Playlist Charlie :
Girls just want to have fun – Cyndi Lauper
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Une heure. C’est le temps qui nous a fallu pour préparer nos affaires mais surtout pour convaincre les parents de Romy de la laisser dormir une nuit chez les jumeaux. Si Nick n’avait pas été trop compliqué à convaincre – je m’étais arrangée pour lui expliquer vaguement que Romy n’était pas dans son assiette et il avait rapidement accepté en voyant sa petite mine – M. et Mme Desjardins, eux, furent nettement plus compliqués à convaincre.
Déjà, chacun était occupé à négocier on ne savait trop quoi au téléphone et dès que nous avions eu le malheur de nous approcher un peu trop près en gonflant nos poumons pour parler, nous avions récolté un doigt levé extraordinairement vite pour nous dire d’attendre. Et attendre, c’est ce que nous fîmes. Mais si Romy était d’une patience de sainte – je comprenais maintenant pourquoi – et que je pouvais prendre mon mal en patience, ça n’était clairement pas le cas de Max qui menaçait d’exploser à tout moment. Je ne comptais plus le nombre de fois où elle s’était soudain redressée dès qu’un des parents de Romy nous passait devant sur le point de raccrocher pour reprendre un appel tout de suite après.
— Ça ferait mauvais genre si je leur arrachais le téléphone des mains ? finit-t-elle par demander dans un grognement au bout d’une malheureuse mais interminable demi-heure.
— Si tu veux condamner Romy à rester ici toute seule avec ses idées noires, dis-je très calmement, vas-y, je t’en prie.
Pour toute réponse, Max se renfonça dans son siège.
Elle était sur le point de devenir complètement folle quand, enfin – et je pèse mes mots – les parents de Romy nous accordèrent un peu de leur temps. Et quand je dis un peu, je ne plaisante pas. Trente secondes chrono. J’eus à peine le temps de leur demander si elle pouvait dormir chez nous que sa mère me coupait déjà avec un geste de la main dédaigneux.
— Mais oui, vas-y chérie, se contenta-t-elle de répondre en replongeant le nez dans son téléphone. Amuse-toi bien et ne fais pas de bêtises.
L’instant d’après, à peine le temps pour eux d’embrasser leur fille, ils étaient déjà retournés s’enfermer dans leur bureau. Max et moi en restâmes coites.
— Romy, tu es sûre que ce sont vraiment tes parents ? demandai-je au bout d’une seconde.
— J’ai une meilleure question, enchaîna Max sans lui laisser le temps de répondre, tu es sûre qu’ils sont seulement humains ?
Romy eut un faible sourire.
— Ils ne sont pas si terribles, bredouilla-t-elle du bout des lèvres.
— Tu plaisantes ? s’insurgea Max en se levant. C’est à peine s’ils t’ont regardée ! C’est vraiment…
— Plus tard, la coupai-je dans son élan. Profitons plutôt de l’occasion pour rassembler les affaires de Romy avant qu’ils ne changent d’avis.
Cinq minutes plus tard, nous nous dirigions chez les Carlier où nous retrouvâmes Alex assis dans le salon sa guitare sur les genoux. Des partitions étaient éparpillées un peu partout sur la table basse devant lui et il arborait cette expression d’intense concentration tout en raturant note après note. Je remarquai d’ailleurs ses cheveux ébouriffés, comme s’il s’était passé la main dedans à plusieurs reprises.
Ce ne fut que lorsque Max lâcha bruyamment son sac dans l’entrée qu’il nous remarqua.
— C’est la fameuse chanson qui te prend la tête ? demandai-je en m’approchant. Je peux voir ?
— Bien tenté, dit-il en récupérant précipitamment toutes ses notes, mais ce sera non. Dis-moi plutôt, poursuivit-il une fois certain que je ne pouvais plus voir sur quoi il travaillait, qu’est-ce que vous faites déjà là ? Vous ne deviez pas rentrer dans, genre, deux ou trois heures ?
— Changement de programme, lança gravement Max en attirant Romy dans le salon à sa suite. On va plutôt s’organiser une pyjama party entre filles.
Alex parut perplexe. Je le comprenais un peu. En presque dix ans d’amitié, c’était bien la première fois qu’on organisait une soirée pyjama ici. Mais lorsque son regard se posa sur Romy, il parut comprendre assez vite pourquoi notre sortie fut écourtée. Et alors que Max conduisait Romy dans sa chambre pour y déposer nos affaires, j’en profitai pour faire un rapide topo de la situation à Alex. À la fin de ma tirade, la perplexité avait laissé place à une peine sincère.
