Ils arrivèrent aussi vite que possible à l'auberge de la Belle Hortense. Tibère et Isaure n'osèrent point l'énoncer mais un soulagement les saisit lorsqu'ils atteignirent la ville : les rues remplies d'animation et de bruit les rassuraient. Ici, ils ne risquaient plus d'être attaqués ou pris en chasse. Quelques badauds fixèrent leur voiture avec des yeux ronds, passant lourdement sur les pavés de pierre, toute branlante et disloquée.
Isaure se mordit la lèvre : sera-t-elle reconnue en descendant de cette voiture ? Elle avait une réputation à défendre, à présent. Se permettre ce genre de folie lui était devenue proscrite ! Tibère, quant à lui, n'avait de cesse de parcourir les alentours d'un regard affolé. Les jointures de ses mains serrées sur les bords de la banquette étaient aussi blanches que l'os.
Finalement, la voiture noire s'arrêta dans un crissement d'enfer et ils sembla à tous, conducteur et passagers que les essieux allaient s'effondrer d'un moment à l'autre. Les chevaux ayant compris que leur destination était atteinte, secouèrent leur crinière en soufflant et tapèrent du pied.
Tout le monde descendit avec empressement, Tibère ne cacha pas sa fébrilité et mis pied à terre en chancelant. Les mauvaises suspensions avaient provoqué un tel roulis qu'il en avait le vertige. Une nausée remonta dans sa gorge et il fit un pas en avant pour régurgiter. Son pied se pris dans le lacet qu'il avait oublié de nouer dans la précipitation de son réveil et il trébucha.
Ses genoux et son front heurtèrent le sol et il vit briller des étoiles devant ses paupières.
— Térence ! s'exclama Isaure en se penchant sur lui. Vous allez bien ?
Sous l'impulsion, elle l'avait appelé par son nom d'emprunt.
— Mon haut le cœur est passé..., marmonna-t-il en se relevant, pris de convulsion.
— Allons, venez là.
Tel un fétu de paille, Isaure l'attrapa et le souleva de terre pour le prendre dans ses bras. Le jeune homme se tortilla, criant d'indignation. Le sang afflua dans tout son visage tandis que le cochet ouvrit la porte de l'auberge avec un air goguenard.
Ils entrèrent dans l'établissement et se dirigèrent vers la tenancière.
Cette dernière les observa arriver avec un air ahuri. D'autres clients, assis dans le petit salon, dévisagèrent ces trois compères d'infortunes : une grande femme, aussi robuste qu'une armoire normande et vêtue tel un homme, tenait serré dans ses bras un jeune homme blond vêtu de soie bleu ciel et vert tendre, et suivie par un homme chauve, au manteau à revers si hauts qu'on ne distinguait que ses yeux.
— Mademoiselle..., chuchota Tibère. Nous sommes observés, faites-moi descendre, je vous en supplie.
— Vous êtes blessé.
— Faites-moi descendre !
A contrecœur, elle le reposa doucement au sol.
— Prenez garde à...
— Laissez-moi ! coupa-t-il d'une voix soudain suraiguë.
— Faites appeler Monsieur Fourchet..., demanda le cochet, qui en avait soupé de cette histoire.
L'aubergiste ouvrit la bouche pour leur demander de patienter dehors mais reconnu finalement Isaure d'Haubersart. Elle se ravisa et haussa les épaules en montant les escaliers. Les nobles avaient de telles lubies étranges !
Ils s'autorisèrent de prendre une table au milieu des autres clients et se jetèrent sur les fauteuils, fourbus.
— Servez-nous un rhum ! ordonna Isaure d'une grosse voix au garçon de la maison.
Ce dernier sans fut sans répondre derrière le comptoir.
Leur attitude, si cavalière et grossière, provoqua une désertion du lieu. En à peine deux minutes, ils étaient seuls.
La tenancière revint, accompagnée par Fourchet. Elle fronça des sourcils en voyant les chaises vides et les tables encore garnies de boissons chaudes et de biscuits mais ravala sa salive et retourna derrière son comptoir.
Le détective vint à eux, de sa démarche souple et élastique, son visage n'affichait aucune animosité ou rien qui puisse présager qu'il ne s'attendait pas à les voir arriver.
L'image d'une sauterelle sur deux pattes revint à la mémoire de Tibère. Il chipa sur une soucoupe un gâteau abandonné ainsi qu'une théière encore chaude.
