La perte de mon œil gauche me fatiguait plus que je n’y avais pensé au départ. Je devais me concentrer pour évaluer les distances, principalement les proches distances. Il m’arriva à plusieurs reprises, lors de nos danses de marcher sur les pieds de Cynthia, où de la cogner car je la croyais un peu plus loin – ce qui finissait irrémédiablement par son conseil d’aller danser ailleurs. Je ne comptais plus les verres que j’avais renversé à côté de la table, ou sur moi-même. J’étais devenu monsieur catastrophe.
Dans mes rêves j’avais encore mes deux yeux, et lors de mes réveils il me fallait un temps d’adaptation pour me refaire à l’idée d’être borgne. Mes rêves étaient d’ailleurs plutôt des cauchemars – et je me serais volontiers enlevé un œil pour les rendre moins réels. Le Bella en était le sujet principal. J’avais beau me répéter que je n’aurais pu faire mieux, chaque nuit j’y retournais. Je refaisais chaque action, décidais d’agir ou de ne pas agir. J’avais fait cent fois le tour du vaisseau tentant – dans mon imaginaire – de trouver une issue honorable.
Mais la fin était toujours semblable : j’écrasai un casque – et la tête de son propriétaire – contre un mur et j’y voyais souvent le visage d’un de mes amis, quand nous avons dix ans. Je me réveillais alors, en sueur, plein de dégout, et avec la peur de me rendormir. Celle qui tient au cœur et donne envie de se cacher, de s’emmurer.
Mes seules nuits calmes étaient celles où je ne trouvais pas l’issue, et je me faisais tuer, non sans avoir vu auparavant Peter, Swann et Xian mourir, ainsi que Lou, Cicé, ou Cynthia – que dans mon délire j’ajoutais aux morts.
* * *
Les semaines passèrent, et firent avancer les mois. L’opération pour remplacer mon œil se profilait. Je ratais plusieurs demi-journées au sein de l’école, pour des examens préliminaires. Aux grés des machines plus performantes les unes que les autres, les médecins évaluaient les capacités de réaction de mon œil droit, enregistraient la totalité de mes schémas neuronaux, ou bien calculaient le niveau de plasticité de mon cerveau.
Tour à tour ils s’insurgeaient contre ‘ces enfants pas même adultes qu’on envoi sur le front’, admiraient les ‘capacités d’adaptation d’un jeunes cerveau’, et se félicitaient de ‘la prouesse technique qu’ils allaient opérer’ – sur moi. Quand je leur demandais des détails sur ce que j’allais subir, la réponse ne variait jamais : ‘une pure beauté de technologie, toute l’équipe est vraiment heureuse de travailler sur un tel sujet’.
Je n’eus pas plus d’information. Et, le temps aidant, j’étais de moins en moins certain que le sujet d’expérience – c’est à dire moi en l'occurrence – soit si heureux que ça qu’ils puissent tester une technologie jamais encore mis au point à Malanh'ar.
Je passais ainsi mes journées entre l’empreinte de la peur laissée par mes cauchemars, et le sentiment d’être un pantin entre les mains de géants – les médecins, mais Wearek également. Je me demandais parfois si j’allais résister ou casser.
* * *
Les soirs où je n’avais prévu aucune sortie de mise en forme, nous sortions danser – autant que possible avec Cynthia. Après avoir passé le couvre-feu, nous nous retrouvions généralement dans un des clubs de danse que comptait le quartier des permissions. Peu à peu videurs et DJs nous reconnaissaient – enfin particulièrement Xian, qui se faisait remarquer partout, et commençait à avoir des admirateurs.
C’était nos moments hors du temps. Une parenthèse dans nos vies. La musique comme échappatoire, les basses pour rythme cardiaque. La guerre, la mort, la peur : tout y était oublié le temps d’une soirée. Les baffes, les spots, la danse : nous y étions noyés, à force de danser. Nous y allions en groupe nous perdre en avant, diluer nos craintes nos doutes, que nous avions enfants.
Je réussi, tant bien que mal, à m’éloigner de tout ce beau monde, juste une soirée, avec Cynthia. C’était son anniversaire – avec le décalage des vols spatiaux, les jours plus courts ici qu’à D’Zorons, le calcul des anniversaires me donnait la migraine. J’avais donc décidé que son anniversaire tomberait sur une de nos soirées de libres – c’était plus simple ainsi pour moi de lui fêter.
