Dixième jour du mois du dragon de jade
Le soleil est revenu. C’est agréable, après la pluie. Même si j’ai pu sécher facilement nos affaires mouillées, la chaleur naturelle fait du bien à la santé et au moral. Ana a attrapé un rhume, Esteban est toujours un peu patraque suite à l’empoisonnement, et moi je crois que je ne vais pas bien non plus, j’ai dû faire une crise de panique hier soir, je ne me souviens plus très bien. Il n’y a plus de chocolat. Heureusement, il fait tout de même assez frais pour un mois du dragon de jade, ça m’aide à rester détendue. Alain est en train de se battre en duel avec un arbre, il a l’air d’avoir quelque chose qui le tracasse. Esteban et moi surveillons la tambouille en train de cuire, et Ana est partie chercher du supplément de nourriture. Elle croit avoir réussi à mettre au point un test supplémentaire pour identifier le xyzuwon jzhoïur dans les aliments, ce qui porte à six le nombre de tests consécutifs qu’elle fait subir à chaque nouveau fruit ou légume que nous croisons sur notre chemin. Entre les chromatographies de fortune faites sur des feuilles qu’elle arrache à mon cahier, les mélanges spécifiques qui lui permettent de ressentir des molécules particulières grâce à ses pouvoirs magiques, les petites gouttes de jus qu’elle se met sur les doigts pour voir si ça gonfle, et je ne sais quels autres tests alambiqués pour nous éviter de finir à vomir nos boyaux au fond d’un terrier de lapins… ça a intérêt à marcher, tout ça ! Si ça se trouve ses tests ne servent à rien et n’écartent que des légumes parfaitement comestibles. Moi, pendant ce temps, je touille le ragoût de truc qui ressemble à un lapin mais qui a des pattes palmées. J’espère qu’au moins, les animaux ne sont pas empoisonnés !
« Il va falloir faire un détour, les avertit Ana en revenant de sa cueillette.
- Ah bon, pourquoi ?
- Une colonie de griffons niche deux cent mètres plus loin. Des vrais griffons, pas des tout petits que nous avons vu butiner des fleurs. Personnellement, je n’ai pas envie de me frotter à eux. »
Alain approuva la décision ; et après le déjeuner, ils infléchirent leur route vers le nord. Ana sortait régulièrement de son sac les flacons dans lesquels elle avait fait macérer des morceaux de fruits. Ses potions prenaient de jolies couleurs, certaines d’un rouge profond tirant parfois sur le brun, certaines d’un bleu turquoise lumineux, et même une qui arborait de superbes carreaux blancs et or.
« Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ?
- Je ne sais pas. Je propose de considérer que dans le doute, mieux vaut ne pas le manger. »
Soudain, trois griffons surgirent des fourrés et fondirent sur eux, griffes en avant. Alain dégaina son épée en un éclair, Esther effectua un joli roulé-boulé pour esquiver l’attaque et Esteban prit la forme d’un intimidant anaconda, mais Ana ne fut pas assez rapide. Elle avait toujours la fiole de liquide à carreaux dans la main, et le temps de la poser pour sortir son sabre, les volatiles étaient déjà sur eux.
« Touche pas à elle, sale bête ! » s’écria Esther en plantant son couteau dans le plumage de l’animal.
Le griffon se retourna brusquement et agita l’aile dans tous les sens pour se débarrasser de la lame. Esther, désarmée, recula en vitesse pour éviter de se prendre un coup. Les garçons, de leur côté, se battaient contre les deux autres griffons. Des gouttelettes de pluie tombaient du feuillage encore humide après l’orage de la veille. Alors, la jeune thermomagicienne eut une idée. Elle donna un grand coup de pied dans le tronc de l’arbrisseau le plus proche d’elle ; et lorsqu’une trombe d’eau s’abattit sur eux, elle gela dans la cascade de pluie une lame verticale qu’elle voulait tranchante. Le griffon tomba au sol, transpercé par l’épée de glace tombée du ciel. Vite, Esther se précipita sur lui, retira le couteau qu’elle avait planté dans son aile et s’en servit pour lui trancher la gorge.
Alain et Esteban, aidés par Ana, étaient eux aussi venus à bout de leurs adversaires. Mais le visage d’Ana était désormais marqué d’une profonde griffure.
« Comme ça, tu as une vraie balafre d’aventurière, tenta Esteban tandis qu’il l’aidait à panser sa plaie.
