Encore aujourd’hui, malgré tout ce que j’ai découvert sur lui : Aliésin me fascine. Une part de moi ne comprendra peut-être jamais comment nous pouvons être à la fois tellement unis, tout en restant deux êtres si différents. Instinct, nature, maturité, tout semblait nous opposer dès notre arrivée dans le monde, pourtant, nous partagions tout, et nous le partageons toujours.
Chaque fois qu’il marche près de moi, qu’il me fixe de son beau regard d’ambre, l’amour se dispute à la surprise. Un miroir ne renvoie qu’un reflet, une copie de soi par réflexion ; Aliésin est un autre membre de mon corps, un membre détaché mais indispensable, comme le serait un nouveau bras, ou mieux, un second cœur.
Dans quelle mesure peut-on rester éloigné d’une part aussi importante de soi-même ? Comment vivre tout en contemplant son cœur marchant paisiblement à ses côtés ? Avant Orthag, je ne me serai jamais posé la question.
**
La petite fille, encore. Mais cette fois-ci le décor est différent, l’image beaucoup plus floue. Pourtant je constate que le temps a passé, qu’elle a grandi. Je ne vois presque que son visage, des traits d’enfant et non plus de bébé, des cheveux toujours bruns, mais qui atteignent cette fois ses épaules. Elle semble concentrée et ses lèvres bougent, mais rien ne s’en échappe. Autour d’elle, tout me paraît plus sombre, moins éclatant, et je crois comprendre qu’elle se trouve à l’intérieur.
J’aimerais en apprendre davantage sur elle, mais tout s’efface bien trop vite.
J’ouvris les yeux et fixai le sommet de la tente. Avec les événements récents, j’avais rangé les rêves dans un coin de ma tête : mes jours étaient trop bouleversés pour y mêler en plus ces questions de la nuit. Aujourd’hui, comme je ne bougeais pas, encore ensommeillé, cette drôle d’impression s’attardait. Comme un lien, un contact. Et si elle vivait vraiment quelque part ? Non. Impossible : un seul quatrepas. Mais pourquoi rêverais-je d’elle ? Avait-elle réellement existé un jour ? Je souris. Je me faisais des idées. Mon esprit tentait simplement de fuir la réalité. Des songes, de simples songes. Mais ils semblaient si vrais, presque comme… des souvenirs.
— Debout.
Je sursautai et par réflexe, cherchai Aliésin. Il inonda aussitôt notre lien de son ronronnement, mais il n’était pas là. Ven était déjà levé, il l’avait emporté. Dans l’abri il ne restait que moi et le chef niou-han : tout avait été empaqueté et je n’avais rien entendu. Sans un mot, je passai la cape autour de mes épaules et emboîtai le pas à Orthag.
À l’extérieur, la plupart des tentes gisaient au sol à côté de piquets, de cordes, et d’équipement divers. Les bras chargés, les niou-hans remontaient les allées jusqu’aux chevaux qu’on apprêtait au départ. Orthag marchait vite et, gêné par le vêtement trop long je dus presser le pas pour suivre son allure. Il ne s’arrêta qu’une fois devant Ven et leurs deux montures, me souleva et m’installa au-devant de sa propre selle.
— Tu restes ici.
Après un bref regard d’avertissement, il s’éloigna. Je haussais les épaules : comment voulait-il que je m’échappe ? Ce camp regroupait plus de personnes que je n’en avais jamais vu, et tous s’assureraient que je reste entre leurs mains.
Une bourrasque s’engouffra sous la cape, me fit frissonner. Au-dessus, le ciel encombré de nuages menaçait de faire tourner le temps à la pluie. Je vivais sans nul doute le printemps le plus pluvieux de ma courte existence. La cage d’Aliésin reposait solidement attachée derrière la selle de Ven et je ne pus empêcher mon regard d’y revenir sans cesse. Malgré notre lien et sa présence continuelle au sein de mon esprit, ses paroles, ses ronronnements ; son contact me manquait un peu plus d’heure en heure. Je dus me faire fureur pour ne pas tendre les doigts vers sa prison.
