Une scène d'une indicible violence s'offrait à lui. Lundiva et Emilia gisaient dans un bain de sang. Leurs yeux étaient exorbités et leurs lèvres retroussées. Leurs crocs avaient été sauvagement arrachés, tout comme leur cœur. Il ne restait plus qu’un trou béant dans leur poitrine.
Nevra tomba à genoux, secoué par un violent haut-le-cœur. L'estomac retourné à la vue des cadavres mutilés de ses deux tutrices, il régurgita son dîner dans un coin de la pièce jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus que l'amertume de la bile en bouche.
Un gémissement plaintif lui parvint du coin de la bibliothèque. Dans la pénombre, Nevra reconnut avec horreur la silhouette de son amie, coincée sous une des étagères renversées. Il se précipita vers elle pour dégager le meuble qui lui broyait le dos. Alors qu'il la tirait vers le centre de la pièce, un liquide tiède et poisseux lui collait aux mains. Du sang. Beaucoup de sang.
Le vampire alluma fébrilement les bougies du chandelier posé sur un des rares meubles qui tenait encore debout. La lumière, bien que faible, lui permettait d’y voir plus clair. Rena était dans un sale état. Le corps lacéré de coups de sabre, elle saignait abondamment. De la glace s'était formée autour de ses blessures béantes, mais les pouvoirs de régénération de la yôkai n'avaient aucun effet sur les plaies qui s'ouvraient encore et encore. Nevra se souvint de la façon dont la mère de Rena était morte. Il savait qu'il existait certaines lames runiques capables de perturber les flux magiques, ce qui rendait la régénération difficile, voire impossible, et entraînait inéluctablement la mort de la victime si un contre-sort n’était pas rapidement mis au point par un mage guérisseur compétent.
Nevra ne pouvait plus rien faire pour Lundiva et Emilia, mais il pouvait encore sauver Rena. Il hissa son amie sur son dos et se rendit au seul endroit où il était certain de trouver de l'aide : le dojo de Maître Sakumo. Couvert de sang de la tête au pied, le visage défait par l'angoisse, il courait avec l'énergie du désespoir, priant l'Oracle pour que Rena tienne le coup.
***
Sakumo avait installé Rena dans une des chambres de l'annexe. Il avait réussi à stabiliser son état, mais Nevra devinait à son expression que la situation était critique.
— Est-ce qu'elle va s'en sortir ? demanda-t-il, la voix étranglée par les sanglots qu’il tentait de contenir.
Le tanuki secoua la tête.
— J'ai stoppé l'hémorragie pour le moment, mais son corps magique a été gravement endommagé, ses flux magiques ont été rompus, et ils sont en train de consumer son corps physique.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ?
— Il me faudrait l'arme qui lui a infligé ces blessures pour mettre au point un contre-sort capable d'en annuler les effets. Si tu me le permets, je vais fouiller dans son esprit pour en savoir plus sur ce qu'il s'est passé et identifier son agresseur et l'arme qu'il a utilisée.
Nevra hocha gravement la tête.
— Allez-y.
Sakumo posa une main sur le front de la jeune fille inconsciente. Les yeux fermés, les sourcils légèrement froncés, il explora son esprit un long moment.
— Tu as été si courageuse... murmura le tanuki en retirant sa main.
— Qu'est-ce que vous avez vu ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Si je te le dis, qu'est-ce que tu vas faire ? Te venger ?
— Je veux récupérer l'arme qui a servi à blesser Rena. Vous avez dit que c'était le seul moyen de la sauver.
— Tu crois que celui qui a essayé de la tuer va gentiment te la donner ?
— S'il ne me la donne pas, je…
— Tu vas le tuer ?
— S'il le faut. Oui.
— Seulement s'il le faut ?
Le vampire resta silencieux. Il était encore hanté par les corps mutilés de Lundiva et Emilia, et par l'odeur de leur sang qui le prenait aux tripes. Aveuglé par le chagrin, la haine et la colère, il n'avait aucune envie d'épargner son ennemi.
— Je vais contacter Scorpio, dit son maître. Il va s'en charger. Il saura faire preuve de discernement. Et, surtout, il a davantage l’habitude de ce genre de situation que toi. Tuer n‘est jamais facile, mais certains sont plus aptes à donner la mort sans se laisser affecter que d’autres. Tu n’as encore jamais pris la vie de quelqu’un, tu ne sais pas ce que ça signifie.