— Monsieur Petremand de Frosnier, fit Fourchet en s'inclinant devant lui. Je me présente de nouveau à vous, je suis Louis Fourchet, détective et obligé de votre oncle. Ce dernier m'a chargé de vous retrouver et je suis certain qu'il sera heureux de vous voir. J'espère que vous me suivrez calmement et sans opposition.
— Changement de plan, Monsieur Fourchet, déclara Isaure d'un ton ferme. Monsieur Petremand de Frosnier restera avec moi.
Fourchet cligna des yeux et tourna vers son cochet un air interrogateur. Ce dernier haussa des épaules sans un mot.
— Ce n'était point ce que nous avions prévu... Il me semblait, Madame la Comtesse, que votre inclinaison allait plutôt vers une récupération en bonne et due forme par les membres de sa famille.
— C'était avant de me faire attaquer par une bande de malfrats qui attendaient en embuscade de nous abattre. Nous avons échappé de justesse à des hommes armés et montés à cheval... sur notre route pour venir ici. C'est plutôt vous, Fourchet, qui n'avez point respecté votre parole.
Un second regard fut adressé au cochet. Ce dernier hocha la tête à l'affirmative, tandis que Tibère croquait dans son biscuit.
Le jeune garçon de l'établissement fit son apparition, portant sur un plateau une bouteille de rhum scellée par un cachet de cire ainsi que quatre timbales de fer blanc. Il les posa précautionneusement, c'était là le meilleur alcool de la maison. Sa mère avait pris soin de la choisir, afin de facturer à la Comtesse de Bréhémont le désagrément provoqué par son arrivée et le départ précoce de ses hôtes.
Isaure ouvrit la bouteille et servit au cochet et à elle-même une généreuse rasade du liquide ambré. Quelques gouttes tombèrent sur la table, faisant briller le bois. Une douce odeur remonta à leurs narines.
— C'est vrai, annonça le cochet après avoir vidé cul-sec sa timbale. On a été pris en chasse par quatre cavaliers et on a été canardés. J'ai dû faire usage de mon fusil. Il y a deux blessés. C'était pas des hommes du métier, sinon, on aurait été refroidis dès le début... mais ils attendaient notre passage.
— Avez-vous prévenu l'oncle de Tér... de ce jeune homme que vous l'aviez retrouvé ? questionna Isaure, après avoir vidé son verre à son tour.
Fourchet hocha lentement la tête.
— Je suis navré, dit-il à l'homme chauve. J'ignorai que cela allait se produire ainsi. J'ai pensé faire au mieux pour mon client et je n'aurai point imaginé qu'il puisse prendre une telle initiative.
Tibère réalisa que ses excuses allaient d'abord à son homme de main.
— Vous avez participé à une tentative de meurtre ! balança-t-il. Vous ignorez tout de ce dont mon oncle est capable.
— Effectivement, repris Isaure. J'ai également manqué de mourir. Votre client a manqué de me tuer moi, une comtesse dont le titre a été donné par l'Empereur lui-même !
Fourchet saisi la bouteille et se servit lui-même un fond de rhum. Il déclara en fronçant les sourcils :
— Je n'ai fait que suivre les demandes de mon client. Je ne suis point responsable de ses agissements. Mon travail est de ramener son neveu auprès de lui et je me dois de le faire afin de garantir le financement de mes services.
— Combien dois-je vous payer, pour que vous me laissiez repartir ? questionna Tibère avec un air de défis.
Les yeux de Fourchet se mirent à luire. Il eut un long sourire :
— Plus cher que Monsieur Ravignant.
— Soit ! Qu'il en soit ainsi. Donnez-moi le montant.
Le détective dessina avec les gouttes de rhum tombée sur la table les chiffres que Ravignant lui avaient donné.
Isaure s'étouffa en voyant le nombre de francs : c'était une fortune !
— Donnez moi à présent la somme, dit Fourchet en tapotant de son doigt humide le bois lustré.
— Je ne l'ai pas sur moi...
— Voilà qui complique fortement la situation.
La jeune Comtesse de Bréhémont eut un pincement au cœur : si seulement elle avait l'argent nécessaire !
— Je ne l'ai pas encore..., repris Tibère en s'approchant soudain de Fourchet.
Il avança sa chaise et se pencha légèrement sur la table.
