Au camp de Loie
Le triomphe de la prise de Dôle par les armées du roi donnait à voir un triste spectacle à la Cour, pourtant habituée aux désastres de la guerre. La muraille de la ville séditieuse était encore luisante de sang dégoulinant, les cadavres remplissaient les fossés entassés sans soin, les mourants expiaient, mais le roi était heureux : il était vainqueur.
Certaines maisons s'effondraient et de hautes fumées s'élevaient dans le ciel. Le roi n'avait pas résisté à prendre la tête de cortège pour inspecter aux côtés de sa cousine la place forte vaincue, champ de ruines au milieu de poutres carbonisées. Sa Majesté tout comme son frère Monsieur, avait le teint halé par le soleil, l'armure brillante et la bonne humeur tenace, ce qui n'était pas le cas de la reine, dont la fierté conquérante était muselée par le souci qu'elle se faisait pour sa naine Carlotina et la jeune mademoiselle de Montgey, toutes deux encore inconscientes.
La reine s'en fut à l'église prier pour elles et brûler des cierges avec ses dames et madame de Montespan, qui semblait réellement désolée et navrée de l'incident. On avait fait quérir un médecin du camp, lequel avait pansé les demoiselles et donné un verdict plutôt favorable quant à leur rémission : elles vivront, mais leur fragilité avait été mise à rude épreuve et le repos était nécessaire.
Quant aux soudards qui avaient osé des gestes de violence, ils ne furent point retrouvés faute à l'impossibilité de les distinguer dans une foule de soldats si bien que l'affaire fût abandonnée, même si réprouvée haut et fort...
Édith avait été déplacée, inconsciente, jusqu'au logis qu'occupait la Grande Mademoiselle à Loie, où la Cour s'était rendue. À l'aube du 17 juin, Édith revint à elle avec maintes difficultés et vertiges et Anne s'empressa d'aller trouver le médecin pour une consultation au pied-levé ! La reine était avec le roi, ainsi que la duchesse de Montpensier et madame de Montespan, aussi, Édith se retrouva seule avec ses étourdissements pour toute compagnie.
Pourtant la porte s'ouvrit doucement, quelqu'un entra sur la pointe des pieds, une ombre, une silhouette ensuite, apparut dans la ruelle de son lit.
— J'ai appris votre retour parmi nous mademoiselle de Montgey, murmura une voix douce.
Édith fronça les sourcils et essaya de distinguer les traits de son interlocuteur, hélas, elle eut grand mal à le faire, la pièce était plongée dans une pénombre partielle, les volets étant rabattus à l'espagnolette. Elle discerna néanmoins un cordon bleu avec une croix surmontée d'une colombe sur l'habit de son visiteur. Une chandelle faisait luire le soyeux du tissu.
— Je vous remercie, monsieur, malheureusement, je ne vous vois point, je ne sais à qui ai-je l'honneur...
Édith vit que son visiteur se tourna vers un autre, resté sur le pas de la porte, et semblait hésiter à se découvrir.
— Louis, finit-il par avouer, mais personne ne m'appelle ainsi...
— Louis ?
Édith ne saisit point la nuance, l'esprit embrumé et tendit une main vers le gentilhomme pour le toucher. Son geste déclencha une prompte réaction de l'homme demeuré en retrait, celui-ci fondit vers la couche et défendit qu'elle attrape son visiteur.
— Ne soyez pas trop hardie, mademoiselle de Montgey, fit une voix qu'Édith reconnut immédiatement.
« Val-Griffon ! »
Elle retira immédiatement sa main et comprit que Louis était Monseigneur le Dauphin...
— Monseigneur, bredouilla-t-elle, veuillez me pardonner, je ne vous avais pas reconnu... tout est encore vaporeux en mon esprit...
— Je vous pardonne volontiers, mademoiselle de Montgey, répondit le Dauphin qui contre toute-attente s'assit sur le bord de la couche. Je voulais vous exprimer en personne ma reconnaissance pour avoir sauvé Carlotina, elle est si chère à ma mère. Elle a beaucoup prié pour vous et pour avoir l'opportunité de vous remercier pour votre acte de bravoure.
Le Dauphin lui prit la main et la baisa timidement en lui souriant, ce qui troubla Édith, et fit lever les yeux au ciel à Val-Griffon, dont le visage était fermé comme une huître. Tout dans sa posture trahissait qu'il était irrité par cette entrevue.
— Je me demande Monseigneur, ce qui a pu motiver un tel geste de courage, dit-il caustique. La guerre semble inspirer mademoiselle d'une passion à jouer les justicières...
Le Dauphin l'observa, étonné, ne comprenant goutte son sous-entendu ni sa pique, là où Édith blêmit en serrant la main de Monseigneur. « Il sait que j'ai aidé le vicomte de Sanloi... » pensa-t-elle le cœur battant.