Ven suivait mon regard depuis un moment, il finit par dire :
— Ne t’en fais pas : c’est juste en attendant, la cage. On ne pouvait pas s’encombrer d’un forgeron et de son matériel, mais dès qu’on sera à Kedan, tu pourras récupérer ton chat. Ils confectionnent une sorte de harnais pour l’empêcher de grandir, ils n’auront sûrement plus qu’à l’ajuster à sa taille. Mérinos est trop loin pour qu’il voyage enfermé.
Nous ne devions pas nous trouver à plus de deux ou trois jours de la ville, mais cela me paraissait interminable. Au moins, j’avais maintenant l’espoir de retrouver Aliésin, de pouvoir peut-être, à nouveau, le serrer dans mes bras.
— C’est un quatrepas : il s’appelle Aliésin.
Ven sourit. Je lui devais bien ça. Non seulement il m’avait rendu le portrait de ma famille la veille, mais il me donnait en plus ces informations. Il était loquace, davantage que son chef : il risquait de m’apprendre beaucoup de choses si je l’encourageais un peu.
Je ne regrettais pas la présence de la cape, même si elle arborait le blason lugubre des niou-hans. Peu après notre départ, la pluie s’abattit sur la plaine, nous fouettant de ses gouttes froides et accablantes. Le vent poussait les montures à presser le pas, les hommes à courber le cou. Orthag organisa la cohorte en rangs serrés, donna l’ordre de faire passer les attelages en premier, craignant que les larges roues ne s’enlisent à la suite des chevaux. Son dos me protégeait du gros de l’averse et d’une bonne partie du froid, mais Aliésin, lui, ne bénéficiait d’aucun abri.
— Atharian semble déterminée à te noyer…
La remarque me prit au dépourvu. Prononcée sur un autre ton, dans une autre bouche, elle m’aurait certainement fait sourire.
— Le sorcier avec toi au bord du Kézin, ton parrain ?
Mais je l’aurais perdu en entendant cette question. Orthag attendit ma réponse, un murmure de voix ou un quelconque signe de tête, mais je ne fis rien de tel. Sinji pouvait me localiser, envoyer du monde à mon secours : pour le chef niou-han, il constituait la plus grande des menaces.
— Probablement, conclut-il sans mon aide. Quatre chevaux sur la rive. À qui ?
J’ouvris la bouche : Alaina avait cru qu’on ne remarquerait pas sa présence, mais sa jument était bien au bord du fleuve avec la monture du garde, celle de Sinji et mon Ewonda.
— Tes parents ? Ta mère ? Des braves pour fuir en te laissant derrière…
— Ma mère est morte !
Je me tus, mais trop tard. Il l’avait fait exprès : il m’avait provoqué pour me faire parler. J’enrageais contre moi-même. Quel idiot ! Surtout après sa réaction de la veille face à mon nom, le portrait de ma famille. En quoi venais-je de me compromettre ?
— Ton père, alors ?
Je ne répondis pas. Je ne répondrais plus. Pour l’instant, il n’avait usé d’aucune menace de torture pour m’y contraindre. Il devait me ramener sain et sauf, peut-être lui avait-on aussi demandé de gagner ma confiance. Dans ce cas, il partait sur de mauvaises bases. Ven, en revanche… Il me faudrait me méfier davantage du jeune homme.
— Il va venir te chercher ?
Il jouait avec mes sentiments d’enfant pour me faire réagir. Je mourais d’envie de lui dire qu’effectivement, mon père viendrait me secourir, parce que je rêvais qu’il le fasse. Mais il était loin, sur la route d’Ethenne, bien plus au sud. Quand apprendrait-il que je n’étais plus sous la protection de Sinji ? Où serais-je à ce moment-là ? Le reverrais-je jamais ? J’endiguais avec peine mon désespoir, mais je me mordis la langue et ne me trahis plus. Il m’avait trompé une fois, j’avais retenu la leçon.