— Je vais vous dire la vérité, Monsieur Fourchet, et vous jugerez ensuite ce que vous souhaitez faire : me garder ou me laisser partir. Vous êtes bien de Paris, n'est-ce pas ?
D'un regard concupiscent, il s'adressait aussi au cochet, qui s'était aussi baissé vers eux.
— Tout à fait, dit Fourchet, intrigué.
— Vous êtes un ancien inspecteur de police, j'imagine que vous possédez encore de nombreux contacts au sein de la préfecture.
— Certes...
— Lorsque vous êtes entré au service de mon oncle, il serait logique de supposer que vous saviez d'avance quel genre d'homme il est, un riche armateur au tempérament insatiable et dont la réputation le précède des Amériques jusqu'aux Indes. C'est une personne exécrable, n'est-ce pas ? Et ma cousine est tout aussi peu supportable...
— Je ne peux dire l'inverse.
— Tout à fait. Bien. Monsieur Ravignant est un lointain cousin du côté de mon père, au décès de mes parents, je suis passé sous sa tutelle et il a pris les affaires de ma famille en main. Sans doute vous demandez-vous pourquoi il s'acharne avec tant de force et d'énergie à me retrouver moi, pauvre freluquet oisif, au prétexte d'avoir troussé sa fille... Il y a une explication à cela. Vous ne connaissez point l'histoire de la Touraine mais celle de ma famille est liée à celle de la région : les Petremand de Frosnier sont installés ici depuis fort longtemps et possède également une fortune conséquente. Nous sommes des paysans, à l'origine et la demeure de Vaufoynard est une ancienne closerie, construite par un Maire de Tours, Monsieur François Joret. Plusieurs Maires ont récupéré ce bien, jusqu'à ce qu'il arrive entre les mains de mes aïeux. De nombreux documents sont conservés dans sa bibliothèques : actes de propriétés, liste de biens, livres de comptabilités, actes notariés, différentes correspondances provenant des Maires de Tours à leurs administrés... Le château a accumulé, au fil du temps, de nombreuses terres et possède des capitaux importants, très importants. Ainsi que des exploitations exceptionnelles, notamment des mines, près de Noyers. Elle est connue dans la région, vous pouvez vous renseigner. Certains parlent d'une mine de cuivre, d'autres... d'une mine d'or.
Autour de la table, les bouches d'ouvrirent d'ébahissement.
— Est-ce possible ? demanda Isaure, abasourdie.
— Tout à fait. C'est même une histoire connue, par ici. Vous pouvez même interroger vos amis les Sérocourt si vous le souhaitez. C'est l'ancien duc de Bourgogne qui était intéressé par cette exploitation et qui a fait dépêcher une étude afin de pouvoir ouvrir une exploitation. Hélas, les méthodes de l'époque n’étaient point aussi modernes qu’aujourd'hui… et les exploitations se sont taries. Mes parents ont hérité, par mon grand-père, d'une terre d'où ressort une veine, toute proche du site. Le temps a modelé la terre d'une nouvelle manière et certaines choses enfouies se sont révélées à la surface. Mon oncle a bien évidemment découvert cela en récupérant mes affaires familiales et il ne souhaite pas à ce que je jouisse de mon héritage. Sans doute aura-t-il aussi découvert quelques documents compromettant sur les anciens Maires de Tours, en fouillant les archives du château et il aura réussi à faire taire cette information terriblement importante pour l'avenir de la population. Il possède lui-même une vaste fortune et aurait les capacités techniques et commerciales d'exploiter à fond cette mine et d'en développer tout le potentiel... sans partage, évidemment. Il m'a donc privé de mes biens et m'a tenu aveugle de ses agissements. Des années durant, il m’a répété que ma famille était ruinée et surendettée et je l’ai cru. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il m’a pris en charge après le décès de mes parents et a entretenu la maison de mon enfance. Mais mon instinct a pris le dessus. J’ai fouillé la bibliothèque et j’ai trouvé, bien cachés, une foule de documents compromettants ainsi que des livres de comptes falsifiés. Il s’agissait sans aucun doute de ses documents secrets, venant de ses entreprises commerciales. Il les tient cachés en Touraine, loin de l’agitation Parisienne. J'ai appris très récemment, lors d’une visite au marché, qu'il avait commencé à recruter des hommes pour exploiter ces mines soi-disant inexploitables. Il ambitionnait depuis le début de me marier à sa fille Amélie et de m’éloigner aussitôt après, afin de récupérer tout ce que je possède. Plus d’une fois, il m’a proposé un poste dans un de ses comptoir maritime à l’étranger.
