Le reste de la soirée fut délicieux – et pas seulement grâce au goût divin des ramen. Samuel l’avait raccompagnée en voiture jusqu’à la maison de Lachlan, où ils avaient récupéré Isobel. Ensuite, il les avait ramenées jusqu’à leur appartement, couvant du regard à la première occasion la forme endormie de leur fille sur le rehausseur du siège arrière. D’après les messages qu’Eleanor avait reçus toute la journée, la fillette s’était amusée toute la journée et avait bien mangé, ce qui expliquait sans doute sa somnolence. Avec un peu de chance, elle dormirait un peu plus tard que d’habitude jusqu’au lendemain matin.
— Est-ce que tu veux toujours de ce baiser ? demanda Samuel quand ils furent tous les deux devant la porte du complexe d’appartement où elle vivait.
Comme par miracle, Eleanor avait réussi à détacher Isobel et la prendre dans ses bras sans la réveiller. Elle dormait toujours, la joue sur l’épaule de sa mère, et peut-être bavait-elle un peu. Elle pouvait bien baver tout ce qu’elle voulait sur la jeune femme, si elle conservait cette frimousse adorable tout au long du processus. Elle leva la tête vers Samuel, un sourire joueur aux lèvres.
— Je pensais que tu ne demanderais jamais.
Avec un petit rire, il franchit l’espace qui les séparait encore, s’arrêtant juste à temps pour ne pas écraser Isobel. Il prit la joue droite d’Eleanor en coupe de sa main gauche, l’autre se posant avec la légèreté d’un papillon à l’arrière de la tête d’Isobel, comme s’il voulait s’assurer de ne pas lui faire mal. Ses lèvres rencontrèrent celles de la jeune femme, un contact ferme et tendre tout à la fois. Il frémit, le poids de sa main sur la joue d’Eleanor s’alourdit légèrement, et soudain la jeune femme réalisa qu’ils n’auraient peut-être pas réussi à s’arrêter si un bambin endormi ne s’était pas trouvé entre eux.
— Bonne nuit, Samuel, murmura-t-elle contre ses lèvres.
Il lui fallut un instant pour se reprendre quand elle fut entrée dans l’immeuble. Son cœur battait la chamade, ses joues chauffaient et apparaissaient sans doute plus roses que de coutume. Sous les baisers de Samuel, ses démons n’étaient plus qu’un ennemi disparu, un écho du passé. Si seulement l’effet avait pu se prolonger après que leurs lèvres se soient séparées… Après un instant à soupirer en regardant dans le vide, elle se reprit et remonta jusqu’à chez elle.
Isobel ne se réveilla pas quand Eleanor la coucha dans son lit, ni quand elle la couvrit. Dino, l’énorme peluche achetée au British Museum, veillait sur sa fille dans un coin. Aussi silencieuse que possible, elle alluma la veilleuse branchée à côté de la porte puis quitta la pièce sur la pointe des pieds. Il ne lui fallut que dix minutes supplémentaires pour nourrir Archie et Kelpie, se changer et aller se coucher.
Elle dormit comme une masse la première moitié de la nuit, se réveilla en sursaut à deux heures du matin puis voyagea entre rêve et éveil jusqu’à l’aube. Certains de ses songes furent agréables, mais les autres… Elle se réveilla parfois en sursaut, le corps baigné d’une sueur glacée. Quand le soleil fut levé, elle parvint enfin à grapiller quelques heures de sommeil paisible supplémentaires. Ce n’était pas la première fois qu’elle traversait une nuit aussi tumultueuse : quand elle s’exposait à ses propres traumatismes, par exemple en les racontant, son cerveau réagissait de cette manière. Les rêves n’étaient-ils pas censés protéger l’esprit ? Elle ne se sentait pas protégée.
— Maman ?
La voix d’Isobel la tira du sommeil. Quand elle ouvrit les yeux, elle réalisa que la fillette essayait de monter sur son lit, aussi se redressa-t-elle juste assez longtemps pour l’aider et la prendre dans ses bras.
— Tu as bien dormi, ma puce ?
— Moui. Et toi, Maman ?
