant que de passage. Après tout, c’est ce qu’elle avait toujours fait quand elle était de permission. Elle ne considérait plus la Citadelle comme chez elle, et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de croire que rentrer maintenant serait différent.
« J’ai quelque chose pour toi, d’ailleurs, dit-il en lui tendant un écrin.
— Tu t’es mis en tête de me couvrir de bijoux à chaque fois que l’on se verrait ?
— Peut-être bien. »
Elle s’exécuta, pour découvrir une petite boucle argentée. La même qu’elle avait vu tant d’années portée à l’oreille droite des sergents instructeurs. La même que celle qu’elle aurait dû avoir à la cérémonie d’intronisation des nouveaux mages, si elle n’était pas partie.
« Authave ! »
Elle contemplait son présent les yeux brillants, avant de se reprendre.
« Je ne le mérite pas, dit-elle en refermant l’écrin avant de le lui rendre. Je n’ai même pas terminé ma formation. »
Mais il insista, et d’un sourire timide, les pommettes rosées, elle la sortit de son étui et la caressa de ses doigts. Elle se sentit envahir d’un courant de chaleur à mesure qu’elle fixait la boucle. Elle était si fière.
« Je peux te l’accrocher, si tu veux. »
Maeve regarda son frère d’un air suspicieux.
« Tu sais faire ça toi ?
— Pas plus que toi, et ce sera toujours mieux que si tu t’en chargeais toi-même. »
Et tandis qu’Authave agitait le coude devant ses yeux, cherchant un bon point à picorer sur son lobe, Maeve ressentit soudain une douleur intense. Les bruitages de son frère près de son oreille ne la rassuraient pas davantage, mais elle gardait malgré tout son sang-froid.
« Bon, je vais y aller d’un coup sec. Serre bien les dents ! »
Une dernière pique, et puis plus rien.
« Voilà ! » s’exclama-t-il satisfait.
Et d’une main fébrile, Maeve toucha l’argent qui lui pendait à l’oreille.
« Comment ça me va ?
— On ne peut mieux. »
Elle suivit son frère jusqu’au campement norlandais, qui avait rallongé le leur de plusieurs nouvelles rangées de tentes. Et pourtant, elle ne le trouvait pas aussi étendu que ce à quoi elle s’était attendue. Maeve chargea un soldat de la conduire jusqu’à son grand-père, qui la guida à travers les toiles norlandaises jusqu’aux quartiers des généraux, où il glissa quelques mots à des gardes.
« Je regrette, Madame, le Gouverneur n’est pas ici. »
Elle demanda à l’attendre dans ses quartiers, installés à côté de la tente de commandement. L’intérieur lui rappela le cabinet de Perrhé à la Citadelle : le strict nécessaire, un lit militaire en plus, et une carte dépliée. Sur celle-ci, les terres du Nord n’étaient plus au centre, et ne formaient qu’une mince bande de terre à la frontière. Maeve cherchait le nom des villages qu’elle avait traversés à son arrivée jusqu’à atteindre le lac Loëtan, puis Mirane. Les villes avaient une perspective si différente, ainsi couchées sur un papier.
Au-dessus, son grand-père avait suspendu d’autres cartes. Plus petites, mais bien plus détaillées. Ce devait être le lot des hommes d’Etat, pensa-t-elle. Ils ne pouvaient jamais arrêter d’y penser. Elle se perdit dans la contemplation des côtes, marquées par une ligne pointillée qui accompagnait d’une main parallèle une autre continue. Certaines routes étaient plus droites que d’autres, où des cercles hachurés semblaient indiquer des collines à contourner, ou peut-être des monts ? Après tout, elle n’avait jamais été dans cette partie de la Dennes Occidentale. Elle n’avait même quasiment rien vu de toutes ces contrées qu’indiquait la grande carte. Elle remarquait avec attention l’autre rivière du pays, au sud, et cette ville qui semblait déborder d’un îlot en plein confluent de deux cours d’eau.
« Ton père ne s’est jamais assez intéressé aux cartes.
Maeve sursauta.
« Il n’aime pas la paperasse.
— Quand on aspire à de grandes choses, on apprend à se forcer. »
Même si cette réplique cinglante ne la concernait pas, elle ne put s’empêcher de s’en vexer.
« Papa aurait pu se battre, au moins.
— Essaierais-tu d’insinuer une chose pour laquelle j’espère me tromper, Maeve ? »
Il avait ce regard perçant. Ce regard si inhabituel pour elle, et si commun pour les autres. Ce regard d’un Perrhé Bressild qui ne tolère pas la moindre contestation.