Isaure observait le jeune homme parler avec fougue. Il avait sur le visage une expression qu’elle ne lui avait jamais vu : la mâchoire serrée, le regard dur comme la pierre, les gestes vifs. Dans cette posture déterminée, il paraissait vraiment son âge, et elle se sentit stupide de l'avoir pris pour plus jeune qu'elle.
— Je sais que vous êtes aussi un homme d'affaires, Monsieur Fourchet, reprit-il, c'est pourquoi je vous propose de m'aider à faire tomber mon oncle... Je suis certain que vos amis de la police vous en seront reconnaissant et aussi qu'une récompense à la hauteur vous sera donnée… En plus du fait de mon engagement financier auprès de vous. Je puis vous assurer que ces documents attireront l’attention de plus d’un fonctionnaire. Si vous m'aider à trouver des preuves contre Ravignant, soyez sûr que votre fortune sera faite et que votre réputation sera propulsée dans tous les salons du pays et jusqu'aux oreilles de l'Empereur. Dans ces papiers, on peut y trouver les noms de fonctionnaires corrompus.
— Ce serait... un tel scandale ! murmura Isaure, bouche bée.
— C'est pourquoi je vous demande de tenir mon oncle sur une fausse piste : annoncez-lui que j'ai quitté la France pour l'Angleterre et que vous avez fait erreur sur la personne hier soir, chez les Sérocourt. Les poursuivants ont vu Mademoiselle d'Haubersart leur tirer dessus et n'ont pas découvert ma présence dans la voiture. Ils ne viendront pas de nouveau vers elle lorsqu'ils apprendront qu'elle est la nouvelle Comtesse de Bréhément. Je parie même qu'il s'agit de marins diligentés à ma recherche et qu'ils craignent que les gendarmes soient à leur poursuite.
Fourchet se frotta le menton, l'air songeur. Il sirota son verre et fini par répondre :
— Je souhaite réfléchir, avant de retourner ma veste. Je désire me renseigner sur vos propos. Il est vrai que je n'avais point envisagé que Monsieur Ravignant demande à ses hommes d'attaquer notre voiture et de vous voir mort. Ce n'étaient point les exigences de notre contrat. Ils étaient censés vous récupérer après votre arrivée à l'auberge. Peut-être a-t-il voulu me doubler afin de ne point me payer la somme restante à la remise de votre personne. Ou bien ces hommes ont-ils voulu toucher une prime, en vous ramenant les premiers...
Il adressa un regard au cochet chauve, qui écoutait toute la conversation sans un mot depuis le début et ajouta :
— Je ne peux accepter que mon employé soit également mis en danger. Hum... Soit. Je reviendrai vers vous dans plusieurs jours. Si ce que vous me dites est vrai, alors que garderai le silence et enquêterai sur Monsieur Ravignant et ses affaires. Si par contre, j'apprends que vous m'avez menti, alors je dirai la vérité et vous laisserait à ses bons soins.
— Mais vous serez complice d'un meurtre ! s'indigna Isaure.
Fourchet haussa des épaules.
— J'ai quitté la police des mœurs pour une bonne raison. L'argent.
Il eut un rire gras et fut bientôt accompagné par le cochet, qui vida de nouveau sa timbale d'une traite.
Isaure et Tibère quittèrent l’auberge le cœur battant. Tant de choses s’étaient déroulées en si peu de temps !
Ils rentrèrent à Couzières épuisés. Ils furent déposés par l'un des métayers du domaine, qui les transporta dans sa cariole pleine à ras-bord de matériel pour la construction du château.
L'après-midi était largement entamée lorsqu'ils arrivèrent aux grilles du jardin. Ils avancèrent ensemble, les jambes flageolantes et le pas hésitant, sous les yeux éberlués des quelques domestiques affairés au poulailler et au ratissage des herbes. Ils avançaient, la tête basse et concentré à mettre un pas devant l'autre. Depuis leur départ de La Belle Hortense, ils n'avaient pas échangé un seul mot. Ils étaient partis avant l'aube sous une pluie battante et rentraient à présent couverts de boue jusqu'aux chausses.
