— En fait c'est pas très grand.
— Tu veux t'assoir pour dessiner ?
Samuel regarde autour de lui. Il n'y a pas vraiment de banc pour s'installer, et il n'a pas envie de se mettre par terre. Et puis ce ne sont pas vraiment les ruines qui l'intéressent, mais plutôt le monologue de 10 minutes que Pixie vient de leur faire sur son éducation catholique.
— Non ça ira.
Il se tourne vers l'entrée du square :
— Ils ne nous ont pas suivis ?
— Je les ai vus se diriger vers une boutique de souvenirs, fait Yasmina. Oh faut que je vous dise ! J'ai fait regarder Portrait de la jeune fille en feu à ma mère il y a deux jours.
Comme Samuel n'est pas très cinéphile une fois sorti des séries télé, la jeune femme lui explique rapidement l'histoire. Pixie écoute tout aussi attentivement.
— Depuis mars, on regarde des films ensemble et je garde ses commentaires, et ceux de ma tante quand elle est là, pour creuser la relation d'une population populaire issue de l'immigration avec le cinéma dit féministe. Mais j'avoue que celui-là, j'étais tellement gênée...
— Tes parents ne savent pas ? Demande Sam.
Ah oui, Alex lui avait un peu expliqué. Yasmina fait une petite grimace.
— Je pense que maman s'en doute un peu. C'est pour ça que je suis chez ma cousine pour la semaine. Je leur dirai ce soir.
Elle prend une grande inspiration :
— Mais au téléphone. Et après on verra. De toute façon je reste à Reims jusqu'en octobre, j'ai décroché un job dans la boîte de Dina.
— Écoute, intervient Pixie, on est là hein. Tu veux qu'on reste avec toi quand tu les appelles ?
— Non c'est gentil. Dina est au courant, c'est pour ça que je lui ai proposé de le faire une fois chez elle.
Samuel lui sourit alors qu'ils finissent le tour du minuscule square.
— Vous entendez ? On dirait des gens qui gueulent...
Ils se retrouvent sur la place, curieux et là le sang de Samuel ne fait qu'un tour ; il se précipite vers le groupe en train de se battre. Ou plutôt vers l'ordure qui ose frapper Corentin comme ça, avec ses connards de potes qui se marrent autour et Alex qui tente vainement de les séparer.
— Arrête, Sam !
La main de Pixie le prend par le bras pour le tirer en arrière. Samuel veut se débattre mais il voit aussitôt Yasmina avec son téléphone portable levé, dirigé vers les assaillants. Pixie parle alors qu'une voie grave et forte, comme il ne lui connaît pas :
— Si vous ne les laissez pas tranquilles j'appelle les flics !
— Et j'ai tout filmé ! Rajoute Yasmina.
Les mecs se regardent entre eux. Un ou deux ricanent. Samuel entend des mots dégueulasses, sauf que l'esclandre a fini par attirer l'attention d'autres personnes, et que le gamin qui les accompagne commence à chialer.
Alors ils finissent par se barrer, après avoir lancé un haineux « on t'aura, sale pute » en direction de Yasmina.
Le visage de Corentin est en sang, et le tee-shirt d'Alex taché de rouge.
Merde...
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— Il va comment ?
— Il dort encore. J'ai dû lui redonner un antiinflammatoire cette nuit.
— Tu viens prendre ta douche ? Pixie reste ici. Je crois qu'iel est pas encore tout à fait réveillée.
En effet leur amie sort de la tente emmitouflée dans un sac de couchage pour aller aussitôt se recoucher dans le fourgon, à côté de Corentin.
— Bon, je vais fermer la tente quand même, fait Alex en souriant.
Les deux amis se dirigent à pas traînant vers le local de douche. Il y a vraiment peu de monde sur le camping, et il est tellement tôt qu'une seule cabine est occupée.
— Ça va aller ?
— Quoi ?
— Tu as l'air tout perdu.