J'avais prêté une attention inhabituelle à quelques vieux cours de cryptologie, pour réserver illégalement un des terrains d'entraînement, et contrôler le système météo – pour ce dernier j’avais dû me résoudre à demander de l’aide à Lou. Obtenir son aide n’était pas compliqué, mais elle me fit comprendre -avec un sourire au coin des lèvres – que c’était son silence que je devrais payer cher. Je remis cette dette à plus tard, et me concentrais sur mes préparatifs.
* * *
« Où m'emmènes-tu donc ? » Insistait Cynthia, me tirant doucement la main, tandis que je la menai à travers le dédale des souterrains N2. Je lui souris, et continua d’avancer tentant de deviner à l’avance le passage d’éventuelles patrouilles. Nous nous taisions depuis notre arrivée à cet étage, et ma compagne se doutait que nous n’avions le droit d’être ici.
« Comment fais-tu pour te diriger ? Ton terminal ne doit pas pouvoir t’indiquer de direction ici. » Fut la seule question qu'elle s'autorisa après un quart d’heure. Je lui passai mon terminal en lui montrant, non pas l’application de direction que nous avions pour se déplacer en surface, et dans les premières profondeurs, mais la carte détaillée que j’avais copié lors de notre escapade avec Swann.
Bouche bée je la vis ravaler sa remarque sur la source – forcément frauduleuse – d’une telle carte. Quand nous entrâmes dans le terrain de simulation – où tout était réglée comme je l’avais voulu – je m’attendais à de la surprise de sa part. J’espérais même un peu de ravissement.
« Sais-tu combien de règles de secret défense tu as violé en nous amenant ici ? m’asséna-t-elle dès qu’elle comprit que nous étions seuls. »
Et sans me laisser le temps de continuer elle me noya sous un déluge de reproche. Sans y prêter la moindre attention, je lui pris la main – qu’elle eut la délicatesse de ne pas me refuser – et je la conduisis vers la plage.
Le soleil ne se couchait pas encore, mais on devinait déjà qu’il le ferait bientôt. Un doux feu crépitait sur le sable, et quelques lampions subissaient les vagues. Sous le déluge des souvenirs je faillis manquer le moment, où Cynthia – quelques peu nostalgique – se tût également. Je pus tout juste profiter de ce répit pour lui murmurer un joyeux anniversaire.
Dès lors, la soirée fut inoubliable. Nous la passâmes à parler de nos vies, à danser des slows sur une musique inexistante – à part peut-être le rythme des vaguelettes s’abattant sur la plage. Sous la couleur ocre d’un coucher de soleil zorannais. Comme avant tout ça, sur notre planète où nous nous étions connus.
Et c’est avec le soleil se reflétant dans ses cheveux rogeoyant qu’elle m’embrassa. Pleinement, sans retenu.
* * *
Deux jours après, Wearek nous attendait calmement à l’entrée de notre bâtiment, juste avant le couvre-feu officiel. Contrairement à son habitude, sa mine était sévère, je lui trouvais un teint pâle et même des cernes. D’un geste il m’invita à le suivre, aucun de mes camarades ne se proposa pour me tenir compagnie – la mine de Wearek avait dissuadé les plus téméraires. Le temps de nous éloigner de trois pas en silence je me demandais qu'elles insinuations sournoises il allait jeter de sa voix faussement dégagée.
« Belle soirée, n'est-ce-pas ? Lança-t-il en introduction. Il ne nous manque plus qu'un vrai coucher de soleil. Couleur ocre bien entendu. Aimez-vous cela ?? »
Je m’étais préparé aussi mon cœur ne loupa qu’un seul battement, et je me repris. Rien d'étonnant à ce qu'il sache ce que je faisais, c’était lui qui nous avait donné les outils pour le faire – même si en l'occurrence j’aurais apprécié que ma soirée avec Cynthia resta entre elle et moi. Mais pour faire référence au 'coucher de soleil ocre’ il devait avoir également truffé des micros partout, et espionner notre conversation avec Cynthia – je me promis d’inspecter jusqu’à mes uniformes.
Sans attendre de réponse – car c'était plus un rappel qu'une question – il continua :
- Le remplacement de votre œil ne va pas attendre la fin de la formation. L'opération aura lieu dans deux jours.
- Je croyais que les chirurgiens avaient encore besoin de deux mois pour préparer les liaisons nerveuses.
