Le 53ème jour : Dïri
Nimrod était déjà levée quand Dïri émergea du nid. Elle était dos à lui, à moitié immergée dans sa petite mare, en train de relever son imposante masse de tentacules en un chignon échevelé.
‒ Bien dormi ?
Elle sursauta et se retourna, les doigts emmêlés à un véritable nœud violacé. Elle baissa les yeux.
‒ Je ne t’avais pas entendu. J’ai bien dormi.
Il savait que c’était un mensonge, car elle s'était retournée inlassablement tandis que lui-même cherchait les mots justes qu’il devrait user ce jour pour la convaincre.
‒ Tu... heuh... veux de l’aide ?
Elle releva brutalement ses iris verts sur lui et le fixa sans répondre. Il évita son regard et s’assit au bord de l’eau. Ses mains tremblaient un peu quand il commença à défaire les nœuds. Nimrod se tendit.
Elle avait une nuque gracile avec un long cou. Il regarda ce cou et pendant une poignée de secondes, il se détesta.
‒ Tu ne dois pas m’aimer, Nim.
Ce n’était pas ce qu’il avait prévu de dire. Il se figea d’horreur et attendit qu’elle se liquéfie sur place tant cette dernière phrase était gênante. Mais elle se redressa et dit d’une voix froide qu’il ne lui connaissait pas :
‒ Ni toi ni Lissa n’avez le droit de décider de ma vie pour moi. Et nul ne peut m’indiquer qui aimer ou ne pas aimer.
Il recommença à démêler ses tentacules ; il avait besoin d’occuper ses mains pendant qu’il parlait.
‒ Ce n’est pas à cause de toi...
‒ C’est à cause d’Izzirod ? Je ne vous embêterai pas.
Il étouffa un rire amer :
‒ Non. Non vraiment, ce n’est pas à cause d’elle. Je me fiche complètement d’elle à vrai dire. Je sais que ce n’est pas vraiment... gentil de dire ça. Nim, tu ne me connais pas.
Elle eut un rire sans joie :
‒ Parce qu’on a le temps de se connaître, en quatre-vingt-quatre jours ?
‒ Je suis venue te chercher dans le labyrinthe parce que l’on me l’a demandé.
Le méli-mélo de tentacule se dénoua et celles-ci tombèrent sur les épaules et le dos.
‒ Qu’est ce que ça veut dire ?
‒ Tu possèdes de grandes capacités Nim. La bromri en bas... tu pourrais être elle... Enfin, je veux dire, tu pourrais avoir les mêmes pouvoirs qu’elle si tu le voulais. C’est ça que désire la personne qui m’a aidée à te sauver.
Nimrod se retourna et se redressa.
‒ La vie éternelle ?
Il avait beau être assis sur le bord et elle dans l’eau, elle était encore plus grande que lui. Les quatre yeux verts comme des olives le transperçaient, impénétrables.
‒ Alors tu savais, souffla-t-il.
‒ Quand les os sont gravés de sortilèges, ils racontent des histoires. Ils m’ont parlé dans la grotte. Ils m’ont dit qui était Keizarod. Mais j’ignorais que je pouvais lui dérober son pouvoir.
‒ Mais tu te trompes. Cette personne ne désire pas l’immortalité pour elle-même, car c’est un don qu’elle possède déjà. Cette personne... désire que je travaille pour elle et pour cela...
Les tentacules encadraient le visage de Nimrod. Elle ferma les yeux du cœur, puis murmura :
‒ Elle a besoin que toi, tu vives pour toujours. Mais pour cela, tu as besoin que je sacrifie ma nature mortelle.
Nimrod avait l’air beaucoup plus calme que ce à quoi il s’était attendu. Ce voyage dans les ténèbres avait changé quelque chose dans sa moelle.
‒ Descendre la rivière... murmura-t-elle d’un ton rêveur.
Le cœur de Dïri se serra dans son ventre et il ne put s’en empêcher : il lui agrippa le visage pour plonger ses yeux dans les siens.
‒ Il n’y a rien après la rivière, Nim ! Rien sauf la poussière et la mort et l’oubli ! Rien sauf des rêves échoués d’imbéciles ! Tu ne veux pas ça !