Et voilà. Elle ne parlait pas beaucoup, en général. Qu’avait-elle eu besoin de dire une phrase pareille ? Et lui, bien sûr, il avait fallu qu’il rebondisse en suivant dessus comme si étaient sorties de sa bouche les plus grandes atrocités de la terre.
« Une armée, ça se dirige. Mayha n’est plus là. Et ton père, malgré toutes ses qualités, n’est pas le plus fin des stratèges. »
Si elle avait maintes fois vu son grand-père faire montre de fermeté, elle n’était pas habituée à un ton si sec. Elle sentit sa poitrine se resserrer. Elle n’osait plus parler, mais Perrhé s’en chargea pour elle, et continua d’une voix contrariée :
« Voilà pourquoi je suis là. Parce que quand il s’agit de protéger notre famille, il faut prendre ses responsabilités. »
Pour Maeve, c’était le mot de trop. Il fallait qu’elle dise quelque chose, mais il ne fallait surtout pas qu’elle le dise mal. Il fallait réfléchir, peser les mots, être pertinente…
« Et je ne les prends pas, mes responsabilités, peut-être ? Vous croyez vraiment que je ne les prendrais pas, mes responsabilités, si je n’étais pas ici ?
— Maeve…
— Je me suis mariée. J’ai supporté toutes les extravagances de cette cour, toutes ! J’ai fui, quand le mari que vous m’aviez choisi a été banni de son pays. J’ai assisté au sommet, à Rica. Et je suis ici, aujourd’hui, prête à me battre pour ce pays que vous avez décidé serait mien. Alors je ne veux plus entendre… »
Elle réalisa soudain comment et à qui elle parlait, et s’arrêta tout aussitôt, la main à la bouche. Elle aurait voulu remonter dans le temps, et retirer ses dernières phrases, mais il était trop tard. Elle les avait déjà dites.
Elle leva avec effroi les yeux vers son grand-père dont elle craignait que les foudres ne l’anéantissent sur place, mais elle trouva un visage plus calme, au regard droit.
« C’est fini ?
— Oui. »
Elle ne se sentit ridicule qu’une seule seconde, avant de réaliser à quel point recracher ce mal-être à la figure de son instigateur lui faisait un bien fou.
« Alors, reprit Perrhé en désignant la carte du menton. Par où vont-ils arriver, nos ennemis, selon toi ? »
Elle décida de saisir cette échappatoire bienvenue et s’approcha de la table à nouveau.
« Difficile à dire. Sur les côtes, je l’espère. »
Il ouvrit un petit tiroir dissimulé par la carte qui débordait du meuble et en sortit un pion, qu’il tendit à Maeve en continuant :
« Où ? »
Elle observait la carte aussi fixement que sa rétine le lui permit, mais rien ne lui vint. Elle désigna par le sort du hasard un point plus au sud du littoral, à la limite de la zone indiquée comme vallonnée.
« Pourquoi ? »
Dans un monde où il n’y aurait eu qu’elle, elle se serait morfondue dans une détresse incontrôlée ; mais elle resta calme, et ne lâcha pas le parchemin des yeux.
« Je ne sais pas. »
Il ouvrit le tiroir à nouveau, et sortit d’autres pions. Il plaça le premier à l’embouchure de la rivière, en haut des côtes, et un deuxième en face de l’endroit où elle avait posé son bateau. Il chercha pour les suivantes d’une main hésitante à déterminer l’emplacement exact, comme s’il eut mémorisé les positions au millimètre près.
« Ce sont les postes de défense dennois. Et je pense bien que l’usurpateur a été en mesure de fournir ces positions à l’ennemi.
— Donc ils n’arriveront pas en face…
— C’est très peu probable, en effet. Mais rien n’est impossible. »
Tandis qu’elle se concentrait sur le terrain de jeu de nouveau, elle ne put s’empêcher de se sentir ridicule. Elle qui prétendait tant être faite pour l’armée n’avait jamais eu, depuis son arrivée, la curiosité de se renseigner sur l’armée dennoise. Ou peut-être n’avait-elle simplement pas le sens des cartes…
« Ils ne devraient pas arriver par le nord des côtes. La rivière nous avantage bien trop, tenta-t-elle.
