Chapitre 13

85.

 

Le plafond est d’un blanc cassé, tout comme le reste de la pièce où Bebbe se laisse aller contre le mur et ferme les yeux. Après tant d’années à faire semblant de l’oublier, elle vient de retrouver sa cellule, celle qu’elle occupait du temps où Numéro 5 avait sa place. Pas de table, pas de chaise, pas de toilettes. Juste un trou.

Il fait froid et elle a faim. Elle porte une simple robe de coton blanc, propre pour l’instant, mais plus le temps passera, plus l’hygiène sera un luxe. Ses mains caressant son ventre avec douceur, elle se sent comme Numéro 5, il n’y a pas si longtemps et guette le son des talons dans le couloir.

Viens, sois avec moi...

Bebbe n’a pas peur, elle poursuit un but.

Il se passe quelque chose dehors alors elle tend l’oreille. Un bruit de pas. Une clef tourne dans la serrure et quelqu’un entre dans sa cellule capitonnée.

Sans même le regarder, elle sait que c’est lui. Elle a beau s’être habituée à sa présence, et à le considérer comme un allié, quelque chose est tordu. Elle ne l’aime pas. C’est comme ça, on n’y peut rien, ce n’est la faute de personne. Il est entré et a fermé la porte derrière lui avec délicatesse. Il ne dit rien, reste figé comme une statue et Bebbe déteste ça. À quoi pense-t-il ?

— As-tu nourri les autres ? demande-t-elle.

— C’est prévu, je viens seulement d’arriver.

— Tu nourriras Numéro 2 davantage ?

— Je ne suis pas stupide.

Elle ne sait pas ; parfois, il est un chirurgien brillant, parfois un enfant à qui il faut essuyer les fesses. Lièvre a les mains dans les poches de sa blouse blanche, essayant de paraître décontracté, mais Bebbe remarque la posture rigide de ses bras. Elle commence à avoir peur qu’il la laisse tomber.

— Nous ne sommes rien, nous n’avons rien. C’est pour ça que nous n’avons rien à perdre.

Lièvre finit par lui répondre :

— J’attends que quelque chose compte dans cette vie, mais je ne suis pas sûr que ça vienne. Je suis fatigué d’avoir peur et d’être seul.

— Attends encore un peu, tout sera bientôt fini.

Il hausse les épaules, indéchiffrable.

— Je vais t’apporter à manger.

Il sort pendant quelques minutes avant de revenir avec une assiette pleine de flageolets.

— On n’a plus de viande depuis hier, on fera avec.

Elle ne répond rien et prend l’assiette qu'elle a du mal à finir, car des nausées commencent à lui donner des haut-le-cœur. Elle fait une pause, mâchonne, avale et demande :

— Et la clef ? Tu m’as fait une clef ?

Il sort un double de sa poche, mais hésite :

— Je ne comprends pas pourquoi tu en as besoin. N’est-ce pas moi qui viendrai te chercher pour que nous quittions la Machine ensemble ?

Elle remue sa fourchette dans ses flageolets. C’est très bien si ça se passe comme ça, mais Lièvre est si lâche... Chaque seconde, elle sent ses résolutions vaciller, comme une chandelle près d’une fenêtre.

— On ne sait pas comment ça se passera. Il faudra peut-être que tu fasses diversion ou bien que ce soit moi qui te rejoigne si je sens l’accouchement venir plus vite que prévu. Je pense qu’il ne faut pas qu’on tarde trop.

— Le terme est dans une semaine.

— J’ai rarement attendu jusque-là. Demain au plus tard. Si j’ai un souci, je te rejoindrai cette nuit.

— Si vite ?

Il encaisse en silence.

— Devrais-je partir avec mon masque ?

— Jusqu’à l’ascenseur au moins, nous le laisserons derrière nous après. Personne ne doit pouvoir nous reconnaître.

— Que se passera-t-il si nous croisons des enfants du Mur ?

— Dans l’immédiat, rien. Mon visage devrait les empêcher de nous arrêter et au-delà, j’espère qu’ils auront suffisamment de soucis avec leur QG pour ne pas avoir le temps d’importuner les citadins qui ne les huent pas.

— C’est de la folie.

— Tout se passera bien.

Elle prononce ces derniers mots d’un ton monocorde tout en remuant ses légumes.

— Tu ne partiras pas sans moi, n’est-ce pas ?

Bebbe relève les yeux. Il a fini par s’asseoir de l’autre côté de la pièce et a posé sa tête entre ses mains. Elle a envie de le traiter de lâche, mais Lièvre a visiblement besoin d’être rassuré alors elle se force à adoucir sa voix :

— Bien sûr que non.

— J’ai tellement besoin de toi.

Bebbe ne sait pas quoi dire alors elle se tait. Elle ne ressent pas grand-chose, peut-être un léger mépris. Elle finit par murmurer :

— Tu ne dois pas. Je suis seulement une très vieille femme, froide comme une pierre.

Elle sait qu’il l’aime, mais Bebbe n’aime personne. Elle voudrait aimer ses sœurs dans leurs cellules, mais elle les a ignorées trop longtemps pour son propre confort. C’est pour ça qu’on l’avait choisie elle, la plus égoïste, la plus arriviste de tous les clones. Elle est contente de passer quelques nuits près de ses alter ego pour faire semblant d’appartenir encore à leur univers. Elle a aimé Loup, un peu, mais Loup a disparu. Et les autres bêtes de la Machine, elle ne les aimait pas du tout ; le calme Rhinocéros, le doux Ocelot, l’étrange Serpent, le lâche Lièvre : ils n’avaient pas la moindre importance.

Elle se sent comme un corps creux qui renfermerait une idée fixe que rien ne ferait plier. Il y a juste ça : fuir, désobéir, donner naissance à l’enfant. Finalement, elle est exactement comme Cerf. Aussi dure, aussi froide, aussi déterminée : la fille de son père.