— Oui, je comprends mieux maintenant, marmonna-t-il en se passant une main sur la nuque. Mais comment ça se fait qu’elle n’ait pas été au courant ? Ça fait pourtant des années qu’elle le connait…
Je haussai des épaules.
— En y réfléchissant, je ne crois pas les avoir déjà vu ne serait-ce que parler ensemble. En général quand elle venait chez moi et qu’elle le croisait, elle se fermait comme une huître. Je pensais qu’il l’intimidait. Lui aussi d’ailleurs, ajoutai-je en me remémorant la tristesse de mon frère lorsqu’il m’en avait parlé. Puis, la connaissant, elle a certainement dû idéaliser Nick et en faire un prince charmant.
— Mmh… j’espère que ça ira pour elle.
— Mais oui, souris-je. On est là. Puis, elle est tellement fleur bleue que je ne doute pas qu’elle se trouve un nouveau preux chevalier.
— Il n’y a plus qu’à espérer que celui-là ne sera pas gay, s’amusa Alex.
— Ni un crétin fini, approuvai-je.
Puis, après un silence.
— Besoin d’aide pour votre soirée ? proposa Alex. Les parents ne rentreront pas avant un moment.
— Service du soir ? grimaçai-je.
Alex haussa des épaules.
— Que veux-tu, le Billie’s a beaucoup de succès à cette saison.
Du bruit commença à se faire entendre à l’autre bout de la maison, puis les cris de Max retentirent.
— Charlie ! Viens déballer tes affaires !
— Bien, on dirait que je vais devoir y aller, m’amusai-je en jetant mon sac alourdi sur mon épaule.
— Oui, avant qu’elle ne fasse encore venir les voisins pour tapage nocturne.
Je lui tirai la langue. Il me rendit ma grimace. À l’entrée du couloir, je me retournai.
— Pour ton aide, je te prends au mot, souris-je. Tu nous préparerais de quoi grignoter ?
— Ce sera fait, sourit-il en retour.
— T’es le meilleur.
— Je veux surtout épargner à notre cuisine une nouvelle expérience culinaire spéciale Max, me confia-t-il juste avant que je ne retrouve les filles dans la chambre.
Rien que d’y penser j’en avais mal au ventre de rire. Max était douée dans pas mal de choses, mais il y avait une très bonne raison au fait qu’elle ne soit que serveuse au Billie’s : Max est une catastrophe en cuisine. Elle serait même capable de rater des pâtes. En fait… elle avait déjà raté des pâtes. Et avait manqué mettre le feu à la cuisine familiale en passant.
— Qu’est-ce qui te fais rire ? bougonna Max dès mon entrée dans la chambre.
— Rien, assurai-je en déposant mon sac près de celui de Romy.
— Menteuse ! Tu es restée drôlement longtemps avec Alex, fit-elle en plissant les yeux l’air inquisiteur. Je suis sûre qu’il t’a encore raconté n’importe quoi sur moi. Allez, avoue !
— Je n’avouerai rien du tout. Mais si tu veux tout savoir, Alex propose de nous préparer un casse-croûte.
Aussitôt, l’expression de Max changea, passant de l’agacement suspicieux à l’enthousiasme d’un bon repas préparé par son frère mêlé à un léger embarras en se souvenant, j’imagine, de ses déboires en cuisine.
Si ma chambre était un camaïeu de couleurs pastel et de vêtements en désordre, celle de Max était tout l’inverse. Bon, elle était tout aussi bordélique que moi, mais ses couleurs étaient plus le noir, le rouge et le blanc et quelques autres couleurs vives. Je n’avais jamais compris son amour pour le fluo, sa garde-robe en était remplie. Je voyais d’ailleurs d’ici son tutu jaune fluo ou cette abomination fuchsia qui traînait sur le dossier de son siège de bureau. Ce dernier n’était d’ailleurs pas en reste. On ne voyait presque plus son ordinateur portable sous les partitions en désordre et autre papiers volant dont Max adorait recouvrir ses meubles.