— Ou ils pourraient justement profiter du fleuve. »
Le dilemme semblait insolvable, et elle était convaincue que quoi qu’elle propose, il eut quelque chose à répliquer. Et tandis qu’elle constatait les multiples points d’assaut potentiels, elle ne pouvait se retenir de se demander : auraient-ils le temps d’arriver là où l’ennemi débarquerait ?
« Je pensais que vous viendriez avec plus d’hommes.
— Je ne peux laisser le Norlande sans défenses. Et rien n’indique que votre pays est le seul menacé par les représailles du Vieux Monde, ni que les Argons tiendront leurs engagements. »
Maeve fixa la carte encore une fois, mais elle n’arrivait plus à se concentrer. D’un geste rapide et maladroitement empâté, elle posa son pion renversé au milieu de la mer d’Agïl. Perrhé la considéra un instant gravement, puis gagna sa chaise, sur laquelle il s’assit avec précaution pour ne pas mettre de poids sur sa jambe infirme.
Elle n’osait pas briser le silence. Elle avait abandonné. Maeve évitait de croiser le regard de son grand-père, de peur d’y lire la déception.
« Une première bataille, on s’en souvient toute sa vie. Tu verras » lui dit-il, la pointe des doigts jointe.
L’arrivée des Norlandais avait redonné le moral aux troupes dennoises. Le campement, lui, diminuait de jour en jour, avec les bataillons envoyés chaque jour le long du littoral, prêts à accueillir l’ennemi de leurs lames. Et puis, la nouvelle fatidique tomba. Une flotte avait été aperçue, et elle se ruait droit vers le Nouveau Continent. Sur le camp, le rythme s’accéléra. Les nuits se rétrécirent, et l’angoisse se lisait sur tous les visages, même ceux qui n’osaient pas l’avouer. Maeve redoutait le débarquement. Elle craignait qu’ils ne soient pas assez, au bon endroit, pour les repousser tant qu’il en était encore temps. Avant qu’ils ne pénètrent sur le territoire et rongent le pays en son sein.
Le temps lui avait rarement paru si relatif. Des opérations de plus en plus longues aux patrouilles de plus en plus renforcées, l’armée vivait à une cadence effrénée et pourtant, les jours semblaient être tous les mêmes. A force de redouter l’ennemi, l’ennui s’installait aux côtés de l’angoisse. Chaque soir, dans sa tente, Maeve s’appliquait à brosser sa poignière et sa ceinture à munitions. Même si l’usage de la magerie était formellement interdit sur le camp et que ses réserves restaient les mêmes, préparer son équipement déjà prêt la réconfortait. Pour chaque fiole, elle observait minutieusement la couleur et la consistance du liquide puis la replaçait sur la sangle selon une organisation très réfléchie. La même, infaillible, que lorsqu’elle chargeait ses potions au camp de formation : les feûlées et acquées s’opposaient sur une première ceinture, les aeliennes et les végitiennes sur la seconde. Elle saurait toujours quoi prendre, et dans le pire des cas, elle resterait sur ses classiques.
Maeve rangeait son équipement quand, autour de son poignet, frémirent contre sa peau les pierres du bracelet de Mayha. Elle arma sa poignière et ceintura son fourreau autour de sa taille, et se dépêcha de sortir. Pas ici. Pas maintenant.
Eclairé par la lueur de quelques feux, le camp dennois était silencieux. Seul s’élevait le bruit des pas de la ronde de nuit. Maeve avança, mais le signal devint imperceptible. Elle revint sur ses pas, tourna autour de sa tente, et s’engouffra dans la direction où la vibration était la plus forte. Son cœur palpitait. Quel que soit le responsable de cette magie oubliée, elle devait l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Elle ne savait pas ce qui se tramait, mais ce bracelet n’augurait rien de bon.
Les pierres la menèrent jusqu’aux camps alliés. Autour des tentes argones, les soldats en armure cuivrée de la Légion patrouillaient dans le silence. Les pierres s’emballaient contre sa peau. Maeve n’arrivait plus à se repérer. La menace paraissait proche, mais les allées demeuraient calmes. Trop calmes. Et tandis qu’elle levait les yeux au ciel, une chauve-souris passa au-dessus de sa tête et se fondit dans l’obscurité. La jeune femme se tourna dans la direction dans laquelle elle l’avait vue partir, et se mit à courir. Les palpitations du bracelet devinrent de plus en plus insistantes quand soudain, Maeve s’immobilisa.
Au loin, un Nimbe immense prenait pied et dessinait un cercle autour des tentes. Le camp norlandais.
