Chapitre 12 : Les fleurs

L’or verdoyant de la savane, piqué de silhouettes paisibles, se heurtait au rouge ardent, presque agressif, des roches du Détroit. Ici s’affrontaient une côte carmin, dentelée et une mer sombre, capricieuse, qui jetait son écume à l’assaut des falaises. C’était la frontière nord de Heddish, la seule qui séparait encore les Sylviens de leur terre d’origine.

Keira contempla longtemps ce paysage magnifique. Un soupçon de regrets clapota dans son cœur, mais elle se tint à la décision qu’elle avait prise. Non, la silhouette fantomatique de Caèrne à l’horizon ne la détournerait pas de sa soif de vaincre.

— C’est ici que nos chemins se séparent, annonça le chef de convoi galate. Je vous souhaite de retrouver les vôtres au plus vite.

— Merci infiniment de nous avoir conduit jusqu’ici !

Ealys et les autres Sylviens se perdirent en embrassades. Keira, elle, resta à part. Sa sœur finit par apercevoir son attitude étrange. Elles échangèrent un long regard.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Rhun, qui avait perçu la joute silencieuse.

— Je ne viens pas avec vous.

La Hekaour détestait sa nouvelle voix rauque et sifflante, celle d’une agonisante. Pourtant, alors que ses blessures la torturaient encore, elle ne s’était jamais sentie aussi forte.

— Qu’est-ce que…

— Je ne rentre pas avec vous. Je vais rester ici, avec Jildaza, pour organiser la lutte contre la Trinité.

— C’est hors de question !

Ealys s’approcha, furieuse. Elle avait mis le pied à terre, mais Keira, elle, était toujours en selle. Elle la toisa de toute sa hauteur.

— Tu n’as pas le droit de m’en empêcher, toute Arsalaï que tu es.

— Mais qu’est-ce qui te prend, enfin ! Père et Kurtis nous attendent à la maison !

— Quelle maison ? Celle qui a été abandonné aux humains ?

— Notre famille, Keira ! Notre peuple !

— Pour quoi ? Se cacher en attendant la prochaine attaque ?!

— Ce n’est pas…

— Je veux agir ! Je ne vivrai pas un jour de plus sans avoir fait payer aux humains tout le mal qu’ils nous ont fait ! Toi, retourne te terrer dans ta petite forêt sacrée à attendre qu’une nouvelle catastrophe te tombe dessus !

— Mais Keira, Kurtis et…

— Ils survivront sans moi !

— Asha n’aurait pas…

— Ne me parle pas d’Asha !

Sa voix se perdit dans un mélange de crissement et de sifflement. La douleur fusa dans sa gorge. Elle se courba, grimaçante. Ealys la dévisageait, choquée. Ce fut Idris qui la réveilla en posant une main sur son épaule.

— Nous devrions y aller, déclara fermement la guerrière. Et nous devrions aussi respecter son choix.

L’Arsalaï ne répondit pas, les larmes aux yeux. Elle se laissa guider, pantelante, par le reste des Sylviens. Seul Rhun demeura figé.

— Alors… murmura-t-il, je suppose que c’est un adieu… ?

— Ne dis pas n’importe quoi. Je retournerai à Caèrne. Mais pas tout de suite.

Il haussa les épaules comme pour s’ébrouer.

— Au… au revoir alors…

Keira sentit sa résolution se fissurer. Elle détourna sèchement la tête.

— Au revoir, grinça-t-elle.

Il partit sans un mot de plus, les jambes et les yeux trainant sur le sol.

La Hekaour inspira profondément. Jildaza, restée patiente et silencieuse, posa une main rassurante sur son bras.

— Ça va ?

— C’est…

— Difficile, oui. Mais c’est ce que tu veux.

Keira hocha la tête. Le chef de convoi, prévenu à l’avance, donna le signal du départ sans plus de cérémonie.

La Sylvienne talonna sa monture, tournant le dos à la mer, et à sa terre natale.

 

*

 

La Cité des ombres se lovait au sein d’une immense cavité creusée à même la roche, entre les racines serpentantes des arbres de la forêt. Ses ruelles sombres et ses maisonnettes rondes se piquaient de multiples lumières jaunes qui repoussaient vaillamment l’obscurité languissante. Sethy n’osait pas imaginer le temps et le travail qu’il avait fallu pour bâtir cet ouvrage, ni la puissance de l’Étoile qui l’illuminait alors même qu’elle se trouvait dans un autre royaume. Il aurait dû s’émerveiller de ce spectacle unique et saisissant, à la hauteur de ce qu’on lui avait vanté, mais il ne parvint qu’à être vaguement impressionné.