Le bel uniforme de valet que portait Tibère était luisant de pluie et ses chaussures vernies, alourdies par la terre collée à ses semelles, donnait l'illusion qu'il portait des sabots de bois. Il n'en voyait d'ailleurs même plus la couleur. Le jeune homme tremblait dans ses vêtements humides et rigides de terre et de crasse. Il ne lui tardait qu'une chose : prendre un bain chaud et dormir.
Isaure avançait sur un meilleur rythme, le visage fermé et son regard était perdu au loin. Elle aussi avait froid et elle était épuisée. Elle ne s'était pas attendue à subir une attaque sur la route de Montbazon et encore moins devoir faire usage de son arme ! Elle avait prit son pistolet pour effrayer ce gougnafier de Térence Dignard ou plutôt, Tibère Pétremand de Frosnier. Rien ne s'était passé comme prévu. Elle était à présent empêtrée dans cette histoire, comme si elle n'avait pas déjà suffisamment de problèmes.
Tibère... Elle devait donc s'habituer à le nommer ainsi.
L'envie subite de se gifler la saisi. Comment pouvait-elle s'attarder là-dessus ? Elle avait failli mourir ! Qui se serait occupé de Camille, si elle avait été assassinée sur cette route ?
Ce Ravignan reviendra à la charge, c'est certain. Il sait à présent que Tibère a résidé ici, à Couzières, sous la protection d'Honorine de Serocourt. Quelle sotte, elle avait été ! Elle aurait mieux fait de confronté son valet de pied, au lieu de monter sur ses grands chevaux et d'aller le dénoncer.
Elle posa son regard sur son compagnon d'infortune. Il avait la tête basse et claquait des dents. Des larmes perlaient le long de ses longs cils de faon.
Comment avait-elle pu songer qu'un garçon aussi fragile et délicat puisse être l'homme abjecte que Fourchet lui avait décrit ?
C'est ton désir et ta jalousie qui t'ont aveuglée, Isaure, fit une voix dans sa tête. Tu l'as imaginé avec cette fille, sa cousine, et tu as perdu la tête.
Encore une fois, elle aurait aimer se frapper le visage. Jalouse ? C'était ridicule !
Tibère trébucha à cause de ses chaussures et du chemin détrampé par la pluie. D'instinct, la jeune femme le rattrapa par l'épaule et le redressa. A contact de son corps contre sa main, elle ne put réprimer un frisson. Elle le lâcha rapidement et recula d'un pas.
Imbécile ! Tu vois bien que tu le désires et que tu ne supportes pas l'idée qu'une autre femme le touche ! Et c'est quoi, cette histoire de mariage dont il a parlé avec Marie-Rose ?
Un souffle chaud s'échappa d'entre ses lèvres. Elle mourrait d'envie de le questionner.
La vue des toits du château lui remit les idées en place, ils ne tarderaient pas à arriver devant la porte et elle ne devrait sans aucun doute répondre aux interrogations de ses amis et de ses invités. Elle s'était éclipsée telle une voleuse, sans un mot, certaine de revenir avec une histoire fracassante sur les méfaits de Térence Dignard.
Je suis responsable de son arrivée au château… Ce Ravignant est fou et déterminé à éliminer son neveu, nul doute qu'il n'hésitera point à se venger d'une manière ou d'une autre d'Honorine et Isidore.
— Mon oncle doit sans doute penser que les Sérocourt m'ont caché en toute connaissance de cause, annonça soudain Tibère en voyant la façade de la maison se dessiner entre les arbres. Je souhaite que rien ne leur arrive... Jamais je ne pourrai me le pardonner.
— N'ayez crainte, s'entendit parler Isaure d'une voix douce, je ne permettrai point que cela arrive. Votre oncle paiera pour l'acte odieux qu'il a commis ce matin. Je me débrouillerai pour lancer une fausse rumeur à votre sujet, j'ai mes contacts, à Montbazon.
Tibère lui adressa un sourire si triste qu'elle se retint de le prendre contre lui et de caresser ses cheveux. Elle se racla la gorge et ajouta d'un ton plus dur :
— Avant cela, Monsieur Pétremand de Frosnier, je me dois de tirer votre histoire au clair. Je vous laisse vous reposer aujourd'hui et j'ai moi-même bien besoin de dormir. Cependant, dès demain, j'irai me renseigner sur votre histoire ainsi que sur vos agissements. Ne vous avisez point de quitter Couzières, ou je ferai appel à tous les hommes armés de Touraine !
