— Lâche-le, ordonna Alizéha sur un ton acide.
Loin d’être intimidé, ses fossettes se creusèrent lorsque ses lèvres s’étirèrent, à l’inverse d’Alizéha qui serrait des dents. L’homme qui se tenait devant elle lui faisait le même effet gaz empoisonné qu’elle serait forcé de respirer, l’asphyxiant progressivement. Jamais elle n’aurait imaginé un jour avoir la nausée en l’apercevant ni ressentir l’envie de fuir le plus loin possible.
— Bien sûr, acquiesça-t-il. Je voulais simplement qu’ils t’amènent à moi pour qu’on discute à l’abri des oreilles indiscrètes.
Il libéra le feu-follet qui s’empressa de fuir la maison. Alizéha se retrouva seule face à ce monstre qui la fixait comme si elle était son bien le plus précieux. Elle posa sa lampe stellaire au sol pour avoir les mains libres. Son regard parcourut rapidement le salon factice. Du peu qu’elle savait, Livius avait la capacité de créer des illusions et de jouer avec les perceptions sensorielles. Fuir était vain, il l’arrêterait avant qu’elle n’ait passé le pas de la porte. Cette dernière avait d’ailleurs disparu, comme pour lui signifier qu’elle n’avait aucune échappatoire.
— Je me suis dit que parler dans cet environnement était plus agréable que dans une maison calcinée.
Il sauta du bord de la fenêtre. Aussitôt, Alizéha porta une main à son épée, mais Virko sortit de lui-même de son fourreau et fonça sur Livius. En un battement de cils, le dieu dégaina son poignard et repoussa Virko, pas le moins de monde déstabilisé. Il se comportait comme s’il ne faisait qu’éloigner un simple insecte. La mâchoire d’Alizéha se contracta à la vue de la lame dorée qu’il tenait. Une lame qu’elle lui avait offerte pour son anniversaire, au temps où il n’était qu’un humain.
— Virko, retourne auprès de ta maîtresse, veux-tu ? Je n’ai pas envie de m’énerver.
L’épée volante était pointée sur Livius, tremblante de rage. Virko comprenait mieux que quiconque ce qu’Alizéha avait subi et subissait à cause de lui. Nul doute que son courroux était aussi intense que celui de la déesse, mais dans cet état, sa fureur n’était pas suffisante pour blesser Livius. Tant qu’Alizéha serait déchue, atteindre un dieu relèverait du rêve.
— Virko, l’appela-t-elle.
Résignée, l’épée rejoignit la main de sa maîtresse qui serra le manche avec force. Même si c’était inutile, elle ne resterait pas désarmée devant lui.
Livius avait les épaules redressées et la tête haute. À la façon d’un roi qui avait le monde à ses pieds, il exultait de fierté et de confiance au point d’en frôler l’arrogance. Il était habillé de vêtements luxueux brodés d’or et de pierres précieuses qui s’accordaient avec ses yeux émeraude et la puissance qu’il dégageait.
Le sourire de Livius s’élargit.
— Tu as peur, Alizéha ?
Elle souffla du nez. Elle, peur de lui ? Elle n’avait pas peur. Elle était terrifiée. Cependant, elle refusait de l’avouer, même si l’épouvante exsudait de ses pores. Pour rien au monde elle n’accepterait de lui donner cette satisfaction. Il se réjouissait de la voir aussi faible et acculée. Elle était consciente des dangers de la situation. Son corps aussi : son cœur cavalait et l’adrénaline coulait dans ses veines. Elle était aussi impuissante face à un dieu que face à un géant.
Tout en poursuivant, il se déplaça dans le salon, observant distraitement les babioles accumulées sur les étagères et les livres entassés dans les bibliothèques.
— Ne t’inquiète pas, je ne te ferai rien. Tu m’as supplié pour t’accorder cinq ans, j’ai accepté, et je tiendrai parole.
Sa fugace apparition un soir de pleine lune, pendant que Tila dormait à côté d’elle dans un bois, remonta dans la mémoire d’Alizéha. Étouffer ses sanglots pour ne pas réveiller sa guide avait été le plus difficile. Il avait posé son ultimatum après sa nomination en tant qu’Impéritus. Il venait d’être divinisé, mais vaincre la déesse de la colère qui avait dévasté Feulhem lui avait en partie permis de devenir le roi des divinités nouvelles pour une durée de cinq ans, jusqu’à la prochaine élection.
— Alors pourquoi troubler ma tranquillité maintenant ? De quoi veux-tu discuter ?
Il s’arrêta devant un dessin accroché au mur. Le gribouillis était censé représenter deux enfants se tenant la main. Il pivota pour planter son regard smaragdin dans celui de la jeune femme.
— Parce que tu m’agaces, Alizéha. Tu étais adorable, résignée. Pourquoi tentes-tu de m’échapper les dernières semaines de l’accord ?