Le visage d'Alex est inquiet. Samuel s'en veut. Lui était là, en plein milieu de l'agression, et il s'inquiète ? Et puis il observe plus attentivement son petit ami, et lit une tendresse infinie dans ses yeux. Samuel est tellement noyé dans ses émotions qu'il ne peut que regarder par terre, sur le carrelage un peu vieillot.
— J'aimerai rester encore un ou deux jours ici, finit-il par dire. Parce que... On doit aller à Soissons et j'ai tellement la trouille. Je ne les ai pas vus depuis presque cinq ans. Pas un mail. Pas un coup de fil. Rien. Ils n'ont jamais cherché à me contacter. Alors si je les croise et que... Si... Hier c'était des inconnus, mais demain ça pourrait être mon père. Ou mon frère...
— T'as un frère ?
Samuel laisse échapper un rire qui est aussi un sanglot. Il se laisse aller contre Alex quand celui-ci le prend dans ses bras.
— Tu vois, fait-il la voix étouffée par le pull d'Alex. Je ne t'ai même pas dit ça. Et y'a aussi les mecs de mon lycée. Purée, je me fais honte j'ai tellement la trouille mais...
— Mais ?
Samuel se redresse et le regarde droit dans les yeux malgré ses larmes :
— Je veux pas que Corentin y aille tout seul. Et je veux aussi payer mes respects à sa grand-mère.
— Mais ce serait pas mal de se reposer un peu avant ici, c'est ça ?
Samuel acquiesce.
— Ok. On va en parler avec Pix et Corentin, on va voir si on peut rester encore une nuit ici. C'est pas comme si on était pressé. Donc tu vas prendre une bonne douche bien chaude, puis on va préparer le petit-déjeuner et on va se trouver quelque chose de chouette à faire aujourd'hui, d'accord ?
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Le temps qu'ils reviennent à la voiture, Corentin est réveillé et est en train de faire bouillir l'eau pour le café, pendant que Pixie est au téléphone.
— Attendez ! Les deux autres sont arrivés je vous mets sur haut-parleur !
— C'est qui ? Demande Samuel.
— Momo. Je devais les rappeler hier soir mais... Commence Corentin.
Samuel le prend dans ses bras pour le serrer fort contre lui.
— T'inquiète.
— Silence tout le monde ! On s'assoit dans la voiture avec le café et on écoute le héros du jour !
— Ça va, c'est pas moi le héros hein. C'est plutôt Théo sur ce coup-là... Fait la voix de Momo au téléphone.
— Attends trois minutes, on se sert à boire et on est tout à toi.
La banquette ayant été rabaissée pendant la nuit, il y a assez de place à l'arrière du fourgon pour qu'ils s'y entassent tous les quatre assis en rond, autour du téléphone de Corentin.
— Vous m'entendez ?
— Oui.
— J'ai l'impression d'être dans une réunion zoom.
— C'est la voix de qui, ça ?
— C'est Alex, fais pas attention. Alors ?
— Ok, je commence : on est plus que deux à l'appart. Ça c'est la version courte. Eudes a été viré du bail en moins de vingt-quatre heures.
Silence.
Pixie est tellement excitée que Samuel peut lea voir trembler depuis là où il est. D'ailleurs Alex finit par lea prendre par les épaules pour lui éviter de renverser son café partout. Samuel se penche vers le téléphone :
— Et la version moins courte c'est quoi ?
— Alors je vous dis juste ce que je peux, si Théo veut vous la faire plus détaillée, il le fera. Parce que bon, c'est pas joli joli non plus.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Théo n'est pas avec toi ?
— Parlez pas tous en même temps sinon je raccroche !
Les quatre amis se taisent.
— Bon, j'ai pas dormi de la nuit donc dès que j'ai fini je vais me coucher. Tout d'abord, Théo va bien, pour pas vous paniquer.
— Je panique déjà, remarque Pixie.
Momo continue comme s'iel ne l'avait pas interrompu.
Lui et Théo ont décidé de faire une collaboration sur un nouveau jeu. Théo a testé leur installation alors que Momo était au travail, avec un portable branché sur l'écran du salon pour enregistrer la partie et filmer le joueur, lui-même donc, en même temps.
