*Emilie
Je suis en train de travailler sur une dissertation quand mon téléphone sonne. C’est Martin.
- Hey t’es chez toi là ?
- Euh …oui pourquoi ?
- Je suis en bas.
Il paraît essoufflé.
Je me déplace jusqu’à ma fenêtre, l’ouvre et le voit en tenue de sport, transpirant. Il lève la tête et m’aperçoit.
- Tu es venu de chez toi jusqu’ici en courant ??
- On dirait bien.
- Et si je n’avais pas été là ?
- Ça aurait été chiant, admit-il en souriant.
Je rigole, ferme la fenêtre et descends lui ouvrir. Heureusement, mon colocataire n’est pas là du week-end.
Il observe notre duplex, curieux. Celui-ci se constitue d’une petite cuisine ouverte sur un petit salon, d’une chambre, d’une petite salle de bain et d’une autre chambre, plus grande, que je partage avec ma sœur à l’étage.
- Hugo n’est pas là aujourd’hui, je lui dis.
- Tu sais, je suis surpris que tu ais un colocataire/ami garçon.
- … il est gay, j’avoue.
- Ah, rigole-t-il. Je comprends un peu mieux.
Je lui tends un verre d’eau, qu’il boit d’une traite.
- Je t’offre une douche ?
- Ça dépend. Tu la prends avec moi ?
Je ne peux m’empêcher d’imaginer la scène et d’en avoir très envie. Mon visage s’échauffe un peu.
Je le regarde avec un sourire coquin mais lui dis:
- No, sorry.
- Too bad. Mais je veux bien me rafraîchir vite fait. Je n’ai pas de vêtements de rechange et il faudra bien que je fasse le trajet du retour de toute façon.
Quand il sort de la salle de bain, je lis, assise sur l’un des deux fauteuils du salon.
Je lève les yeux et les rebaisse instantanément.
- Tu es obligé d’être torse nu ? je lui demande, gênée, sans le regarder.
- Non …mais je me suis rincé sous l’eau et j’ai pas envie de remettre mon t-shirt sale de suite. Tu vas m’éviter du regard, du coup ? demande-t-il, taquin.
Je le regarde à nouveau mais ne peux soutenir la vue de son torse nu sans me sentir mal, et détourne mes yeux.
- On dirait bien oui.
- C’est voir un homme nu qui te gêne ou c’est ME voir nu, MOI ?
Je lève les yeux au ciel.
- Tu m’énerves, bloody you.
- Ok ok je me rhabille. Voilà tu te sens mieux ? Tu me montres ta chambre, je suis curieux de voir à quoi elle ressemble.
- Euuh ma chambre n’est pas du tout présentable, là.
- Come ooon, dit-il, le regard vers l’escalier.
- C’est celle du haut hein ?
Il me lance un petit clin d’œil et se dirige vers les marches. Je m’interpose et lui barre la route.
- Qu’est ce que tu crois faire minimoys ? Tu penses pouvoir m’empêcher d’y aller ? Tu t’es regardée ? se moque-t-il.
- Martin, please, c’est le bordel dans ma chambre.
Il hoche la tête, l’air compréhensif puis sans crier gare, m’attrape par les jambes et me pose sur son épaule.
- Martin !! You’re such an idiot !
Il me relâche une fois dans ma chambre, hilare. Puis il observe la pièce.
- Well…tu plaisantais pas. C’est pas du tout l’image que je m’en faisais, j’avouerais. J’imaginais une chambre extrêmement bien rangée, une ambiance studieuse, un lit une place avec un édredon rose, des rideaux en dentelle aux fenêtres, des éléments de décoration bien sages …
- Ah oui tu t’étais fait une image bien précise, on dirait.
J’expire, lasse. Des vêtements sales jonchent le sol, dont des sous-vêtements. Sur ma table de nuit, il y a des restes de repas et des sucreries. Mon bureau est plein de papiers, de manuels et de classeurs. A côté de mon lit, à même le sol, il y a plusieurs de mes carnets et quelques livres.
Il fait le tour de ma chambre, concentré, et ne laisse rien passer.
Il inspecte ma bibliothèque.
- Jane Austen et compagnie, Twilight et d’autres du même style, a priori … ça au moins, c’est pas étonnant pour une fille comme toi.
- Comment ça, une fille comme moi ? je demande, vexée.
- Tu sais, fleur bleue, répond-il en me taquinant.
Je siffle entre mes dents, agacée.
- Je les ai lus, les Twilight, il m’avoue.
- No way. J’te crois pas !