— Non, fit Nevra les poings serrés et les larmes aux yeux. Je vais le faire moi-même. Je vous en supplie, ne m'en empêchez pas. C'est ma famille, c'est à moi de m'en occuper.
— Très bien, céda le tanuki. Mais va te laver et te remettre les idées en place d'abord. Si Rena se réveille et te voit dans cet état, elle va faire une syncope. Après cela, je te dirai ce que tu as besoin de savoir pour retrouver les responsables.
***
Nevra s'était débarrassé de ses vêtements souillés de sang, mais il avait beau se frotter la peau, il n'arrivait pas à se défaire de cette odeur écœurante qui lui donnait la nausée et engourdissait son esprit. Sakumo lui avait déposé une tenue propre qu'il enfila rapidement. Il n'avait qu'une envie, obtenir le nom de ceux qui lui avaient tout pris et leur ôter la vie. Sakumo le savait, il voyait clair dans les désirs morbides de son élève, mais les dés étaient jetés. Donner la mort pouvait briser un homme, mais parfois, il pouvait révéler une nature plus sombre et plus sanguinaire, celle d’un homme né pour tuer.
Le vieux tanuki savait que cette épreuve était celle qui déciderait du destin de son élève. Après ces événements tragiques, la décision qu’il aurait à prendre déterminerait sa véritable valeur en tant que guerrier de l’Ombre. Il allait devoir prouver qu’il était capable de contrôler ses pulsions les plus meurtrières pour mettre cette rage au service de la justice et de la vertu, sans se laisser aveugler par la haine et le désir de vengeance. Pour la première fois, Sakumo était incertain du chemin qu’emprunterait son élève. Son rôle était d’observer et de laisser le destin décider de son sort, mais il avait tout de même envie de mettre toutes les chances du côté du jeune vampire.
— Ils étaient trois, lui apprit-il. Un oni, un satyre et un loup-garou.
— Vous savez comment les trouver ?
— Oui, mais avant cela il faut que tu saches quelque chose. Ces trois hommes sont des gardiens d'Eel. Ils font partie de la garde de l’Ombre.
Comment des hommes au service de l’Oracle, qui avaient juré fidélité au Cristal et avaient voué leur vie à la protection d'Eldarya et de sa population, avaient-ils pu commettre une telle atrocité ? La révélation lui avait fait l'effet d'un coup de massue, mais cela n'ébranlait en rien sa détermination. Au contraire, il se sentait doublement trahi, et cela ne faisait qu'attiser la rage meurtrière qui brûlait en lui.
— Il faut aussi que tu saches qu'ils ont enlevé les enfants de l'orphelinat pour les vendre à des marchands d'esclaves. Il n'est peut-être pas encore trop tard pour les retrouver et les ramener.
— Rena…
— Rena a risqué sa vie pour les protéger, le coupa Sakumo qui savait déjà ce que son disciple allait dire. Elle a échoué, mais même dans son état, elle regrette de ne pas avoir été assez forte pour les protéger. Elle s'inquiète plus pour eux que pour elle. Elle ne voudrait pas que tu les sacrifies pour la sauver. C’est ce que j’ai ressenti quand j’ai lu dans son esprit. Sa dernière pensée était pour toi, alors ne la déçois pas.
— Raison de plus pour faire d’elle ma priorité ! protesta Nevra en serrant les poings. Elle est plus importante à mes yeux que les autres enfants ! Je ne veux pas la sacrifier pour les sauver…
— Tu n'as pas à choisir entre l'un ou l'autre. L'état de Rena est stable pour le moment et je veille sur elle.
— Alors, dites-moi où je peux trouver ces hommes ! Je les ferai parler, même si je dois les torturer.
— Tu les trouveras à la Taverne du Pendu, dans le quartier des Coupe-Gorges.
C'était tout ce dont Nevra avait besoin. Il quitta le dojo d'un pas décidé, l’arme au poing et l’âme noire de rage et de désespoir.