— Le nom de tes compagnons.
Il réitéra sa demande à intervalles réguliers, en vain.
Il finit par se taire, comprenant que je ne parlerais pas de mon plein gré. Toujours pas l’ombre d’une menace. Il avait le temps et je le savais tout comme lui. Chaque fois que j’ouvrirai la bouche, je risquerais de me trahir : des jours, des semaines, davantage… Qu’importe. J’avais déjà commis une erreur, les autres suivraient.
Je tremblais de froid. La pluie avait inondé mon pantalon et les gouttes dégoulinaient sur mon visage. Je ne voyais presque plus le chariot devant moi et le contraste entre la température ambiante, l’humidité et la chaleur du niou-han dans mon dos me faisait frissonner. Penser était dangereux alors, je laissai filer les images d’avenirs sombres et les souvenirs d’une autre vie plus joyeuse. Les yeux perdus sur le rideau d’eau, je sursautai quand Orthag reprit la parole.
— À quelle distance peut-on t’éloigner de ta bestiole ? Pour combien de temps ?
Nous n’avions jamais été séparés plus de quelques heures. Parfois, Aliésin était parti chasser seul, mais il avait toujours veillé à rester dans un périmètre restreint. Quand il devait s’éloigner davantage, il faisait en sorte que je l’accompagne. Tout petit, j’avais constitué un sérieux handicap, mais il m’avait entraîné à le suivre, aussi bien à terre que dans les arbres. Mon apprentissage de la chasse, en premier lieu, avait eu pour but de ne pas nuire à la sienne. La rapidité, la discrétion sonore et olfactive étaient vite devenues indispensables.
— À quelle dis…
— Je ne sais pas. Nous n’avons jamais vraiment été séparés.
Il grogna, mais je ne pouvais le renseigner sur ce que j’ignorais moi-même. Ma seule certitude se résumait à l’attraction puissante que je ressentais vis-à-vis d’Aliésin. Tout mon corps, mon esprit se tendait vers lui avec une insistance croissante, qui devenait douloureuse.
— Que t’arrive-t-il s’il est blessé ?
Je devinais un aveu derrière ce nouveau genre de questions : les connaissances d’Orthag sur les quatrepas étaient maigres, et s’il souhaitait me garder en vie, il lui fallait savoir un maximum de choses sur notre lien, connaître nos limites. À l’instant où cette réflexion surgit, je compris le danger. Indiquer nos faiblesses permettraient d’abord à Orthag de nous conduire sain et sauf à Mérinos, mais cela l’aiderait aussi à nous maintenir en son pouvoir… Je pesai le pour et le contre, le plus rapidement possible : avais-je plus d’intérêt à me taire ou à lui répondre ?
En général, j’avais connaissance des blessures d’Aliésin, mais sans les ressentir. L’écho de nos douleurs traversait le lien, mais nous possédions un corps chacun. Pourtant, après Keldaria, le poison niou-han nous avait touché tous deux, bien qu’il s’en fût remis plus rapidement que moi. Devais-je mentir ? Accentuer cette exception pour qu’il nous pense plus fragiles qu’en réalité ? L’amener à nous sous-estimer ?
— Oui… approuva, Aliésin.
— Nous sommes liés, répondis-je, nous sommes un. Si vous blessez l’un, ça affaiblira l’autre. Si vous tuez l’un d’entre nous, nous mourrons tous deux.
Voilà. Je sentis Orthag hocher la tête sans paraître soupçonner mon exagération : pour mentir, toujours conserver une base de vérité. L’un des contes de ma mère me l’avait enseigné.
— Le nom de tes compagnons.
Je souris. S’il songeait qu’en répétant sa question, je finirais par répondre, il comprendrait vite que je partageais mon esprit et mon entêtement avec un félin.
