Pauline laissa son regard se perdre vers le plafond.
— Les cours de spé… C’est vrai que ça a été un tournant dans notre relation.
Nicolas surprit ses sens à se mettre aux aguets. Cette remarque de celle qui était son épouse depuis des dizaines d’années lui faisait le même effet que si elle venait de lui sous-entendre qu’elle l’aimait pour la toute première fois.
— C’est vrai ? C’est comme ça que tu le vois ?
Elle tourna son visage vers lui et lui répondit comme s’il s’agissait d’une évidence.
— Bien sûr, on a passé tellement de bons moments… C’est pendant cette période que j’ai appris à te connaitre réellement.
— En bien j’espère, ajouta Nicolas.
Pauline, qui voulut affirmer, se retira au dernier moment. Elle savait ce que Nicolas voulait entendre, et ne voulait pas le lui donner si facilement. Alors en guise de réponse, elle haussa les épaules avec un sourire qu’elle ne pouvait retenir.
— Ça, je ne te le dirai pas.
Nicolas se mit à rire face au caractère enfantin de cette vieille dame. Il l’embrassa, puis se leva pour aller prendre son petit-déjeuner et apporter celui de Pauline dans la chambre.
— J’ai mal, se plaignait Pauline pendant que Nicolas essayait de se concentrer sur la lecture de son livre.
Il saisit son marque-page sur la table de chevet pour l’insérer entre ces pages qui avaient défilé sous ses yeux sans qu’il n’en ait rien retenu. Il lui était de plus en plus difficile d’accorder son attention à autre chose qu’à sa femme. Lorsque le livre fût abandonné sur la petite table, il se tourna vers Pauline et la regarda d’un air soucieux sans réellement savoir quoi lui répondre.
— Il faut que tu tiennes le coup.
Elle secoua la tête en gémissant.
— Ce ne sera plus très long, je le sens.
Voyant l’effet que cette affirmation provoqua sur le visage de son époux, elle tenta de se rattraper.
— Mais ce n’est pas grave, tu sais. Vivement que j’en finisse et que je sois libérée de ces souffrances.
Nicolas fût encore plus désemparé.
— Tu ne peux pas dire ça. Tu n’as pas le droit de me faire ça.
Pauline haussa les sourcils, surprise. Nicolas avait un ton grave, alors que la perspective de la mort la rendait légère.
— Mais Nicolas, j’ai si mal, ça me fera du bien à moi.
Ces mots étaient insoutenables pour lui. Il ferma les yeux et secoua la tête.
— Mais tu dois te battre. Tu dois continuer. Tu ne peux pas lâcher, tu ne peux pas tout abandonner.
— Mais pourquoi ? demanda-t-elle en le suppliant presque.
— Pour moi, répondit-il solennellement.
Elle ne répondit plus rien, frustrée de ne pas pouvoir obtenir ce qu’elle voulait. Elle resta assise contre son oreiller, les bras croisés et le regard fixé devant elle.
Nicolas, lui, regardait son livre avec hésitation. Il n’avait rien à faire d’autre, mais il savait que lire ne lui apporterait rien du tout. Alors il restait couché, sans rien faire.
— Ça veut dire, demanda Pauline qui était restée sur sa faim, que si j’étais à l’hôpital et qu’on me proposait une sédation profonde et continue, tu refuserais ?
— Évidemment, répondit-il sans aucune hésitation.
— Pour la simple raison que tu ne veux pas me perdre ?
Il tourna son visage vers elle en haussant les sourcils.
— Simple ? Tu as l’impression que c’est simple ? Ce n’est pas qu’une raison banale. C’est l’essence même de mon existence. Tu fais partie de moi, Pauline, tu ne le comprends toujours pas ?
Une larme se mit à dévaler le long de la joue de la vieille femme.
— Mais je ne t’appartiens pas. Je suis un être à part entière moi aussi, un être qui doit s’en aller. La souffrance physique il n’y a que moi qui la subis. On ne pourra pas partir ensemble, Nicolas. Il faut l’accepter. Tu dois me laisser mourir.
Il la regarda longuement, les lèvres serrées, puis secoua furtivement la tête. Ses mots étaient trop durs pour lui, il luttait pour ne pas bouillir.
— Je n’en suis pas capable. J’ai trop besoin de toi, je ne peux pas me résoudre à te laisser partir.