- J’te jure. J’étais curieux. Je comprends l’engouement que ça a créé, l’univers est vraiment pas mal, pour moi le dernier tome est le meilleur, super intéressant, avec de l’action …mais sinon …entre toi et moi, ces histoires d’amour n’ont rien de réalistes, on est d’accord ? A la limite, ce qu’il y a entre Jacob et Bella ressemble plus ou moins à une vraie relation, mais Edward …ah ça oui c’est beau l’amour qu’il lui porte, mais soyons franc, ça n’existe pas dans la vraie vie, c’est beaucoup trop.
- J’en reviens pas d’être en train de t’écouter argumenter au sujet de Twilight …
- J’imagine que tu n’as pas le même avis que moi ?
- Je ne me fais pas la réflexion si c’est réaliste ou pas. Je me laisse juste porter. C’est beau. Peut-être que c’est un amour qui n’existe pas. Peut-être pas. Qui sait ? Mais qu’importe. Même si ça n’existe pas, si je peux le vivre à travers mes livres alors …
Il me regarde et semble méditer mes paroles. Son regard reprend son expédition.
- Well, well, well …, dit-il soudain.
Et il se penche pour attraper un soutien-gorge qui traîne sur la moquette.
- Martin ! m’écrie-je, scandalisée.
J’attrape un coussin et lui balance à la figure. Enfin, essaie de viser sa figure. Le coussin passe à côté de lui et renverse des CDs.
Il rigole :
- Tu pensais vraiment que tu arriverais à viser juste, fleur bleue ?
Il ramasse les CDs et en profite pour regarder mes goûts musicaux, l’air sérieux.
- Je peux ?
Il montre le lecteur CD. Je hoche la tête. Il met un album de Greenday.
- Je ne connais pas cet album d’eux, me dit-il intrigué.
Je m’approche de lui.
- Il est un peu différent des autres. Mais il est vraiment bien. Il se divise en trois actes, comme une pièce de théâtre. Je crois que « 21 guns » est ma chanson préférée, ça doit être une des plus connue de cet album aussi mais elle se situe sur la fin du CD.
Quand les notes de « Know your ennemy » commencent à raisonner dans la pièce, j’ai dû mal à ne pas balancer la tête en rythme, en me mordant la lèvre de plaisir.
*Martin
Elle est trop mignonne. Malgré sa timidité, elle semble avoir du mal à ne pas se laisser absorber par la musique. Elle n'arrête pas de me surprendre. Je dois avouer que je la prenais un peu pour le cliché de la petite intello sérieuse. Clairement, je ne l’imaginais pas bordélique, ou écouter de la pop/rock, ni même porter des sous-vêtements aussi sexy…
Ses légers mouvements de tête s’arrêtent quand le CD passe à une chanson plus douce, une chanson d’amour, si j’en crois les paroles :
« My beating heart belongs to you
I walked for miles 'til I found you
I'm here to honor you
If I lose everything in the fire
I'm sending all my love to you »
Je continue mon inspection de la chambre sous son œil attentif. Je souris en voyant les sucreries sur la table de nuit. Sur la commode il y a une photo d’elle et d’une autre fille, peut-être plus jeune qu’elle. Je discerne un air de famille entre elles mais elles ne se ressemblent pas vraiment : une tête plutôt ronde, un grand front, des yeux plus grands mais aussi plus quelconques, alors que ceux d’Emilie ont une jolie forme en amande. Elle a un petit nez, on dirait presque un tétraèdre régulier. Et sa bouche a quelque chose de similaire à celle d’Emilie mais son arc de cupidon est moins prononcé.
- C’est ma sœur, dit-elle.
J’ai dû rester un moment à les observer sans m’en rendre compte
- Elle vit encore chez tes parents ? Elle est plus jeune non ?
- Hum …non pas vraiment, je veux dire… pour répondre à ta première question : Elle a 16 ans, mais elle vit majoritairement ici avec moi, et le reste du temps chez sa meilleure amie qui vit de façon très indépendante ; sa mère est plus une colocataire qu’autre chose. J’ai de la chance qu’Hugo soit ok avec ça. Il est comme un grand frère avec elle.
Elle regarde la photo avec un mélange de tendresse et de …tristesse ? A ce moment là, le destin semble jouer de la situation : une chanson, qui a l’air de s’intituler « Little girl » arrive à nos oreilles :
« Little girl, little girl, why are you crying?
Inside your restless soul your heart is dying
Little one, little one, your soul is purging
Of love and razor blades your blood is surging »
Les paroles me rendent pensif. J’ai l’impression que ça parle d’elle. J’ai le sentiment que sa sœur et elle sont très proches.
