Ouaah ! C’était dingue.
Plein encore de l’énergie de Shandia, je bondis sur mes pieds, les poings serrés, un sourire immense collé au visage, comme un petit garçon qui viendrait de trouver un trésor. J’en suis à envisager de me mettre à danser quand me parvient un impossible écho de mes pensées.
— Ouaah ! C’était dingue !
Je lève la tête à temps pour voir Fiona se relever d’un bond excité et prendre une pose victorieuse. Sur sa gauche, le vieux Rodolf me lance en coin un regard narquois. Je le reçois de bonne grâce. D’accord, j’ai eu une réaction de gamine. Au diable la maturité, parfois la situation exige qu’on lui fasse la fête.
Je me tourne de nouveau vers l’enfant tandis qu’une foule de détails déroutants accèdent petit à petit à ma conscience : l’extrême jeunesse de cette fille émergeant d’une Immersion, les petits satellites qui semblent orbiter autour de sa tête … Mais une surprise de plus me tient à l’écart de ces énigmes un moment supplémentaire. La petite fille s’est placée face à moi dans la posture de demande en combat singulier que m’a enseignée mon maître Askeladd.
Par réflexe, je réponds à son invitation. Je recule mon pied droit pour ancrer mon centre de gravité et lève ma main gauche à hauteur d’épaule, la paume à la verticale, en miroir de la sienne.
À peine ai-je senti le courant d’énergie s’établir entre nous qu’elle s’élance.
En deux foulées légères, elle réduit la distance qui nous sépare et m’envoie un coup de pied au visage. Je lui attrape la jambe avant qu’elle n’atteigne ma joue. Le combat est fini. Elle ne pourra jamais …
— Forest, 300 kilos !
C’est Fiona qui a parlé.
Je me fige. C’est impossible ! Son corps ne pourra jamais supporter un tel poids. Elle va se biser les os ! Je lâche sa cheville quand elle devient subitement beaucoup plus lourde mais tend en même temps mes bras vers elle pour amortir sa chute … Et me retrouve sans bien comprendre comment le cul par terre. C’était une feinte. Un reste de fourmillement au milieu de ma cage thoracique me fait comprendre que la petite a profité de ma confusion pour me déséquilibrer d’un simple atemi dans le plexus.
Avant que je ne puisse me relever, elle me saute dessus, à califourchon sur mon torse.
— Forest, 40 kilos, s’il-te-plait.
Cette fois, elle ne bluffe pas, j’ai l’impression que Huni s’est assis sur mes poumons. Fiona rayonne de bonheur.
— T’as perdu, Artyom !
Je souris aussi.
— Je crois que tu ne sais pas encore à qui tu as affaire, fillette.
Et sans lui donner le temps de réagir, je demande à ma Graine d’annuler les 40 kilos que pèse actuellement ma propre combinaison d’entrave et nous relève, Fiona et moi d’une simple flexion des abdominaux. Dans le même mouvement, je la balaye sur le côté avec mon bras. Elle tombe par terre sur le dos et je l’entoure, sans la toucher, de mes genoux et de mes bras.
J’annonce à voix haute.
— 80 kilos.
Je m’enfonce un peu dans le sol autour de la petite fille.
Cette fois, c’est bel et bien fini.
Je rigole.
— Qui a perdu ?
Fiona ne se départ pas de son immense sourire.
— C’est moi ! Mais je t’ai forcé à te battre sans handicap ! Ce qui signifie que tu me considères comme une vraie rivale.
Elle a absolument raison. Cette enfant toute menue a fait jeu égal avec le disciple du grand maître de l’art de la solidité. Est-ce moi qui n’ai pas été à la hauteur de mon titre ou bien elle qui a livré une performance exceptionnelle ?
L’affrontement terminé, une immense perplexité se saisit de moi.
Des choses clochent. Plein. Trop.
Je recule d’un pas et aide Fiona à se relever.
Une fois debout, je garde un instant sa main dans la mienne et cherche son regard, dans lequel j’espère trouver une réponse aux nombreux mystères qui l’entourent. Je comprends très vite pourquoi j’ai eu ce réflexe et d’où venait cette sensation de décalage. La petite est aveugle ! Dessous son épaisse tignasse rousse, ses grands yeux dorés ne sont fixés sur rien de précis, ils convergent vers un point vague et lointain, un peu au-dessus de l’horizon.
Elle me voit, pourtant.
Deux libellules gravitent de part et d’autre de ses oreilles ; leurs caméras, orientées dans ma direction, suivent les lignes de mon visage. Malgré leur nature mécanique, j’arrive à percevoir la curiosité de leur propriétaire dans les mouvements qu’elles produisent. Une expressivité qui complète avec une harmonie inattendue la frimousse rieuse de Fiona.