Il baissa la tête, comme vaincu puis haussa des épaules.
—Était-ce vraiment nécessaire de dévoiler tous les détails de votre histoire à un homme comme Fourchet ? demanda-t-elle soudain avec un ton de reproche. Il est de ceux qui n’ont que l’argent pour religion !
—Ai-je eu le choix, Mademoiselle d’Haubersart ? rétorqua Tibère d’un ton vif. Il n’y a point de mensonges dans mes propos et il verra qu’il a plus à y gagner qu’à y perdre. Et si je n’avais point eu l’occasion de raconter toute mon histoire comme je l’ai eu aujourd’hui, m’auriez-vous ramené ici, à Couzières ? Je ne pense pas. Et puis, c’est vous en premier lieu qui aviez décidé de me livrer à lui, en vous basant uniquement sur des rumeurs !
Isaure baissa la tête, elle se sentit idiote et bouffie d’orgueil.
Elle voulut s’excuser mais leurs pas les avaient menés à destination et ils n’étaient à présent plus seuls. Marie-Rose et la cuisinière, occupées à secouer du linge dans la cour, les virent arriver. Elles ne purent s'empêcher de pousser des cris d'horreur en voyant leur mine dégingandée.
— Sainte Vierge ! s'exclama la jeune bonne en se précipitant vers eux.
Isaure vit que sa trajectoire la conduisit immédiatement auprès de Tibère, elle grimaça en voyant ses petites mains se poser sur ses épaules.
— Où avez-vous été, pour revenir dans un tel état ? Vous allez attraper la fièvre !
Isaure se redressa de toute sa hauteur et lui adressa un regard courroucé. Marie-Rose ne se laissa point impressionnée et tourna vers la Comtesse des yeux brûlants de défis :
— Madame et Monsieur vous attendent, Votre Grâce, articula-t-elle d’une voix glaciale. Ils patientent depuis sept heures du matin.
Elle prit le bras de Tibère et le tira vers les cuisines, territoire des domestiques où Isaure ne pouvait aller.
La jeune femme se retrouva donc dans la cour, les bras un peu ballants. Elle prononça finalement un juron avant de prendre la direction du salon, où l'attendait ses hôtes et ses amis.
Elle entra dans la pièce avec un air furibond, et son regard se posa sur Darsonval et Emery. Assis dans les épais fauteuils, ils relevèrent la tête avec des visages stupéfaits. En voyant leur air ahuris, elle réalisa que la colère et la frustration qui l'avait poussée à dénoncer Térence ne l'avait pas quittée. Elle était épuisée et savait qu'il était préférable qu'elle remonte à sa chambre pour aller se coucher, afin de réfléchir aux événements une fois la tête froide. Cependant, l'angoisse qui brûlait en elle depuis des semaines était devenue incontrôlable. L’événement de la matinée était l’étincelle qui avait mis le feu aux poudres et se retrouver nez à nez avec ces deux hommes la ramena à sa révoltante réalité. Elle avait envie de les chasser d'ici, lui et Emery et de retourner voir Camille, de disparaître au loin. Ses nerfs étaient à bout.
Elle ne put s’empêcher de penser à la guerre, à son travail d’infirmière. Quelque part, loin d'ici des choses terribles se produisaient. Des hommes mourraient, sans doute en ce même instant. Et voilà qu'elle était là, telle une bécasse imbécile ! Impuissante et tremblante ! Et ce Ravignant de malheur avait manqué de la tuer ! De tuer Térence !
— Dieu du Ciel, Isaure ! s'exclama Louise. Que vous est-il arrivé ?
La jeune femme venait d'apparaître, les épaules couvertes d'un châle.
— Je... Je..., articula la jeune Comtesse en réalisant la tempête irrationnelle de ses émotions.
Son amie vint à elle, les yeux remplis d'inquiétude et lui saisit les deux mains.
— Respirez, je vois que quelque chose ne va pas.
Elle fit signe aux deux gentilshommes qui les observaient de ne point s’inquiéter. Mademoiselle de Corneilhan reprit :
— Venez avec moi.
Louise traîna son amie dans un couloir en lui tenant fermement les doigts. À sa poigne, Isaure comprit que Louise s'attendait à des explications sérieuses.