- Vous n’êtes pas proches de vos parents ?
- Non pas vraiment. C’est ...compliqué. Mes parents ont divorcé quand j’avais 11 ans. Ma mère s’est barrée avec un homme et nous a abandonné, tous les trois. On échangeait quelques coups de fil, par-ci, par-là, c’est tout. On a donc vécu avec notre père. Peu de temps avant que je passe le bac, ma sœur s’est disputée avec lui et elle s’est tirée de la maison. Ma mère a bien voulu l’héberger. Au début ça se passait très bien. J’ai fini par y aller de temps en temps aussi pour m’assurer que ma sœur était entre de bonnes mains. On a sympathisé avec son compagnon. Mais petit à petit, les choses sont devenues bizarres, je ne comprenais juste pas encore quoi. Je suis partie à la fac à Grenoble, je me suis beaucoup éloignée de mon père. Je m’inquiétais pour ma sœur qui se retrouvait seule entre ma mère et …ce gars, et me racontait souvent qu’elle avait peur, donc je revenais tous les week-ends. Quand j’étais là, ma mère et lui jouaient au petit couple parfait, mais je n’étais pas dupe. Et puis un soir, Clara m’a appelée en larmes, complètement terrorisée. Lui était bourré et se trimballait à poil dans la maison en criant. Et il ne faisait pas que crier.
Ses yeux s’obscurcissent, des larmes les parent d’un voile translucide et ça me serre le cœur.
- Pour résumer rapidement la suite, je suis revenue dans le coin et …Hugo nous a beaucoup aidé. On avait nulle part où aller et il avait cet appartement, que ses parents ont acheté au début de ses études. Il a vidé cette pièce qu’il avait emménagé en salon et on s’est installé ici. On n’est plus jamais allées chez notre mère. Je ...
Son regard se perd dans la culpabilité et sa poitrine se soulève avec difficulté. Ça me tue.
- J’ai essayé … Je … Je n’ai pas réussi …
Une larme dévale sa joue et mon coeur à moi se fend.
- C’est comme si on l’avait perdue pour toujours.
J’arrange des coussins contre le mur qui longe l’un des côtés du lit. Elle me fixe, interloquée.
- Qu’est ce que tu fais ?
- Viens, lui dis-je en la prenant par la main.
Je l’incite à s’asseoir, me mets à côté d’elle et lui prends la main.
- Ce n’est pas ta faute. Même si tu avais la majorité légalement, tu n’aurais pas dû avoir à protéger ta sœur, c’était le rôle de tes parents ou a minima d’un réel adulte. Ta sœur a de la chance de t’avoir comme grande sœur. Je suis sûre qu’elle t’est reconnaissante d’avoir pris soin d’elle. Tu as lâché tes études pour elle, c’est admirable. Et triste aussi. Et pour ta mère … je suis profondément désolé.
Elle pose sa tête sur mon épaule. Ses cheveux chatouillent mon bras. J’appuie ma joue sur elle et hume discrètement ses cheveux.
- C’est celle-ci « 21 guns », murmure-elle en parlant de la chanson qu’on entend.
On l’écoute religieusement tandis que sa respiration s’apaise.
- Je suis désolé, mon t-shirt doit puer.
Elle étouffe un rire.
- Non ça va, tu …tu sens bon.
Ça me flatte d’entendre ça, j’en rougirais presque.
- Qu’est ce qui s’est passé pour vous ensuite? je demande.
- Ma sœur a pu continuer son cursus scolaire, elle prenait le bus. On a fait tirer ma bourse d’étude le plus longtemps possible. Mon médecin m’avait mis en arrêt maladie pour que je sois excusée de ne pas aller en cours. Je devais juste être présente pour les partiels. Mais c’est devenu de plus en plus compliqué, j’ai eu une période assez sombre après ça. Je pensais pouvoir forcer le destin, mettre tout ça derrière moi et avancer avec positivité. Mais en réalité, je n’ai fait qu’enfuir, encore et encore toutes les émotions que je ne voulais pas ressentir. En janvier, j’avais totalement arrêté la fac. Heureusement, comme je voyais régulièrement mon médecin pour les arrêts, elle m’a rapidement soutenue par de la médicamentation et m’a donné le contact d’un psychologue dans une association, gratuite pour les moins de 20 ans. Mais il m’a fallu du temps pour remonter la pente. Quand j’ai commencé à aller mieux, j’ai donné des cours particuliers. Mais Hugo refusait encore que l’on paie un loyer. Il me laissait juste participer aux courses, à l’eau et l’électricité. Et l’été dernier, ça allait enfin suffisamment mieux pour que je puisse travailler à temps plein. J’ai travaillé à l’usine de pièces automobiles de Beauregard sud. Trois mois comme ça en intérim. Ma sœur a eu ses 16 ans en mai donc elle a pu travailler aux fruits. On a enfin pu commencer à payer pleinement notre part. Aujourd’hui, on vit de l’argent qu’on a mis de côté l’été, et de ma bourse d’étude qui est plus importante, comme je suis maintenant indépendante fiscalement, et on a aussi eu des aides grâce à une assistante sociale que j’avais contactée. Bref, tout va bien maintenant pour les sœurs Aubry!