J’ai tant de questions à lui poser que j’éprouve les plus grandes difficultés à choisir par où commencer, si bien que je finis par laisser tomber tout plan préétabli et démarre à l’instinct.
— T’es sacrément jolie, dis.
À ces mots, la fillette pique un fard ravageur. Sa peau de nacre devient si rouge que ses cheveux semblent blanchir. Après un tel afflux de sang à la tête, cela ne m’étonnerait pas qu’elle ait des fourmis au bout des doigts. Bigre ! Quand le vieux Rodolf me disait qu’elle avait les joues chaudes en parlant de mes aventures, ce n’était pas juste pour me faire un compliment.
Nous voilà bien …
Sur le visage de Fiona, le plaisir, après une courte mais inoubliable apparition, a déjà laissé place à la honte et la colère. Si je laisse la situation s’éterniser, elle ne me le pardonnera pas de sitôt. Alors j’enchaîne.
— Et balaise ! Et maligne, en plus ! Pour réussir à me faire tomber par terre. Il t’a fallu quoi … ? Moins d’une journée ! Non seulement pour intégrer à ton répertoire la technique que j’ai utilisée contre Big Mama mais aussi pour l’adapter à ta morphologie. Je suis soufflé. Maître Askeladd devrait changer d’élève ; de toute évidence, tu as un potentiel largement supérieur au mien.
— N’importe quoi. L’art de la solidité se moque bien de la rapidité d’apprentissage et d’esprit. Je t’ai déstabilisé avec une farce mais à aucun moment ton cœur n’a été ébranlé.
Bien, Fiona a profité de ma tirade pour recouvrer ses esprits.
Je peux entrer dans le vif du sujet.
— Tu as raison, à ton niveau, tu es incapable de me mettre en danger. Ta force de frappe maximale est inférieure à mon seuil naturel de résistance. Cela ne change rien au fait que tu m’as obligé à te traiter comme un adversaire de rang égal au mien ; à ton âge et avec ta corpulence, c’est déjà prodigieux. Ce que je ne comprends pas du tout, d’ailleurs, c’est comment tu as su quel poids je portais pendant notre combat. J’imagine que tu n’as pas choisi ces 40 kilos au hasard. Tu semblais savoir que c’était précisément mon handicap.
La fillette confirme.
— Non, bien sûr, ce n’était pas un hasard. C’est Diane qui me l’a dit.
— Diane ? Qui est-ce ?
Fiona me donne une tape sur le ventre en riant.
— Ben voyons, Artyom. Diane ! C’est ta Graine !
Qu’est-ce qu’elle raconte ?
Ma Graine ? Diane ?
« Diane » ?
À cet appel, s’emboitent au fond de moi deux blocs complémentaires, enfin, dans un grondement titanesque, comme le soupir satisfait et fatigué d’un dieu qui aurait, après une éternité de labeur, tout juste achevé de réunir les deux hémisphères de sa création. Un puissant courant dévale alors de l’un à l’autre et me rive les pieds au sol. De mes hanches, à travers mes mollets et par mes orteils jaillissent d’un jet 400 millions de racines, chacune s’en allant à la rencontre de l’un de mes semblables. La plus courte d’entre-elles n’a qu’un trajet très court à parcourir. Elle s’arrime à l’enfant qui vient de me dévoiler le nom secret de tout un monde. Celui de ma Graine.
J’ignorais qu’elle en possédait un. Pourtant, puisque nous baptisons nos Spores, pourquoi pas nos Graines avec qui nous partageons tout autant ? Je n’y avais pas pensé. On ne me l’avait pas dit. Décidément, je découvre sans cesse ce qui passe pour des vérités essentielles en ce monde et qui m’ont malgré tout glissé entre les doigts pendant vingt ans. À quoi donc ai-je occupé ces quelques premières années de vie ? À grandir, à forcir, à rêver, à rire. À regarder Iori parcourir le monde tel une force naturelle. Iori, le superbe intrus pacifique. À bien y réfléchir, je n’ai pas fait grand-chose de ma jeunesse, rien de très constructif en tout cas. Peut-être n’est-ce pas un mal. Je suis un peu lent, voilà tout.
Diane. Je l’entends maintenant, son clapotis, tandis qu’elle serpente sereinement au fond des canyons compliqués que j’imagine figurer mon identité.
Ainsi, nous voilà au complet. Diane, Foam, et moi. Et le reste du monde aussi, tous interconnectés par une infinité de liens invisibles.
Il me semble là comprendre une ou deux choses, sur la structure de l’Arbre et ma place parmi la multitude de ses membres, sur notre rôle sur Terre et notre histoire passée et à venir. Mais ces pensées claires, comme au sortir d’un rêve, ne restent qu’un fugace moment à la surface de mon entendement et à peine ai-je eu le temps de capter un fragment de leur essence qu’elles ont de nouveau plongé vers les abysses du savoir inconscient.