- Au moins, il a manqué ton œil. Sinon, tu aurais eu l’air d’une pirate ! »
Ana rit entre ses larmes. Elle prit une mèche de ses cheveux, qui avaient bien poussé depuis leur départ des Îles, et la mit devant son menton pour faire une barbe. Puis elle tira son sabre et cria à l’abordage ! Alain la somma de quitter les mers civilisées et de ne plus jamais y revenir, Esther entra dans le jeu en poussant les petits cris perçants d’une princesse nunuche, et heureusement qu’Esteban ouvrait l’œil car leurs jeux avaient attiré un zombie qui ne rêvait que de poursuivre la lacération.
Ils incurvèrent encore leur trajectoire vers le nord, et ils ne furent plus embêtés par les griffons. La griffure d’Ana cicatrisait vite, Esther et Esteban se remettaient bien, et il y avait de plus en plus de légumes qu’ils connaissaient. Alain se fit charger par une licorne, qu’Esther fit fuir d’une boule de feu ; ils découvrirent un trou qui abritait une couvée de pigeons-zombies, des escargots transparents qui bavaient à qui mieux mieux sur les ronciers, et au cœur de la nuit, alors qu’Ana était de garde, un souffle froid s’immisça dans leurs sacs de couchage.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Elle mit la main à son sabre et se leva pour inspecter les alentours. Deux fantômes verts et blancs faisaient refroidir des brochettes de tripes sur un anti-feu d’un noir de jais. Ils n’avaient pas l’air dangereux, mais mieux valait demander conseil à un expert.
« Alain ? Alain ?
- Grmmpfouiquoi ?
- C’est dangereux, les fantômes ?
- On n’en trouve que dans le grand nord. Maintenant laisse-moi dormir.
- Pourtant il y en a deux à quelques mètres de nous. Ou alors, s’ils ne sont pas des fantômes, ils y ressemblent sacrément. »
Alain se leva à contrecœur et suivit Ana. Les deux créatures qui pique-niquaient sous la lune n’étaient pourtant pas des goules ou des trolls blancs… Le jeune prince se frotta les yeux et regarda de nouveau. C’étaient effectivement des fantômes.
« Je n’y comprends rien… On n’est quand même pas si loin au nord, si ? »
Eh bien si. Les dieux seuls savaient si c’était le nid de griffons qui les avait tant écartés de leur trajectoire ou s’ils avaient dévié dès les premiers jours dans la forêt, mais ils ne suivaient plus du tout leur cap initial. Le golfe dans lequel émergeaient les îles de leur enfance s’appelait la Mer Douce car, bien qu’elle fût salée, le climat y était clément et les côtes la protégeaient des vents les plus violents. Mais lorsqu’ils atteignirent le bout de la terre et que les arbres s’écartèrent, ils ne virent devant eux qu’une vaste surface blanche balayée par des vents glaciaux.
La Mer de Cristal.
Selon la légende, la Mer de Cristal était gelée à cause de la magie. La Bonne Fée qui avait vaincu le Grand Dragon des temps anciens y aurait laissé tomber sa baguette, et tant que du froid continuait à s’en échapper, les eaux resteraient continuellement de glace. Ana la scientifique et Esther la thermomagicienne savaient que la baguette ne pouvait pas émettre du froid, simplement absorber de la chaleur, et que lorsque l’objet serait parvenu à la limite de ses capacités, il exploserait certainement. De son côté, Alain avait appris que des expéditions de plongeurs avaient été menées par l’Ekellar pour tenter de retrouver la baguette, en vain. Peut-être la légende était-elle infondée ; toutefois, pour que la banquise reste solide même sous le soleil de l’été, pour que la température chute brutalement de quinze degrés entre la forêt et la mer, il devait y avoir quelque chose de magique là-dessous.
Treizième jour du mois du dragon de jade
Je suis très excitée. Un monde entier fait de glace, vous vous rendez compte ? Je suis sûre que cet endroit est fait pour moi. Ana et Esteban partagent mon enthousiasme. Alain, un peu moins, mais il a concédé que c’était une meilleure idée de passer par la banquise plutôt que de revenir en arrière et de courir le risque de tomber de nouveau sur les griffons. J’écris pour me calmer, parce qu’ensuite, c’est sur moi que tout reposera. Je dois contrôler la température de la glace pour vérifier qu’elle est bien solide, et la regeler si nécessaire. Il ne faudrait tout de même pas qu’elle s’ouvre sous nos pieds !
