Béryl a du mal à se lever Ce matin, elle a un mauvais pressentiment. Elle fête ses 40 ans aujourd’hui, elle sait que Marie-Madeleine va préparer quelque chose. Quelle tristesse de ne pas être avec Florent. Elle a été tellement occupée ces derniers temps, qu’elle n’a pas tellement pensé à lui.
La jeune femme est allée voir le médecin de sa tante, il a demandé à faire des examens -une prise de sang et un électro encéphalogramme. Il a reçu les résultats aujourd’hui, Béryl doit le revoir à 10 heures.
« Bonjour, Béryl, comment allez-vous ? », demande Jean-Marie Cozic, le docteur.
« Toujours un peu fatiguée, pourtant je me repose. »
« Votre tante me dit que vous passez vos journées à écrire, ce n’est pas vraiment du repos »,
« Je sais », répond Béryl, « mais comme je ne peux pas tellement sortir parce que ça me fatigue, ça m’occupe. La télé et la lecture m’épuisent tout autant ».
« A ce propos, j’ai les résultats de vos examens. Rien de grave je vous rassure, mais il semblerait que vous fassiez des mini crises d’épilepsie. C’est fréquent après un AVC. »
Béryl n’arrive pas à s’inquiéter ou à réagir à cette nouvelle. De toute façon, elle se sent en permanence anesthésiée.
« Comment est-ce que ça se manifeste ? », demande-t-elle au docteur.
« Marie-Madeleine a remarqué que vous aviez des absences. Ce qui est embêtant, c’est que vous pouvez vous mettre en danger si vous êtes au volant d’une voiture ou si vous faites la cuisine. Une absence à 130 kilomètres heure sur l’autoroute ça peut être très ennuyeux. Vous pouvez aussi vous brûler ou vous couper dans votre cuisine. »
C’est un peu inquiétant en effet.
« Qu’est-ce que vous me conseillez docteur ? »
« Je vous propose avec l’accord de votre neurologue que je me suis permis d’appeler, un traitement léger. On se revoit dans un mois. Dans 15 jours vous ferez une prise de sang, et dans trois semaines un EEG (électroencéphalogramme), pour voir comment vous supportez le médicament.
Il faudra renouveler les contrôles dans trois mois, dans six mois, dans un an, puis une fois par an. »
« Encore deux cachets de plus ! », pense Béryl. Elle va devenir une vraie pharmacie ambulante.
« Docteur, je voulais vous poser une question. Est-ce que l’épilepsie peut provoquer des visions, ou des hallucinations auditives ? »
« Effectivement, cela peut arriver. Vous avez des hallucinations ? »
« Non, non », répond Béryl en riant pour ne pas alarmer Jean-Marie Cozic. Mais j’ai vu une émission à la télévision où on en parlait, je préfère savoir si ça peut m’arriver. »
Le docteur Cozic ne rit pas du tout :
« Votre tante m’a dit qu’elle vous entendait parler toute seule, elle s’inquiète à juste titre. Si vous avez des visions, le traitement devrait les supprimer. Essayer de ne jamais sortir seule pour le moment, et ne prenez pas la voiture. Tout ceci n’est pas grave en soi, je vous rassure, mais il vaut mieux être prudent. On se revoit dans quelques semaines. »
« Les enfants se débrouilleront tous seuls quelques temps encore », se dit Béryl, « je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer. Ils sont grands heureusement »
Elle essaie de ne pas trop s’inquiéter, mais quand elle leur parle au téléphone, elle sent bien qu’ils aimeraient la voir à la maison. « Si seulement leur père s’en occupait un peu, et Florent qui a déserté ! »
De retour chez Marie-Madeleine, Béryl sent une bonne odeur flotter dans la maison, le poulet rôti. Ses sens ne la trahissent pas complètement, puisque deux magnifiques volailles trônent sur la table de la cuisine.
« Ils sont pour les chiens »
« Dommage », pense Béryl
Marie-Madeleine voit le regard déçu de sa nièce et lui dit :
« Je t’invite au resto, monte t’habiller un peu, on va faire la fête ! »
Béryl monte dans sa chambre. Azéline l’attend assise sur le lit :
« Bon anniversaire mon amie ! Je tenais absolument à te le fêter, comment vas-tu, tu as l’air triste. »
« Je ne suis pas triste », répond Béryl, « juste inquiète »
Elle explique à Azéline ce que lui a dit le docteur.
« J’ai peur de ne plus pouvoir te parler si je prends des cachets. »
La jeune femme du passé la regarde avec douceur :
« Nous sommes « âme, ies » Béryl. Nos âmes sont unies, tu n’as pas à t’inquiéter, nous pourrons toujours communiquer, ta maladie n’a rien à voir là dedans ! »
« J’espère vraiment. Je vais faire un essai, mais si je ne peux plus te parler, j’arrête tout. Je pars au restaurant avec Tantine pour fêter mon anniversaire, à toute à l’heure peut-être. »
« A tout à l’heure. »
Marie-Madeleine emmène Béryl dans un restaurant en dehors du village. Le portable de la jeune femme se met à sonner.