‒ Tu ne sais rien de ce que je veux ! De toute façon, je ne l’obtiendrai pas.
Elle se dégagea et les ongles de Dïri laissèrent une griffure sur sa joue. Il réalisa qu’elle avait sans doute rêvé de ça : descendre la rivière avec lui, que ses tentacules s’illuminent quand il la touche et que cette sensation d’euphorie les cueille ensemble. De la sève noirâtre coulait sur la joue de Nimrod et elle l’essuya distraitement.
‒ Je suis désolé... Nous serions ensemble pour toujours, Nim.
‒ Va-t’en...
Il se mit à trembler. Il avait tout raté ! Il avait déçu Mock, il avait déçu Nimrod ! Il n’était pas intelligent du tout d’ailleurs. Qu’est-ce qui lui avait pris de tout balancer comme ça ?
‒ Va-t’en, je te dis !
Il obéit.
Le 54ème jour : Lissarod
Quand Lissarod s’apprêta à rejoindre le chantier du radeau ce matin-là, Nimrod était au bord de la route. Avant qu’elles ne se croisent, elle lui avait jeté des coups d’œil furtifs sans oser la fixer véritablement. Il y avait quelque chose dans son maintien qui avait frappé Lissa.
Bien sûr, Nimrod avait toujours été très grande, mais Lissa ne s’était jamais sentie « petite » à côté d’elle. Ce jour-là, son amie avait le dos très raide et le regard très dur, bien que ses joues soient empourprées de noir.
« Mal à l’aise, mais déterminée » songea Lissa.
Nimrod avait également de grands cernes qui lui grignotaient les pommettes et cela procura une étrange satisfaction à Lissa. Elle espérait que son amie ait été tourmentée par leur dispute.
‒ Mal dormi ?
Nimrod sembla prise au dépourvu :
‒ Oh... Heuh... ça fait plusieurs nuits que je reçois la visite de la jument. Je comprends un peu mieux ce que tu... enfin...
‒ Oui, c’est pas très agréable.
Lissarod réalisa que ces derniers jours, son sommeil avait été parfait. Peut-être que la jument de nuit ne visitait qu’une seule personne à la fois.
‒ À propos de l’autre jour... reprit Nimrod.
‒ Laisse, c’est bon.
‒ Je devrais quand même m’excuser.
‒ C’est bon, je te dis...
Nimrod se renfrogna et se mura dans un silence gauche. Lissa lui demanda d’un ton qui s'imaginait léger :
‒ Tu voulais quelque chose ?
Nimrod hésita :
‒ Tu veux toujours vivre éternellement ?
‒ Cela va de soi.
‒ Qu’est ce que tu ferais si c’était possible ?
Cette question prit un peu Lissarod de court et elle dût réfléchir un peu avant de pointer son doigt vers le ciel :
‒ Si on était éternel, on aurait le temps de créer une fusée tirée par un attelage de cornus. Nous partirions à la découverte de Mîme et d’Ephèbre en suivant des troupeaux de filantes !
Elles levèrent les yeux : Mîme était en train de se coucher lentement derrière Ephèbre et nimbait la planète turquoise de rose et ses deux anneaux d’or. Alors que les bromrods plissaient les paupières pour apercevoir les premières étoiles, une dizaine de traits de lumière déchirèrent le ciel.
‒ Regarde ! En voilà plein ! s’écria Lissa, tandis que les filantes disparaissaient sur l’horizon.
Un sourire triste se dessina sur le visage ingrat de Nim.
‒ Ça a l’air merveilleux.
Le 55ème jour : Haéri
Il avait remarqué tout de suite que quelque chose était changé. Alors que ces derniers jours, Lissa s’était consacrée avec énergie et enthousiasme à la construction du navire, elle semblait à présent songeuse et peu enjouée.
‒ Tout va bien ?
‒ J’ai eu une conversation... avec Nimrod...
Oh.
‒ Elle allait bien ?
Lissa secoua la tête en signe d’incompréhension.