Tout était blanc. La glace, immaculée, scintillait sous les quelques rayons du soleil qui se faufilaient à travers le ciel nuageux. Esther inspirait avec délices l’air pur et vif et froid qui les entourait. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle se sentait ici comme chez elle. Elle se sentait comme une lutine du grand nord – d’ailleurs, elle était peut-être bien une lutine, en fin de compte. Elle était petite et mince, avec la peau pâle et les oreilles pointues. Elle cochait toutes les cases, sauf les cheveux noirs – Esther arborait en effet une longue chevelure châtain. Peut-être était-elle hybride ? Elle espérait bien que non ; puis sa confrontation avec Esteban lui revint en tête. Pourquoi devrait-elle craindre d’être métisse ? Après tout, il n’y avait aucun mal à être de sang mêlé.
Alain appréciait bien le décor lui aussi. Il n’aimait pas trop le froid, mais les grandes étendues blanches lui semblaient plus civilisées que les ronces qui poussaient dans tous les sens sans ordre ni mesure.
Ana, elle, se montrait bien moins enthousiaste. Blanc, blanc et blanc, elle préférait les couleurs. Alors elle serrait son gilet pour combler la pauvreté visuelle avec la texture de la laine rêche. Quant à Esteban, il était de loin le plus hermétique aux joies de la glace. L’elfe aux cheveux colorés appartenait au monde de la forêt, avec ses arbres, ses mousses et ses animaux. Cette espèce de patinoire géante ne lui inspirait rien qui vaille.
Soudain, Alain poussa un cri. Esther se retourna et vit avec horreur que malgré ses précautions, la glace avait craqué.
« Alain ! »
Elle se précipita vers lui et lui tendit la main.
« Non Esther, tu es trop légère, il risque de t’entraîner à sa suite. »
Esteban laissa tomber son sac et se transforma en phoque. Il plongea sous Alain pour l’aider à remonter, tandis qu’Ana le tirait sur la glace ferme. Finalement, il retourna sur le plancher des ours, Esteban le suivit aisément grâce à ses nageoires, et Esther s’affaira à les réchauffer et les sécher tous les deux.
« Je suis désolée Alain, je n’ai pas vu que la glace s’amincissait sous tes pieds…
- C’est normal, ce n’était pas sous mes pieds. J’ai glissé. »
Ils reprirent leur route, Alain rejoignant le club de ceux qui n’aiment pas la banquise et Esther redoublant de prudence.
« Je ressens de la chaleur par-là, indiqua soudain Esther, les yeux mi-clos, en pointant le doigt vers le sud-ouest.
- La banquise se fragilise ?
- Non, c’est différent. Je crois qu’il y a des gens. »
Ils obliquèrent dans la direction indiquée par Esther. Derrière un haut mur de glace, ils découvrirent un bâtiment d’une beauté à couper le souffle. Il n’était pas bien haut, ni bien large, mais les colonnes, les arcades, les piliers qui soutenaient le plafond, et les statues d’anges qui ornaient la façade, donnaient à l’édifice une allure princière. Presque princière, corrigea Alain, qui conservait sa préférence pour le palais de son enfance. Esther n’était pas d’accord. Certes, le palais d’Eklara était plus grand et plus richement ornementé, et ses jardins ne se réduisaient pas à quelques flaques sur un sol gelé, mais une maison tout en glace, ça avait tout de même un certain style, non ?
« Il n’y a pas de porte ?
- En même temps, ce serait un peu compliqué pour éviter que les gonds ne gèlent et ne fusionnent entre eux », fit remarquer Esteban en se glissant dans l’ouverture.
Alain, Ana et Esther se regardèrent. Alain ne percevait aucune pensée à l’intérieur, mais cela ne restait pas très poli de rentrer chez des gens sans s’être annoncé. Mais la voix d’Esteban retentit bientôt :
« Venez voir… »
Le chuchotement, amplifié par la résonance des murs de glace, avait quelque chose de perturbant. Ana s’engagea à sa suite, puis Alain et Esther. Le vestibule avait certainement eu tout autant de cachet que la façade, autrefois ; mais l’armoire à manteaux et le placard à chaussures avaient été entièrement vidés, et les fourrures s’amoncelaient pêle-mêle sur le sol. Une statue représentant la déesse du ciel s’était brisée sur le carrelage. Esther, attristée pour cette dame de glace, ramassa les fragments et les recolla entre eux à l’aide de ses pouvoirs magiques. Le résultat laissait à désirer, on voyait clairement les traces de la réparation, mais au moins, son doux sourire n’était plus fendu en deux.
De son côté, Alain s’était frayé un chemin à travers les vêtements d’hiver pour atteindre le mur du fond. Là encore, il n’y avait pas de porte pour masquer l’ouverture ; mais avec un peu d’attention, il remarqua qu’il y en avait eu une par le passé. Le panneau de bois avait été fracassé.