Une main chaleureuse se posa sur son épaule, celle du prince Azad.

— Vous aviez raison d’être enthousiaste, déclara-t-il, cette cité est époustouflante.

Sethy hocha la tête en une moue à peine convaincue.

— Qui y a-t-il ?

Le jeune prince repoussa la main de son homologue d’un geste d’humeur.

— Vous le savez pertinemment.

Il reporta un regard larmoyant sur la ville souterraine.

— Lohan aurait dû être là pour nous faire découvrir sa maison.

Azad le considéra longuement.

— Il en a décidé autrement, souffla-t-il.

Le Hêk serra les poings. Il s’était muré dans le silence depuis le triste évènement. Mais il ne pouvait plus retenir les débordements de son cœur sur ses lèvres.

— Il… il m’a… nous a abandonnés.

— Il était simplement désespéré, son geste le démontre.

— Mais… pourquoi ?

Fiona s’approcha doucement, elle aussi avait les yeux rouges.

— Sa cécité, sans doute, avança-t-elle.

— C’est horrible…

Sethy enfonça des prunelles brûlantes dans le sol.

— C’est la faute de ces démons, c’est eux qui lui ont infligé ces blessures… je vais…

Il retint au dernier moment la violence qui voulait s’échapper de ses lipes. Il se remémora, comme  il le faisait chaque jour depuis la tempête, l’étrange conversation qu’il avait eu avec son tuteur, la morale qu’il avait voulu lui inculquer. L’ultime chose qu’il lui avait transmise, le rejet de la haine et de la vengeance aveugle.

Le prince de Hek-Rê suivit le groupe dans les allées de la Cité des ombres. Il ne pouvait rien promettre, mais il essaierait.

Il essaierait de ne pas se laisser ronger par ses démons.

 

*

 

La neige avait été repoussée dans les coins d’ombre. Partout, l’herbe verte retrouvait ses droits, mouchetée de petites fleurs de montagnes qui captaient avidement les rayons du soleil. Asha aimait beaucoup la neige, mais le beau temps projetait aussi sa chaleur dans son cœur. Elle avait décidé avec Clervie de fêter la saison nouvelle par la traditionnelles cérémonie des couleurs.

Agenouillées dans le pré bordant la petite maisonnette de la Sylvienne, elles confectionnait la tenue pour la danse rituelle.

— Tu as déjà assisté à cette cérémonie ? demanda Asha, les yeux sur son ouvrage.

Sa mère hocha la tête, son visage paré de mélancolie.

— Je l’aime beaucoup, surtout la danse, c’est une des plus belles selon moi. Tu crois que tu réussiras à la faire ?

— Je pense, mes capacités à influencer le Silh sont similaires à celles d’une Arsalaï, désormais.

— C’est impressionnant.

— C’est grâce à elle.

Elles posèrent un œil doux sur Eryn qui jouait avec la boue charriée par la crue du ruisseau.

— Elle va s’en mettre partout, soupira Clervie.

Sa fille haussa les épaules, retournant à ses lacets. Elle avait beau multiplier les conversations mondaines avec l’herboriste, celles-ci restaient incongrues et inconfortables. Elle préféra donc demeurer dans le silence affairé mais paisible de l’ouvrage.

Le soleil caressait ses épaules piquée de taches de rousseur, il lui avait manqué.

Ce n’était d’ailleurs pas le seul.

Soudain, Asha lâcha l’étoffe qu’elle confectionnait. Elle bondit sur ses pieds, fébrile.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Clervie en la voyant attraper vivement sa fille.

— Il est revenu ! fut la seule réponse que la Sylvienne lui donna avant de héler Flaé qui paissait un peu plus loin.

Le petit cheval, percevant son excitation, accourut, suivi d’un même mouvement par Nuit. La jeune mère l’enfourcha à crue, son enfant blottie contre elle. Un sourire immense mais tremblant avait envahi ses lèvres. Flaé s’élança au galop.

Ils longèrent le ruisseau, transformé en torrent, dévalant la pente à une vitesse déraisonnable. Les cheveux d’Asha claquaient derrière elle, Eryn s’accrochait de toute la force de ses petites mains à son buste, bien qu’elle la tienne fermement. La pente de la montagne se déroulait sous les sabots enthousiastes de Flaé, toujours plus floue.