Des posters de rocks couvraient la quasi-totalité des murs, traversés par endroit de guirlandes de photos où nous apparaissions à diverses occasions comme l’anniversaire de Max, le premier concert d’Alex, notre toute première fête à l’Adonis, notre rendez-vous hebdomadaire au skatepark ou encore les séances de lectures dans la bibliothèque préférée de Romy.
Quelques restes de fête d’Halloween trônaient de ci de là comme des autocollants de fantômes sur la porte, des bougies en formes de citrouilles ou cet extravagant squelette que Max avait affublé de vieux vêtements rock. Le plus drôle était sans doute la pose qu’elle lui avait fait prendre, comme un guitariste en plein solo.
Une superbe guitare électrique complétait le tout, soigneusement rangée sur son présentoir dans un coin de la pièce, seul endroit de la chambre où tout était parfaitement en ordre.
Débarrassée des questions de Max, je me dépêchai de me changer. Les filles avaient déjà troqué leurs vêtements de ville pour leur pyjama. Même là elles étaient aux antipodes l’une de l’autres. Romy portait l’une de ces longues robes de nuit à volants un peu vieillotte tandis que Max arborait un vieux débardeur noir sur un short de sport tout aussi usé. Elles étaient en train de se faire des tresses lorsque je reparus, vêtu de mon précieux pyjama cupcake.
— Et maintenant, c’est quoi le programme ? demandai-je en m’affalant dans un gros pouffe rose bonbon.
Max se redressa aussitôt, forçant Romy à lâcher ses cheveux. Son regard était plus brillant qu’une boule à facette.
— Ce regard ne me dit rien qui vaille, marmonnai-je plus pour moi-même que pour les autres.
— Tu n’as pas idée à quel point, me sourit Max.
Mazette, qu’étais-je allé demander encore ?
Moins d’une dizaine de minutes plus tard, je me retrouvai plongée dans une espèce de remake moderne des soirées pyjama de film américain. Au programme, tous les clichés du genre : atelier coiffure, pose de vernis à ongle, visionnage de vieux films et – comble de l’horreur – exploration de vieux magazine girly.
— Mais où t’as déniché un truc pareil ? demandai-je abasourdie en feuilletant un vieux numéro de « Candy Girl ».
— Je les collectionnais quand j’étais petite, avoua Max en piochant dans un sachet de bonbons qu’elle venait, de toute évidence, de faire apparaître du néant.
Je souhaitais bon courage à celui ou celle qui essaierait de se mettre en quête de la cachette à bonbec de Max car elle était parfaitement introuvable. Même Alex n’avait jamais réussi à la mettre la main dessus.
Mais revenons à ce vieux journal pour adolescente parce que je n’en revenais toujours pas.
— Pardon, quoi ? Toi, tu collectionnais ces journaux ?
— Bah quoi ? Ils ont de chouettes BD.
— Deux pages !
— Et leurs conseils créas étaient sympas.
— « Comment fabriquer le plus beau bracelet de l’amitié » ? lus-je sceptique.
À bout d’arguments et à présent rouge comme une pivoine, Max éclata.
— Oui, bon, j’aimais bien, OK ? On va pas en faire un fromage non plus !
Romy et moi la regardâmes si longuement et avec tant d’étonnement qu’elle en sembla elle-même perplexe.
— C’est quoi ces regards ?
— Je croyais que tu étais née rockeuse, fit remarquer Romy avec un sérieux qui me fit éclater de rire.
Max, elle rougit de plus belle, si c’était possible.
— C’est pas toi qui disais qu’on ne discute pas les goûts et les couleurs ? demanda-t-elle bougonne.
— Je ne les discute pas, répondit très sereinement Romy sans la quitter des yeux. Je m’en étonne, c’est tout.
Puis elle replongea son attention sur le journal qu’elle avait elle-même tiré de la pile que nous avait ramené Max. Je feuilletais tranquillement le mien lorsque je tombai sur un vieux poster des Mew Mew Power.
— Hé les filles, regardez un peu ça, souris-je en leur montrant le poster. Ça vous rappelle des souvenirs ?
Des sourires pleins de nostalgie étirèrent leurs lèvres.
— Qu’est-ce que j’ai adoré ce manga, fit Max l’air rêveuse. Je crois bien que c’est le premier que j’ai vu.
— Je me souviens avoir acheté tous les DVD avec ma nounou, soupira Romy l’air candide.
— C’était qui votre personnage préféré ? questionnai-je à brûle-pourpoint.