- Ils feront avec deux jours. La fin de la formation sera certainement avancée d’un mois. Et les affectations vont être décidé d’ici peu. Ne vaut-il pas mieux que vous ayez votre œil bionique dès votre nouvelle affectation ? »
J’opinai pour la forme. Il menait la conversation sans aucun sentiment. Il aurait de pareille façon détaillé le menu du mess des officiers. Je me sentais de moins en moins à l'aise tant avec l'opération, qu'avec ses manigances. Et ce jour-là, un seul message ne devait pas être suffisant car il continua sur sa lancée, d'une voix plate.
- Savez-vous comment sont gérées les affectations, monsieur Lopan ? »
Je l’ignorais, bien entendu. Et je me mis déjà en tête que Wearek me parlait avec un objectif derrière.
- Depuis l’affaire Stornnal, les affectations sont décidées par l’administration centrale, pour éviter les recoupements d’unité et de groupe propre à se rebeller. A chaque engagé correspond un code propre, gardé dans l’unité de l’administrateur. Ce code est nécessaire pour affecter une personne à une unité. L’administration n’est sur ce point soumise à aucune hiérarchie. Indépendance totale. Ainsi l’ENOS proposera des affectations, mais c’est l’administrateur qui décidera. C’est lui, qui a toujours le dernier mot, sans même à se justifier. Pratique n’est-ce pas ? »
J’ingurgitais ces informations en deux temps. D’une part j’enregistrais ce qui me servirait plus tard. D’autre part, et principalement, je tentais de deviner les objectifs sous-jacents de Wearek. L’ENOS se terminerait au plus tôt dans un mois – en comptant le mois en moins qu’indiquait Wearek. N'avions-nous pas un mois pour reparler des affectations ?
Wearek continua sur sa lancée, me détaillant ce qu'il savait de l’administrateur des affectations. Sa planète natale – Calumbo 5 – ses habitudes alimentaires – une vraie faiblesse pour les viennoiseries – ou encore sa routine quotidienne. Il m’indiqua même les numéros d’accès du bâtiment principal via les souterrains N2 – il savait donc que j’y avais copié le plan.
Quand enfin il me laissa libre, je m’assis par terre, en plein milieu du chemin. Par un effort de volonté, j’avais arrêté mes pensées. Je laissais les allusions de Wearek passer, comme une information météorologique. Tout mon esprit n’était concentré que sur ce point. Ne pas réfléchir au message qu’il voulait me faire passer. Son discours n’était rien que des mots, des sons, un bruissement dans le vent.
“Rentre, Anthem, ici tu vas te faire choper par la patrouille.” C’était Xian, qui après mon absence – apparemment prolongée – était venu me chercher. En rentrant dans notre casernement, je vis les regards qui se portaient vers moi. Certains cherchaient le nouveau défis que j’allais leur lancer. Celui-là même que je m’étais efforcé de ne pas voir. D’oublier même. Et avec quelques réussites. Quelques-uns portaient un regard inquiet.
« Y’a Cynthia qui est libre ce soir, me lança Xian d’un sourire mi-figue mi-raisin. On part au Major ? »
La sortie n’était pas prévue, ni organisée, mais pour nous qui avions rompu tant de fois le couvre-feu ce n’était pas un problème. Le jeu du chat – les patrouilles et caméra – et de la souris – enfin des souris, nous étions cinq – me rendis même un peu de vigueur.
Arrivé au Major, nous avions retrouvé Cynthia, avant de nous engouffrer dans le bruit débité par les enceintes. Après les slows que nous avions échangés en silence sur la plage, le rythme déversé sur la piste était assourdissant, enivrant. Plongé au cœur de la piste, la musique nous déhanchait, sublimait parfois nos mouvements. Tour à tour, chacun tentait de se mettre en avant, enchainant quelques passes compliquées, avant que les idées ne tarissent, ou que les basses aillent trop vite.
Nous rencontrions d’autres habitués croisés auparavant sur les pistes. Rarement des soldats actifs – ceux-ci avaient assez peu de soirée de libre pour que nous ne les rencontrions pas deux fois. Les soldats affectés aux usines d’armement, et de montage étaient les plus réguliers. En échange de la sécurité – relative – de Manlan’har, le travail était souvent éreintant, aussi venaient-ils régulièrement plonger sur les scènes de danse – au cœur d’une marée humaine – pour goutter quelques heures d’oubli.