Peu importe après tout. Cela fait partie de moi.
Je me concentre derechef sur la vie et ceux qui m’entourent. De cette brève illumination m’est restée quelque chose.
— Et la tienne se nomme Forest, pas vrai ?
Fiona me rend la main que j’ai lâchée quelques secondes plus tôt.
Je la serre.
— C’est ça : Forest. Et moi, c’est Fiona. Et lui, c’est Rodolf. Bienvenue ici.
Le vieil homme se détache du rocher sur lequel il s’était appuyé en nous attendant.
— Et la mienne en a pas, d’nom, alors c’est pas la peine de d’mander. Ça s’faisait pas encore, d’mon temps, ce genre d’acrobaties d’l’intérieur. Et si on rentrait à la maison, un coup, plutôt que d’s’ausculter les uns les autres par toutes les coutures comme une triplette de clébards ? Commence à faire frisquet par ça, et on en a pour une p’tite trotte, mine de r’en.
Ayant dit, il se met en chemin sans attendre de réponse.
Dans son dos, Fiona me fait un clin d’œil et me confie, d’une voix basse de conspiratrice.
— Faut pas l’écouter, toutes les Graines ont un nom. La sienne s’appelle Burgne, si tu arrives à le croire, mais selon les dires de Pépé, elle ne répond qu’au petit surnom qu’il lui a donné : Chouquette. Si tu fais attention, ce soir, tu l’entendras lui souhaiter bonne nuit. Il est juste trop timide pour en parler, et peut-être un chouïa honteux d’avoir attendu 60 ans, et que je lui dise, pour s’écouter un peu plus.
— Y’a pas de honte pourtant.
Fiona hausse les épaules et suit le sentier emprunté par Rodolf.
— Non, c’est sûr, j’ai parfois l’impression que je dois baptiser les Graines de tous les gens que je rencontre.
Ça ne m’étonnerait pas. Si ça se trouve, cette petite fille est le premier humain à avoir gravi cette marche supplémentaire vers une symbiose parfaite. Et déjà, si jeune, elle contribue à éduquer son entourage. C’est inouï.
D’ailleurs …
— J’y pense, tu as quel âge ?
— J’ai 13 ans.
Quand je pense qu’elle était à deux doigts de réussir à m’immobiliser …
— Mais t’es hyper précoce ! Et depuis quand Forest a éclos ?
La terre est dure sous nos pas, le sol rocailleux et traitre. Nous avons rattrapé Rodolf désormais et marchons en file indienne derrière lui sur un chemin de chèvres qui zigzague à flanc de collines. Entre le vieil homme et moi, Fiona sautille gaiement, son attitude enfantine contrastant de façon presque violente avec la maturité de ses paroles.
En entendant ma question, une des Libellules de l’enfant se tourne vers moi, l’autre restant fixée sur la route, et j’interprète cette expression mécanique comme une marque de légère surprise.
— Forest a toujours été là …
— Bien sûr, mais …
Rodolf m’explique.
— Cherche pas, mon gars. La p’tite est née Éveillée. Elle savait s’Immerger avant d’réussir à t’nir debout et lire dans l’cœur des gens avant d’pouvoir parler. Elle appartient pas tout à fait au même monde que nous aut’. On dit toujours qu’une fois not’ Graine éclose, son utilisation d’vient aussi naturelle que d’respirer et que j’sois damné si c’est pas vrai mais, à entend’ ça, les jeunes vont souvent s’imaginer qu’ça veut dire qu’on est tous pareils. Ça, c’est du pipeau. Si j’voulais garder la comparaison, j’te dirais qu’dans le monde d’la respiration, y’a des asthmatiques et des champions d’apnée. C’est tout pareil pour les Graines. Y’a autant de degrés d’compréhension d’la symbiose qu’y’a d’humains sur la planète et crois-moi quand j’te l’dis : Fiona est carrément hors-catégorie.
Devant moi, l’enfant bombe le torse de fierté, puis arrondit son dos et imite la démarche roulante de Rodolf.
— N’empêche, j’reste une fichue gamine !
— Vrai. Sans moi pour t’protéger, ça f’rait belle lurette qu’les loups t’auraient gobée toute crue. C’est pas qu’ça les rassasieraient longtemps mais, en apéritif, pourquoi pas, rien qu’pour l’plaisir d’entendre tes p’tits os craquer sous leurs crocs. Scrack. Et schrok. Et sliuurp la bonne moelle d’fieffée morveuse insolente.