Au milieu de tout ça, il y a Griffon, celui qui est son frère sans l’être, celui qu’elle évite et qui l’évite. Elle se souvient du contact de sa petite tête qui pleurait contre son épaule et elle le serrait si fort, si fort, pour qu’il ne voie pas le corps de maman et le cadavre de la prostituée sur le lit. Oh oh. Son estomac se transforme en nid de spaghettis. Peut-être, peut-être que malgré tout, elle aime encore un peu Georges.

Ce souvenir était le sien, sans doute le premier. Il ne faut pas y penser.

 

 

86.

 

Le long tuyau noir s’enfonce dans un univers d’encre et de poussière. Grenade jette un regard calme vers le fond du puits avant de s’accrocher au tube pour descendre en se laissant glisser. Comme prévu, l’ascenseur est en bas. Elle se réceptionne en silence et tâtonne pour repérer la trappe qui se trouve sur le toit de la cabine.

Bingo. Elle ouvre le battant et se suspend dans l’habitacle avant de se laisser tomber le plus silencieusement possible, puis reporte son attention sur les boutons. Comme prévu, il n’y a pas de sécurité pour sortir, juste pour entrer. Mais c’est prendre le risque de tomber sur un des enfants faisant une ronde. Grenade sort une pince de sous son blouson et s’affaire à crocheter la serrure du panneau de contrôle, qui n’a rien de compliqué : peu de temps après, la jeune fille entend un petit « clic » et peut accéder au système. Elle active le mode manuel et entrouvre les portes de l’ascenseur à la force de ses bras avant de jeter un coup d’œil sur un long couloir plongé dans l’obscurité. Au loin, la lueur d’une lampe torche s’amenuise.

La jeune fille attend que la lumière disparaisse avant d'ouvrir le battant suffisamment pour se glisser à l’extérieur, puis elle referme les portes derrière elle avant de s’engager dans le couloir, dans le sillage de la sentinelle.

Ici, le plafond est blanc et lisse, impossible d’utiliser la même stratégie qu’au rez-de-chaussée. Grenade s’approche d’une porte et essaie de l’ouvrir. Fermée à clef. La serrure est bien plus complexe que celle de l’ascenseur et Grenade manque de temps. Elle avance à pas feutrés dans le couloir. Il devient nécessaire de passer par le système d’aération que Loup lui a dessiné au QG, mais impossible d’y accéder depuis cet endroit.

Il va falloir aller de l’autre côté de la sentinelle pour entrer dans le labo de Serpent. Grenade avance encore un peu avant d’aviser une armoire de métal. Le plus silencieusement possible, elle se hisse en haut à la force de ses bras, s’allonge sur le ventre en attendant que la sentinelle repasse dans l’autre sens et patiente.

L’adolescent traverse le couloir en le balayant de son arme. Grenade retient son souffle et s’aplatit le plus qu’elle peut, la main posée sur le grand Destructeur. Elle attend que le garçon ait tourné dans le prochain couloir pour reprendre sa respiration, soulagée de ne pas avoir à le tuer, mais ce n’est pas encore fini. Elle descend de l’armoire et longe le mur jusque devant la seule entrée qui semble différer des autres.

C’est une porte blanche coulissante dénuée de serrure, avec un appareil à code tactile : l’unique pièce qui appartienne à Serpent au sein du Mur. Elle tape le code que Loup lui a indiqué : 0N2Y464M31. La porte s’ouvre sans bruit et Grenade entre rapidement avant que celle-ci ne se referme derrière elle. Elle est en sécurité, sauf s’il prend l’envie à Serpent de faire un tour dans son atelier au milieu de la nuit.

Les lampes sont éteintes, mais plusieurs moniteurs ont l’air d’être en veille et diffusent dans la pièce une lumière fade. Une grande tour de verre et un fauteuil inclinable, couplé d’un robot-chirurgien, occupent le reste de l’espace. Le nœud dans son ventre — qui s’était un peu atténué depuis qu’elle a quitté le rez-de-chaussée — est revenu. Elle connaît cette pièce :

Grenade avait quatorze ans quand elle a eu ses premières règles, ce qui était plutôt tard quand on comparait avec les autres filles qui avaient composé son régiment. Grenade avait eu le temps d’entendre les témoignages et de sentir monter l’angoisse à l’idée d’aller dans le nid de Serpent.

Elle se souvient très bien du jour où elle a été appelée. On lui avait donné plus de comprimés de Vent que d’habitude, mais elle se sentait trop nauséeuse et les avait tous vomis dans les cabinets.

La salle est exactement la même aujourd’hui, avec son fauteuil incliné, son robot articulé, son ordinateur monstrueux et sa tour dorée remplie de petites fioles. Un sergent l’avait accompagnée jusqu’à la porte et Serpent l’attendait dans la pièce. C’était le deuxième membre de la Famille qu’elle rencontrait et était très impressionnée.

Ça ne s’était pas passé comme elle le croyait. Il avait été très gentil avec elle et lui avait posé des questions : était-elle est bien ici ? Est-ce que son travail n’était pas trop dur ? Sa famille ne lui manquait pas trop ?

Il avait une voix douce et sifflante et Grenade n’arrivait pas à savoir si cette voix la mettait à l’aise ou pas. On lui avait dit qu’elle allait subir une opération, mais elle ignorait de quoi il retournait exactement alors elle avait osé lui demander, tout en pensant que c’était stupide et qu’il n’aurait pas le temps de lui expliquer.

Mais il avait répondu avec franchise et avait d’abord affiché des schémas sur ses écrans pour lui indiquer la partie de son ventre qu’il allait ouvrir pour accéder à ses ovaires et récupérer son matériel génétique comme réserve pour les membres de la Famille. Grenade ne comprenait pas bien, mais elle n’avait pas insisté. Aujourd’hui, elle comprenait beaucoup mieux.

