Yasmina ne ressemble pas vraiment à l'idée que Corentin s'en faisait. Mais il faut dire qu'à part aux infos, le jeune homme n'a aucune idée de à quoi peut ressembler une maghrébine de banlieue parisienne. Ce qui l'interroge longuement une partie du repas, à tel point qu'il est le dernier à finir son sandwich.
Ils se sont tous retrouvés dans le centre-ville, même si les garçons ont loué une nuit de camping au Sud-Est de la ville, histoire de profiter des commodités avant de remonter à nouveau vers Soissons. Demain ou le jour d'après. Franchement Corentin n'est pas pressé.
— Vous voulez connaître le prénom qu'on m'a donné à la naissance ?
Le groupe est assis à proximité d'un parc assez touristique. Pixie point le doigt vers la plaque :
— Dominique ! Comme les Dominicains.
— C'est marqué Jacobins, remarque Samuel.
— Oui, mais ça veut dire la même chose en fait. Crois-moi, j'ai subi assez de cours d'éducation religieuse pour le savoir.
— Pixie c'est plus classe quand même, fait Alex.
— C'est marrant que tes parents aient choisi un prénom épicène du coup, ajoute Yasmina.
— Ouais, mais je l'aime quand même pas. D'ailleurs vous avez oublié de quoi il a l'air et comment il se prononce. C'est juste que choisir cet endroit pour nous retrouver m'a beaucoup fait rire.
Corentin se penche vers Samuel qui, ayant déjà fini son repas, dessine.
— T'es sûr qu'iel n'a pas un peu abusé des médocs, là ?
— Hm... Je pense qu'iel est nerveuse. On a pas encore de nouvelles de Théo et Momo.
C'est vrai qu'ils auraient dû recevoir un message déjà hier. Et qu'ils sont censé repasser par l'appart d'ici trois ou quatre jours, selon le temps qu'ils mettront à Soissons. Corentin fait une boule du papier alu qui protégeait son sandwich et le dunke dans la poubelle à côté de lui. Puis il allume son téléphone : il a le contact whatsapp de Théo.
@Théo : Hey, Pix est super nerveuse. Vous avez des nouvelles ?
Contre toutes attentes, la réponse arrive rapidement :
@Corentin : Ça a pris une tournure inattendue. On a dû déposer plainte. Vous êtes dispo ce soir ? On s'appelle. A+
Ah ben ce n'est pas ça qui va le rassurer. Du coup Corentin préfère ne pas en parler aux autres. Une plainte ? Pourquoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Ca le rend nerveux.
Il observe Pix, qui a quitté sa famille sans rien dire. Puis Samuel, viré de chez lui. Yasmina qui visiblement est toujours dans le placard. Les articles qu'il lit de temps en temps sur le net. Les faits divers. Les agressions. Les abandons et les tentatives de meurtre.
— Ça va ?
Alex est face à lui, une canette de coca dans la main. Corentin se rend compte que les trois autres se sont rapproché de l'entrée du parc, visiblement intéressés par ce que Pix a à dire sur l'ordre des Dominicains.
— Ouais. Je crois que j'ai trop conduit.
— Pix t'avait proposé de reprendre le volant.
— Iel est pas en état de conduire.
Corentin attend une réplique cinglante de la part d'Alex, mais elle ne vient pas.
— Ouais. On est tous sur les dents. J'ai promis d'envoyer une carte postale à ma mère, tu m'accompagnes ?
C'est une proposition bizarre mais Corentin ne se sent pas assez en forme pour suivre les déambulations de Pixie. D'ailleurs les autres sont dans le parc et il n'arrive même plus à les voir.
— On s'est fait complètement ghosté, remarque-t-il.
— Je suis sûr que Pix veut me piquer Samuel et qu'iel n'aura même pas à faire trop d'efforts pour. C'est clair depuis la première fois où ils se sont parlé.
Alex dit ça sur le ton de la blague. Il ne sait pas à quel point il peut être proche de la réalité, sans y être tout à fait non plus.