— Masculin ou féminin ? demanda Max.
— Masculin, souris-je malicieusement.
— Moi j’adorais Mark, avoua Romy sans une hésitation. J’étais même jalouse de Zoey, ajouta-t-elle en rougissant un peu.
— Elliot, répondit aussitôt Max. J’ai toujours aimé son côté rebelle. Et toi Charlie ?
— Dren.
Deux paires d’yeux se braquèrent aussitôt sur moi, la nostalgie très vite remplacée par l’incrédulité. Je leur rendis leur regard.
— Quoi ?
Max m’envoya un oreiller en forme de cœur que je reçu en pleine poire avant d’éclater de rire.
— T’as vraiment des goûts bizarres ! s’exclama-t-elle hilare.
— Pas autant que toi ! m’esclaffai-je en arrachant l’oreiller à ma figure. Comment t’as pu craquer sur Elliot ? Il est tellement taciturne et arrogant.
— Mais tellement canon, soupira Max l’air rêveuse.
Je lui relançai l’oreiller, joueuse, et nous éclatâmes de rire.
— Y a rien à faire, soupira Max en se relevant pour serrer Romy dans ses bras. Seule notre petite Romy a des goûts sûrs.
— Tu parles de goûts sûrs, marmonna cette dernière. Je suis quand même tombée amoureuse d’un homme gay et sans même capter qu’il l’était.
— J’ai dit sûr, pas idéaux, nuança Max en s’écartant pour feuilleter un autre numéro de Candy Girl. Après tout, Nicolas est un gars génial. Son seul défaut est d’aimer les hommes. Quelle perte pour la gent féminine ! soupira-t-elle en prenant une pose théâtrale dramatique qui nous fit pouffer de rire.
— Dans le fond, c’est pas plus mal qu’il soit gay, réfléchis-je tout haut après un silence.
Les filles se tournèrent vers moi, curieuses.
— Je veux dire, quand je vois les gourdasses qui tournent autour de Tom, ça fait peur. Nick aurait pu tomber sur pire. Au moins Livio est sympa.
— Bref ! conclut Max en se redressant vivement pour lancer un dernier oreiller dans ma direction – oreiller que je pus cette fois esquiver. Fini de parler garçon, allons plutôt manger, je meurs de faim !
— Tu as toujours faim, me moquai-je en lui renvoyant l’oreiller que Max évita avec souplesse dans un éclat de rire.
Le sourire aux lèvres, Romy nous suivit dans la cuisine où une délicieuse odeur de pop-corn embaumait l’air. Alex venait tout juste d’enfourner la sublime pizza quatre fromages qu’il avait préparée quand Max sauta s’asseoir sur le comptoir.
— Tu ferais une parfaite femme au foyer, se moqua-t-elle en croquant une chips.
— Mieux vaut ça qu’un branleur qui siffle les filles dans la rue, répondit-il en lui tapant la main avant de retourner à la préparation des desserts – des crêpes, de ce que je voyais.
— Un point pour toi !
Le temps que la pizza termine de cuire, nous dévorâmes chips et pop-corn devant un vieux film dans le salon. Le repas fin prêt, Max accepta même qu’Alex mange avec nous – un comble quand on sait qu’il avait lui-même tout préparé.
Le dîner passa en un éclair. Éclair durant lequel Alex ne manqua pas de se venger de sa sœur en nous rapportant quelques petits dossiers au passage. Et il y avait tant à dire…
— Et vous l’ignorez peut-être mais… commença-t-il juste avant que Max ne fonde sur lui pour le faire taire.
— Ça va j’ai compris, dit-elle rouge de honte, je ne me moquerai plus de toi alors s’il te plait arrête !
Très lentement, elle enleva sa main et Alex se contenta de nous servir nos crêpes, un sourire victorieux aux lèvres.
Après ce bon repas, nous étions retournées dans la chambre où, sans crier gare – bien que ce fut on ne peut plus évident – Max commença une bataille de polochon. Rien à voir avec les films cette fois, aucune plume ne vola en tous sens, mais nous rîmes aux éclats. Si bien qu’au bout de quelques minutes, nous nous écroulâmes toutes les trois dans le grand lit de Max, épuisées.
Serrées les unes contre les autres, nous commencions à somnoler quand nous entendîmes Romy murmurer d’une voix minuscule :
— Merci…