Pauline essuya la nouvelle larme qui venait d’apparaître, cherchant ses mots.
— Mais c’est égoïste. Tu ne veux me garder que pour ton confort à toi, pas pour le mien.
Nicolas sentit cette fois monter de la colère face à cette culpabilisation que lui infligeait l’être qui lui était le plus cher au monde.
— Mais c’est parce que je t’aime, explosa-t-il. Est-ce que l’amour est de l’égoïsme ?
Pauline se mit à se sentir honteuse. Elle se tut un instant, essayant de trouver une réponse à cette question. La tension redescendit un peu, ses yeux ne pleuvaient plus. Nicolas regardait devant lui, dans le vide.
— Alors je suis prisonnière de ton amour. Condamnée à vivre dans la souffrance, parce que bien que ma vie ne soit plus supportable pour moi, ma mort ne le serait pas pour toi. Et c’est la volonté des autres qui gagne, pas la nôtre. Nous vivons pour les autres, constamment.
Il se tourna à nouveau vers elle, avec un regard plus doux et un ton plus détendu.
— Oui, Pauline. Nous devons nous battre pour rester en vie, et c’est pour les autres que nous le faisons, souvent plus que pour nous-mêmes. Mais c’est peut-être ça le but de la vie finalement. Nous ne vivons pas pour nous. Nous vivons pour les autres. Pour ce qu’on peut leur apporter. Tu as l’impression d’y perdre au change, mais ce n’est pas le cas. Parce que toi aussi, il y a des gens qui vivent pour toi. Il y a des gens qui se battent pour t’aimer, pour t’apporter de la chaleur. Ce sont ces gens qui te permettent d’apprécier la vie, d’avoir un peu plus de force pour vivre et pour pouvoir leur en donner à ton tour. C’est comme ça que marche le monde, c’est comme une gigantesque symbiose. Nous avons chacun des choses à apporter aux autres, ce sont eux le but de notre vie. Une vie solitaire n’aurait pas grand intérêt. Donc oui, si je te demande de continuer à lutter, c’est pour moi. C’est pour que je reste moi-même, encore un peu plus longtemps, avant de ne devenir plus qu’une ombre incapable d’apporter quoi que ce soit à qui que ce soit.
Pauline se tut. Son cœur battait plus fort. Les paroles qu’elle venait d’entendre la faisaient réfléchir, elle se rendait compte qu’il avait peut-être raison. Elle jeta un regard vers lui, il s’était retourné de l’autre côté, face au mur. Elle savait qu’il était contrarié. Ses derniers mots l’avaient touchée. Ils lui avaient fait penser à une très vieille chanson de Brel.
Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n’importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois, en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin
Les larmes refirent surface au bord de ses paupières, et elle ferma les yeux en essayant de s’imaginer Nicolas dans quelques jours. Lorsqu’elle ne serait plus là. Elle se mit à l’imaginer dévoré de chagrin, et immensément seul. Elle repensa à cette statue qu’elle avait vue un jour, cette statue qui représentait le deuil et qui formait un homme dont il ne restait que les membres et la tête, le reste de son corps n’étant qu’un trou. Elle connaissait bien ce sentiment, elle l’avait vécu tant de fois. Elle avait perdu ses grands-parents, un par un, quand elle était jeune. Chacune de ces pertes lui avait fait une douleur piquante, inacceptable, mêlée à de la nostalgie. Un sentiment de manque qui s’amplifiait avec le temps. Elle s’était dit qu’elle finirait par faire son deuil, mais il n’avait jamais été fait. Le souvenir de ces quatre êtres qui avaient été si chers à son cœur, qui avaient été des modèles pour elle et des exemples de vie, lui infligeait toujours une légère brûlure, une envie sincère de les revoir, rien qu’une fois. Des années plus tard, ce fût au tour de ses parents de s’en aller. A quelques années d’intervalle. Alors la douleur fût plus grande encore, elle avait en quelque sorte l’impression d’avoir perdu le sens de sa vie. Perdre ceux qui nous ont amené sur Terre, c’est perdre le lien que l’on a avec le monde. C’est perdre la raison même de pourquoi on est là. Le vide que ces décès lui avaient laissé avait été presque insurmontable. Elle avait dû