‒ Difficile à dire. J’ai eu l’impression de ne plus la comprendre, soudain. Je me suis dit qu’après tout, j’aimais la Nimrod qui s’occupait de moi. Peut-être que je ne suis pas capable de l’aimer de façon désintéressée quand elle s’éloigne. Est-ce elle qui a changé ou bien est-ce moi ?
‒ Vous avez changé toutes les deux.
‒ En moins de quatre-vingt-quatre jours ? Il est donc possible d’y mettre tant de choses ?
‒ C’est normal de changer quand on vient de naître, non ?
Lissa ne répondit pas et se remit au travail lentement. Du coin de l’œil, elle observait Haé ; les rayons de Mîme perçaient le feuillage prune et noir qui les surplombait et constellait la peau de son compagnon de taches de lumière. Il était debout sur le pont et se débattait contre une voile de feuilles cousues. Elle lui sourit tranquillement.
‒ Un coup de main ?
Il lui tendit la sienne pour l’aider à grimper.
‒ Bien volontiers.
Il tint la voile en place tandis qu’elle l’attachait au mat et à la coque à l’aide de cordes en boyaux de cornus. Quand ils eurent terminé, ils se laissèrent glisser l’un à côté de l’autre, transpirants et pantelants.
‒ Encore deux comme ça ! rugit Haé en levant les poings en l’air.
‒ Oui et bien pas tout de suite, grogna Lissa ce qui fit rire son compagnon qui caressa ses tentacules gentiment.
Elle se recula.
‒ Pas ici, tout le monde pourrait nous voir !
Haé haussa les épaules :
‒ Ils sont trop occupés avec leurs cocons. On est tout seul.
Elle hésita et ce fut elle qui revint vers lui et enroula ses longs tentacules noirs autour de son cou, comme une écharpe. Haé se mit à rire à nouveau et l’enlaça.
‒ Tu me détestes toujours ?
‒ Oui.
‒ Arf.
Lissa n’était plus du tout sûre que cela soit vrai. Un doux sentiment de félicité l’enfonçait dans une agréable torpeur. Cette fois, Nimrod n’était plus fâchée contre elle et elle pouvait s’y abandonner. Elle ferma les yeux et sentit les doigts de Haé qui jouaient avec la perle de bois coincée dans sa natte.
‒ J’ai pas encore trop pensé à la figure de proue. Tu veux le faire ?
Lissa grogna :
‒ Tu crois qu’on a vraiment besoin d’une figure de proue pour que ce bateau vole bien ?
‒ Il ne faut jamais se laisser aller à la médiocrité.
‒ Haha. D’accord. Je vais te faire une figure de proue somptueuse.
Lissa se dit que tout ce qu’elle construisait avec Haé donnait un sens à sa vie et tout d’un coup, elle ne fût plus tout à fait sûre que la réponse qu’elle avait donnée à Nimrod soit la bonne.
‒ Je crois que je n’ai plus envie de vivre éternellement, murmura-t-elle.
Haé s’englua un peu plus contre son épaule.
‒ C’est parce que nous mourrons que vivre à un sens, murmura-t-il d’une voix ensommeillée.
« C’est parce que nous mourrons que vivre à un sens », se répéta Lissa.
Le 56ème jour : Nimrod
Désemparée, Nimrod était remontée jusqu’à Villapapel. Après tout, ce nid qu’elle ne partageait plus avec personne n’avait aucun sens et d’une façon ou d’une autre, elle ne préférait pas que Dïri puisse l’aborder, encore moins seule et vulnérable.
Un étonnant silence régnait à l’intérieur, uniquement brisé par les gloussements de rire des esprits des os qui avaient suivi Nimrod à la queue leu leu. Elle les sentait de plus en plus autour d’elle. La nuit, ils rodaient autour de son nid et elle les entendait renifler l’air pour humer ses sortilèges.
Elle fut surprise de voir le peu de grunes qui restaient là : au centre de la grotte, deux bromrods et trois tepmehris tapotaient des tambours et soufflaient dans des flûtes. Elle se rapprocha et s’assit à côté d’eux pour écouter la musique. Elle n’en reconnut qu’un seul : un beau et grand tepmehri qui avait aidé à sauver Lissa au tout début de leur vie. Tout en tapant sur son tambour, il lui sourit et de petites pattes d’oies se dessinèrent au coin de ses yeux. Il avait un peu vieilli et instinctivement, Nimrod toucha son propre visage pour réaliser qu’elle aussi avait des ridules autour des paupières.