Il n’y avait pas grand-chose à regarder : la visibilité moindre dissimulait les rares attraits de ce paysage déjà trop plat. Le temps s’étira. Si je parvenais à déduire le rythme d’un cheval nonmage cheminant sous la pluie, alors, nous devrions atteindre Kedan le lendemain soir, ou bien le surlendemain. En tout cas, c’était ce que semblait croire le chef niou-han quand il s’adressait à Ven.
Il n’autorisa aucune halte à la mi-journée, et personne n’osa protester. Lever le camp ce matin-là, préparer tout le monde au départ avait demandé temps et coordination malgré l’expérience visible des niou-hans. Orthag cherchait sans doute à rattraper le retard engendré par leur nombre, celui occasionné par la pluie. Je m’interrogeais. Dans ces conditions, me retrouver, me devancer… Non, impossible. Sa rapidité ne collait pas avec la gestion d’une troupe aussi importante. Charrier autant d’hommes et de matériel, se réapprovisionner en vivres, installer et plier un tel campement matin et soir… Et pourtant… Le cheval que je montais arborait une robe pie, pas noire. Je voyageais au-devant de la selle ennemie, non sur ma propre monture.
— Je ne comprends pas : comment ont-ils fait pour aller aussi vite et me rattraper ?
— Différente.
— Comment ça, « différente » ?
— L’odeur des deuxpas du fleuve, différente…
Je revis les silhouettes sombres alignées sur la colline baignée des premières couleurs d’avant l’aube. Au bord du Kézin, ce jour-là, une douzaine de guerriers, pas plus, nous souriaient victorieusement. Beaucoup moins qu’ici… Impossible de me souvenir des visages, mais hormis Orthag et Ven, je ne trouvais aucune similitude avec les hommes qui le matin même, m’observaient avec défiance.
Aliésin avait-il raison ? Sa théorie n’expliquait pas tout, mais à deux, ils auraient gagné bien du temps. De plus, avec des niou-hans aux quatre coins de l’île, se débarrasser d’hommes pour en rejoindre d’autres était non seulement très avantageux, mais largement faisable…
La pluie s’apaisa, puis cessa, mais les bourrasques ravivaient le sentiment de froid et les vêtements mouillés me collaient à la peau. Quand les nuages se levèrent, je réalisai que la journée touchait à sa fin. Déjà ? Avais-je réussi à m’assoupir dans de telles conditions ?
Orthag ordonna la halte peu après et confia ses rênes à Ven avant de mettre pied à terre. Aussitôt, les autres niou-hans l’imitèrent.
— Tu l’emmènes à la tente dès qu’elle est montée. Passe-moi la cage : plus prudent.
Le jeune homme acquiesça et le froid s’ancra plus fermement en moi quand je vis s’éloigner mon ami. Mes frissons s’accentuèrent, je fis de mon mieux pour me concentrer sur l’activité du camp, pour faire abstraction du manque.
Le spectacle possédait quelque chose de fascinant, même s’agissant de mes ennemis. Avec quelle rapidité la compagnie reprenait ses allures de fourmilière ! Chacun trouvait sa place, certains plus aisément que d’autres, mais les quelques jeunes furent pris en main par leurs aînés. Le bivouac se montait comme dans une sorte de routine, sans qu’on ait vraiment besoin d’y songer. Autour de moi, on dessellait et soignait les montures, plus loin, les voitures étaient partiellement déchargées de leur matériel. Très vite, la plaine humide se transforma en une ébauche de village de toile, traversée d’allées de terre et d’herbe détrempée. Allées qui se changèrent très rapidement en boue.
Ven attendit un bon moment puis me fit signe de quitter la selle. Raidi par la chevauchée, déstabilisé par la hauteur de l’étalon pie, je me rattrapai de justesse et échappai de peu à la chute. Je surpris le sourire de jeune homme quand il laissa les montures à d’autres mains.