C’était la première fois que je revoyais Cynthia depuis que nous avions fêté son anniversaire en tête à tête. Et peut-être, pour une fois, se partagea-t-elle un peu moins. Je la sentais un peu plus présente quand elle dansait en ma présence. Son regard n’allait-il pas un peu plus souvent en ma direction ? Je gardai en mémoire pendant plusieurs jours, le long regard qu’elle me lança au moment de nous séparer. Je m’en fit un talisman contre le blues et la peur des jours qui suivirent.
* * *
Le jour de mon opération arriva de plus vite que je ne l’avais prévu – plus vite que Wearek ne me l’avait indiqué. Et sans avoir pu m’y préparer – à peine avais-je pu envoyer un message à Cynthia – je me retrouvais parqué dans une chambre d'hôpital.
Je pensais que je me retrouverais à l'Hôpital Central – l’usine géante de remise en forme – où nous avions passé quelques jours à notre retour du Bella. Mais j’étais dans un autre hôpital à l’autre bout de la ville-continent, après six heures de voyage dans un rapide dont j’étais le seul passager accompagné de la professeure Elland, qui allait m’implanter mon nouvel œil.
J’avais reçu peu avant un message de Julie. Donnée en direct par Wearek, je supposais qu’il n’avait pas eu à subir la censure informatisée de l’armée – censure qui se résumait en deux mots : correspondance interdite. Les nouvelles de l’extérieur de Manlan’har était chose très rares – les nouvelles du front étaient interdites, les sujets politiques étaient tabous. Et la famille ? – n’était-ce pas l’armée notre famille ? comme l’affirmait les affiches de propagandes sur toutes les places.
Et quand la professeure Elland, voulut me reparler de mon extraordinaire chance que d’avoir été accepté sur ce programme extrêmement prometteur pour m’installer un magnifique œil bionique, je prétextai des cours à lire, pour me plonger et me replonger dans les premières nouvelles de ma famille depuis mon départ. Elle n’indiquait pas grand-chose bien sûr – la censure Wearek était quand même passé dessus – mais ces quelques aperçus de vie quotidienne qu’elle me décrivait me rappela plus sûrement que des photos ma vie d’il y a plusieurs mois. J’avais partagé la lettre avec Xian – et tût sa présence au reste de nos amis – un passage en particulier le concernait où Julie prenait de ses nouvelles, de nouvelles de ses danses, et lui passait le bonjour.
Je me replongeais dans les souvenirs nous partagions tous les trois. La première fois que Xian était venu à la maison, tandis qu’il dansait dans la salle principale, Julie s’était soudainement précipitée sur lui en disant “Il danse super bien ! c’est lui que je veux comme mari !” Ma mère à qui était adressé la demande de Julie, lui a souri tandis que Xian répliquais “On est encore un peu jeune pour se marier, non ?” Cette réponse il avait eu l’occasion de lui lancer de nombreuses fois – ma sœur était aussi tenace que moi. A la lecture de la lettre de Julie, deux jours auparavant, Xian m’avait lancé dans un tendre sourire, une nouvelle réponse :
« Il faudrait qu’elle comprenne que je suis peut-être un peu vieux pour elle, non ? »
* * *
L'hôpital où j’étais était bien plus petit que l’Hôpital central. Il s’agissait, je l’appris plus tard, d’un hôpital réservé aux hauts officiers – venu soigner principalement des rhumes de foins. L’air marin me parvenait pas la fenêtre, d’où je pouvais voir le parc pour y distraire les malades. Moi j’étais parqué dans la chambre d’hôpital, officiellement pour des raisons de sécurité. Je compris plus tard qu’il s’agissait surtout d’éviter que des hauts officiers me voit, et ne s’interroge sur la présence d’un adolescent dans leur clinique privatisé.
Cloîtré dans ma chambre j’eu tout le loisir de parcourir les cours que m’avait fait parvenir Wearek. Je les avais appris par cœur avant la fin de ma rééducation – enfin sauf ceux de navigation spatiale et de cryptologie qui ne m’avait jamais intéressé.
Dès les premiers soirs – pour ne pas être remarqué par les autres occupants des lieux – je repassai une série d’examen. “Vous êtes encore en pleine croissance, il nous faut revérifier toutes nos mesures” m’expliqua la professeure. Et j’eus de nouveau droit à être manipulé, envoyé dans des machines à devenir claustrophobes, tournés en tous sens devant des caméras de l’invisible. Je pensais que mon corps n’avait déjà plus de secret pour eux. Mais cela n’avait pas l’air de leur suffire. Après les examens d’observation, commencèrent quelques examens d’essai sur les neurones.