Enfin, au détour d’un bosquet, elle aperçut la silhouette tant attendue. Un homme solitaire, monté sur un vieux cheval fatigué. Lui aussi avait les épaules voutées, mais un sursaut sans pareil les ébroua quand Asha, Flaé, Eryn et Nuit se ruèrent sur lui.

 

*

 

Le voyage avait été long, infiniment long. Les marchands se montraient méfiants envers un étranger aveugle et sans le sou. Lohan avait dû travailler quelques temps pour pouvoir s’acheter une monture et des provisions, il avait été par miracle engagé par une famille de fermiers. Caèrne était bien plus hostile que dans son souvenir. Néanmoins, il n’avait pas un seul instant pensé à renoncer. Et, de charrue en convoi, de mule en cheval, il avait atteint les montagnes de Bergusia.

Alors que leur grande silhouette impassible se faisait de plus en plus imposante, la crainte avait grandi en lui. Et si Asha le refusait ? Et si elle était dégoutée par son visage mutilé ? Et si elle ne souhaitait pas la même chose que lui ?

Alors que le vieux canasson qu’il avait acheté gravissait difficilement la pente, il entendit un grondement. Un tonnerre de galop qui se rapprochait de lui. Il étendit ses filaments d’ombres dans la panique, ne sachant pas exactement où les projeter. Sa peur s’évapora pourtant vite. Il sut qui fonçait vers lui avec autant d’ardeur.

Le cœur bondissant, il s’empressa de sauter à terre. Une étreinte frémissante le saisit aussitôt. Autour, le grondement s’était arrêté. Il n’entendait plus que la respiration d’Asha au creux de son oreille. Il lui rendit son étreinte, au moins aussi fébrile qu’elle.

— Dâ ?

La petite voix, pareil à un gazouillis, le fit sursauter.

— C’est…

— Ça veut dire, « papa », en sylvien, je le lui ai appris.

Le timbre d’Asha était doux, chaud. Lohan sentit une bouffée étrange le prendre, le poussant vers elle.

— Dâ ?

— Oui, c’est Dâ ! s’enthousiasma la jeune femme.

— Dâ ! Dâ !

Les genoux de Lohan cédèrent, le laissant choir sur le sol. Asha accompagna sa chute sans s’en inquiéter. Il s’accrocha à elle, respirant à plein poumons son odeur d’herbe, de fleurs et de miel, ainsi qu’une effluve de lait.

— Je peux… ? ahana-t-il.

Un petite corps fut posé contre son torse. Son cœur déjà emballé accéléra plus encore. Il serra sa fille contre lui. Des larmes impossibles se pressèrent contre ses yeux morts.

 

Son Sanctuaire se mit en branle. Un puissant vent rugit et balaya la couche de cendre. Les nuages furent chassés à coup de bourrasques. Le soleil, jusqu’alors amarré à l’horizon, s’éleva avec une énergie galvanisante. Une prairie verdoyante, ensoleillée, émergea.

Plus loin, derrière lui, la mer chantait contre des falaises ocre. Il contempla ces changements, bouche-bée. Près de lui, Asha n’était pas moins impressionnée. Elle observait le paysage, tenant dans ses bras une fillette aux yeux bleu sombre.

Lohan sentit un sanglot monter. Une larme jaillit de ses yeux, puis une autre. Autour de lui, un parterre de fleurs azurées naquit de la terre devenue fertile.

 

*

 

— Regarde ! s’écria Asha quand ils arrivèrent près de la maisonnette.

Lohan se rembrunit quand il comprit qu’elle parlait à Clervie. La voix de leur tortionnaire s’éleva, moins assurée et mielleuse que dans son souvenir.

— Mais… vos yeux… ?

Il remarqua à peine qu’elle le vouvoyait, désormais, pour rentrer encore un peu plus la tête dans les épaules. Il avait été à la fois surpris et soulagé qu’Asha ne pose pas de question sur sa cécité, mais il ne pouvait pas en espérer autant de l’herboriste.

Il descendit de selle sans répondre.

— C’est Keira, c’est ça ?

Il sursauta et se tourna vers sa compagne.

— Comment sais-tu… ?

— J’ai pu entrer dans son Sanctuaire lors de la bataille. Je n’ai pas tout compris mais… je crois que je t’ai vu à travers elle.

Il baissa la tête, elle vint glisser sa main dans la sienne.

— Il faut que je te dise, souffla-t-il d’une voix rauque, que j’ai… j’ai probablement tué quelqu’un que tu connaissais.