Je marchai à ses côtés, non devant ou derrière comme avec Orthag. Mais il avançait vite et je dus presser le pas pour rester à sa hauteur. Sur mon passage, les mêmes regards méfiants que le matin, le même dégoût teinté de curiosité. La plupart des niou-hans me faisaient froid dans le dos, mais j’acquis très vite une certitude de réciprocité. Je retirai mes bottes crottées et gagnai la tente avec soulagement.
Ven fit de même et s’étira avant de se laisser tomber dans le coin opposé. Puis il posa son menton sur ses jambes repliées dans une attitude songeuse et m’observa, comme s’il cherchait à percer un mystère.
— Il t’a demandé quoi, Orthag, sur la route ?
Je haussais les épaules.
— Il voulait savoir qui était avec moi au bord du fleuve.
— Et tu ne lui as pas dit ?
Je secouais la tête à la négative.
— Des fois, on rencontre des sorciers si affolés qu’ils nous racontent leur vie avant même qu’on ait le temps de poser la moindre question.
Ça ne me surprit pas beaucoup : un magicien avéré était un magicien mort, surtout entre les mains des niou-hans.
— Je me demande ce qu’il lui a pris, hier. Orthag n’est pas très causant d’ordinaire, mais il ne m’a jamais renvoyé de la sorte.
Il se tut et réfléchit quelques instants.
— Il me cache quelque chose, et quelque chose d’important.
— Tu es avec lui depuis longtemps ?
— Un peu plus de trois ans. Je pensais devenir sa première-lame bien avant ça, mais il me traite toujours comme un enfant.
— Parce que tu te comportes comme tel, dit Orthag en passant l’entrée.
Ven pâlit, grimaça et s’écarta pour lui laisser de la place.
Sous le bras, en plus de la cage d’Aliésin, le chef niou-han portait un tas de vêtements qu’il me lança.
— Tu es trempé : mets ça.
J’examinai les habits : du noir, sans aucune surprise. Seule la tunique était dotée d’un col de la teinte rouge d’un brasier. La tenue semblait bien trop grande pour moi, mais je l’enfilai néanmoins. Quelques ourlets aux bras et aux jambes plus tard, je profitais d’une inattention des niou-hans pour glisser le portrait de ma famille dans le fond de mes bottes. La pluie avait rogné un morceau du parchemin, des dégâts moindres à ceux redoutés depuis le matin : heureusement, j’avais caché mon trésor dans mon dos, et Orthag l’avait protégé malgré lui.
On nous apporta un repas peu après et je mangeais en m’interrogeant sur Ven, son histoire : c’était toujours mieux que de songer à mon propre sort, et je me demandais ce que faisait un tel jeune homme aux côtés de quelqu’un comme Orthag. Un mal de tête me rattrapa et je me découvris éreinté. Je m’endormis recroqueviller dans la cape au plein milieu d’une discussion sur l’organisation du camp, largement alimenté par Ven.
*
— Debout.
J’entendis l’ordre, là-bas, quelque part, mais il ne semblait pas me concerner. Je flottais dans un étrange brouillard, prisonnier de mes rêves sans me souvenir d’eux, entre deux mondes. Le mot résonna à nouveau et éveilla une partie de ma conscience, mais une partie seulement.
— Lève-toi !
J’en étais incapable. D’un geste vide de force, j’écartai un peu la cape sombre qui me recouvrait. La veille, je tremblais de froid, à présent, un feu intarissable me dévorait. Ma tête lancinante se tendait au-delà de mon propre corps, à la recherche de l’être qui lui manquait.
— Asin…
Agacé par mon manque de réaction, le chef niou-han s’approcha et me saisit par le bras. Il le lâcha aussitôt, et à la place, pausa sa paume sur mon front.
Un bruit de toile. Je parvins enfin à entrouvrir les yeux et malgré ma vision floue, remarquais l’entrée de Ven.
— Orthag ? Le quatrepas n’a pas l’air dans son assiette : il ne bouge pas depuis ce matin et là, il refuse de manger.
— Le gamin est malade aussi.