« Nous allons vous endormir pour ces tests, m'expliqua Elland, lors de ces interminables visites. Pas que cela soit nécessaire au test, mais ils ne sont jamais agréables quand on est conscient. »
Il m'expliqua qu'ils allaient stimuler certains de mes nerfs ; l’un après l'autre d'abord, puis plusieurs ensembles. Le corps bouge alors tout seul suivant les nerfs stimulés, ou des lumières apparaissent sans cohérence. Le soir même c'est avec un réel soulagement que j'accueillis la seringue venue m’envoyer au pays des merveilles. Néanmoins à mon réveil, j’avais la désagréable sensation que mon corps ne m’appartenait plus tout à fait, que quelqu’un avait réussi au moins une fois à en prendre possession. Tout ceci en plus d’une migraine d’éléphant.
* * *
Un matin, au petit déjeuner – quelques petites heures après la fin de mes examens – la professeure Elland m'annonça, avec le sourire d’un professeur félicitant un élève, que toutes les mesures étaient bonnes. J’avais grandi conformément à leurs prévisions – aurais-je eu le droit à des sanctions si j’avais grandi différemment ? L’implantation commencerait le soir même. En partant, elle termina en me préconisant de ne pas trop angoisser.
« Pourquoi n’écririez-vous pas une lettre à votre famille ? Cela doit faire longtemps qu’elle n’a pas eu de nouvelle. Ainsi vous ne penserez pas trop à l’opération. »
J’avais trop appris à lire entre les lignes des discours qu’on me tenait – en cause M. Wearek et son intenable manie de tout manipuler. Dans la gentille recommandation de Pr. Elland, je lisais sa part de doute quant à ma survie à la suite de l’opération.
J’avais envie de lui crier que je n’en ferais rien, que je voyais clair dans sa tentative de se donner bonne conscience. Ils pourraient ainsi tous dire que je connaissais les risques quand j’ai accepté l’opération, que j’avais eu le temps d’écrire une lettre – un testament plutôt – à ma famille.
Je n’en fis rien et la laissa s’en aller, elle et sa conscience. Après quelques heures à broyer du noir, j’écris néanmoins la lettre, que je fis transmettre à M. Wearek. Ce serait la première nouvelle qu’ils auraient de moi depuis des mois. Je ne parlais pas trop de l’armée, mais y décrivais mes nouvelles amitiés, fis une allusion simple à Cynthia. J’y parlais surtout de nos souvenirs, d’avant mon départ. Quand nous étions une famille tous ensemble, et moi un simple adolescent.
Le soir, la professeure m’attendait, non plus avec une seringue comme j'en avais l'habitude, mais avec un masque pour respirer.
« L’opération va durer plusieurs heures. Près d'une journée en fait, si tout se passe bien. Nous allons vous mettre en coma artificiel pendant la durée de l'opération, puis pendant une journée d’observation. »
J’avais à peine enfilé le masque que le professeur, la salle, tout l'extérieur s'effaçait déjà.
* * *
Je me réveillai doucement. Ce furent d'abord les sons qui m'arrivèrent faiblement, puis une lumière à l’œil droit. Petit à petit je distinguais les couleurs et la présence de la Pr. Elland.
Mon œil gauche – enfin mon œil bionique – ne me renvoyait rien. Toujours un trou noir, sans fond. J'avais au moins perdu les flashs de lumière intempestifs, que mon cerveau avait l’habitude de créés – et tentait inutilement d'interpréter – depuis l'incident du Bella.
Avec appréhension, mes mains firent le tour de ma tête, tentant de découvrir ce que serait mon nouvel œil. Le froid sentit par mes mains, me surprit. Je ne ressentais pas le froid du métal sur ma tête, uniquement quand mes mains touchaient mon nouvel œil. Mon nouvel œil débordait de la boîte crânienne. Sur le côté gauche il se terminait comme une monture de lunette, se terminant un peu après les cheveux. Je réalisai alors que mon nouvel œil sortait de l’emplacement habituel. Ce n’était pas uniquement le remplacement d’un œil, mais également un nouveau visage que l’on me donnait.
Sur le devant, il prenait bien un doigt de largeur en plus et montait jusqu’aux sourcilles. Sur le haut de la pommette, de la peau avait recousu par-dessus l’œil, afin de lui donner un air moins imposant. La lentille en verre était ronde, aussi grosse qu’un œil normal.