Elles allèrent dans la bibliothèque, déserte à cette heure. C'était le moment de la sieste pour Isidore.
— Ma chère, que se passe-t-il ? Vous êtes blanche comme un linge ! Vous avez disparue dès l’aube, en effrayant les valets ! On vous a vu monter dans une étrange voiture, nous étions fous d’inquiétude !
Isaure retira son long manteau de cuir et le jeta sur un siège enfoncé, elle prit une grande inspiration et souffla en articulant à peine, la mâchoire contractée :
— J'ai été attaquée, sur ma route ce matin. En direction de Montbazon des individus nous ont tirés dessus et pris en chasse. Si je n'avais pas été armée et le cochet doté d'un fusil, vous m'auriez trouvée raide comme une planche dans un fossé !
— Gilbert, notre cochet, avec un fusil ? Comment est-ce possible !
— Non, pas lui... Celui de l'inspecteur Fourchet !
Le regard bleu de Louise devint suppliant :
— Isaure, je vous en prie... Expliquez-moi clairement... Voulez-vous un petit verre de liqueur ?
— Non, j'ai suffisamment bu de rhum pour la journée.
Une expression effarée s'afficha sur le visage de la jolie blonde. Isaure prit place dans le fauteuil d'Isidore et raconta les évènements de la journée à sa manière... en ne disant que des demi-vérités.
— J'avais idée de m'entretenir avec le détective Fourchet au sujet de cette histoire de brigands, dont nous avons entendu parler depuis notre retour de Calais. J'étais inquiète qu'il soit à la recherche de Camille... Je suis donc partie à sa rencontre tôt ce matin, avec la voiture qu'il m'a envoyée.
— C'est terrible, pourquoi ne pas m'en avoir parlé avant, afin d'alléger votre inquiétude ?
— Vous étiez malade et déjà si angoissée pour Armand... Je ne voulais pas appesantir votre cœur avec mes histoires d’héritage.
— Allons Isaure, vous savez que vous êtes une sœur pour moi. J'ai vécu la perte de votre père et ressenti votre douleur. Camille fait également partie de ma famille. Je comprends mieux à présent votre agitation et vos changements d'humeur de ces derniers temps. Je me doutais qu'il devait y avoir une explication. Vous semblez parfois si absente, et l'instant d'après, encore plus vive et impliquée que d'habitude pour des sottises. Moi qui pensais que cela était à cause de la pression exercée sur votre cœur, avec cette histoire de mariage ! Pourtant Isaure... je pense que vous n'êtes pas tout à fait honnête avec moi et peut-être bien avec vous-même. J'ai vu avec quelle intensité vous observez Térence Dignard... Prenez garde mon amie, sous le poids de l'engagement, nous avons parfois envie de fuir nos réalités et nous commettons toute sorte de folie. Je sais que vous l'avez sommé de vous accompagner dans votre escapade de ce matin. Cela n'était point raisonnable, vous auriez pu aller à Montbazon sans escorte, cela aurait peut-être fait moins jaser... Car vos prétendants ont bien vu avec qui vous étiez partie aux aurores. Je suis certaine que Darsonval a remarqué votre inclinaison pour cet employé.
Isaure sentit ses joues s'empourprer. Était-elle aussi transparente et lisible ? Elle continua son histoire et la poursuite en n'omettant pour seul détail l'identité de Tibère. Elle décida d'ajouter dans son récit un élément totalement inventé de sa part :
— Il y a une chose qui m'intrigue, c'est que ces malfrats ont parlé d'un château ou d'un domaine... Rochebrocon.
— Rochecorbon, vous voulez dire ?
— C'est cela.
— C'est la ville où se situe le Château de Vaufoynard, dont a parlé Monsieur Fourchet hier. Pensez-vous que ces hommes soient en réalité à la poursuite du fils des Petremand de Frosnier ?
— Cela en a tout l'air. Jusqu’à quel point connaissez-vous cette famille ? Avez-vous déjà rencontré leur fils, étant enfant ?
Louise secoua sa jolie tête blonde.