Étonnée de ne voir personne d’autre, elle se retourna pour observer la ville déserte. C’est à cet instant qu’elle vit les dizaines de cocons dissimulés à l’intérieur des nids. Elle les observa en plissant des yeux, le ventre noué, jusqu’à apercevoir que l’un d’entre eux était en train de bouger.
Elle se redressa et marcha jusqu’à la boule de soie qui se contorsionnait. Il lui fallut quelques minutes pour que le dos se fende et qu’une main visqueuse en émerge. Nimrod ouvrit de grands yeux et resta totalement figée tandis que de petits halètements venaient altérer l’harmonie de la musique. Ce n’était pas un bruit agréable. Alors qu’il s’intensifiait, Nimrod se dit que ce n’était pas normal. Elle s’agenouilla près du cocon et s’acharna à essayer de dégager son occupant afin qu’il puisse respirer librement. Deux autres mains parvinrent à sortir et enfin une tête.
Nimrod poussa un cri d’effroi : le crâne, recouvert de cheveux roux, était déformé, ses huit yeux révulsés et les veines gonflées qui parsemaient sa peau montraient toute l’étendue de sa souffrance. Il porta quatre mains à son cou et gémit un râle qui se transforma en gargouillis. Quand Nimrod se précipita pour essayer de l’aider, il bascula en avant et eut quelques tressauts avant de s’immobiliser complètement.
Nimrod sursauta quand une main se posa sur son épaule ; elle n’avait même pas réalisé que la musique s’était arrêtée et que ses compagnons l’avaient rejointe. Le petit groupe de grunes contempla le mort en silence.
‒ Sans être compatibles ӝ c’était perdu d’avance, murmura la bromrod qui soutenait Nimrod.
Les autres acquiescèrent d’un air sombre.
‒ C’était l’un des jumeaux ? ӝ J’ignore qui était sa partenaire...
Nimrod ne le savait pas non plus, pourtant Kanaari était censé être un de ses amis. Elle réalisa qu’elle ne s’était jamais vraiment intéressée à lui. La peine se fit plus épaisse et Nimrod se laissa faire quand les autres grunes l’entraînèrent loin du cadavre. Était-ce ce qui l’attendait si elle unissait son âme à celle de Dïri ?
Elle s’assit avec eux et s’installa à côté du tepmehri qui avait aidé Lissa. Son nom était Finnri.
‒ Pourquoi Lissarod n’est ӝ pas avec toi ici ?
‒ Elle a trouvé quelqu’un avec qui elle est compatible... contrairement à moi.
Ces derniers mots étaient teintés d’amertume. Le tepmehri lui sourit ; ses dents brillaient plus quand les esprits des os passaient à côté de lui.
‒ Moi non plus je n’ai pas ӝ trouvé la bonne personne.
‒ Dépêche-toi, il ne reste plus grand monde.
‒ Pourquoi ne pas tenter ӝ si ça marche toi et moi ?
Et ce disant, il lui tendit une main que Nimrod fixa avec surprise. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qu’il lui proposait. Les chances qu’ils soient compatibles n’étaient pas tellement fortes. Ses yeux verts quittèrent la main et remontèrent sur le beau visage. Elle eut mal dedans parce qu’elle désirait descendre la rivière et voulait prendre cette main ! Mais le visage mince de Dïri se superposa avec celui du tepmehri et lui lança ce regard défait qu’il avait eu trois jours plus tôt ; elle sut qu’elle était perdue.
Elle recula instinctivement.
‒ Je ne peux pas.
Prise de nausée, elle se rappela du visage de la créature morte dans son cocon. Elle se leva et rejoignit la sortie. L’air du dehors lui fit du bien. Elle ne pouvait s’unir à Dïri et ne pouvait renoncer à lui. D’une façon ou d’une autre, elle avait trouvé une réponse.
J'ai hâte d'avoir la suite !