— Asin…
Orthag fronça les sourcils, demanda la cage. Dès qu’elle fut placée près le moi, je passai les doigts à travers les barreaux. Une sensation de bien-être m’envahit au contact de la fourrure tiède, je refermai les yeux, inspirai plus profondément.
— Il s’est endormi sous la pluie hier. Il dort beaucoup trop. Depuis le début.
— Il n’avait pas fermé l’œil la première nuit…
Je ne vis pas la réaction du jeune homme, mais Orthag l’interrogea.
— Le contact. On ne les a pas beaucoup éloignés, mais dans les montagnes, il s’est calmé dès que je l’ai laissé le toucher.
Ils parlaient ensemble comme si j’étais incapable de saisir leurs mots. Pourtant, je ne laissais échapper aucun d’entre eux, même si je devais lutter pour ça. Orthag gronda et Ven finit par proposer :
— Il faut le libérer. Il faut qu’ils se touchent.
— Ce n’est pas un chaton, Ven ! Il attaquera dès qu’il en aura la force.
— Nous sommes nombreux…
— C’est nous, qu’il visera en premier.
Je percevais de moins en moins leurs mouvements, le son de leur voix s’étourdissait peu à peu, la nuit se refermait sur moi.
— À Kedan il sera libre. Pas avant.
— Et s’ils ne tiennent pas jusque-là ?
— Fais seller les chevaux. Récupère des vivres pour la journée et de quoi apaiser la fièvre : on part immédiatement.
— Sans les hommes de Maillar ?
— Ils nous rejoindront. Redonne le commandement à Solam.
Je n’entendis pas Ven quitter l’abri, seule la peur me maintenait encore conscient. Aliésin et moi survivrions-nous seulement jusqu’à Kedan ? Je sentais la vie m’abandonner, je ne désirais rien d’autre que de serrer mon précieux compagnon dans mes bras.
« Deux corps, deux âmes, mais une seule vie, petit frère. Deux parties d’un même être ne peuvent continuer d’exister maintenus si longtemps séparés. »
— Ils vont nous tuer, répondis-je au cerf.
« Je maintiendrai vos esprits en sommeil. Je ralentirai le mal, préserverai votre lien. »
Je sentis Orthag m’envelopper dans la cape et me soulever, mais trop affaibli, je basculai du monde réel à celui de Céphée. La tente et le niou-han disparurent, je me retrouvai étendu sur le sol immaculé.
« Une nuit, le quatrepas revint ensanglanté de sa chasse, portant entre ses crocs une proie plus grosse que son jeune FaiseurDeVoix. Souillé mais fidèle à son habitude, il s’allongea dans le berceau. À l’aube, vêtements et lit furent retrouvés maculés et l’on choisit de lui interdire l’accès à la chambre, créant pour deux âmes immatures, un bien terrible péril. »
Le cerf approcha et se coucha à mes côtés. Ici, je peinais moins à suivre ses mots, mon esprit regagnait un peu en vigueur, raffermit par le sien.
— Alors j’ouvrais la porte de ma chambre ?
« Oui, petit frère. L’instinct vous poussera toujours l’un vers l’autre. »
Je repris brièvement contact avec la réalité quand on me redressa et porta un gobelet à mes lèvres.
— Bois ça.
Le liquide bouillant me brûla la langue et je le repoussai. Orthag se contenta de souffler sur le breuvage et j’hésitai, mais finalement, je pus avaler son contenu sans me blesser. J’avais reconnu l’amertume typique de l’infusion à l’écorce de saule, breuvage couramment utilisé par mes parents au cours de mon enfance. Le remède avalé, le chef niou-han me chargea sur son épaule et je surpris la présence de Ven à nouveau près de nous.
Ensemble, ils achevèrent de traverser le camp en effervescence de quelques rapides enjambées. Une fois en selle, avant de lancer son étalon au galop, Orthag attacha la petite cage d’Aliésin contre moi.