— Je n’ai pratiquement aucun souvenir. Il faut demander à Honorine si elle est familière de ces gens. Elle connait tous les notables de la région et disait hier soir les avoir en estime... J'ignore jusqu'où s'étendait leurs relations. Mais je dois avouer que, depuis cette terrible histoire que nous a raconté l'inspecteur Fourchet hier... Je n'ai de cesse de penser à cette jeune fille, qui aurait été abusée puis abandonnée. Elle doit se sentir si seule !
— Avez-vous des nouvelles d'Armand ? questionna la Comtesse.
— Hélas, non ! La dernière lettre que j’ai reçue de lui date de plus de quatre mois.
Les yeux de Louise se mouillèrent de larmes, Isaure se mordit la lèvre. Les pensées de son amie étaient si sombres, depuis leur retour de Calais ! Mademoiselle de Corneilhan tamponna ses paupières de son mouchoir en faisant au mieux pour ne pas pleurer :
— Je crains le pire... Mon cœur me dit que je ne le reverrai plus. La nuit je me réveille et je l'imagine coincé au fond de la cale de son navire, cherchant à tout prix à monter sur le pont alors que l'eau monte et monte encore... Dans ses dernières lettres, il m'a signalé qu'ils espéraient faire une étape à Cadiz pour effectuer des réparations, car leur bateau était en très mauvais état.
Le cœur d'Isaure d'Haubersart se serra. Jamais elle n'aurait pu imaginer que le temps qu'elles avaient passé ensemble sur les lignes de front était en réalité celui de l'insouciance. Quels était leurs problèmes à cette époque ? Soigner les blessés, accompagner les mourants, assister les médecins. Tout cela lui parût si facile en comparaison de leur situation actuelle !
— Que direz-vous de nous rendre à Rochecobron, afin de rencontrer cette jeune fille ? proposa-t-elle, sans doute doit-elle se sentir seule et isolée.
La jeune femme avait initialement prévu d'aller la rencontrer seule mais en voyant l'angoisse de son amie de toujours, elle ne put se résigner à la laisser seule. Louise redressa les épaules et répondit avec assurance :
— Certes... Elle ne devrait point être condamnée par la vindicte sociale pour l'abus qu'elle a subi ! Je ne pourrais être une bonne chrétienne si je lui tournais le dos.
— Comment pensez-vous pouvoir la rencontrer ?
— Et bien, à l'église de Rochecorbon, je suppose. Si elle est évidemment assez courageuse pour sortir de chez elle. Sa réputation est ruinée et le restera si elle ne se marie pas... Nous devrions interroger Honorine et Isidore, qui connaissent tout sur tout le monde ici, ou presque. Il faut leur dire que vous avez été attaquée ce matin. Ils seront inquiets, certes, mais ils sauront quoi faire et de la bonne manière. Ce qui s'est produit est bien trop grave et cela ne peut être ignoré.
Isaure hocha la tête en silence, tout en cachant les légers tremblements qui agitaient ses mains en les mettant au fond de ses poches. Louise l'observa faire et ajouta :
— Allez faire votre toilette et vous changer, je vais leur annoncer tout cela en attendant. Je trouverai la manière de leur raconter ce qui s'est produit sans leur causer une crise cardiaque. J'irai vous chercher une fois que cela sera fait.
La jeune Comtesse accepta et quitta la bibliothèque, le cœur lourd à l'idée d'avoir en parti menti à son amie. Elle trouva du réconfort en pensant à Tibère. Savoir que ce dernier n'était point le goujat qu'elle s'était imaginé la réconforta grandement. Elle mourrait d'envie de le faire appeler pour lui parler mais se retint. Marie-Rose devait le garder telle un cerbère et sans aucun doute, elle ne ferait que se ridiculiser. Tout le monde ignorait l'identité véritable de son valet... Et puis que lui dirait-elle ? Elle n'en savait rien.
Elle était sure d'une chose : elle se devait de confirmer les propos de Tibère. Découvrir la condition de la fameuse Amélie était d'une importance capitale. Avant de prendre une quelconque décision, il était important de mesurer les faits et de démêler les fils de son histoire.
Epuisée mais déterminée, Isaure entra dans sa chambre et se dévêtit immédiatement. Elle préféra se laver entièrement grâce à sa cuvette plutôt que de faire appeler une bonne pour remplir une baignoire. L'eau froide lui fit du bien et délassa ses membres endoloris. Elle enfila ensuite une paire de bas en soie afin de se réchauffer et une petite robe de coton crème, puis s'allongea sur son lit en attendant l'appel de Louise.