Le reste est très flou : le robot a posé un masque sur son visage et elle s’est endormie. Il ne lui reste de ce jour-là que deux petites cicatrices au niveau de l’aine. Quoique l’événement se soit bien passé, Grenade garde une peur profonde de Serpent et il y a quelque chose de terrifiant à se retrouver dans ce laboratoire, à nouveau.

Elle s’approche de la tour de verre, à l’intérieur de laquelle des petits tubes sont alignés les uns à côté des autres sur une quinzaine d’étages, numérotés et rangés en fonction du code de l’adolescente à laquelle a appartenu le patrimoine génétique.

Sa seule chance d’avoir des enfants doit être là, dans un de ces tubes. C’est une idée perturbante : Grenade n’a jamais éprouvé de sentiment maternel de toute sa vie et les humains de moins de dix ans la mettent mal à l’aise. Elle n’a même jamais ressenti d’attraction sexuelle ou amoureuse pour personne. Malgré tout, elle observe la tour pour chercher son numéro et est déroutée de trouver un vide entre les matricules 46676Z et 466761B.

Pendant quelques secondes, elle ne sait pas très bien quoi en conclure. Si son numéro n’est pas là, cela ne peut vouloir dire que deux choses : soit celui-ci a été jugé non fiable, soit il a été retenu pour créer un nouveau membre de la Famille. Grenade avale sa salive. Heureusement, Ocelot est trop vieux pour pouvoir être son fils, mais qui sait si d’autres enfants ne sont pas à naître ?

Grenade secoue la tête. Il ne faut pas qu’elle pense à ça. Pas maintenant.

Il y a une deuxième porte avec un cadran à code dans la pièce, qui doit mener au tunnel de Chien reliant le Mur à la Machine. Elle se demande si elle ne devrait pas l’emprunter après avoir vu Chien à travers le grand Rebrousseur. Elle pourrait passer de ce côté et entrer dans son bureau, mais il existe un risque que celui-ci ait changé son mot de passe. D’après Loup, Chien est infiniment plus précautionneux que Serpent.

Ce n’est pas important, car Grenade est très près de son but maintenant. Elle avise la grille d’aération en hauteur et après être montée sur une chaise, la dévisse à l’aide d’un tournevis qui était coincé dans sa veste. Elle glisse la grille à l’intérieur et repousse le fauteuil à sa place, puis elle s’élance et prend appui sur le mur avant de s’accrocher à l’ouverture dans laquelle elle se hisse à bout de bras.

Puis elle referme la grille derrière elle, de façon à faire illusion, même si les vis sont restées dans le tuyau. À l’abri dans son tube, Grenade laisse son cœur reprendre un rythme normal. Ses coudes douloureux lui rappellent qu’elle va devoir de nouveau ramper, mais elle se sent confiante pour la première fois de sa mission. Elle est très proche de Chien à présent.

 

87.

 

Loup entrouvre un œil avant de se retourner pour enfoncer son visage dans son oreiller. Il grogne et tend la main dans le vide à côté de son lit, là où Berry a laissé la sienne pour qu’ils gardent leurs doigts entrelacés en s’endormant.

Face à l’absence manifeste de ce qu’il cherche, Isonima entrouvre le deuxième œil avant de se redresser sur les coudes : l'autre lit est vide. Il se laisse retomber dans son nid de couvertures et observe le plafond.

Hier soir, c’était... Hum... Il ne peut pas encore y penser sans être mal à l’aise.

Il se sent bizarre et content. C’était bien et finalement assez simple. Une certaine excitation envahit son cœur qui se met à battre plus fort.

Il faut que je raconte ça à Tony, pense-t-il avant de se rendre compte à quel point cette pensée est stupide et douloureuse.

Isonima enfonce son visage dans son oreiller pour la deuxième fois ; il a envie de faire l’amour encore. Pourquoi Berry s’est levé si tôt ? Ça aussi, ça lui fait un pincement au cœur.

Et qu’est-ce que ça ferait, si ça n’était pas Berry ? Si c’était la peau de Chien, ses cheveux et ses cils qui s’entremêlaient aux siens ?

Il ferme les yeux très fort. Ça fait mal de penser à lui. Parfois, il voudrait juste pouvoir être comme avant, quand Tony et lui étaient petits, ça suffirait peut-être à être heureux. Loup finit par s’asseoir, pose son visage entre ses bras courbaturés, bâille et décide de se lever avant d’enfiler de superbes pantoufles en forme de cochons pour se diriger vers la cuisine.

— Tu me dégoûtes, tu penses que si les principes existent, c'est pour se torcher avec ! tonne une voix qu’Isonima reconnaît immédiatement comme celle d’Olween.

— Pas si fort... Il dort, mais il n’est pas sourd.

C’est Berry qui vient de répondre d’un ton acide qu’Isonima ne lui connaît pas. Il recule légèrement pour rester caché dans le couloir et tendre l’oreille.

— Au fait, au cas où ça intéresserait quelqu'un, Grenade a laissé un message et tout semble aller bien de son côté.

Devant l'absence de réaction, Berry soupire :

— Pas très causant, hein... File-moi la confiture de mousse.

— Pas tout de suite, j’aimerais d’abord que tu m’expliques ce qui se passe dans ton esprit pervers.

— Que j’explique quoi ? On a baisé, tu veux que je te fasse un dessin ? Ou mieux, regarde cet anneau de pain et ce...

L’autre gronde :

— C’est malhonnête et tordu !

La voix plus claire de Gyfu les coupe d’un ton léger :

— De mon point de vue, tu peux bien coucher avec Loup si ça te chante, je fais preuve de moins de pudibonderie qu'Olween, mais s’il faut vraiment continuer cette conversation, alors allons dans mon bureau.

— Pourquoi ? C’est vous qui avez l’air de conspirer, pas moi !

— Berry, s’il te plaît, nous n’avons pas besoin de mettre Loup contre nous, pas maintenant.

