2016
Depuis deux heures, je suis plongé dans un roman de Murakami, Kafka sur le rivage. Je l’ai emprunté dans la bibliothèque de la salle de séjour. J’ai beaucoup entendu parler de ce roman depuis sa sortie, j’étais toujours passé à côté – je me méfie parfois des succès – et je dois avouer que je suis happé par sa lecture. Je me suis installé à l’extérieur, dans le carré de jardin de l’auberge, à l’ombre des arbres. Assis sur la passerelle en bois qui mène aux chambres, je ne vois passer personne au ryokan. Les autres résidents doivent être en ville ou en randonnée. Keiko passe l’après-midi avec ses grands-parents.
Lorsque je parviens enfin à refermer le livre, j’en ai déjà lu cent pages. Je prends une grande bouffée d’air pur. Une libellule aussi grande que mon index survole les pierres plates qui traversent le jardin, avant de disparaitre derrière un bosquet. Ça me fait du bien d’être seul. J’ai l’impression d’être enfin indépendant, loin des soucis de mes parents et de mon quotidien ennuyeux. Le chant des cigales résonne ici aussi, me rappelant que je ne suis pas si loin de chez moi. Pourtant, c’est la première fois que je ne pars pas en famille ou avec l’école. Je n’aurais jamais imaginé que ce premier voyage pouvait être avec une amie d’enfance retrouvée quelques jours plus tôt. Il faut croire que notre relation est quand même un peu particulière. Mais pour quelles raisons ? Parce qu’on a l’impression de se connaitre depuis longtemps, ou c’est plutôt une question d’affinités ?
Je n’ai jamais été très doué pour comprendre les filles. Pas qu’elles manquaient d’attirer mon attention, c’est plutôt que je n’osais pas leur parler. Là où certains garçons étaient très ouverts avec elles, moi je faisais partie de ceux à qui il aurait fallu offrir un manuel pour juste effleurer l’espoir de les comprendre.
L’an dernier, deux filles se sont confiées à moi au lycée.
La première a laissé une lettre dans mon casier. Je ne la connaissais pas personnellement. Elle était mignonne, mais je n’ai jamais osé lui répondre et la relation n’a pas abouti. Elle a dû considérer mon comportement comme un refus.
La seconde était dans ma classe. Je l’appréciais, mais je ne lui trouvais rien de spécial. Elle m’a surpris lorsqu’elle m’a fait sa déclaration en face-à-face. Elle était si nerveuse qu’elle m’a littéralement hurlé dessus. J’étais tellement sous le choc, que le seul mot que j’ai su articuler a été « Désolé ».
Moi-même, je ne crois pas avoir déjà été amoureux. Je trouve certaines filles jolies, mais il m’est impossible d’envisager de le leur avouer. Alors leur demander de sortir ensemble… ! Takeo dit que je suis un cas désespéré. Lui a déjà eu une copine, avec qui il est sorti pendant deux ans. C’était lui qui s’était confié. Et finalement, c’est elle qui a rompu. Au moins, il a eu le courage de se lancer, et ils ont essayé. De mon côté, je ne saurai jamais si ça aurait marché ou non.
Keiko est la première fille avec qui je me sens si proche. Avec elle, c’est beaucoup plus facile. Pas de faux-semblants, tout se fait naturellement. Elle n’est pas plus jolie qu’une autre, en revanche elle a un charme certain. Elle a cette capacité à apprécier chaque instant de vie. Et surtout, elle a cette lumière intense qu’elle diffuse autour d’elle…
Je sursaute lorsque la voix de Eiji s’élève derrière moi.
— Ça te dit de profiter du onsen avant le diner, mon grand ?
— Oui, avec plaisir. Merci de me le proposer.
Après avoir pris une douche dans l’espace dédié, je sors du bâtiment, une serviette autour de ma taille, pour rejoindre la source chaude. Il fait encore jour, le ciel est voilé. Les arbres allongent leurs branches jusqu’au-dessus du onsen, encerclé de pierres brutes, dont l’eau est claire, presque blanche. Le bain des hommes est fermé par deux grandes cloisons de bois, dont l’une le sépare sans doute du bain des femmes. Eiji y est déjà installé, baigné dans un halo lumineux extraordinaire. Je le rejoins après avoir déposé ma serviette à portée de main. Ce n’est pas une légende, l’eau est effectivement brûlante. Je m’immerge d’abord jusqu’à la taille pour laisser mon corps s’habituer à la chaleur.