- Et ton père dans tout ça ? Si ta sœur voulait pas habiter chez lui, il pouvait au moins vous aider financièrement ?
- Mon père est assez …spécial dans son genre. Il est photographe. Il vit un peu dans un monde à part depuis le divorce. Son art, c’est ce qui régit son quotidien. Pour lui, on a toujours été des sujets de photographies plutôt que ses filles. C’est d’ailleurs la raison de la dispute avec Clara. Enfin bref … on préfère se débrouiller sans lui.
- Je suis impressionné.
- Y a pas de quoi. Je me suis effondrée, tu sais. Et sans Hugo, je ne sais pas ce qu’on serait devenues.
Je ne connais pas cet Hugo, mais j’éprouve un profond sentiment de reconnaissance envers lui, elles n’étaient pas seules. Emilie n’était pas seule.
- Ce n’est pas une preuve de faiblesse de s’effondrer. C’est une preuve d’humanité.
- Je me souviendrai de cette phrase.
Elle laisse échapper un petit rire silencieux.
- Tu ne parles pas de tes amis, à part Hugo, je remarque.
Elle ne répond pas tout de suite.
- J’ai …coupé les ponts avec tous ceux de ma vie d’avant, plus ou moins consciemment, elle dit d’une petite voix.
J’ai un pincement au cœur.
Je la prends dans mes bras, en espérant lui transmettre un peu d’amour et de compassion.
Derrière elle, je remarque que le soleil commence à descendre dans le ciel. Je n’ai pas envie de partir. Je suis bien avec elle.
Elle tourne la tête, la joue collée contre ma poitrine.
- Tu veux que je te ramène en voiture ?
- Non c’est gentil. Mais il faut que je parte maintenant, j’ai pas envie de courir de nuit dans Beauregard. Tu me prêterais ton CD de Greenday ?
- Tu as un lecteur ?
- Un qui se branche en USB sur mon PC oui.
Elle me raccompagne jusque devant son immeuble.
- Désolée pour tout à l’heure, marmonne-t-elle en évitant mon regard.
- De m’avoir montré ton soutien-gorge ? je la taquine.
Elle me pince le ventre.
- Hé ! Quitte à toucher mes tablettes de chocolat, je préférerais des caresses. Après, dans le feu de l’action je n’ai rien contre quelques morsures légères …
Elle lève les yeux au ciel et sourit.
- T’es vraiment un crétin.
Soulagé de l’avoir distraite, je lui embrasse rapidement la joue, « A plus Bella … », et je tourne les talons au petit trot.
*Emilie
Martin prend l’habitude de m’écrire lorsqu’il s’ennuie en cours, ce qui arrive souvent. En histoire de langue, il ne déroge pas à la règle. Je reçois un message de sa part.
« Au fait, vraiment bien l’album que tu m’as passé. Je l’ai écouté plusieurs fois déjà. »
« C’est quoi tes chansons préférées ? »
« ¿Viva la Gloria? (Little Girl)» il répond du tac au tac. Je suis un peu surprise. Je n’aurai pas imaginé cette chanson comme faisant partie de ses favorites.
« Ah oui ? »
« A partir du moment où il dit «so unholy sister of grace » et que la guitare électrique retentit …pfoua ce moment là il est incroyable. Et je sais pas, les paroles me font écho. »
Je décide de mettre discrètement mes écouteurs sans fil dans les oreilles que je cache derrière mes cheveux. Je lance la chanson. Je me laisse doucement imprégnée de son atmosphère. Puis le passage dont il me parle arrive :
« The traces of blood always follow you home like the mascara tears from your getaway
You're walking with blisters and running with shears
So, unholy sister of grace,
Run away
From the river to the street and find yourself with your face in the gutter
You're a stray for the salvation army
There is no place like home »
Des frissons me parcourent. Je cherche Martin du regard. Ses yeux sont déjà sur moi. Il me sourit d’un air complice.
« I can understand » je lui écris.