« Alerte ! » hurla-t-elle.
Elle courut aussi vite que ses courtes jambes le lui permirent, tandis que l’aura recouvrait peu à peu les airs pour refermer sa cible dans une sphère infernale. Les royalistes auraient déjà débarqué en secret, et pris leurs troupes en embuscade ?
Les pierres la conduisirent jusqu’à la lisière du campement. Dans la pénombre, des soldats nimbaient. Maeve se mit à terre pour mieux s’approcher sans se faire remarquer. Les éclats de bronze sur leurs armures ne laissaient aucun doute quant à leur identité. La Légion argone.
Elle en avait compté sept. Le premier trio, les bras tendus en l’air, joignaient leur aura pour encager le camp, tandis que deux autres attendaient, poignière près de la bouche, prêts à dégainer l’arme fatale. La dernière paire se tenait en retrait, et la jeune fille peinait à distinguer leur visage.
Maeve devait agir, et vite. Quelle potion utiliser… Si elle parvenait à se rapprocher assez des mages, alors son Nimbe serait assez puissant pour qu’elle en attaque plusieurs à la fois. Elle rampa, s’approcha des mages et porta sa poignière aux lèvres quand elle aperçut leurs yeux révulsés, leurs joues tirées par la terreur.
Dans la pénombre, les deux autres légionnaires ne bougeaient pas. Maeve n’eut pas le temps de s’interroger plus. Les deux gardes avaient porté leur poignière à leur bouche et avalaient leurs premières gouttes.
Maeve porta la sienne à ses lèvres, et lança son aura sur la paire, encerclant leur gorge de lianes qui se refermèrent sur leurs proies. Les corps tombèrent au sol dans des râles étouffés.
Elle se préparait à ingurgiter une feûlée pour attaquer mais sa main arrêta sa course, suspendue devant son visage. Sa tête ne bougeait pas, son corps ne répondait plus. Que se passait-il ? Elle voulait appeler à l’aide, mais ses lèvres ne bougèrent pas. Elle se concentra sur des mouvements simples : une jambe, la fléchir, prendre appui sur une jambe, en vain. Interdite, elle chercha du regard quelque explication, mais ne trouva que les visages horrifiés des mages de la Légion pour lui répondre. Ainsi, eux aussi étaient aussi impuissants qu’elle ?
Les secondes s’écoulaient telle l’éternité. L’un des deux légionnaires en retrait s’avança, et elle le vit s’accroupir tout près, à côté du corps d’un des mages qu’elle venait d’achever. Elle aurait voulu arrêter la course de ce bras, qui se saisit de la main du gisant pour porter à ses lèvres une potion.
Inerte, étendue sur le sol, elle ne voyait rien de ce qui se passait sur le camp, mais elle en devinait le déroulé fatal.
Elle sentit la chaleur irradier sa nuque. Dans son dos, une lumière de plus en plus intense éclairait les alentours, et découvrait le visage du dernier légionnaire, qui n’avait pas cillé depuis le début.
Des cris de terreur s’élevèrent, et elle tentait, impuissante, de bouger un doigt. Elle n’arrivait pas à croire ce qui était en train de se passer. Le camp norlandais était probablement en train de brûler, et elle ne pouvait rien y faire. Elle était pourtant si près du but... Des larmes de rage ruisselaient le long de ses joues.
Quelques pas plus loin, le légionnaire s’anima enfin pour dégainer son épée. Maeve suivit avec effroi l’épaisse lame pointer dans l’air, et son tortionnaire marcher dans sa direction. Ainsi, ce serait la fin ? Elle avait été à deux doigts de déjouer un attentat, et elle allait mourir clouée au sol sans pouvoir bouger un pouce ? Le bracelet… Il ne vibrait plus. Dans l’épouvante, elle n’avait même pas remarqué ce changement. Les pierres calmes chauffaient sa peau.
A défaut de pouvoir bouger, elle devait nimber. Dès qu’elle concentra son aura autour de son poignet, d’étranges voix prirent possession de son esprit. Elle n’avait jamais entendu cette langue, et sa mélodie était plus douce que le grincement atroce qu’elle avait entendu chez Primo. Les voix l’envoûtaient, mais la vue du légionnaire qui se rapprochait la ramena à ses esprits. Nimber. Les pierres.