Monseigneur baissa les yeux sur la poigne de la demoiselle qui pressait ses doigts et crut qu'elle avait un souci : « Val-Griffon, faites quérir le médecin, mademoiselle de Montgey se sent mal ! »
— Voilà au moins un honnête emballement... susurra-t-il à l'adresse de la demoiselle avant de partir.
Le 18 juin, camp de Loie
La reine se rendit à son chevet accompagnée du roi et Édith qui était debout à reprendre possession de son équilibre, tomba devant la vision de si augustes visiteurs. Elle se releva en vitesse pour se plier d'une profonde révérence. Elle trouva le roi intimidant dans son habit de guerre, lequel s'avança vers elle et lui dit.
— Je vous remercie mademoiselle de la hardiesse et du courage qui ont été vôtres pour sauver mademoiselle Carlotina qui est si précieuse à la reine.
— Oui, merci madoumoiselle de Montgey, intervint la reine les yeux mouillés, vous m'avez gardé d'un chagrin indicible, la pétite Carlotina à mí elle est coumme vous, sauvée.
— Vos Majestés... c'est trop d'honneur, bredouilla-t-elle en s'inclinant bien bas, trop bas, ce qui fit sourire le roi.
— Maintenant que les remerciements ont été prononcés, laissons Madame, mademoiselle se reposer de son aventure, dit-il à la reine puis en se tournant vers Édith. Quant à vous, mademoiselle de Montgey, j'ai hâte de vous voir en ma Cour dans les meilleurs délais.
Le roi donna l'ordre de prendre congé de la chevalière, telle qu'il l'appela, et sortit suivi de la reine, tout deux encadrés par deux gardes de la Manche(1) et des courtisans qui se bousculaient pour être au plus près de Ses Majestés. Le Dauphin s'attarda dans la chambre, lui sourit, lui envoya un geste amical de la main et s'empressa de rattraper le cortège; son père s'étonnait de son absence et Monseigneur savait que cela n'était pas chose à prolonger sous peine de remontrance. À peine fut-il dans le couloir, qu'Édith entendit le Dauphin se faire presser par un homme dont la voix était dure et sèche, afin qu'il reprenne sa place auprès du roi et de la reine.
Anne, disparut à son tour, appelée par une femme de chambre de la Grande Mademoiselle, qui recommençait à se plaindre que son lit raclait le plancher (2) !
Seul Val-Griffon, demeuré en retrait dans l'ombre d'une alcôve, n'avait pas bougé. Il fixait la demoiselle le visage fermé, l'œil perçant, et Édith sentit une menace émaner de sa personne.
Il marcha vers elle et s'arrêta si près de sa personne qu'elle retrouva ce parfum de musc et d'épices qu'elle n'avait jamais oublié et ferma les yeux, inquiète.
— Je ne sais par quel intermédiaire vous avez été mise au fait de l'affaire honteuse d'un certain homme en mauvaise posture, mais je sais que vous avez joué un rôle dans une fuite dangereuse, mademoiselle...
Édith pressa ses paupières et pria pour qu'il parte ! Las, il resta campé devant elle et poursuivit.
— Je ne vous demanderai rien, vous me servirez un laid mensonge, toutefois sachez que je vous ai à l'œil...
Il quitta la pièce d'un bon pas, ne referma pas même la porte et Édith défaillit. Elle s'accrocha au dossier d'un fauteuil et maudit ce gentilhomme aussi beau que dangereux ! Qu'avait-elle déclenché par son ingérence fortuite en aidant le vicomte de Sanloi à s'enfuir ?
Elle n'avait rien à se reprocher, le vicomte était la victime dans cette affaire et Val-Griffon son bourreau ! Quand elle pensait à l'outrage qu'il avait fait essuyer à ce pauvre gentilhomme, elle en avait des nausées, tout en Val-Griffon lui donnait le haut-le-cœur... Pourtant, elle n'arrivait pas à décrocher son regard de lui, ni de s'abstenir de le chercher toujours dans une foule... Lui avait-il jeté un sort ?
— Allons ma fille, ne sois pas sotte ! se morigéna-t-elle en se frappant le front, ce freluquet est le diable en personne ! Ne cherche pas le bâton où tu le goûteras !
Sur ces entrefaites, Anne revint et lui dit que la Cour partait le lendemain pour Versailles !
GLOSSAIRE :
(1) Gardes choisis parmi la garde écossaise, compagnie des gardes du corps du roi. Il y avait 4 compagnies des gardes corps du roi. Les gardes de la Manche étaient les soldats les plus proches du roi, ils le suivaient en permanence et se tenaient à droite et à gauche du monarque.
(2) De la bouche de la Grande Mademoiselle, cela signifie plafond.