Le cœur de Loup bat très fort. Mais qu’est-ce qui se passe, par Mock ? Une chaise racle contre le sol et trois personnes semblent quitter la pièce. Perplexe, Isonima reste immobile quelques secondes, puis entre dans la cuisine, avisant une tartine abandonnée qu’il croque en deux bouchées. Il demeure stupidement debout un instant avant de prendre la décision à la fois sage et dangereuse d’aller écouter à la porte.

Il se glisse dans le sillage de ses compagnons et rejoint l'entrée du bureau de Gyfu — qui comme beaucoup de pièces n’est séparé du reste du quartier général que par un rideau. Il bénit ses chaussons qui sont à la fois un miracle d’élégance et de discrétion, s’accroupit sur le côté et tend l’oreille. Le ton semble être monté d’un cran :

— Mais enfin, je ne vois vraiment pas où est le problème !

— Le problème c’est que tu éludes la vérité pour arriver à tes fins. Tu n'as vraiment pas changé ! Ton premier toi couchait avec des adolescentes et celui que tu es à présent séduit pour mieux manipuler. À moins que ça ne t'excite de te taper quelqu'un à qui tu mens ?

Loup jette un coup d'œil par l’entrebâillement du rideau. Berry a croisé les bras devant sa poitrine et proteste :

— Un mensonge à propos de Chien ? Du fait qu’il le connaissait avant, dans la première occurrence ?

— Si ce n'était que ça ! Tu sais qu'il ne tremperait pas son biscuit avec toi s'il savait la vérité et tu en profites !

— On a tous juré de ne rien dire sur la première occurrence de Zozo ! Ce n'est pas ma faute.

— C’est stupide.

La voix de Gyfu les coupe :

— Calmez-vous, c'est comme ça : j’y ai engagé mon Mush et il ne doit pas savoir la vérité de notre fait.

— Pourquoi vous autres sylphes engagez-vous toujours votre truc machin bidule quand ça fait chier tout le monde ?

— C’est justement le but, mon cher Andiberry, susurre-t-elle. Si c’était facile alors il n’y aurait pas d’intérêt. Et pas de plaisir.

Andiberry a un rire goguenard :

— Il recherche sa mère depuis plusieurs millénaires et nous lui dissimulons la vérité parce que tu es en train de faire joujou.

La voix de Gyfu se fait plus dure :

— S’il sait que Lù est sa mère, tu crois qu’il va s’en contenter ?

Loup sent son souffle se bloquer et il appuie son poing contre ses dents. Dans la pièce, Andiberry lève les bras au ciel :

— Il s’imagine qu’elle a été sa copine dans une autre vie. C’est pathétique.

Gyfu riposte :

— Non, c'est parfait au contraire ! Cela donne un semblant de réponse à cette connerie qu'Honorine Italique leur à mise en tête ! Une histoire d'amour ? Quelle connerie ! Lù était parfaitement heureuse en amour ! De plus, tu crois que ce Mush est juste gratuit ? Et si on lui disait la vérité ? Tu crois qu’il répondrait juste « D'accord » et que ça s’arrêterait là ? Après, il nous demandera comment on le sait et comment c’était avec elle. Et qu’est-ce qu’on pourra lui dire à ce moment-là ?

Berry grogne :

— Faire semblant de rien, c’est comme mentir... Vous ne valez pas mieux que moi.

— Ah parce que tu crois que j'ai le choix moi, peut-être ? fulmine Olween. J'ai jamais voulu ça et ça me débecte de voir comment vous le mêlez à vos petits jeux pervers.

Gyfu renifle et reprend :

— Je me répète : moi ça m'est égal que Berry s'amuse. Réfléchissez... Si Loup apprenait la vérité, vous croyez qu’il resterait de notre côté ?

— On ne peut pas savoir, il faut lui laisser une chance.

Mais la voix d'Olween est hésitante. Gyfu ironise :

— Le sort de toute la ville sur une question de chance ?

— Vous êtes égoïstes, Dame, grogne Berry.

Gyfu se redresse avec raideur.

— Pas plus que toi qui le détournes de la personne qu’il aime pour ton plaisir personnel.

Berry hésite :

— Ce n’est pas pareil. Savoir qui était sa mère, c’était la chose la plus importante pour lui dans cette première occurrence.

Olween croise les bras et lui envoie un regard furieux.

— Ah ouais, mais Chien, c’est peut-être bien la chose la plus importante pour Loup dans notre occurrence à nous, non ?

Berry ne répond pas.

Isonima recule. Le silence persiste et il sent que la discussion va s’arrêter là, alors il s’éclipse doucement. Son cœur bat à cent à l’heure tandis que se forme en lui un véritable pot-pourri de colère, de tristesse et d’incompréhension.

Là, tout de suite, il a besoin de réponses, de quelqu’un qui puisse tout lui dire sans prendre parti dans les petits jeux de Gyfu et sa clique. Il grimace en faisant un pas un peu trop grand, encore raide de la nuit. C’est ça de faire des galipettes comme un con avec un type en qui on ne devrait pas avoir confiance.

Avant d’avoir pu faire quoi que ce soit d’autre, il retourne dans sa chambre et s’allonge sur le lit. Pour la troisième fois en moins d’une heure, il met la tête dans son oreiller. Lù est sa mère et il est à moitié sylphe... mais c’est impossible, non ? D'après Cerf, les Piliers femelles ne se reproduisent pas ! Encore moins avec d’autres espèces... Alors comment ?

Quant à ce qui se passe dans ce QG... il doit prendre une décision, il ne sait pas encore laquelle.

 

88.

 

Radje est installé dans son bureau, les bras croisés derrière la tête et sifflote une petite comptine de son invention. La musique résonne dans la pièce et lui revient dans le creux de l’oreille. Radje est très content : il aime beaucoup les petites mélodies répétitives qui tournent en boucle. Ça lui donne un teint d'abricot du plus bel effet.