Il mit la main à son épée et s’engagea prudemment dans le couloir. Les murs bleutés et le sol rosé lui donnaient l’impression de se trouver dans un conte pour enfants. Mais lorsqu’après un tournant, le couloir déboucha sur le salon, Alain se rendit compte qu’on n’était absolument pas dans une histoire destinée aux petits.
Si le sol du couloir était rosé, c’était parce qu’il était composé de sang gelé.
Ana, Esteban et Esther contemplaient, horrifiés, le spectacle macabre qu’avait découvert Alain. Trois corps. Deux femmes et une personne de sexe indéterminé. Peau blême, cheveux noirs ou gris, yeux clairs écarquillés. Trois corps pourfendus, égorgés ou éventrés, avec, pour l’un d’entre eux, la lame d’un poignard encore enfoncée dans le torse. À peine remarquaient-ils les banquettes de glace recouvertes de peaux, les brûloirs qui éclairaient la pièce ou la théière de glace qui avait roulé sur le sol.
« Les cadavres sont en remarquablement bon état, constata Alain d’un ton neutre.
- Je suppose que les bêtes sauvages ne s’aventurent pas dans les bâtiments comme celui-là ?
- Ce qui est plus étrange, c’est que les bougies sont toujours allumées… »
Esther franchit le pas de la porte. Sur la pointe des pieds, sans rien toucher ni déranger, elle entreprit de faire le tour de la pièce. Ses yeux noisette se posaient partout : sur les murs nacrés, sur les lumignons tremblotants, sur les poignets des défunts, sur les objets exposés aux murs ou tombés au sol. Finalement, elle se pencha pour ramasser la théière.
« Je n’en reviens pas. Les gens qui ont construit cet endroit se foutent de la gueule de tous les thermomagiciens qui ont déjà galéré pendant leurs études. Une théière en glace ? Comment font-ils pour la garder solide alors qu’il y a du thé bouillant à l’intérieur ? Et vous avez vu les tableaux sur les murs ? Geler la glace de telle sorte qu’elle ait telle ou telle couleur, je sais faire, mais dessiner avec une telle précision, même Maître Tanager n’y parviendrait pas !
- Esteban, ça va ? »
Le garçon partageait assez peu l’enthousiasme d’Esther. Il avait le teint verdâtre et le cœur au bord des lèvres.
« Je vous attends dehors », balbutia-t-il avant de tituber vers l’entrée.
Ana le suivit du regard, se demandant s’il fallait quelqu’un pour l’accompagner ; mais l’énigme des cadavres lui titillait le cerveau. Elle s’accroupit et se pencha vers la femme égorgée la plus proche.
« Par les dieux…
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Ses chairs sont encore souples. »
Elle se redressa pour faire face aux expressions perplexes d’Alain et Esther.
« C’est pour cela que les corps ne sont pas décomposés, c’est pour cela que le feu continue à brûler. Ils viennent tout juste de mourir ! Ils ont été attaqués il y a quelques heures à peine.
- On aurait presque pu les sauver…
- On peut peut-être encore ! Il y a peut-être des survivants qui n’attendent que notre aide. »
Alain se précipita dans le couloir. Cette découverte l’avait comme électrisé : il était sur les lieux d’un accident, il savait exactement quoi faire pour se rendre utile. Les trois chambres à coucher étaient vides, la salle de bains également. Mais dans la bibliothèque, il trouva quelqu’un.
« Monsieur ? Est-ce que vous m’entendez ?
- Non ! »
Il avait crié. Alain fit un pas en arrière. Il ne savait pas vraiment comment interpréter la réponse.
« Non, je ne vous dirai rien ! Vous n’aurez rien de moi, vous entendez ? Rien ! J’emporterai le secret des Étoiles jusque dans ma tombe.
- Monsieur, s’il vous plaît, ne criez pas, cela va aggraver votre état…
- Ni la menace ni la torture ne réussiront à me faire avouer quoi que ce soit !
- Ce n’est pas une menace, j’essaie de vous aider…
- Ah, vous pouvez bien vous pavaner avec vos soi-disant bonnes intentions ! Vous qui avez brûlé notre maison, vous qui avez emporté nos livres et assassiné les nôtres ! Vous vous êtes faits avoir ! La prophétie n’est pas dans les livres ! Elle… Stéphanie ? »
L’homme s’était brusquement figé. Alain se dit que c’était peut-être bon signe, qu’il allait peut-être pouvoir enfin l’examiner et arrêter tout ce sang qui s’écoulait de son épaule ; mais dès qu’il l’eût touché, il recommença à hurler.
« Stéphanie ! Non, va-t-en ! C’est toi qu’ils veulent. Rejoins Mathias, rejoins ton frère, fuis de toutes tes forces !