La silhouette s’immobilisa. Les voix résonnaient de plus en plus fort, comme des impératifs dont elle ne devait perdre mot alors même qu’elle n’y comprenait rien, mais la jeune fille s’efforçait de revenir à ses esprits. Nimber, se répétait-elle avant de tenter à nouveau de faire jaillir son aura. Les paroles caressaient le creux de son oreille, mais elle n’y prêtait pas attention. A quelques pas, le légionnaire luttait pour avancer. Ne rien lâcher. Maeve rassemblait toutes ses forces.
Le sol tremblait. Le fer battait le sol. Des troupes s’approchaient. Elle devait tenir. Elle devait empêcher ce légionnaire de s’approcher d’elle et de l’achever avant leur arrivée. Autour d’elle, le corps des mages s’effondrèrent, mais Maeve ne pouvait toujours pas bouger. Dans sa tête, les voix tonnèrent et résonnèrent plus fort encore. Le légionnaire esquissa quelques pas, leva son épée et annonça sa sentence.
Nimber. Le bracelet. La rumeur du fer des armures se rapprochait. Elle vit les yeux de son ennemi hésiter, guetter l’horizon puis revenir à elle. Elle redoubla ses forces, se concentra plus fort encore. Puis son corps s’écrasa sur le sol telle une enclume.
Sa tête engourdie retrouvait ses esprits. Le sol tremblait sous les pas résonnant du fer des armures des soldats qui approchaient.
Maeve avait un souvenir confus des raisons qui l’avaient conduite à se retrouver ici, le nez dans l’herbe. Elle avait si chaud. Le feu… Elle se rappela soudain de son bracelet, et des gardes de la Légion argone. De ce visage, que les flammes avaient découvert.
Son bracelet ne vibrait plus. L’homme s’était volatilisé.
« Arrêtez-les ! » entendit-elle dans son dos.
Elle n’eut pas le temps de se relever, un pied la plaquait au sol tandis qu’on lui ligotait les mains. Autour d’elle, les légionnaires à terre bénéficièrent du même traitement de faveur.
« Ce n’est pas nous ! Il est parti par-là ! criait-elle en pointant l’obscurité de sa tête. Vous ne pouvez pas le laisser fuir !
— Silence ! » aboya une autre qui lui logea un coup de pied dans les côtes.
Maeve se mordit les lèvres pour ne pas gémir. Dans le choc, son corps s’était balancé sur le côté, et elle avait aperçu les capes orange flottant derrière l’un des soldats qui venait d’arriver sur les lieux. Les Norlandais.
« C’est moi ! Maeve Bressild ! La fille du Gouverneur ! A-t-il été touché ? Et mon frère ? »
Des paires de jambes se rapprochèrent et se plièrent. Les yeux la scrutaient, impassibles.
« Emmenez-la » commanda une soldate à deux de ses camarades.
Malgré les tentatives des mages de contenir le feu, le brasier hurlait encore. Les soldats s’agitaient, déplaçaient des affaires, marchant entre les corps calcinés qui gisaient dans le camp. Elle aurait voulu se rendre utile, les aider à éteindre les flammes, partager ses potions acquées, mais sa garde rapprochée avait refusé de la détacher.
Maeve cherchait dans les visages des rescapés la tête d’Authave, celle de son grand-père. Les soldats avaient refusé de lui répondre. Même si elle avait tout fait pour l’arrêter, elle se sentait responsable du cataclysme. Si seulement elle avait eu la bonne réaction… Si seulement elle était arrivée quelques instants plus tôt…
« C’est elle, mon Gouverneur, annonça le soldat une fois parvenus devant Perrhé Bressild.
— Détachez-la.
— Et Authave ? » adressa sa petite-fille.
Mais son grand-père ne lui répondit pas. Le visage ravagé par la sueur et l’angoisse, il évitait son regard. D’un ton hâtif, Maeve lui raconta les évènements dont elle avait été témoin à la lisière du campement.
« Il faut mettre la main sur cet homme, Grand-Papa, c’est lui, le responsable !
— Quand je pense que nous venions de déclarer une trêve… Je savais que nous ne pouvions pas nous fier à ces Argons…
— Ce ne sont pas eux ! Ca ne fait aucun sens.
— Au contraire. Tout est très clair. Et si tu n’étais pas intervenue, qui sait ce qu’il serait advenu du reste du camp…
— Je n’ai pas réussi à l’arrêter…
— Le soir du décès de Mayha, il ne restait que des cendres. »
Le silence faisait écho à ce souvenir douloureux, quand un soldat revint.