Alizéha esquissa un rictus. Résignée ? Elle ne l’avait jamais été. Elle avait seulement profité du temps qu’elle avait avec Tila.
Il était difficile de savoir s’il était au courant pour la flûte, mais il avait compris qu’elle avait un objectif précis et cherchait le moyen qui la sauverait de ses griffes. Il n’aurait pas demandé à Ninielle de l’arrêter, sinon.
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-elle. Tu sembles si sûr de ta victoire, ça ne devrait pas t’embêter.
Lentement, il se déplaça dans le salon, contournant le canapé pour se diriger vers elle. Alizéha s’obligea à ne pas reculer.
— Je ne comprends simplement pas pourquoi tu te débats. Le marché n’est pas si déséquilibré, il est même bienveillant. Il te permettrait de redevenir celle que tu étais autrefois, à quelques détails près. Voir une déesse comme toi dans cet état me brise le cœur, confia-t-il avec une empathie feinte.
— Sauf que je refuse de te donner ce que tu désires, Livius.
Il s’arrêta à quelques centimètres d’elle, scrutant avec amusement l’air revêche de la déesse. Cette dernière refoula le besoin vital de s’éloigner de lui, comme si son corps rejetait physiquement cet homme qui n’en était plus un. Elle ancra ses pieds dans le sol et déclara d’une voix acerbe :
— Tu n’auras rien de moi. Ni ma vie ni ma mort.
— Pourtant, ces deux choses m’appartiennent. Tu ne l’as juste pas encore accepté.
— T’es complètement malade, Livius. Comment ai-je pu te considérer comme mon meilleur ami ?
Elle dévisagea avec amertume ce visage souriant à l’apparence innocente. Sa peau rayonnait comme le plus pur des rayons de lune, mais dans ses prunelles rivées sur elle dansait l’étincelle de la folie. Il ne restait rien de ce garçon aux cheveux bruns qui vivait à Valko avec elle et avec qui elle avait fait les quatre cents coups, de son physique modifié lors de sa divinisation à sa bienveillance corrompue par une jalousie maladive. Pendant combien d’années avait-il caché cet aspect de lui ?
Il glissa avec tendresse une main contre la joue de la déesse.
— Parce que tu as tendance à voir le meilleur des gens en premier lieu. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même si tu te retrouves dans cette situation. Après tout, c’est toi qui m’as tendu la main. C’est toi qui m’as offert cette lame. C’est toi qui as fait aveuglément confiance, à moi, aux humains. Et surtout, c’est toi qui m’as tué.
D’un geste sec, elle repoussa sa main, sentant les larmes lui monter aux yeux. Tous les jours, elle regrettait ces erreurs. Elle toisa avec dégoût l’épée dorée que Livius tenait. Son éclat l’écœurait. Seule une arme fabriquée par une divinité pouvait blesser une déité et était capable de laisser des séquelles irréversibles. Cette lame maudite lui avait pris son œil.
Et son premier amour.
— Tu tenais la tête de Glenn entre tes mains. Comment aurais-je pu te laisser en vie ?
Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour revoir le doux visage de la dryade entre les mains de celui qui était son meilleur ami. Elle se souvenait du son glaçant de la lame dorée tranchant le cou de Glenn qu’elle tenait dans ses bras. De sa tête roulant sur le sol craquelant de Feulhem et de la façon dont Livius l’avait brandie avec fierté. Mais c’était ses paroles qui l’avaient fait exploser de rage. Elle avait massacré Livius et la ville entière dans un élan de haine indomptable. Un cri de souffrance que son ex-meilleur ami avait arrêté en étant choisi comme dieu de la jalousie par Despina et que Tifenn, la déesse de la joie, Impéritus à ce moment-là, avait condamné en la privant de ses pouvoirs. Quelles que soient les raisons, une divinité nouvelle ne pouvait tuer une population innocente.
Elle s’efforça d’atténuer les trémolos de sa voix en lui demandant :
— Tu te souviens des mots que tu m’as dit avant que je perde le contrôle ?
Livius prit un air songeur, un sourire nostalgique sur les lèvres.
— « Regarde, Alizéha. J’ai puni celle qui t’a fait pleurer ».
Elle le gifla, tremblante de rage, les yeux embués de larmes. Comment osait-il prononcer ces mots avec tant de légèreté ?
Nullement perturbé, il pencha la tête en l’observant comme on le ferait devant un chaton qui feulait.
— J’aime quand tu te mets en colère contre moi. Tu peux me gifler une deuxième fois si tu veux, je sens à peine ton coup.
Il s’approcha davantage d’elle. Cette fois-ci, Alizéha recula, farouche. Sa voix éraillée puisait dans son cœur meurtri.
— Tu l’as tuée parce qu’elle m’a fait pleurer ?
— Il n’y a que moi qui en ait le droit. Tout m’appartient. Tes rires, tes larmes, ta haine, ton désespoir. Tout.
Il attrapa fermement le menton de la jeune femme qui grimaça.