Parmi ses trois écrans tactiles, deux sont ouverts et montrent deux photographies de caryotype. Toujours en chantant, Radje se penche en avant et fronce les sourcils. À droite, les vingt-deux chromosomes du génome humain lui font de l’œil. Seul l’un des chromosomes de la paire numéro treize possède une forme légèrement atrophiée par rapport à celui d’un humain normal.

Le génome de Lù.

Il se l’est procuré il y a longtemps, dans une autre vie, il ne sait plus comment. Le deuxième caryotype est le sien : vingt-deux chromosomes, dont certains n’ont clairement pas la même forme que ceux des humains. Voilà une colle génétique. De quelques mouvements des doigts, il ouvre une nouvelle image sur le troisième écran : un caryotype de vingt-deux chromosomes, pas vraiment celui d’un humain, mais pas vraiment celui d’un sylphe non plus.

Nouvelle colle.

La paire de chromosomes treize est légèrement atrophiée d’un côté et hypertrophiée de l’autre, ce qui ne correspond à rien. Il fronce les sourcils dans une mimique si typiquement humaine que cela finit par le faire rire lui-même.

Il n’aime pas ne pas comprendre. Il y a un temps infini, dans une autre occurrence, son autre lui-même a monté ce caryotype à partir de l’ADN de la passeuse de monde, du sien et de celui d’une autre espèce permettant de faire un liant. Mais laquelle ?

Cela avait été un jeu d’enfant de reconstruire Loup d’après son hémoglobine, comme de suivre une recette de cuisine. Mais Radje déteste ne pas comprendre. Pourquoi ne peut-il pas décrypter ce que son autre lui-même inventait ? Un Radje qui a réussi son pari et a pu périr dans l’apothéose de son Ki.

Qu’est-ce qu’il lui manque ? Il sait la réponse : il manque Héquinox, la grande ingénieure en génétique et robotique. Sans elle et sans ses notes, impossible de comprendre ce qui a bien pu se passer, il y a presque deux mille ans. Finalement, c’est presque mieux, même si c’est en suivant la recette qu’un autre a écrite, il a obtenu assez facilement la première pièce de son énigme : « L’enfant qui ne devrait pas exister ». Il chantonne encore un peu, mais avant qu'il puisse aller plus loin dans ses réflexions, quelqu’un toque à la porte. Radje efface tous les écrans d’un geste de la main.

— Entrez !

Le battant s’ouvre doucement et une petite tête de félin apparaît prudemment avant de miauler d’une voix trop aiguë :

— Oncle Serpent ?

— Que se passe-t-il, Ocelot ?

— C’est papi Cerf, il voulait que je vienne te chercher.

S’il avait été humain, Radje aurait été agacé de cette intrusion, mais étant sylphe, il se relève avec le sourire.

— Je te suis, c’est bien serviable d’avoir transmis l’information.

Ocelot tourne la tête à droite et à gauche.

— C’est ton laboratoire ?

— Exact. L’un d’entre eux, plus précisément.

— Je pourrais venir voir un jour ? Maman dit qu’il ne faut pas, mais...

— Tu sais, je ne suis pas autorisé à m’opposer aux décisions de ta génitrice en ce qui te concerne.

L’enfant ne répond rien et attend, visiblement déçu, mais Radje n’y est absolument pas sensible. Il sort de la pièce derrière lui et tape le code qui verrouille la porte, puis traverse la Machine de son pas tranquille jusque dans les quartiers de Cerf. Le battant de la chambre s’ouvre automatiquement et Serpent entre.

— Je vous suis nécessaire ?

C’est la quatrième fois en deux jours. Depuis son lit médical, Cerf tourne imperceptiblement la tête.

— C’est toi, Radje ?

Le sylphe fait quelques pas en avant, pour arriver tout près du malade.

— En personne... On m’a susurré que vous désiriez ma présence.

— Plus personne ne vient, je n’ai plus de visite. Est-ce qu’on me cache quelque chose ?

— Je ne pense pas, nous sommes juste si absorbés avec la révolution... La population s'est enfin résignée à la mesure du deuxième enfant.

— Comment se débrouille Chien ?

— Sa santé est plus stable. Il a perdu des soldats, mais cela lui a restitué un peu de détermination. Il est exemplaire, comme toujours.

Serpent n’a eu aucune hésitation, pas une seconde de doute pour mentir à celui pour lequel il a engagé son Mush, il y a longtemps. Mais il a été libéré de cette promesse par Lù elle-même. La seule personne à qui il peut faire confiance à présent est Gyfu, aussi risible que soit cette situation. Un nouveau Mush a été engagé.

« Je ne peux pas te mentir », a dit Gyfu.

« Je ne peux pas te mentir », a répondu Radje.

Une promesse qui bloquerait toute possibilité d’extase par le Ki si elle était brisée.

— C’est bien, souffle Cerf. C’est un bon garçon.

— Il souffre.

— Oui, nous souffrons tous, c’est un monde difficile. Je souffrais aussi, il n’y a pas un quart d’heure, je pensais à ma femme…

Radje est content qu’il en parle de lui-même. Cela lui évite d’avoir à chercher un moyen de lancer le sujet, même s’il doute que l’antique vieillard ait des réponses à ses questions.

— Souhaitez-vous que nous en devisions ensemble ?

— Je repense à sa mort. Après presque cent ans, je ne comprends toujours pas pourquoi les choses ont pris cette tournure.

— N’est-ce pas le clonage de Bebbe qui a causé le passage à l’acte ?

— Je le croyais. J'aurai dû me douter qu'elle haïrait cette idée. Héquinox venait d’un monde de cloneurs et était elle-même une copie, ce qu'elle vivait plutôt difficilement... Les clones et les robots... c’était les deux plus grandes obsessions de Valta--imhir, celles de Mock en réalité.

Radje réfléchit un instant.

— En conclusion, était-il un dieu ?

— Je ne sais pas. Au début, je croyais qu’il s’agissait juste d’un Pilier comme moi, mais Mock est terriblement puissant. Il présente un caractère omniscient et peut savoir où nous étions, où nous sommes et où nous serons. Il peut également prédire la météo.