***
La taverne était bruyante et chaotique. Dans un brouillard de tabac, les clients éméchés s'esclaffaient, s'injuriaient et se bousculaient. Certains s'adonnaient à des jeux de hasard et d'argent, tandis que d'autres batifolaient avec des filles de joie aux joues rosies par l'alcool. Insensible à cette ambiance de débauche, le vampire scrutait la pièce. De son regard gris et incisif, il cherchait frénétiquement les trois hommes dont lui avait parlé Sakumo.
Ne voyant personne qui correspondait à leur description, il se dirigea vers l'escalier qui menait à l'étage. Devant lui, une fille de joie et son client n'avaient pas attendu d'atteindre la chambre pour s'ébattre. Nevra se glissa dans leur dos, sourd aux rires grivois de la femme alors que son amant tripotait grossièrement sa poitrine dénudée en poussant des grognements bestiaux qui frôlaient le ridicule.
Poignard à la main, il avançait dans le couloir en ouvrant les portes les unes après les autres, défonçant celles qui étaient fermées à clé d'un coup de pied, sans se soucier de la réaction de leurs occupants. Il s'arrêta devant la chambre suivante, prêt à faire irruption dans la pièce, lorsque des bribes de conversation attirèrent son attention. Il se figea, la main sur la poignée et l'oreille tendue.
— Qui aurait cru que vendre quelques marmots nous aurait rapporté autant ?
— Va quand même falloir qu'on explique à ce vieux renard de Patte-Folle comment ça se fait qu'on n’ait pas réussi à ramener le gamin. On a vraiment pas eu de pot.
— J'aime vraiment pas ce type. C'est le genre de mec qui t'appelle ami avec un grand sourire et qui te poignarde dans le dos la minute d'après.
— Vous en faites pas. On trouvera bien un moyen de s'arranger avec lui. Je ne sais pas ce qu'il voulait faire de ce gosse, mais il n'en aurait pas tiré grand-chose. Les vampires ça rapporte pas gros, et on pouvait pas se permettre d'attendre, fallait qu'on se débarrasse des autres morveux. Ils doivent déjà être en route pour les Terres de Feu à l'heure qu'il est, alors arrêtez de vous chier dessus, et dites-vous plutôt qu'on a gagné le triple de notre solde hebdomadaire d’un seul coup, et tout ce qu'on a eu à faire c'est buter deux pauvres femmes et une gamine qui a voulu jouer aux héroïnes.
— C'est clair que ça paye mieux que les missions à la con qu'on se tape à la Garde.
— On aurait dû achever la fille. Si elle survit et qu'elle parle, on est foutu. T'es sûr que c'était la fille de Satoshi ?
— Certain. Elle a bien grandi depuis la dernière fois que je l'ai vue, mais je l'ai reconnue tout de suite. Elle a les yeux de son père. Je ne comprendrai jamais pourquoi le général Aetherwülf nous a interdit de l'arrêter. Elle a massacré trois de nos collègues en pleine rue, et il a étouffé l'affaire. Gamine ou pas, possédée ou pas, je m'en branle, elle méritait d'être punie pour ses crimes.
— On aurait dû finir le boulot. Je suis pas tranquille à l’idée qu’on ne l’ait pas achevée. Je sais que Satoshi était ton ami et ton partenaire de mission, mais quand même…
— Tu crois que c'est pour ça que je ne l'ai pas tuée ? Tu crois que j'ai fait preuve de compassion et que j'ai choisi de l'épargner ?
— Pourquoi ? C'est pas le cas ? Dans ce cas, pourquoi lui avoir donné une chance de s’en tirer ?
— Non, c'est tout le contraire. Je veux qu'elle souffre le martyre et qu'elle meure dans d'atroces souffrances. Dès que je l'ai vue, j'ai compris que c'était l'Oracle qui m'offrait une chance de venger Satoshi. Elle a été punie par le sabre de son propre père qu'elle a abattu comme un chien avec sa maudite glace. Si ça, c'est pas de la vengeance, je sais pas ce que c'est. J'espère que son agonie sera aussi longue et douloureuse que celle de sa mère. Cette pute qui…
Nevra venait de faire voler la porte en éclat, coupant court à la conversation. L'oni tendit la main vers sa hache de guerre, mais le vampire était plus rapide. Il lança son poignard qui entailla la main du gardien. Profitant de la diversion, il se téléporta à la vitesse de l’éclair. L'instant d'après, il s'était emparé du sabre maudit. Le sang jaillit et la tête de l'homme roula par terre, sous le regard horrifié de ses deux compagnons.