« Je serais vous, je ne mettrais plus les doigts sur la lentille, me prévint la professeure – qui jusque-là s’était contenté de me regarder, amusée. Vous y laisserez des traces, qui gêneront votre vision. »
Un infirmier, qui se tenait sur le côté, vint avec une lingette, qui disparut de ma vision tandis qu’il devait certainement nettoyer l’œil bionique.
« Je ne vois rien, indiquais-je avec un peu plus d’amertume dans la voix que je ne l’aurais voulu.
- C’est normal, me rassura Elland. L’œil est éteint en ce moment. Nous voulons d’abord nous assurer que l’œil est bien installé, qu’il ne vous fait pas mal, tant à la tête qu’aux nerfs optiques. Comment vous sentez-vous ? »
Elland me tendit un miroir que je puisse voir mon nouveau visage. Il n’était pas pire que celui avec un trou noir. J’y avais par contre perdu en expressions. Froncer les sourcils devenait ridicule. Je fis un grand sourire, et des bourrelets de peau contournaient l’œil renforçant la froideur du visage.
Il y eu de nouveau deux jours d’examen avant que je puisse, enfin obtenir une nouvelle vision. J’essayai dès le départ, malgré les recommandations du médecin, avec les deux yeux ouverts : le bionique, et le vrai. Ce fut un vrai loupé. Je ne comprenais pas ce que je voyais. Après le Bella j’avais découvert le monde en 2-d, ici il s’agissait d’une 3-d complétement raté. Les images n’étaient pas alignées. J’avais droit à des zébrures de couleurs et de lumière tandis que mes deux yeux n’étaient pas en phases.
Ils m’avaient totalement loupé ! Je me suis levé, et mis à crier en direction d’Elland. N’y voyant plus rien, je suis tombé à la renverse au bout de deux pas. Essoufflé, épuisé, et déçu, je suis resté assis au pied de mon lit, à deux mètres de la professeure.
« Fermez l’œil droit », me demanda-t-elle. Après avoir surpassé la peur de me retrouver totalement dans le noir, je l’écoutais et mis ma main sur mon œil droit, ne laissant plus que l’œil bionique.
L’image était correcte. Une 2-d simple mais fonctionnelle. J’y voyais de nouveau de l’œil gauche. Mais dès que je remettais l’œil droit, mon cerveau ne savait plus quoi faire.
« Ce sont des paramètres à régler, me rassura-t-elle. Il faut maintenant ajuster la vision gauche, à la droite. Vitesse de rafraîchissement, distance focale, et cetera. Après quelques jours de rééducation vous verrez de nouveau comme avant. »
Quelques jours ! Il m’en fallut près de dix, ce qui me paraissait une éternité. J’avais la possibilité de revoir de nouveau, comme avant, mais je devais patienter. Attendre de régler tels paramètres, avant de toucher au second. Puis recommencer de nouveau, dans d’autres conditions.
« Ton cerveau adapte constamment la vision de ton œil droite : pression atmosphérique, humidité, luminosité, saleté dans l’air. Pour ton œil gauche, il faut dès maintenant prévoir son adaptation, qu’il puisse correspondre à la vision de ton œil droit. »
Au bout de dix jours, j’avais retrouvé une vision, comme avant le Bella. Je voyais de nouveau les distances. Le monde ne se limitait plus à deux dimensions. Ce fut surprenant pour moi. Sans y faire attention je m’étais adapté à la vue en deux dimensions. Redécouvrir la troisième faisait surement le même effet que de découvrir des couleurs.
Les médecins avaient adapté les couleurs, et la résolution de mon implant pour qu’il s’ajuste parfaitement à la vue de mon œil droit. Seul le reflet dans le miroir me confirmait qu’il ne s’agissait bien que d’un implant. J’avais perdu l’original, aussi tentais-je de m’habituer à celui-ci – et j’espérais en prendre davantage soin que de mon premier.
La professeure me donna également la documentation de mon œil. J’appris ainsi l’autonomie de la batterie, qu’il me faudrait recharger toutes les quatorze à seize heures ; que je pouvais y connecter un flux vidéo, et le voir de l’œil gauche. Je devais pouvoir me concentrer uniquement sur ce flux vidéo, où voir la vidéo en surimpression par-dessus la réalité, comme un holo à demi éffacé, ou un reflet dans un fenêtre.