Elle ne dit rien, mais sa respiration se fit plus rêche. Elle repoussa pourtant tendrement une des mèches de cheveux qui pendait sur le visage du Porteur.

— Pourquoi ? finit-elle par demander.

— Je… je voulais protéger quelqu’un que j’ai rencontré pendant mon voyage. J’ai eu peur pour lui, alors mes ombres ont réagi, mais je ne voulais…

— J’ai compris, ne t’inquiète pas.

— Tu me pardonnes… ?

Elle soupira.

— Tu devrais te pardonner toi, plutôt. Moi je n’ai pas senti de Lien se rompre, je n’ai aucune légitimité à t’en vouloir. Je sais seulement que Keira… s’est éloignée de moi. Je n’arrive plus à accéder à elle.

Une tristesse pesante perla dans sa voix. Lohan ne trouva rien à lui répondre.

— On a beaucoup de choses à se raconter, tu ne crois pas ? reprit Asha d’un air plus joyeux. Viens t’asseoir avec nous, on était en train de préparer la cérémonie des couleurs qui fête l’arrivée de la belle saison.

— D’a… d’accord.

— Dâ ! pépia Eryn.

— Tiens, je te la confie.

Il sentit de nouveau un déferlement de tendresse se déverser en lui quand le petit corps de sa fille fut enveloppé par ses bras. Il se laissa guider par Asha jusqu’à l’endroit où il devait s’asseoir, et à partir de là, fut absorbé par les doigts boudinés qu’Eryn promenait sur son corps. Elle se mit à tirer ses cheveux.

— Arrête ! la gronda sa mère. Tu vas faire mal à ton père !

Lohan ne sut comment réagir. La Sylvienne lançait de telles phrases d’une manière si naturelles, alors qu’il avait lui-même du mal à se considérer comme père.

— Oh.

Asha, qui travaillait sur du tissu à en juger le son qu’elle produisait, venait de stopper brusquement ses mouvements.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Clervie d'un air timide.

— J’allais dire que j’étais ravie de pouvoir vous montrer la danse des fleurs mais… Lohan tu…

— Ne vous en faites pas pour moi.

— Dâ !

Eryn gigotait de plus en plus. Il la lâcha à regret.

— Elle marche déjà ?

— Elle a appris il n’y a pas longtemps. Depuis, je ne peux plus la suivre.

— Dâ ! Dâ !

— J’aimerais tellement voir son visage.

Lohan se raidit quand il sentit les deux femmes se figer. Il pouvait presque sentir la pitié qu’elles portaient vers lui. Il s’ébroua.

— J’ai découvert quelque chose après avoir perdu la vue. Un tout nouveau pan de mon pouvoir. Regardez.

Il étendit ses filaments d’ombres, volontairement épais pour qu’elles puissent aisément les voir, autour de lui.

— Mes ombres sont une extension de moi-même, je perçois nettement tout ce qu’elles touchent. Je peux presque « voir », en fait.

Clervie et Asha ne réagirent pas tout de suite. Eryn, elle, se mit à courir après un des fils.

— C’est magnifique… finit par souffler sa mère dans une vois emplie d’émotions indéchiffrables.

 

*

 

Un foyer crépitait au centre de la clairière. Eryn, bercée par les étoiles naissantes, somnolaient déjà dans les bras de son père. Asha avait l’impression de flotter sur un nuage de douceur.

Elle revêtit avec attention chacun des pans de sa tenue : traditionnellement de longue étoffes blanches accrochées à ses épaules, ses poignets, ses hanches et ses chevilles. Elles n’étaient pas réellement immaculée comme lors des cérémonies sylviennes, mais elle avait travaillé des peaux de daim pour obtenir le beige clair et la consistance souple qu’il lui fallait.

Sa petite assemblée assise près du foyer, Asha s’approcha sur la pointe des pieds. Elle inspira profondément, laissant dans le même temps s’épanouir un sourire vrai sur son visage. Elle entama les premiers mouvements.

La danse des fleurs représentait une éclosion. Elle commençait donc par des mouvements restreints et languissants. Les pieds ancrées à la terre, Asha se grandit, s’étendit petit à petit, ses gestes harmonieux devenant de plus en plus amples. Le bourgeon émergea timidement de la terre, aveuglé par le soleil, mais résolut à croître pour l’atteindre. Le Silh l’accompagna, l’enveloppant de sa force éthérée. La danseuse ressentait chacune de ses ondulations, de ses méandres. Elle put bientôt le saisir pour qu’il éclabousse une nouvelle réalité. Elle s’abîma dans une explosion de mouvements légers et joyeux les bras écartés pour mimer une corolle qui s’ouvrait. Les pans de sa tenue se parèrent alors de rose, de bleu, d’orange, dans un délice de dégradé sautillant. Ils claquèrent dans l’air teinté, rehaussant l’intensité de leur couleur.