Les deux garçons s'approchent d'un magasin de souvenir aux cartes postales plus photoshoppées les unes que les autres. Il y en a même avec des paillettes. Corentin en regarde quelques-unes, peut-être qu'il devrait en envoyer aussi une à sa mère ? Ils s'étaient promis de l'appeler, mais il a complètement oublié. Ça fait quelques jours maintenant ; ils se sont eus au bout du fil à leur arrivée à Strasbourg.
Il finit par en prendre une, puis une seconde, plus jolie, un dessin de la cathédrale de Reims, pour Sam. Ils n'auront peut-être pas le temps de la voir. Quand il rejoint Alex à la caisse, celui-ci a aussi pris deux cartes, et deux porte-clés en forme de cœur.
Quand Alex le voit les regarder il rougit jusqu'aux oreilles :
— Oui, ben je lui ai rien offert, c'est pas comme si les magasins étaient vraiment ouverts quand on s'est rencontré !
— C'est beaucoup trop niais. Et Pix va être hyper jalouse et va en vouloir un. Attends, montre le modèle ?
Et il en prend aussi deux pour Lui et Pixie. Juste comme ça. Alex fait un peu la gueule :
— Mais ça n'a plus rien de romantique du coup !
— Bros befores hoes ? Non ? Ça marche pas vraiment une fois que tu le traduits. Mais la force de l'amitié, et tout. No homo !
— T'es vraiment con, je comprends pourquoi Sam t'aime bien.
— On devrait prendre un sticker arc-en-ciel pour la voiture...
— Arrête...
Ce n'est qu'une fois sortis du magasin et à proximité du parc qu'ils se font alpaguer.
— Hey, vous avez pas honte ?
Ils sont quatre mecs, non masqués, avec un môme.
— Vous exhiber comme ça devant les enfants ! C'est dégueulasse !
Ils ont leur âge.
— Vous me donnez l'envie de vomir.
Ils leur ressemblent.
— Baisse les yeux quand je te parle !
Ils sont peut-être bourrés, ou peut-être pas, mais ils sont nerveux. Corentin a soudain froid, très très froid, comme si tout son sang avait quitté sa tête. Alex fait mine de répliquer mais il le retient tout de suite. Ne pas faire de vague. S'éloigner du parc pour qu'ils ne tombent surtout pas sur les autres. Non. Non. Non.
— Alors tu laisses ta femme commander ? Ou alors c'est toi qui te fait enculer ? Pédale !
Corentin sent la main d'Alex dans son dos. Rassurante oui, mais elle tremble aussi un peu. Il n'y a personne autour d'eux, du moins personne ne fait attention, personne ne veut faire attention. Merde.
— Eh, je crois qu'ils sont toute une bande, je les ai vu avec deux autres tout à l'heure. Je pense qu'ils s'enculent entre eux c'est dégueulasse.
— Ils sont où ? On peut en profiter ?
— Non, faites...
Corentin s'est approché, comme un con, à vouloir les en empêcher, et c'est un coup de poing sur le nez qui l'accueille. Il se retrouve contre Alex, qui veut le soutenir, mais c'est trop tard. La douleur et la colère et le sang et le voilà qui se remet sur pied et saute sur son agresseur. Pas le temps de réfléchir, frapper, frapper, et encore frapper !
Et recevoir des coups aussi. Il ne voit pas ce qui se passe autour de lui et il ne sait pas combien de temps ça dure.
— Si vous le laissez pas tranquille j'appelle les flics !
— Et j'ai tout filmé !
Et puis plus rien.
D'abord, Corentin ne voit que les gouttes de sang qui tombent sur le macadam en-dessous de lui. Puis deux paires de bras qui le soulèvent doucement pour le traîner jusqu'à un banc.
— Sam est allé à la pharmacie.
Une voix, celle d'Alex.
— Ça va, t'as rien toi ?
Pixie.
— Corentin, garde la tête en avant, évite d'avaler ton sang. Je vais te toucher, juste pour voir si le nez est cassé, ok ?
Yasmina.
Aïe. Purée ça fait mal.
Ses mains, elles sont toutes écorchées, et son jean ? Ah, déchiré sur le genou.
— Tiens, Sam, passe-moi des compresses et de l'alcool. Non, d'abord le liquide physio, j'en ai dans mon sac pour les yeux. Attends, je regarde.
Purée, qu'est-ce qui s'est passé ?
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Finalement, il n'y a rien de grave.