La Taverne du Pendu n'avait jamais aussi bien porté son nom que ce soir-là. Après avoir décapité les deux autres gardiens, le vampire les avait pendus par les pieds aux poutres de la chambre mansardée, comme du vulgaire bétail qui sortait de l'abattoir, puis il avait déposé les têtes coupées par terre, près des cadavres qui se vidaient sur le parquet, goutte par goutte, le sang s'insinuant lentement entre les lames du parquet.
***
Après cette mise en scène macabre, Nevra était ressorti comme il était entré. Personne n'avait fait attention à lui et il était fort probable que personne ne se souvienne de lui une fois le matin venu. Aveuglé par ses pulsions meurtrières, il n'avait pas eu la présence d'esprit d'interroger les trois gardiens au sujet des orphelins, mais la conversation qu'il avait surprise lui avait suffi à se faire une idée de la direction qu'ils avaient prise.
Quelques minutes avant minuit, les cloches d'Eel avaient sonné le dernier appel avant la fermeture des portes de la cité. Alors que les derniers retardataires se pressaient pour se mettre à l'abri derrière l'enceinte de la cité, le vampire était le seul à se diriger vers la sortie. Un garde le héla du haut des remparts, lui rappelant qu'il était dangereux de s'aventurer dehors à cette heure-ci et que la cité ne serait plus accessible après minuit. Le vampire ignora sa mise en garde et le soldat le laissa passer avec un haussement d'épaules indifférent avant d’ordonner à ses collègues de barrer les portes derrière lui.
Nevra marcha jusqu'à l'intersection principale où la route se divisait en deux grandes artères distinctes. La première descendait vers la côte, jusqu'au port d'Eel, tandis que l'autre s'enfonçait dans la forêt d'Émeraude. C'était la route qui allait à Regalia. Au-delà de la capitale royale, elle permettait de quitter les terres d'Eel et de rallier les autres régions par la voie terrestre. Quelques chemins secondaires aux allures de sentiers menaient aux maisons et aux petits hameaux qui s’étaient construits à l’extérieur de la cité.
Le vampire prit la direction de la forêt. Les traces de sabots et de roues qui avaient creusé de profonds sillons dans la boue lui indiquaient que le convoi était passé tout récemment. Il ne devait pas l'avoir devancé de plus de quelques centaines de mètres. Le vampire se téléporta aussi loin que pouvait porter son regard, jusqu'à la lisière de la forêt, réduisant un peu plus la distance en une demi-seconde seulement.
Une fois dans les bois, il se déplaça d'un pas vif et léger, sa course aussi silencieuse et furtive que celle d'une panthère, jusqu'à ce qu'il aperçoive une carriole tirée par deux Zéwals, ces sortes de chevaux zébrés aux sabots marbrés, à mi-chemin entre l’antilope et l’équidé. En plus du cocher qui dirigeait l'attelage, deux hommes, l'épée à la ceinture, marchaient à l'avant, tandis qu'un autre, armé d'une arbalète, était assis sur le marchepied, à l'arrière du véhicule.
Sous les murmures à peine audibles du vampire, un brouillard épais s’était levé. Ses filaments blancs tapissaient le sol et s'enroulaient autour des arbres. Dissimulé dans ce mirage de brume, le vampire s'approcha silencieusement de la carriole. Les Zéwals s'étaient arrêtés. Fébriles, ils renâclaient en frappant le sol de leurs sabots avec nervosité et refusaient d'avancer malgré les coups de fouet et les cris du cocher. Nevra n’était plus qu’une ombre menaçante à l’aura meurtrière, son bras guidé par la Mort elle-même pour frapper ceux qui avaient osé s’en prendre à sa famille.
J'ai l'impression que n'importe quel ripou peut faire n'importe quoi dans cette population c'est dingue.
Y a les autorités royales qui peuvent éventuellement intervenir dans les affaires de la Garde, mais à titre exceptionnel, parce que la Garde est une institution indépendante, donc il faut éviter les conflits au maximum.