Asha s’arrêta, sur la pointe des pieds, les paumes levées vers le ciel. Le Silh tourbillonna un instant autour d’elle, habillant sa tenue de motifs floraux, avant de se dissoudre. Elle retrouva pleinement le monde tangible, essoufflée.

— Tu avais raison, la félicita Clervie qui avait les larmes yeux, tu as les capacités d’une Arsalaï. C’était simplement… magnifique.

Sa fille la remercia d’un hochement de tête. Elle porta son regard sur Lohan qui avait un air troublé. Avait-il « vu » sa danse grâce à son pouvoir ? Elle espérait qu’il avait pu percevoir un peu de cet instant merveilleux qu’elle avait voulu lui partager, même si les couleurs lui resteraient secrètes.

— C’était beau, souffla-t-il.

Il se leva, portant une Eryn assoupie.

— Je crois qu’on devrait la coucher.

— Je m’en occupe, proposa Clervie.

Lohan eut presque un mouvement de recul face à elle. Il lui donna son enfant à contre-cœur. L’herboriste ne releva pas, se contentant de pincer les lèvres et de s’éclipser.

— Ça ne va pas ? s’enquit Asha en s’approchant.

— C’est que…

Il se rassit d’un mouvements las. Oubliant toute retenue, elle alla se blottir contre lui. Il ne la repoussa pas.

— Je voudrais te demander quelque chose, lâcha-t-il.

Elle serra sa main dans la sienne, l’enjoignant à continuer.

— Je… je voudrais rester ici, pour toujours. Devenir un père pour Eryn, un vrai. Je ne veux plus retourner à la rébellion, même en tant qu’infiltré… Je… je n’en peux plus de ça, je veux mener une vie paisible… mais c’est contraire à ce que tu m’as demandé.

Son cœur avait bondi dans sa poitrine. Elle saisit délicatement la mèche qui pendait sur le visage du Porteur pour la glisser derrière son oreille.

— Tu n’as pas à être infiltré si tu ne le veux pas. C’est à toi de choisir ce que tu veux faire de ta vie.

— Mais… tu m’acceptes ?

Sa voix était tenue, presque inaudible.

— Oui, bien sûr que oui.

Asha ignora les épines qui rugissaient autour de son Sanctuaire. Elle pouvait presque entendre Ronce crier son désaccord. Elle se mit à trembler, mais l’ignora.

— M… merci…

— Merci à toi.

Il tourna son visage vers elle, cette peau labourée par les cicatrices à l’image de la poitrine de la jeune femme. Ces dernières épargnaient néanmoins ses lèvres. Asha y déposa un baiser timide. Lohan se raidit immédiatement, elle recula.

— Désolée… bafouilla-t-elle… je ne voulais pas…

— Asha, je t’ai fait trop de mal pour…

Elle se mordit la lèvre.

— Non, fit-elle d’une voix plus ferme, pas encore cette histoire.

— Mais…

— On en peut pas oublier le passé mais… on peut vivre avec sans qu’il nous hante.

Elle aurait aimé pouvoir planter son regard dans le sien, elle se contentant presser sa paume contre l’angle de sa mâchoire.

— Je me fiche de savoir si c’est bien ou mal. Ce qui me fait du bien, là, maintenant, c’est toi. La seule vrai question c’est… est-ce que toi aussi ?

Le visage de Lohan, à moitié recouvert de balafres, était difficilement à déchiffrer. Elle y vit pourtant une grande sérénité apparaître.

— J’aurais dû te le dire il y a longtemps, avoua-t-il. Alors je te l’affirme aujourd’hui : moi aussi.

Asha sentit les larmes lui piquer les yeux. Elle tendit de nouveau le cou.

Ils s’embrassèrent.

 

*

 

— Ça ne va pas ? Ta respiration s’est accélérée, tout d’un coup.

— …

— Asha ?

— Va crever.