apprendre à vivre sans eux, ce qui avait été très difficile même en étant une adulte à un âge bien avancé. Elle avait dû continuer sa vie en supportant les milliers de souvenirs d’eux qui se dressaient devant elle à longueur de journée. Elle s’était accrochée au soutien de sa sœur, sa petite sœur avec laquelle sa complicité était si grande, avant qu’un cancer brutal ne l’emporte elle aussi, ravivant le feu de la douleur qui s’était un peu calmé. Oui, elle en avait perdu des gens qu’elle aimait. Mais elle n’avait jamais perdu un mari. Elle ne connaissait pas encore cette peine, et ne la connaitrait jamais. Cette douleur, ce serait Nicolas qui la subirait. C’était lui qui allait l’endosser, passer des années à ne plus pouvoir regarder les étoiles sans penser à elle, à fixer la chaise vide en face de lui à chaque fois qu’il s’alimenterait sur la petite table de la cuisine, à devoir s’endormir seul toutes les nuits sans ce baiser qu’ils n’avaient presque pas manqué une fois durant plus de soixante ans. Elle l’imaginait déjà, triste, vide, maigre, sombre. Cette vision la glaçait. Qu’allait-elle faire de lui ? Comment pouvait-elle accepter de lui infliger tout cela ? Une vague de culpabilité s’écrasa en elle. Il ne fallait pas qu’elle meure, elle ne supportait pas de savoir ce qui attendait son époux. Elle ne pouvait lui broyer son âme ainsi.
— Je suis désolée, murmura Pauline derrière Nicolas en le serrant fort entre ses bras.
Il se retourna, surpris.
— Désolée de quoi ?
— De toute la peine que je t’inflige. Et de celle que je vais t’infliger.
Il passa une main sur sa joue en la regardant dans les yeux.
— Tu n’y es pour rien. Personne n’y est pour rien. La mort n’en finit jamais de faire des ravages.
Pauline leva les yeux.
— Quand on y pense, ce n’est pas tellement la mort le problème. Les ravages, c’est l’amour qui les cause.
Il hocha la tête.
— C’est vrai. Mais qu’est-ce qu’une vie sans amour ?
— C’est long, murmura-t-elle.
Elle lui arracha un petit rire. Puis il se tourna sur le dos et fixa le plafond, continuant le questionnement dans sa tête.
— Si on pouvait revenir en arrière, je choisirais quand même de t’aimer.
Pauline se redressa pour s’asseoir contre son oreiller. La douleur que lui infligea ce mouvement fût bien plus forte qu’à l’habitude, mais elle ne laissa rien paraitre.
— Parce que tu penses que tu avais le choix ?
Il tourna la tête avec un air de défi.
— J’aurais très bien pu dire non, ce jour où…
Il s’interrompit, attisant la curiosité de sa femme.
— Ce jour où quoi ? demanda-t-elle, frustrée.
Nicolas sourit.
— Donne-moi la boite, je vais te le raconter.
Pauline s’exécuta avec un grand sourire aux lèvres. Elle le regarda ouvrir délicatement la boîte, et en sortir un bout de papier plié en quatre. Du papier à carreaux, dont l’encre qui les dessinait était à moitié effacée. Lorsque Nicolas le déplia, sous le regard curieux de celle qui était responsable de la présence de ce papier dans la boîte, deux lignes écrites à la main se présentèrent à lui. Cela lui fit comme un choc. Ces lignes qu’il avait longuement regardées à une époque, analysant chaque courbe, il ne les avait plus vues depuis si longtemps. Pauline s’approcha pour mieux regarder ce reliquat qui ne lui évoquait rien. En apercevant les lignes formées par l’encre bleue foncée, elle reconnut immédiatement son écriture. Cela lui fit le même effet qu’habituellement, lorsqu’elle voyait des mots écrits par elle dans les mains de quelqu’un d’autre : elle sentit sa pudeur atteinte, comme si on lui avait volé quelque chose qui n’appartenait qu’à elle. Elle se demanda ce qu’elle avait bien pu écrire à celui qui n’était pas encore son mari, se sentant déjà honteuse sans en avoir encore de raison. Lorsqu’elle déchiffra les mots, toute son appréhension s’envola pour laisser place à un sourire. Ce n’était que son adresse, celle de sa famille lorsqu’elle était enfant. Les souvenirs lui revinrent immédiatement en mémoire. Elle savait précisément à quoi correspondait ce bout de papier et pourquoi Nicolas l’avait mis dans sa boite.