« Nous ne l’avons pas retrouvé mon Gouverneur. La septième division a essuyé de nombreuses pertes… »
Perrhé fit un signe pour lui signaler de partir. Maeve le questionnait du regard, mais les yeux du grand-père fuyaient. Ils ne se posèrent que brièvement sur elle. Quelques instants seulement. Quelques mots dont elle aurait préféré être épargnée de son vivant.
« Ton frère… » articula-t-il.
La jeune fille se paralysa. Elle ne voulait pas y croire. Ce n’était pas possible. Authave, si jeune, volontaire pour venir se battre… Cette fois, le temps s’était réellement arrêté.
« Non » gémit-elle.
Les larmes ne s’arrêtaient plus, sa poitrine suffoquait tandis qu’elle répétait des « non » éperdus à une nouvelle à laquelle elle ne voulait pas croire. Elle pleurait, et ne retenait rien. A côté, son grand-père était aussi rigide qu’une statue. Elle voulait lui répéter que le coupable courrait toujours, qu’il fallait venger cette mort, mais seules sortaient les larmes et les sanglots de désespoir.
« Authave » balbutiait-elle.
Sa voix s’était mue en complainte lancinante. Soudain, elle se sentit suffoquer. Elle essayait d’aspirer autant d’air qu’elle le pouvait, mais elle avait si chaud…
En lisant ce chapitre, je me demandais si justement tu ne pourrais pas rajouter que Maeve inclut dans ses journées un petit entrainement/échauffement perso pour ne pas perdre la main/son énergie. On sent bien dans ce passage que cela lui a manqué, l'entrainement, tout cela, que c'est sa vocation.
Je continue, je veux voir comment elle parvient à contourner le fameux réglement
Merci pour ta lecture :)
Quel courage de s'attaquer comme ça à de l'administratif ! Cette Académie a l'air d'apprécier les conditions compliquées et inutiles, Maeve risque d'y passer un certain temps ! ^^' En tout cas ça fait plaisir qu'elle se batte pour faire accepter ses propres potions plutôt que celles "validées" par l'Académie. Quelque chose me dit que le fournisseur officiel va l'avoir dans le nez... XD
Je suis contente que Maeve commence à former une vraie amitié avec Naouri, qui prend peu à peu de l'importance pour le lecteur. Je m'avance peut-être, mais je me demande si elle ne deviendrait pas plus tard sa confidente.
Quelle tragédie pour le prince ! Son attitude trouve enfin une explication. Si c'est bien le deuil qui fait de lui une personne si distante, on a beaucoup plus de sympathie pour lui. J'espère qu'il s'en ouvrira à sa femme un jour.
D'ailleurs, je me demande si tu ne prépares pas le terrain pour l'apparition de la fille de cette première union (je ne sais pas pourquoi, mais je me dis qu'elle pourrait avoir survécu, vu que Naouri ne peut pas vraiment témoigner de sa mort...).
Bref, je fais des suppositions par-ci par-là, mais je n'ais qu'un moyen de savoir : continuer de lire !
Alors bon courage et à bientôt !
Emmy
J'étais très contente d'écrire ces chapitres-ci car comme tu le dis, ENFIN Maeve commence à s'imposer un peu. Avant, ce n'était ni le lieu ni le moment. Maintenant, les choses sont posées, l'histoire avance... j'espère que la suite te plaira ;)
Merci pour ton retour !
Quant à la magie, tu nous as présenté Maeve comme une Mage presque accomplie, bientôt diplômée... et voilà qu'elle retombe au bas de l'échelle dans cette Académie ! Ce ne doit pas être facile à accepter... Mais j'imagine qu'elle saura faire ses preuves et contourner les obstacles. Je la sens bien têtue pour parvenir à faire entrer les potions de Primo dans la liste des fournitures tolérées !
Alors là OUI en effet et d'ailleurs je devrais peut-être plus creuser ici encore : je mets en exergue la différence des systèmes éducatifs (enfin brièvement hein, je devrais approfondir ça) mais je devrais davantage mettre en évidence son conflit interne : respecter les ordres d'une autorité officielle vs se former avec l'ambition qu'elle attache à la magerie
A réfléchir...
Très sympa ce chapitre et vraiment intéressant pour se représenter le nimbe et son fonctionnement. J'ai hâte de voir si Maeve parviendra au bout de sa quête :)
On peut comprendre du coup le calme et le détachement d'Odrien envers Maeve, sachant les drames qu'il a vécu.
Merci pour ce chapitre.