— C’est la première fois que tu entres dans un onsen, Naoto ?
— Ça se voit tant que ça ?
— Tu prends des précautions pour y entrer, et tu as raison.
— Je ne prends pas de bains aussi chauds.
— C’est drôle que tu n’aies jamais été dans un onsen alors que tu vis sur l’île japonaise des onsens.
— Fukuoka n’est pas réputée pour ses onsens.
— Kyushu l’est.
— Je n’ai pas souvent quitté Fukuoka.
— Pourtant, ma petite Keiko a beaucoup voyagé.
Je réalise trop tard ma maladresse. Mince, il a compris ! Je détourne la tête, honteux. Je ne sais plus où me mettre. J’immerge le reste de mon corps dans la source chaude. D’habitude, je n’aime pas avoir trop chaud, mais cette chaleur-là est plutôt agréable.
— Ne t’en fais pas, reprend Eiji en riant. Si Keiko t’a invité, c’est parce que tu comptes pour elle, et ça me suffit.
— En fait, nous sommes des amis d’enfance. Elle a voulu me rendre service parce qu’elle a senti que j’avais besoin de m’éloigner de ma vie à Fukuoka. Mais quand même, merci de m’accepter parmi vous.
— Accompagner un étranger à la gare, c’est un service. Donner à une personne dans le besoin, c’est un service. Keiko ne te rend pas service. Elle a sincèrement envie de t’aider. Et je crois qu’elle est dans le même cas que toi. Elle compatit à ton besoin d’échappée. Parfois, on a besoin de prendre du recul. Mais il arrive un jour où il faut bien se confronter à sa vie, pour ne pas perdre de vue ce qui nous est cher.
Comment ça, dans le même cas que moi ? Pourquoi elle aurait eu besoin de partir de Fukuoka, alors qu’elle venait d’y arriver ? Je n’ai pas eu ce ressenti-là. Au contraire, elle rayonnait. Elle était heureuse d’y être de retour. Et puis, elle a déjà tellement voyagé, elle a plutôt l’air d’avoir besoin de se poser. Je ne comprends pas où il veut en venir.
Eiji me recommande de sortir du onsen lorsqu’il s’aperçoit que mon front transpire et que je commence à être un peu étourdi. L’air ambiant parait frais lorsque je quitte la source chaude. J’entoure ma taille de ma serviette et entre dans le bâtiment. J’utilise l’un des linges mis à disposition pour me sécher. Je me rhabille, et lorsque je traverse le hall, Shiori m’offre un verre d’eau fraîche et m’invite à m’installer un instant pour me relaxer. Je n’ai pas l’habitude qu’on soit tant aux petits soins avec moi. C’est appréciable…
À l’heure du diner, je n’ai toujours pas recroisé Keiko. Shiori me conduit à la salle commune pour m’installer autour de la table basse avec les autres résidents. Sont disposés sur la table dix sets de table en bambou et des paires de baguettes en bois brun, posées sur leur support lui aussi en bois. Une lumière claire émane d’un homme grand, vêtu d’un long jinbei qu’il porte plutôt bien. Il a l’air décontracté. Une dame âgée un peu forte et à l’air aigri me semble pourtant imprégnée d’une vive lueur, qu’elle dissimule remarquablement, pour une raison qui m’échappe. Un jeune couple m’apparait embrumé face à leur fille d’environ trois ans qui coure dans tous les sens. Sa mère lui demande de venir s’asseoir, en vain. Son père se lève et d’un pas maladroit la soulève pour la ramener à table. La petite fille n’arrête pas de rire, ses parents sont embarrassés par son comportement. Sa lumière est pétillante et son petit corps semble abriter beaucoup d’énergie, qu’elle a naturellement besoin de dépenser. C’est alors que Keiko apparait dans la pièce, suivie de ses grands-parents et de Shiori, portant chacun un plateau avec nombre de récipients en porcelaine qu’ils déposent sur la table. Les plats et les petits bols, peints de couleurs pastel, sont décorés de bouchées de poissons, de fruits de mer, de légumes, et de marinades ou saumures. Chacun reçoit une portion de riz blanc et une soucoupe de sauce soja. Shiori nous sert du saké dans de petites coupelles avec des gestes mesurés.