 

*

 

Le Sanctuaire de Lohan était beau. Une immense plaine verdoyante, mouchetée de fleurs blanches et bleues, paradait sous un ciel habillé de nuages cotonneux. Le soleil intense irradiait sur la terre, illuminant la mer qui chantait au bas des falaises ocres. Le vent était frais, empli d’effluves floraux. Asha aimait y passer du temps, d’autant plus qu’ici, elle pouvait regarder Lohan dans les yeux.

D’autant plus que son Sanctuaire devenait de plus en plus hostile.

Chaque instant passé avec l’ex-rebelle avivait la colère de Ronce. Des buissons d’épines grandissaient aux abords de la clairière, envoyant parfois des serpents végétales ramper et labourer le sol, érafler ses cheville et chasser les chats qui y vivaient. Asha peinait à la contenir, dans son monde intérieur comme dans celui qu’elle partageait avec sa famille.

Ronce voulait tuer Lohan.

Une nuit, elle s’empara du corps. Elle se leva, dégoûtée par le contact moite de l’homme contre elle. Elle se saisit d’un couteau en os.

Le meurtrier dormait paisiblement, ses mèches cachant ses horribles balafres. Ronce leva la lame livide.

 

— NON !

Asha sauta sur elle, dans le Sanctuaire. Ses épines la griffèrent, mais elle les ignora. L’autre se débattit en grognant. Elle finit par abandonner et s’enfuit dans les ténèbres des sous-bois. Asha s’effondra sur le sol, le corps en sang.

— Tu ne pourras pas la contenir éternellement.

Elle se tourna vivement vers Mosha, dont le regard était aussi triste que ferme.

— Pourquoi est-elle si forte, maintenant ? gémit la jeune femme au sol. C’est parce que je vous ai reconnu, c’est ça ? Je vous ai donné le pouvoir de…

— Elle a déjà pris le contrôle de notre corps à plusieurs reprise, tu ne t’en rendais pas forcément compte, c’est tout. Ce qui a changé, c’est toi.

— Moi ?

— Tu es devenue plus faible.

Asha considéra son autre identité sans comprendre.

— Tu t’es éloignée de ce que tu voulais.

— Ce que je…

— Tu veux vivre une vie paisible de famille ?

« Oui » était la réponse qu’Asha aurait voulu donner immédiatement. Au lieu de ça, elle ne répondit pas.

— Tu veux toujours changer le monde, hein, soupira Mosha.

— Mais, Lohan ne veut pas, et puis il y a Eryn…

— C’est exact. C’est pourquoi je vais te demander une chose : laisse-moi devenir l’hôte principale.

Le visage d’Asha se décomposa.

— Je ne porte pas les traumatismes que toi et Ronce partagez, et je désire ardemment cette vie de famille qui est maintenant possible. Je suis la seule à pouvoir la contenir.

— Mais… et moi ?

— Tu seras là sans avoir d’action tangible, ou alors tu te plongeras en quiescence, c’est à toi de choisir.

— Être en quiescence, tu veux dire ne pas être consciente ?

— C’est ça.

Asha baissa la tête.

— Et Lohan ?

— Je ne l’aime pas comme tu l’aimes. J’apprécie ce qu’il est devenu, et je pense qu’il fera un bon père, avec un peu d’aide. Mais ce ne sera pas mon amant.

— Il ne va pas comprendre…

— Je lui expliquerai.

— Je l’aime, je veux passer du temps avec lui.

— Tout est réversible, tu pourras revenir. Je ne veux simplement pas que notre bonheur possible soit perdu, que Ronce commette l’irréparable.

Asha broya l’herbe entre ses doigts. Être inconsciente dans son propre corps ? Ne plus subir ni les assauts de Ronce, ni les cauchemars ? Laissez les autres être heureux pour elle ? Elle n’était pas stupide, elle savait que le monde avait peu de chance de changer, elle ne pouvait simplement pas s’y résoudre. Elle se savait déraisonnable.

Et elle savait aussi qu’elle ne serait jamais heureuse.

Les pensées s’emmêlaient dans sa tête.

— Je te laisse réfléchir, fit Mosha en se détournant.

— Attends !

La jeune femme aux cheveux brun-roux pivota.

— C’est d’accord, laissa filer Asha d’une voix à peine audible.

Mosha hocha gravement la tête et lui tendit la main. L’autre l’attrapa en tremblant. Elle jeta un dernier regard vers la clairière illuminée par quelques vaillantes étoiles. Elle contempla l’obscurité dense des sous-bois. Elle fit un pas en avant, puis un autre. Elle entendit à peine la voix de Mosha derrière elle.

— Au revoir.

Elle disparut dans les ténèbres.

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