— Et puis, je n’ai fait qu’achever Glenn. Elle était mourante, et ça, c’était à cause des humains. Ce sont ceux que tu avais sauvés qui s’en sont pris à elle alors que tu lui faisais visiter ta ville préférée. Si elle est morte, c’est à cause de…
— Tais-toi ! hurla-t-elle.
Ses larmes dégoulinèrent de son unique œil gris. Elle ne voulait pas entendre ces mots qu’elle s’était mainte fois répétés. Ces mots qui déchiraient son cœur et qui lui rappelaient à quel point elle avait fauté. Elle aurait dû écouter Tila qui l’avait avertie à propos Livius. Elle aurait dû écouter Glenn qui lui suggérait de penser plus à elle-même et moins aux autres. Elle aurait dû rester auprès de sa petite copine au lieu de s’éloigner pour aider quelqu’un. Elle aurait dû sauver Glenn et personne d’autre, surtout pas ces hommes qui l’avaient priée et qui avaient torturé Glenn dès qu’elle avait eu le dos tourné.
Livius caressa la joue humide de la déesse en sanglots.
— Il n’y a que moi que tu puisses aimer, Alizéha. Je t’ai pris Glenn, et je n’hésiterai pas à te prendre Tila s’il le faut pour que tu comprennes. Je suis le seul qui mérite ton attention.
Alizéha renifla. Comme pour lui prouver le contraire, son cerveau projeta dans son esprit une personne qu’elle n’imaginait pas visualiser à cet instant.
Evan.
Comme un fauve pressentant une menace, les pupilles de Livius se dilatèrent. Il ferma sa main autour du cou gracile d’Alizéha et la plaqua violemment contre le mur, lui coupant le souffle.
— À qui as-tu pensé ?
Alizéha déglutit, la respiration sifflante. Une peur figea son sang dans ses veines. L’idée qu’il puisse prendre quelqu’un d’autre que Tila pour cible à cause d’elle lui tordait les entrailles. Son corps fourmillait, lui hurlant de fuir. Sa main libre tentait de desserrer les doigts de Livius tandis qu’elle pressait Virko contre le cou de Livius. De l’ichor s’échappait de l’entaille, dorant la lame noire, mais le dieu n’en avait rien à faire. Pire, il s’approcha pour aggraver la blessure qui se refermerait dès qu’il s’éloignerait.
Le cerveau d’Alizéha tournait à plein régime, créant une multitude de réponses qui lui éviterait d’évoquer Evan et de lui donner de l’importance. Livius devait continuer de penser qu’il n’était qu’un vulgaire voleur sans intérêt.
— À tout le monde sauf à toi, Livius. Parce que toi, je t’exècre.
Un sourire carnassier déforma ses lèvres roses.
— Tant que je suis le seul pour qui tu éprouves quelque chose d’aussi fort, ça me va.
Il relâcha le cou de la jeune femme et recula.
— Tu es tout ce que j’ai, Alizéha. Tout ce qui compte. Je ne te laisserai à personne.
Sur ces mots, il s’évapora dans l’air, emportant avec lui l’illusion qu’il avait créée. Elle tomba à genoux au milieu des restes d’un mobilier calciné et d’un salon qui était le tombeau de ses parents. Qu’avait-elle fait pour se retrouver entre les griffes d’un homme qui empoisonnait son existence ? Un homme qui voulait devenir par tous les moyens le centre de son monde, quitte à la priver de tout ce qui la détournerait de lui ? Un homme plus toxique que n’importe quel gaz délétère ?
Alizéha pleura dans cet endroit où personne ne verrait ses larmes. Virko flotta près d’elle, ne sachant quoi dire pour la réconforter. Les feux-follets s’approchèrent d’elle, leur flamme violette diffusant une douce chaleur similaire à celle d’un rayon de soleil. Peu à peu, ses pleurs se tarirent. L’obscurité dans laquelle elle était plongée se dissipa. Elle leva les yeux vers le ciel qui s’était dégagé. L’absence de toit lui permettait d’admirer les étoiles qui semblaient scintiller pour elle.
Alizéha resta au sol un moment. Ses yeux lui piquaient. Elle ne saurait dire si c’était dû aux larmes ou à la fatigue. Elle aurait aimé que le temps s’arrête, que cette obscurité scintillante devienne son refuge, la préservant des épreuves qui l’attendaient. Sauf que la nuit n’était pas éternelle. À l’aube, les étoiles disparaîtraient, pas ses problèmes. Pas le danger qui planait sur Tila. Abandonner maintenant n’était pas une option.
La déesse se redressa et récupéra sa lampe stellaire. Elle offrit un pâle sourire aux feux-follets et à Virko qui regagna de lui-même son fourreau. Elle s’était assez lamentée comme ça. Certes, elle avait échoué à protéger les personnes qu’elle aimait, mais elle se promettait que plus personne n’aurait à payer pour ses erreurs à sa place.
Et surtout, elle ne laisserait pas Livius gagner.