— Ça se passait le matin, vu que Théo est un lève-tôt et qu'il bosse l'après-midi. Et là Eudes est rentré d'une soirée, déjà nerveux, et ça a dégénéré. Sauf que la caméra et l'enregistrement étaient toujours en route.
— Oh purée.
Sam sait que Théo va bien, c'est ce que Momo leur a dit. Mais quand même, il n'aime pas où la conversation les mène. Et à voir les autres, il n'est pas le seul.
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Il a essayé de draguer Théo, en lui disant des trucs vraiment dégueux et super transphobes, et quand Théo lui a dit d'aller se faire voir, Eudes a commencé à lui dire qu'il n'écartait les jambes que pour... Bon, un truc bien raciste et très islamophobe, mais vraiment, j'ai failli aller lui éclater la tronche quand j'ai entendu l'enregistrement.
— Et du coup vous avez montré ça aux flics ?
— Non. Attendez, c'est pas fini. Ce connard a pété un plomb et a voulu sauter sur Théo alors qu'il voulait retourner dans sa chambre. Bon, il s'est pris le canapé. Théo a pu s'enfermer et m'a appelé. L'autre andouille a vomi partout, il devait être bourré, et on l'a retrouvé dans son lit en train de pioncer. Du coup on a déposé plainte pour agression et harcèlement...
— Chez les flics ?
— Oh non, surtout pas. On a fait ça en ligne, on n'avait pas une après-midi à perdre pour se prendre des remarques de merde et un refus de plainte. Par contre Théo s'est fait prescrire quelques jours d'ITT, et on a prévenu quelques asso. Et le propriétaire. Et autant dire qu'Eudes a beau être son neveu, il n'a pas envie d'avoir un procès aux fesses.
Les quatre amis sont partagés entre l'angoisse et le soulagement. Pixie a abandonné son café et s'est pris le visage dans les mains. Il faudra lui changer les idées. Il faudra leur changer les idées à tous.
— Momo ? C'est Alex. Ils sont tous assez choqués par tout ça.
— Je comprends. J'ai voulu y mettre les formes mais franchement, on vient de passer trois jours de merde, même si ça se finit bien.
— Tu as dit qu'il était viré du bail ?
— Oui, on a eu une longue conversation avec le proprio hier. Il nous a demandé de mettre les affaires d'Eudes dans la cave, et il viendra les récupérer lui-même. Son neveu a interdiction absolue de revenir dans l'appartement. Je crois même qu'il a été ramené manu militari chez ses parents.
— Si tu veux, on repasse par Paris dans trois ou quatre jours. Je peux te filer un coup de main.
— Ouais, ce serait pas de refus en fait. J'essaie de soutenir Théo, et avec le taff en plus... Et puis sa chambre j'ai juste envie de tout cramer ou d'envoyer ça par-dessus le balcon directement sur la route nationale.
— Je te prends directement sur le téléphone, juste une minute.
Alex enlève le haut-parleur, prend l'appareil et sort du fourgon.
Samuel sait pourquoi.
Deux agressions en quelques jours. Deux personnes qu'il connaît. Pire encore, deux personnes desquelles Pixie est super proche. Il lea regarde. Iel s'est engouffrée dans les bras de Corentin et est en train de pleurer.
Samuel n'ose rien dire, Corentin non plus. Ils attendent que leur amie réussisse à se calmer. Quand iel se redresse, Pixie leur adresse un large sourire :
— Ça va aller. C'est pas mes premières histoires d'agression. Et puis, on s'est débarrassé du connard.
— La solution de l'enfermer dans une backroom était quand même plus drôle, fait Corentin.
Miraculeusement cela fait rire Pixie.
— Les connards ont tendance à nous décevoir.
— On peut rentrer à Paris tout de suite si tu veux, fait Samuel.
— Oui, je peux prendre le train et vous rejoindre plus tard.
Pixie secoue la tête :
— Non, surtout pas. Il paraît que ta grand-mère faisait des merveilleux flans à la fraise, c'est une personne à laquelle on doit le respect.