*
— Hey. Réveille-toi. On arrive.
Tiré du sommeil protecteur de Céphée, j’ouvris péniblement les yeux. Les chevaux marchaient au pas, à peine essoufflés, et Orthag me redressa sur la selle. Rester éveillé me demandait beaucoup d’efforts et je me débattais malgré moi entre deux mondes.
Le ciel obscurci annonçait déjà le crépuscule, mais la silhouette massive d’une ville se détachait à l’horizon. C’était beaucoup plus grand que Keldaria et donc, beaucoup plus grand que tout ce que j’avais vu, du moins à cette distance.
Les lumières de Kedan la baignaient d’une douce aura, quelque peu floutée par l’hébétude de ma fièvre. Nous suivions un très modeste chemin de terre, sans doute loin des voies les plus fréquemment utilisées pour rejoindre la ville. Les nonmages n’aimaient pas les montagnes, et la seule existence de ce chemin paressait, de fait, déjà exceptionnelle. Les fermes, rares et de petites envergures gisaient dans l’ombre de la citée. Je refermai les yeux. Malgré la demande d’Orthag, je devais choisir entre mes sens et l’oui exigeait moins de moi que la vision.
Je sentais, de manière presque tangible, à présent, le soutient offert par le cerf pour ralentir la destruction de mon lien avec Aliésin. Notre modeste contact à travers la cage nous sauva probablement la vie autant que lui.
Orthag ne dit rien, mais je sentis son inquiétude enfler et il redonna du rythme aux chevaux. Il ne fallut que quelques minutes de galop pour qu’ils ralentissent de nouveau et qu’une voix inconnue ne s’élève.
— Halte ! Annoncez-vous !
Je sursautai. Je n’apercevais que de vagues ombres et si la luminosité, le changement de rythme et le sol pavé me prévinrent de notre arrivée, les yeux clos, j’ignorais encore la présence de la sentinelle.
— Orthag Relden, Commandant Chasseur de l’Ordre de niou-han de Mérinos. Negolven Daken est avec moi.
Orthag bougea la tête d’un geste vif, sans doute pour désigner le concerner.
Il y eut un temps de battement et je sentis le poids d’un regard pesant sur nous. Mais la sentinelle garda le silence et nous libéra manifestement le passage.
— Il y a du mouvement ? questionna le chef niou-han en l’absence de réaction de la sentinelle.
— Tout à l’air paisible pour ce soir, mais restez sur vos gardes : le groupe du pont rôde toujours dans les parages. Vos collègues n’ont pas encore mis la main dessus et ils ont fait pas mal de dégâts.
Orthag hocha la tête et nous reprîmes notre route. Avant qu’on ne se soit trop éloigné, cependant, la sentinelle demanda :
— Et le gamin ?
— Le mien. Nous sommes attendus par le commandant Maillar.
Je n’avais pas la force de m’offusquer de son mensonge. Le souffle haché, je m’accrochais de mon mieux à la réalité et je sentais Aliésin faire de même, plaqué le plus possible contre ma poitrine malgré les mouvements et les barreaux. Je crus entendre Orthag me chuchoter de tenir bon, mais peut-être mon imagination, la fièvre me jouèrent-elles des tours.
Je percevais la présence de la jument de Ven à côté de l’étalon d’Orthag, elle calquait ses pas sur son congénère. Des rues larges donc, suffisamment pour le passage de deux chevaux de front, comme je le déduirai plus tard. J’entendis s’élever des voix criardes au moins à deux reprises, et quelqu’un ouvrir l’une des portes conduisant à ces joyeuses festivités. Auberges ou tavernes, je n’en sus jamais rien.
Je rêvais d’Aliésin contre moi, de pouvoir m’allonger, que le monde cesse de bouger et qu’Orthag me lâche enfin. Ma chaleur jumelée à la sienne était insupportable, et mes vêtements me collaient à la peau.
— Asin…
Il ne ronronnait pas : il économisait ses forces.