Quand Keiko s’installe face à moi, je remarque que malgré son sourire poli, son halo lumineux s’est un peu terni. Le silence se fait et chacun prie humblement. Un « bon appétit ! » collectif s’élève et nous commençons à manger. Je tends mes baguettes pour me servir et dépose les portions une par une sur mon riz avant de les porter à ma bouche. Chaque bouchée est délicieuse. Je me surprends plusieurs fois à fermer les yeux pour en apprécier toutes les saveurs. Tout le monde prend son repas calmement, excepté la petite fille, que sa mère reprend plusieurs fois, avec autant de discrétion que possible, lorsqu’elle fait de grands gestes avec ses baguettes ou qu’elle essaie de saisir la nourriture directement dans les baguettes de ses parents. Le père comme la mère ne cessent de s’excuser pour leur enfant. Je vois bien dans leurs ombres à quel point ce comportement dérange les deux grands-mères, qui conservent pourtant un visage impassible. L’homme en jinbei, en revanche, est centré sur lui-même. Quand je croise le regard de Keiko, je ne peux m’empêcher de me détourner immédiatement, comme si j’avais fait quelque chose de répréhensible. Il faudrait que j’arrête ça, elle va finir par penser que je l’ignore délibérément.
Lorsque nous avons terminé de manger, je participe au « Merci pour ce bon repas » qui s’élève dans la salle. La petite Saki, comme n’a cessé de l’interpeler sa mère, le fait aussi par imitation. J’insiste pour débarrasser la table avec Shiori et Keiko avant de rejoindre Eiji et Asami dans la petite cuisine que nous avons traversée en arrivant. Comme ils s’obstinent à refuser mon aide, je pose ma main sur l’épaule du grand-père et lui propose de nettoyer la vaisselle à sa place. À ce contact, j’ai une sensation étrange. Je perçois à l’intérieur de lui comme une ombre persistante, une anomalie, mais je garde cette impression pour moi. Il consent finalement à me céder son travail.
— Enfin un peu de répit ! Une journée entière avec une enfant de trois ans, c’est épuisant. Si votre femme vous demande d’avoir un enfant, refusez sur le champ, c’est un piège ! assure Hiroshi, le père de Saki, alors que nous profitons de nouveau du onsen avant de nous coucher.
— Je n’ai pas de femme, réplique Yoshio, l’homme qui nous dépasse tous par la taille.
— Elle grandira vite, et sans doute même trop vite à ton goût mon ami, ricane Eiji.
— Ne m’en parle pas, elle vient seulement de naître et elle parle déjà !
— Et moi je viens de me marier et mes enfants ont déjà eu des enfants… C’est curieux, cette façon dont notre mémoire peut aligner nos souvenirs sur le présent. Ils sont à la fois lointains et… juste là.
— … Cet endroit est idéal pour se détendre. J’aimerais y revenir avec des collègues de travail… Profitez de ces moments de paix pour moi, Yoshio, Naoto.
Un rire léger nous secoue tous les quatre. Eiji part malgré lui dans une quinte de toux qui peine à se terminer. Lorsqu’elle se calme, les mots me viennent d’eux-mêmes.
— Vous devriez surveiller votre alimentation… et peut-être, limiter votre consommation de saké.
Les trois hommes se tournent vers moi, aussi surpris que si je venais d’annoncer la fin du monde. C’était peut-être présomptueux de ma part de m’adresser si directement à un aîné. Le vieil homme se racle la gorge.
— Tu pratiques la médecine, Naoto ?
— Euh… Non. Pardon, je ne sais pas pourquoi je dis ça.
— Tu as l’air de savoir de quoi tu parles, pourtant.