- Mais qu’est-ce que… »
C’était Esther. La jeune fille, probablement attirée par les cris, venait d’entrer dans la pièce.
« Il délire complètement », lui expliqua Alain.
Esther hocha la tête et rejoignit son camarade aux côtés du blessé.
« Si tu le tiens, je devrais pouvoir cautériser et bander sa plaie. »
Elle sortit son couteau de sa poche, chauffa la lame et la posa contre l’épaule de l’homme. Il se débattait de toutes ses forces, et c’était un calvaire pour Alain de le maintenir immobile. Puis Esther déchira un nouveau morceau de tissu à sa jupe – de toute façon, celle-ci était fichue depuis longtemps – l’imbiba d’eau et en banda la chair brûlée. C’était terrible de l’entendre hurler de douleur tout en appelant la dénommée Stéphanie, mais ils n’avaient guère d’autre solution pour lui sauver la vie. Finalement, Ana arriva avec son fameux anxiolytique ; et sous les effets du philtre calmant, le blessé put enfin sombrer dans l’inconscience.
Esther et Ana, parties chercher Esteban tandis qu’Alain surveillait le blessé, retrouvèrent leur camarade en plein travail. Avec la pointe de sa flèche, il griffonnait sur le sol gelé.
« Regardez ça ! Regardez ce que j’ai trouvé sur le mur. »
En effet, la façade est du bâtiment arborait un grand cercle rempli de caractères et de symboles mystérieux.
« C’est une prophétie qui concerne l’amulette des étoiles. Apparemment, l’amulette choisit régulièrement un élu à qui elle accorde ses pleins pouvoirs. Esther, j’aurais besoin de ton aide pour comprendre la partie gauche… »
Esther jeta un œil aux lignes indiquées par Esteban et ne mit guère de temps à reconnaître les idéogrammes nordiques.
« Ce sont des indices pour reconnaître la personne choisie par l’amulette. « Il sera guépard, né de l’ours brun et du dragon d’or. » Il doit s’agir des mois de naissance de l’élu et de ses parents. La suite : « Mais ceux qui lui ont donné le jour devront le confier bien trop tôt aux bons soins des étoiles. »
- Un orphelin ?
- Je suppose. Et enfin : « Être choisi par les étoiles ne lui apportera cependant ni richesse ni gloire, car il sera l’objet des convoitises des mortels au cœur de… » Quoi ? Des mortels au cœur de requin ? C’est quoi cette expression ? Enfin, peu importe. Par contre, la suite, je ne comprends rien du tout.
- Ce sont des indications mathématiques, expliqua Ana. En fonction des positions des étoiles le jour de la révélation, ils donnent la date à laquelle la prophétie est supposée se réaliser. C’est ça que tu calculais, n’est-ce pas Esteban ?
- Oui, mais je pense que je me suis trompé. Parce que j’ai trouvé que l’amulette choisit un nouvel élu toutes les… trente secondes… »
Esther fronça les sourcils. Nul besoin d’être calée en astrologie pour savoir que les événements extraordinaires qui faisaient l’objet de prophéties ne se produisaient pas toutes les trente secondes.
« Je crois que tu as fait une erreur de calcul, intervint Ana. Tu es sûr que tu as exprimé la constante supersidérale en micromole par Kelvin ?
- Mince ! »
Il s’empressa de rectifier ses calculs en griffonnant à toute allure avec l’aide de sa flèche. Esther échangea un sourire avec Ana. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait bien être la constante supersidérale, mais elle savait que se tromper d’unité était assez fréquent en sciences physiques.
« Je vous laisse rectifier les calculs, proposa Esther, je vais rejoindre Alain et le mettre au courant. »
Et elle s’éclipsa dans le manoir de glace.
Le cerveau d’Ana fumait à force de chercher les erreurs dans les calculs d’Esteban. Entre la constante supersidérale, une erreur de signe et une étoile sur le mur qu’il n’avait pas vue parce qu’elle était à moitié effacée, ils étaient passés de trente secondes à dix fois l’âge de l’univers. Mais cette fois-ci avait l’air d’être la bonne.
« Quatre cent cinquante ans !
- Parfait ! On peut aller retrouver Alain et Esther dans la bibliothèque. »
Tout contents de leur joli résultat, les deux mathématiciens en herbe s’élancèrent à la recherche de leurs compagnons. Mais quand ils arrivèrent dans la pièce, Alain était seul au chevet du blessé.
« Où est Esther ? »
Alain leva le regard vers eux, perplexe.
« Elle n’était pas avec vous ? »