— Une sorte d’oracle, de sorcier ?

— Cela est plus compliqué. Par la complexité de ces études, il a pu animer de la matière morte : les androïdes de Valta--imhir sont des machines presque « vivantes ». Pas dans le sens organique, mais dans la complexité de leurs raisonnements. Elles ne sont pas comme les créatures mécaniques qu’on trouve dans nos bas-fonds : ce sont des robots avec un esprit suffisamment complexe pour posséder une morale, un sens critique.

— Mais c’était scientifique, puisqu'Héquinox a appris comment procéder, il suffit d'observer Mante.

— Exact. Héquinox savait beaucoup de choses, mais elle devait souvent retourner à Valta--imhir.

— Je pensais qu’il était impossible de passer dans un monde précis par hasard.

— Nous avions laissé une porte ouverte, une toute petite ouverture que nous pouvions rouvrir à notre guise. Elle s’est refermée quand j’ai perdu mes pouvoirs.

— Et cela n’indisposait pas Mock que vous passiez d’une dimension à une autre ? S’il observait tout, il devait bien le savoir, non ?

— Cette question est restée longtemps en suspens, mais nous n’avons jamais eu de soucis. Comme je l’ai dit, Mock pouvait en quelque sorte voir le futur… Il aurait pu aisément nous arrêter s’il s’était opposé au départ d’Héquinox.

Radje n’aime pas trop cette histoire de Mock. On lui a déjà décrit cette créature, semblable aux habitants de Villapapel, mais avec quelque chose de « divin » et d’effrayant en plus. Serpent ne croit pas en ces histoires de personnages omnipotents, il n’y a jamais cru, mais un Pilier surpuissant est quand même une chose à redouter.

 

89.

 

Griffon enclenche l’interrupteur et la salle ronde s’allume progressivement. Il n’y a personne, ses voyageurs ont congé aujourd’hui. Griffon est fatigué ; ses yeux cernés et sa peau grisâtre en témoignent sous son masque. Il déclenche le mécanisme d’ouverture et pose la tête de perroquet sur une petite table. Son costume lui paraît étroit et son col lui serre le cou. Avec des gestes lents, il se déshabille et accroche ses vêtements à la patère qui sépare sa banquette de celle qu’occupe habituellement Anton.

Sa chemise tombe et cela l’agace, cette patère est vraiment toute petite ! Qui est la personne incompétente qui a conçu cet endroit déjà ? Ah oui, son géniteur. Il récupère son long peignoir de soie rouge ; il s’en enveloppe et se met en tailleur sur sa banquette après avoir récupéré dans la poche de son costume un petit carnet noir.

Celui-ci est rempli de notes diverses, car beaucoup de choses se mélangent dans la tête de Griffon. Il n’a pas osé retourner voir Grenade ; il a un peu peur d’elle à présent, de son regard accusateur et de l’air goguenard de sa copine au crâne rasé.

Il y a le minitel rouge, comme l’appellent les autres Piliers, grâce auquel il a appris tant de choses ces derniers temps. Et puis il y a Mock.

Griffon a l’impression d’avoir acquis un nombre d’informations incroyable, mais il ne sait pas très bien ni où il va ni quoi faire de tout ça. Il appuie son poing contre son front.

Je suis totalement paumé...

Malgré tout, il faut continuer à avancer pour savoir où aller ensuite. Il s’allonge sur la banquette, ferme les yeux et pense au garçon avec les tentacules sur la tête dont Nimrod essaie de se rappeler le visage. Et puis il y a cette autre créature étrange et gigantesque, Mock.

Le sommeil l’engloutit lentement, sans effort ni douleur, et Griffon ouvre les yeux : il est dans une autre ville, une ville colossale, qui s’étend aussi loin que son regard peut le permettre à Griffon. Cette cité est bâtie sur pilotis, ce qui n’est pas banal : de hauts piliers d’un blanc translucide soutiennent un désordre incroyable de bâtiments montés à toutes les hauteurs. Entre des immeubles aux formes extraordinaires et poétiques, recouverts de néons et d’enseignes clignotantes, évoluent de petits vaisseaux ronds et silencieux comme des nuées de lucioles.

Georges est debout sur une arche qui relie deux pans de rues situés à différentes altitudes et un coup d’œil par-dessus le parapet suffit à lui donner un soupçon de vertige. Loin en dessous de la ville s’étendent des rizières, des champs de thé et des potagers à perte de vue. Griffon voit les silhouettes d’hommes qui s’y affairent comme des petites fourmis, leurs visages dissimulés par des masques blancs comme de la porcelaine : là une antilope, un lion, un serin, un cochon, un perroquet...

Griffon retient son souffle.

Deux femmes traversent l'arche où il se trouve à pas lents, leurs corps vêtus de kimonos aux tissus changeants. Des structures électroniques entourent leurs poignets, leurs cous et se glissent dans leurs chevelures coiffées en nattes et chignons complexes. Le haut de leur tête est légèrement rasé et sur leur front bombé est tatoué l’œil de Mock.

Griffon sait où il se trouve : dans la ville où est née sa mère, dans la cité de Valta--imhir la belle. La cité de Dieu. D’autres femmes passent et se dirigent vers un imposant bâtiment qui se dresse tout près : un temple aux toits en pagode dont les tuiles sont frappées par le symbole de l’œil.

Griffon descend les marches et rejoint un petit attroupement féminin qui marche à pas lents vers le Deck. Il remarque un jeune garçon à l’arrière du groupe. Ses cheveux impeccables encadrent un visage si angélique que Griffon ne peut s’empêcher de froncer les sourcils : est-ce un être vivant ou un robot ? Impossible de faire un choix, car la créature semble en tous points humaine, mais son physique incroyablement parfait le fait ressembler à une poupée. Griffon pense à Taïriss durant une seconde puis reporte son regard sur le temple.