— Très bien, même, mentit la jeune femme. J’ai fait des très beaux rêves. Tu t’es bien amusée avec Tonton Lachlan ?
— Oui ! On a fait des histoires avec des dessins.
Que Lachlan, l’artiste le plus accompli de la famille, implique du dessin dans les jeux qu’il présentait à Isobel n’étonnait absolument pas Eleanor. Il adorait dessiner, même quand il ne travaillait pas sur des tatouages, les siens ou ceux de ses clients. Avant de le voir en pleine action, la jeune femme n’avait pas réalisé à quel point le regarder dessiner ou même gribouiller lui avait manqué. Le frottement répétitif d’un crayon sur le papier avait bercé ses nuits sans sommeil tandis qu’ils attendaient au chevet de Bruce, surtout vers la fin. Il y avait toujours eu quelque chose à attendre : son réveil, les résultats de ses derniers examens… la fin, aussi. Ils avaient attendu à ses côtés que la fin vienne.
— C’est super ! Tu me les montreras quand on sera levées ?
— Oui ! On se lève, Maman ? J’ai faim…
Eleanor réprima un soupir. Elle serait bien restée au lit un peu plus longtemps, mais elle refusait de laisser sa fille avoir faim parce qu’elle voulait paresser. Elle aurait tout le temps de se prélasser sur le canapé plus tard. Elle adorait les dimanches. Certes, les samedis étaient également des jours de congé pour elle comme pour Isobel, mais la jeune mère avait décidé de réserver ce jour de la semaine à des activités intéressantes pour sa fille. Elle se leva avec un petit grognement, la petite dans ses bras, et se dirigea vers le salon en bâillant.
— Tu veux des tartines à la confiture aujourd’hui, ma puce ?
— Oui !
— D’accord. Je vais te préparer ça.
Le petit-déjeuner était une mécanique bien rodée. Parfois, Isobel était malade ou fatiguée et cela rendait les choses plus difficiles, mais ces instances demeuraient rares, pour le plus grand soulagement de sa mère. Élever un enfant s’avérait difficile ; la menace d’un échec ou d’une erreur planait comme une épée de Damoclès au-dessus d’elle sans le moindre répit. Heureusement, Isobel était probablement la fillette la plus facile et arrangeante qui soit.
Une fois le petit-déjeuner terminé, Eleanor nourrit Archie et Kelpie et s’installa dans le canapé avec son ordinateur et son téléphone tandis qu’Isobel s’asseyait sur son tapis pour jouer avec ses blocs de couleur. Le réconfort que la petite trouvait dans ses habitudes perturbait parfois sa mère, mais elle comprenait. La routine l’aidait, elle aussi, à se sentir en sécurité. Contrairement à Isobel, elle avait appris que cette sensation n’était que de la poudre aux yeux ; elle espérait que l’enfant traverserait sa vie toute entière sans jamais avoir à affronter la vérité.
Son téléphone vibra deux heures plus tard, l’interrompant dans la lecture d’un article qui expliquait comment fabriquer soi-même des jouets pour ses chats. Elle se sentit sourire, presque contre sa volonté, quand elle réalisa qui était l’expéditeur.
Samuel : Vous n’avez pas eu trop de mal à vous réveiller ce matin ?
Eleanor : Isobel avait faim, c’est un sacré moteur pour me sortir du lit. Et toi ? Tiens, regarde Discord, je t’envoie une photo d’Isobel. Elle est adorable, pas vrai ?
Il ne répondit pas tout de suite, sans doute le temps de regarder le cliché qu’elle venait de prendre et de lui envoyer. La fillette posait inconsciemment de profil, absolument fascinée par sa construction bariolée.
Samuel : C’est incroyable comme elle te ressemble. Elle a l’air de s’amuser, en tout cas. Qu’est-ce que tu fais, toi ?
Eleanor : Je lis des articles sur internet. Je n’ai pas acheté de télé pour ne pas être tentée de la coller devant pendant des heures, du coup les occupations faciles ne font pas vraiment partie du quotidien par ici.
Samuel : Tu penses en acheter une plus tard ? Ça n’a jamais été ton truc, si je me souviens bien.