Corentin se regarde dans le miroir de poche de Pixie : il a une sale tronche, il aura sans doute un bel œil au beur noir demain, et son nez a gonflé. Il a aussi la lèvre ouverte.
— Purée tu nous as fait peur.
Il repose le miroir.
Samuel le regarde avec un mélange d'angoisse et de tendresse. Alors il n'hésite pas et se rapproche pour le prendre dans ses bras et le serrer très fort contre lui.
— Ils voulaient s'en prendre à toi, et Pixie. Et sans doute Yasmina aussi. Je pouvais pas...
— Ça va aller. Tu veux aller porter plainte ? Alex voudrait, mais on sait que c'est pas forcément facile, et que ça aboutira à rien. Alors il a dit que c'était à toi de décider.
— Non. De toute façon ils nous croiront pas.
— En tout cas le mec était en plus mauvais état que toi ! Yasmina a filmé si tu veux voir. Enfin, même si c'est un spectacle pas très réjouissant.
— Ouais, je m'attendais pas à ce genre de truc quand je suis venue ce matin.
La jeune femme s'assoit à côté d'eux. Ils sont retournés sur le parking où est le fourgon. L'après-midi est déjà très avancée et ils vont devoir se séparer, Yasmina pour aller chez sa cousine, et eux pour rejoindre le parking.
— Je suis désolé...
— Bah, t'inquiète. Je suis contente que tu t'en sois bien sorti surtout. Et puis on aura l'occasion de se revoir.
— Tu ne manges pas avec nous ? Demande Sam.
— Non, Dona m'invite au restau japonais ce soir, et même si je vous aime terriblement tous les quatre, vous ne valez pas un plateau de sushis. Ou la bière qui va avec, vu que je ne bois pas chez moi. J'aimerai bien vous faire la bise pour vous dire au revoir, mais on y pensera quand cette foutu maladie sera éradiquée.
Elle s'en va quelques secondes plus tard.
Dans sa condition de grand blessé, Corentin se voit ordonner de s'installer sur la banquette arrière, et direction le camping.
— J'espère qu'il y a de l'alcool !
— Nope ! Rien du tout, en tout cas pas pour toi, mon chéri, fait Pixie. Tu es abruti d'antiinflammatoires et je n'ai pas envie de passer la nuit à te surveiller pour que tu ne nous fasses pas en plus un coma ou je ne sais trop quoi ! Ce soir tu restes à l'eau.
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Il bénéficie aussi du privilège de dormir dans la voiture plutôt que sous la tente.
— Sam ?
Les garçons finissent une boîte de petits gâteaux. Le parking est plutôt vide, et ils sont dans un coin assez reculé du camping. Il faut marcher trois plombes pour rejoindre les douches.
— Oui ?
Demain, ils iront sur Soissons.
— Tu peux dormir avec moi cette nuit ?
— Ben...
Samuel interroge Pixie et Alex du regard. Mais tous semblent savoir qu'il a besoin de son meilleur ami ce soir.
— Alex est sans doute bien plus confortable que toi, mon sac d'os préféré. Ca me va !
— Et puis purée, Sam ronfle tellement...
Ils en rient.
— Moi aussi, j'ai besoin d'être avec toi, Corentin.
Ils savent, et surtout Corentin, ce qu'impliquent ces paroles : demain aussi, Sam sera dans la ville de son enfance. Sur les trottoirs où il a grandi, où il s'est fait harceler, où son père l'a viré. Des trottoirs qu'il a quittés à 17 ans.
— J'ai la trouille. Ça fait des années que j'ai pas parlé à mon père.
— Il va pas te reconnaître en plus, avec la tronche toute cassée, là.
La main de Samuel se pose délicatement sur sa joue. Ça le lance. Vive les médocs ! Mais il n'a pas envie de découvrir le résultat demain.
— Je demanderai à Pixie de me maquiller.
— Oh oui, des paillettes sur un nez de boxer.
— J'ai jamais eu autant la trouille de ma vie, Sam.
— T'as le droit de pleurer tu sais.
Il finit par s'endormir entouré des bras de Sam. Et se dit qu'il serait encore plus agréable, encore plus doux, encore plus rassurant, de les avoir tous autour de lui au même moment.