Mock doit être là-dedans, quelque part.

Il grimpe tranquillement les marches qui montent jusqu’à l’entrée où des casiers permettent de ranger ses chaussures. Griffon imite les autres rêveurs avant d'entrer dans le bâtiment et immédiatement, il ouvre la bouche d’admiration.

Au centre du hall se trouve un immense automate composé de milliers de plus petites structures, comme un univers de métal morcelé en centaines de personnages, d’échassiers volants, d’insectes bourdonnants, de carpes, d’animaux que Griffon ne connaît pas et qui se meuvent en rond comme sur un carrousel.

Sur le côté, un guichet est tenu par un homme jeune au très beau visage, dont l’uniforme impeccable est échancré sur les épaules. Un robot ? Les femmes qui sont entrées dans le temple en même temps que lui font la queue devant le comptoir pour y déposer des pots en verre remplis d’une étrange pâte blanche. Ceux-ci sont reçus avec politesse puis transmis à un autre homme — un androïde strictement identique au premier — avant de disparaître dans un couloir sombre qui s’enfonce plus loin dans la basilique.

Griffon contourne le comptoir et s’élance derrière le robot qui arrive devant deux grands panneaux coulissants qu’il pousse pour se retrouver dans un cloître où se cache un jardin petit, mais délicat. Sous un kiosque de pâte blanche ciselée rehaussé de néons, avachis sur des coussins, trois individus sont installés autour d’un planétaire holographique. Griffon s’approche à pas prudents.

Mock est parfaitement reconnaissable, bien qu’il porte ce jour un bandana de ménagère et un long kimono enroulé autour de son corps de sirène, brodé de motifs et de perles.

— Seigneur Mock, si les Benni Ghuils doivent nous attaquer, ils commenceront par essayer de prendre nos principales planètes pour nous couper de nos ressources.

Griffon reconnaît tout de suite le locuteur, exactement comme il a reconnu Mock. Le jeune grune s’est incliné en avant et indique deux satellites qui gravitent autour d’une immense planète couverte d’îles. Il a toujours les mêmes tentacules clairs sur le crâne, son anneau de bois qui lui perce le nez et il tient une cigarette dans sa main droite. Lui aussi porte un kimono, mais d’un blanc crayeux, et sa voix est très grave malgré sa stature frêle et osseuse. Ainsi il est toujours en vie...

Les deux autres membres sont une femme qui dort paisiblement et un adolescent à la peau mate qui prend la parole :

— Ça ne pose pas de problème, nous avons assez de troupes de côté pour les envoyer sur plusieurs places fortes. Nos derniers androïdes n’auront aucune difficulté à survivre sur Peckoh.

Le corps énorme de Mock se roule et se penche en avant.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, mais peut-être trop logique justement. Je vais les sonder un peu pour savoir quelles sont leurs intentions, les Benni Ghuils sont plus rusés qu’on ne le pense.

Sa voix est encore plus bizarre que tout ce que Griffon aurait pu imaginer : un son résonnant et puissant, à la fois grave et aigu, avec un écho.

— Seigneur Mock, nous ne sommes pas seuls.

Griffon sursaute et se retourne : il y a une femme en couleur juste derrière lui, la même qui est en train de dormir à côté de Mock, affalée sur son coussin.

— Tu devrais le convier parmi nous, Ithalis, répond Mock très naturellement.

— Bien Seigneur.

La femme endormie ouvre les yeux au moment où son double se dissout, et autour de son corps s’ouvre une bulle aussi grande que le kiosque, dans lequel tout devient soudain vivant et coloré.

Georges recule d’un pas, le cœur battant, tandis que les regards se tournent vers lui. La femme qui vient de s’éveiller a une quarantaine d’années, une chevelure sculptée de grosses boucles d’un rouge aubergine et des yeux bleus. Un large torque de métal sombre recouvre ses clavicules et le haut de son cou, orné d’une imposante serrure. Griffon se demande si ce bijou possède une véritable clef où si ce n’est qu’un colifichet. Elle le regarde, mais c’est Mock qui parle, un sourire énorme collé sur son visage orné de huit yeux :

— Bienvenue Griffon. Approche-toi donc, nous t’attendions...

— Mais que se passe-t-il ?

— Nous avons été conviés dans Limbo par Ithalis, elle nous détachera de cet univers quand nous aurons fini de discuter.

Griffon jette un coup d’œil anxieux à la dénommée Ithalis.

— C’est un Pilier ?

La femme lui lance un regard méprisant de ses prunelles claires. Elle ressemble à une elfe, avec son nez busqué, ses yeux trop écartés et ses dents plantées de travers comme une rangée de gravillons hétéroclites.

— Bien sûr, tu ne comprends pas ce qui se passe ? Et tu prétends être un Ver de rêves ?

Georges finit par recoller les morceaux :

— Vous êtes semblable à moi, vous étiez dans mon rêve et vous m’observiez.

— Évidemment !

— Ithalis... Tu n’es pas obligée d’être désagréable. Tant qu'il n'a pas retrouvé ses souvenirs, Georges peut être considéré comme beaucoup plus jeune que toi...

La voix de Mock est douce et suave, malgré ses bizarreries et Georges se tourne vers lui avec méfiance.

— Vous saviez que je viendrais ?

— Bien sûr. Vérone, Lù, Cerf... Tu cherches des réponses et c’est bien normal.

— Et avez-vous ces réponses ?

Le sourire énorme de Mock s’accentue.

— Les réponses viendront après. J’ai un marché à te proposer, Griffon de la Machine.

— Quel genre de marché ?

— Je peux t’aider à fuir ton monde avec ta famille au complet, il suffira que tu suives mes instructions.

Il n'aime pas ça.

— Et en échange ?

— En échange, il faudra que tu empêches Lù de revenir.

— Loup ?

— Non, pas ton frère, Loup doit venir au contraire. Je parle de la Changemonde.