« Tiens, un texto ! Ça faisait longtemps, on ne capte pas bien à Lannargan. »
Le message vient de Florent :
« Je vais me remarier, je veux refaire ma vie. »
Béryl manque de tomber, elle se retient au mur. Qu’est-ce qui lui prend ? Lui envoyer un message aussi perfide le jour de ses 40 ans ! La jeune femme n’en croit pas ses yeux. Il était si gentil, si prévenant, que s’est-il passé ?
« Qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâle ? »
Les larmes coulent sur les joues de sa nièce, des larmes qu’on ne peut plus arrêter. Sa tante lui arrache le portable des mains.
« Je suis écœurée, il mériterait une tarte ! Il est complètement barjot ! »
Les deux femmes reprennent la voiture en sens inverse ; Béryl continue à pleurer, c’est un torrent qui déborde, elle a retenu ses larmes depuis si longtemps, qu’on a l’impression qu’elles ne s’arrêteront jamais.
De retour à la maison, la jeune quadra monte dans sa chambre et s’écroule sur son lit. Elle s’endort. Quand elle se réveille deux heures plus tard, elle pleure encore, elle est incapable de stopper ses sanglots.
Azéline l’entoure de ses bras :
« Tu as retenu tes pleurs trop longtemps, il faut te laisser aller. »
Béryl se détend, elle se laisse aller à son chagrin jusqu’au soir. Quand elle descend l’escalier, son visage est bouffi, ses yeux sont rouges et gonflés. Marie-Madeleine a préparé le dîner,
« Allez, viens manger, ça ira mieux demain. On va aller marcher toute à l’heure, l’air frais te fera du bien. »
Bébé mange du bout des lèvres, elle est épuisée.
La tante et la nièce sortent, elles marchent sur le chemin le long de la rivière. La vieille dame a emporté une lampe torche.
« Il faut évacuer ton chagrin ma chérie, tu as vécu des choses difficiles ces derniers temps, mais ça ira mieux, tu verras. »
Béryl est toujours incapable de parler.
Les deux femmes marchent côte à côte pendant une heure, puis elles reviennent à la maison. Béryl remercie Marie-Madeleine pour tout ce qu’elle fait pour elle :
« Je ne te rends pas la vie facile avec tous mes problèmes, tu étais bien tranquille, et je mets de la tristesse dans ta maison… »
« Ne crois pas cela. Tu mets de la vie dans ma maison, tout n’est pas toujours rose, et ce sont les mauvais moments qui nous permettent d’apprécier les bons. »
Sa nièce sourit :
« Je vais drôlement les apprécier alors, quand ils vont se présenter ! »
« Il ne faut pas courber le dos Béryl, il faut se tenir droite et faire face, toujours ! »
« C’est parfois difficile, mais tu as raison, si seulement je n’étais pas si fatiguée… »
« Au fait ! Que t’a dit Jean-Marie ? »
Béryl raconte à sa tante sa consultation chez le médecin.
« Bon ! Ça vaut le coup d’essayer, je savais bien que quelque chose n’allait pas. »
Marie-Madeleine et Béryl rentrent dans la maison de pierre. Dans la cheminée le feu les accueille. La jeune femme est rassurée, elle se sent comme dans un cocon dans cette maison. Pourtant, elle a l'impression d'un grand vide à l’intérieur d’elle-même, elle est comme au bord d’un gouffre. Elle ne doit pas tomber, elle doit garder le cap. Elle a le vertige, ce n’est pas facile. Son cerveau qui était son allié, qu’elle a entraîné comme un sportif de haut niveau, à qui elle a fait apprendre des multitudes de choses, qui a dû faire des gymnastiques parfois compliquées. Cet organe, le plus noble de tous, lui fait défaut, il est abîmé, il ne fonctionne plus comme avant, il s’emballe.
Béryl se dit qu’elle va le choyer. Un membre blessé se répare, se rééduque. Le cerveau doit pouvoir lui aussi se cicatriser. Elle va continuer à lire, à découvrir de nouveaux horizons. Espérons qu’Azéline continuera à apparaître. Béryl peut retrouver son histoire à partir des cartes postales, mais il n’y a que son amie qui puisse connaître certains détails, qui puissent décrire certaines sensations.
Sur la table de chevet, le petit cachet en forme de rectangle l’attend à côté d’un verre d’eau. Elle l’avale et se couche. Cette nuit là, Béryl dort d’un sommeil sans rêve. Demain sera un autre jour, plein de promesses et de nouvelles expériences. Il ne faut pas s’attarder sur les souvenirs qui font mal, mais plutôt explorer tout ce qu’elle ne connaît pas encore.
Azéline n’était pas dans sa chambre ce soir, elle ne sait pas si elle va la revoir.