— Une intuition, sans doute.
— Non, non. Tu n’es pas le premier à m’en avertir. Je suis juste étonné que tu t’en sois aperçu si facilement.
Je ne peux quand même pas leur parler de mon don. Ils me prendraient pour un éberlué. Je n’ose plus rien dire jusqu’à ma sortie du onsen. Je me rhabille et me rends à l’entrée de la chambre où je dois passer la nuit. Je frappe à la porte, au cas où Keiko serait en train de se changer. Elle la fait glisser pour m’inviter à entrer, révélant de nouveau son rayon de soleil, puis la ferme derrière moi. Elle a pris le soin d’éloigner nos futons, suffisamment pour que l’on ne se retrouve pas nez à nez en nous retournant dans notre sommeil.
— Tu as pu profiter du onsen ? me demande Keiko en s’installant sur son futon.
— Oui, ton grand-père me l’a proposé avant et après le dîner. C’était la première fois que je me baignais dans une source chaude.
— Pour moi aussi. La dernière fois, mes parents ont refusé que j’y entre, ils considéraient que j’étais trop jeune.
— C’est appréciable de prendre un peu de distance.
— … Tu as besoin d’en parler ?
Penser à mes parents m’irrite, mais me confier me permettra sans doute d’évacuer ce qu’il me reste de colère. J’ai du mal à réaliser que notre dispute n’a eu lieu qu’hier soir. Cette journée m’a paru plus longue. Pourtant, elle comptait autant d’heures que les précédentes. C’est comme si le temps ici s’écoulait plus lentement. Je m’approche de la baie vitrée et fixe les étoiles. Elles sont tellement vives, loin des lumières de la ville. Je me sens en paix, à cet endroit, dans ce moment, dans cette ambiance, m’imprégnant de la lumière solaire de Keiko…
Après une longue inspiration, je lui raconte tout ce qu’il s’est passé avec mes parents depuis que je suis au collège : les heures passées en ville pour les croiser le moins possible, leurs disputes explosives et leur habitude dérangeante de m’y intégrer, jusqu’à la frénésie qui m’a saisi hier et qui m’a poussé à fuguer. Je me sens plus léger. Elle m’écoute avec attention, mais j’ai l’impression que par compassion, sa lumière perd de son intensité.
— Ça va ? Tu as l’air un peu abattue, j’espère que ce ne sont pas mes histoires de famille qui te dépriment.
— Non, ce n’est pas toi. Je comprends ce que tu ressens… ça n’a pas toujours été simple dans ma famille non plus.
— Tu peux te confier à moi si ça peut t’aider… et si tu en as envie.
— Ce n’est rien de comparable.
— Peu importe. Si ce sentiment te reste sur le cœur, il va te peser, à toi aussi.
Elle secoue la tête. Elle n’est pas prête. Je n’insiste pas. Quelque chose s’agite à l’intérieur d’elle. Je crois qu’elle est au bord des larmes. Qu’est-ce qui la fait tant souffrir ? Je devrais changer de sujet.
— Tu m’emmènes visiter les environs demain ?
— Oui, compte sur moi !
— Alors on devrait dormir.
— J’allais le dire. Cette journée a été bien remplie, je suis épuisée.
— Moi aussi. J’éteins.
Lorsqu’on se couche chacun dans notre futon, mes pupilles s’adaptent peu à peu à l’obscurité. La clarté de la demi-lune dessine un faisceau qui traverse la fenêtre pour s’étendre sur les tatamis. Nous n’ajoutons pas un mot, pourtant j’ai l’impression que ses pensées restent en suspens. Elle a l’air en pleine réflexion. J’hésite à l’interroger ; je m’abstiens. J’ai le ventre serré. J’aimerais qu’elle se déleste de ses émotions. Elle sait que je suis là pour lui prêter une oreille attentive. Je ne peux rien faire de plus. Ce sera à elle de décider si elle souhaite s’ouvrir à moi ou non. Et à priori, ce ne sera pas ce soir. Quand la respiration de Keiko s’approfondit jusqu’au sommeil, je m’endors à mon tour.