— Mais Lù n’est pas...

— Bientôt, tu seras face à un dilemme. Il faudra que tu fasses un choix, Griffon : sauver Lù et exposer ta famille à une mort certaine, ou bien empêcher la renaissance du Pilier et sauver les tiens.

— Est-ce une menace ?

Le jeune grune au nez percé lui lance un regard pénétrant.

— C’est la parole d'un dieu. C’est ça que tu es venu chercher, non ?

— Il m’est impossible de quitter Vérone en abandonnant tous ces gens. Accueillez-les ici et j’accepterai votre marché.

Mock secoue sa tête avec un air de tristesse.

— Non, ce serait un changement trop important, je ne peux pas laisser tant de matière quitter son monde d’origine. Ta famille seulement.

— Je ne peux pas décider ça aussi vite, j’ai besoin de méditer.

Mock le fixe de ses huit yeux.

— Tu as un peu de temps, Griffon. Tu prendras ta décision quand le dilemme se présentera à toi. Quant à moi, je saurai, mais n’oublie pas, la vie ou la mort de ta famille : ce sera ton choix.

— Vous êtes un Pilier ? Vous pouvez voir le futur ?

— Il n’y a qu’un futur. Si je le voyais, alors ça ne servirait à rien d’essayer de le modifier, car il serait inéluctable. Je ne vois pas le futur, Griffon, j’apprends et je crée le monde. Dieu ou Pilier… qu’importe ? Cela ne veut pas dire grand-chose.

— ...

— Tu vas rentrer chez toi maintenant. Je te laisse le temps de... « méditer ».

À ces mots, Ithalis se lève tranquillement et Griffon sent quelque chose l’attraper par la nuque pour le sortir de force du rêve, comme quand Chien l’avait réveillé, il y a longtemps. Il se débat un instant contre cette puissance, mais la seule chose qu’il peut faire est d’aspirer une grande goulée d'air tandis qu’il cligne des yeux sur la salle circulaire des voyageurs.

Cette femme l’a littéralement jeté en dehors de son domaine.

 

90.

 

Loup ouvre le battant du QG et le vent de l'aube se glisse sournoisement dans ses vêtements. Il ajuste le sac à dos d’un roulement d’épaule avant de fermer la porte du réfrigérateur qui donne sur l’extérieur le plus doucement possible. Heureusement, tout le monde paraît très occupé et semble ne pas vouloir passer la journée dans la même pièce que lui. La colère lui envahit le cœur quand il repense au regard fuyant de Berry.

Alors voilà. Il ne part pas, non... pas à coup sûr, en tout cas, mais il veut la vérité. Et s’il ne peut pas l’avoir, ou bien si cette vérité ne lui convient pas, alors il fera autre chose.

Il a dans son sac l’émetteur du QG — celui qui permet de communiquer avec l’extérieur — et son masque de Loup. Il se choisira une petite chambre d’hôtel tranquille où il pourra réfléchir seul. Il n’a pas besoin de grand-chose, même pas d’électricité, puisqu’il a une batterie avec lui. De la tranquillité, de la liberté, rien d’autre.

Loup s’éloigne à pas mesurés de la cachette de Gyfu en se retournant une ou deux fois. Il est presque sorti de la décharge quand une voix le fait sursauter :

— Il y a quelqu’un ?

Il y a une silhouette, juste là, debout, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, l’haleine diffusant un petit nuage de buée, et Loup la reconnaît facilement. Maja a l’air surprise.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as le droit de sortir ?

Mal à l’aise, il invente un mensonge rapide :

— J’ai une mission dehors, un truc confidentiel.

Elle fronce le sourcil. Apparemment, Andiberry la tient au courant des allées et venues... Ou peut-être seulement des siennes ? Il est sûr qu’elle ne sait pas où se trouve le QG exactement, Gyfu est trop prudente, mais par contre, elle doit pouvoir les contacter. Sauf que c’est lui qui a l’émetteur et le récepteur.

— D’accord, dit-elle d’une voix méfiante.

Elle le laisse passer, mais ses yeux le suivent. Loup avance d’un pas qu’il se force à garder mesuré. Est-elle là pour surveiller l’entrée ou bien pour l’empêcher de sortir ? Se pourrait-il qu'elle connaisse sa véritable identité et qu'il soit en réalité un prisonnier ? La colère enfle dans son ventre et il n’a pas fait dix mètres qu’il entend le récepteur sonner dans son sac. Il ne répond pas bien sûr, mais il est sûr que c’est elle qui cherche à joindre le QG. Il accélère le pas dès qu’il tourne au coin de la rue. Elle va le suivre ! C’est peut-être déjà le cas.

Loup se met à courir quand il entend du bruit derrière lui. Maja est-elle armée ? Il n’est pas spécialement sportif alors il va lui falloir un autre moyen de lui échapper. Il s’engouffre dans la cage d’escalier du premier immeuble, monte à toute vitesse deux étages et entend la femme entrer alors qu’il vient de dépasser le premier palier.

Il arrive au deuxième où il ouvre une porte battante d’un coup sec. Aussitôt, une intense cacophonie monte à ses oreilles. Loup se jette en avant, la lumière est horrible et le fait papillonner des yeux. La pièce est immense, des centaines de rangées se profilent devant lui, où se trouvent des oiseaux sans ailes dans des cages minuscules. La moitié sont vides.

— Vous cherchez quelque chose, Monsieur ? demande un employé.

— C’est bon, je vais me débrouiller, crie Isonima en se précipitant dans une allée alors que les portes battantes s’ouvrent à nouveau.

La femme pousse un juron et se lance à sa poursuite. D’un bras, Loup renverse des cages derrière lui et des poulets se mettent à glapir de terreur et de panique pendant qu’ils tombent dans un roulé-boulé de plumes et de métal.

— Pardon, pardon ! gémit Loup en fuyant à toutes jambes.

Il va falloir trouver une solution ! Et vite !

1ONLYAGAME

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