Eleanor : La télé, non, mais Netflix… J’ai passé des heures dessus quand j’étais enceinte. Je m’endormais devant, et le lendemain je galérais à retrouver les dernières scènes dont je me souvenais.
Elle put presque l’entendre rire malgré la distance, ce son doux et intime qui amenait toujours une nuance de rouge sur ses pommettes hautes. Il pressait une main contre ses lèvres, comme s’il tentait d’étouffer le bruit. Eleanor réalisa qu’elle fixait le vide du regard et se secoua. Elle continua de discuter avec Samuel par SMS pendant quelques dizaines de minutes et sursauta quand le message qu’elle tapait fut interrompu par un appel entrant.
— Tonton ? dit-elle en décrochant. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Le rire grave et chaleureux de Lachlan lui répondit de l’autre côté du fil.
— Relax, chaton, c’est pas parce que je t’appelle sans prévenir qu’il se passe un truc grave. Cody vient de m’envoyer un message. Il arrive demain.
Eleanor se redressa si précipitamment que son ordinateur portable glissa sur ses genoux pendant une terrible seconde.
— Vraiment ? Quelle heure ?
— Midi et demi. Tu travailles demain, pas vrai ? On pourrait venir te chercher après ta journée, récupérer Isobel et la présenter à son cousin Cody, hm ?
Une bouffée d’affection parcourut Eleanor. Cela faisait plus de trois ans qu’elle n’avait pas vu son cousin. Il lui manquait tant… Elle avait hâte qu’il revienne, qu’il rencontre sa petite cousine adorable et tisse un véritable lien avec elle. Elle avait hâte aussi de voir la joie simple et pure dans le regard de Lachlan quand son fils se trouvait à ses côtés, ses sourires rayonnants et ses gestes soudain plus francs, plus ouverts. Le même genre d’amour avait uni Eleanor et Bruce autrefois.
— Ce serait parfait, Tonton. On devra juste rentrer tôt.
— Ne t’en fais pas, chaton, je vous ramènerai. Tu as raison de toute façon, il faut qu’Isobel soit en forme pour la crèche, et toi pour le boulot.
— Merci beaucoup. J’ai hâte.
— J’ai hâte aussi, chaton. Bon, je dois y aller, il faut que je finisse le design qu’un client m’a demandé pour son tatouage. Je t’aime.
— Je t’aime aussi, Tonton. Travaille bien.
— Et toi, repose-toi !
Elle laissa échapper un rire bref puis raccrocha, couvant Isobel du regard. La fillette semblait extrêmement absorbée dans sa construction et bien décidée à la terminer cette fois. Eleanor entendait bien lui en laisser le temps : le dimanche était le jour du repos, y compris concernant les horaires et le rythme bien déterminé qu’elle offrait à son enfant comme un cadre, une sécurité.
Oh mon dieu, en fait, tous tes personnages sont adorables 😍 Isobel, Samuel, Lachlan, Eleanor aussi... 😍
J'ai hâte de rencontrer son cousin, et qu'il rencontre Isobel !
Eleanor aura passer une chouette journée, mais une nuit qui se révèle un peu plus compliquée. Isobel est toujours aussi adorable...
Eventuellement, détail, tu as une répétition ici qui ne semble pas voulue : "D’après les messages qu’Eleanor avait reçus toute la journée, la fillette s’était amusée toute la journée".
La faim pour se lever, imparable :p J'admire sa force pour se lever avec un enfant dans les bras, ça devient trop lourd trop vite ces petites bêtes ^^
Et maintenant, le cousin ! Hâte de le rencontrer. Eleanor se retrouve bien entourée, maintenant ^^
J'aime bien les moments qu'ils passent ensembles, c'est tellement doux. Et je suis toujours aussi fan de Lachlan, vraiment l'oncle parfait.
D'ailleurs ! J'ai trouvé ce qui remplace "une éternité plus tôt" dans tes histoires c'est l'expression "pas vrai".
Et félicitations pour être arrivée à la fin de ton premier jet, j'avais pas eu l'occasion de te le dire.
A bientôt :)