À mon intention, Fiona lève l’une de ses Libellules au ciel tout en écartant les bras avec emphase, comme pour dire « C’est ça, c’est ça … Tu l’entends radoter ? »
Je me marre doucement. Ils forment un drôle de tandem rigolard, ces deux-là.
— Mais dites, je croyais que Shandia était la plus jeune Éveillée de tous les temps. Et qu’elle avait six ans lorsque c’est arrivé. Ce n’est donc plus vrai ? C’est toi, maintenant ? Je veux dire … depuis 13 ans ?
— Ça n’a jamais été Shandia et ce n’est pas moi non plus. Nous sommes actuellement dix-sept, dans le monde entier, à être nés en symbiose active. Je les connais bien, nous sommes en contact quasi-permanent les uns avec les autres. D’ailleurs, ils te transmettent tous leur chaleureuse amitié. Le premier d’entre nous, le plus vieux, s’appelle Rémi. Il a quarante-trois ans, soit une dizaine d’années de plus que Shandia. Lui a été quelques temps une véritable exception mais lui seulement. Aujourd’hui, naître comme moi et les quinze autres fait partie du domaine des possibles, au même titre que de ne jamais s’Éveiller. Bref, c’est rare mais ça arrive.
Une fraction de seconde, je me demande si elle se moque de moi. Elle pourrait, elle avait visiblement compris que j’étais un grand naïf avant même de me rencontrer et de tester sur moi sa petite feinte des 300 kilos. Espiègle comme elle est, ne pas emberlificoter à tout bout de champ un benêt comme moi serait du gâchis. Alors, par acquis de conscience, je demande à ma Graine, pardon, à Diane, le nom du premier Né-Éveillé.
Rémi Longwater.
Ben voyons !
Je me surprends à encaisser ce nouveau coup de théâtre avec plus de sérénité que les précédents. Je vais finir par admettre une bonne fois pour toutes qu’alors même que le savoir du monde entier est à ma portée, je ne sais en réalité rien sur rien.
— Dans ce cas, comment cela se fait-il que, dans l’imaginaire collectif, celui de ma Cité au moins, Shandia soit considérée comme la plus jeune Éveillée de tous les temps ? C’est tout de même absurde qu’une communauté véhicule une idée que tous savent être fausse …
— Mais non, ça s’explique très facilement : Shandia est une superstar, voilà tout. Personne sur Terre n’ignore qui elle est. Et parmi ce petit club d’une centaine d’humains connus de la planète entière, elle est celle dont l’activation de la Graine a été la plus précoce. Et vu qu’un Éveil à six ans reste très rare, une légende est née. Moi, je trouve ça bien. C’est chouette les légendes. Surtout quand il suffit d’un mot pour vérifier si elles sont vraies ou pas. On a tous les avantages, et aucun inconvénient. Chacun peut rêver ou savoir au rythme qui lui convient.
Ma foi, elle a raison. Être objectivement dans l’erreur pendant quelques années ne m’a porté aucun préjudice. Durant toute mon adolescence, j’ai imaginé que le monde au-delà du mien était extraordinairement vaste et je découvre chaque jour depuis qu’il est plus étendu encore que ce que je croyais. Rien qu’au cours de cette dernière heure, par exemple, j’ai volé au sein d’une tempête et me suis fait apprendre la vie par une fillette, quand je pensais en m’endormant ce matin dans ma Spore que j’allais passer ma journée à mâchonner un brin d’herbe en attendant qu’elle se reconstitue.
Quelle vie géniale !
*
Pendant que nous discutions, le ciel s’est drastiquement assombri, à mesure que de lourds nuages noirs, portés par les vents d’altitude, venaient s’amasser au-dessus de nous. Au loin, vers la mer, de larges portions de la plaine en contrebas sont encore ensoleillées ; un grand lac dans lequel se reflète la lumière éblouissante du soleil me force même à détourner les yeux tandis qu’ici, le vert chatoyant des collines s’est éteint, pour laisser place à un paysage en camaïeu de gris. Des bourrasques violentes, après avoir ricoché contre la solide carcasse de Rodolf, gonflent les volants de la robe de Fiona et éparpillent ses mèches rousses en couronne de flammes ondulantes.
Si j’étais du coin, je sentirais peut-être qu’une tempête se prépare mais comme j’ignore tout du climat régnant sur ce haut-plateau, je décide de faire confiance à mes hôtes pour juger de la situation. Pour l’heure, ils marchent toujours à la même allure ; ni l’un ni l’autre ne semble faire particulièrement attention à ce revirement météorologique, à ceci près que je vois les Libellules de Fiona, malmenées par les rafales, venir se nicher, chacune de son côté, dans le petit creux à côté de l’épaule, juste sous la clavicule, de leur propriétaire.
Bon. Puisque tout va bien, autant profiter.
Je règle ma cadence sur celle de mes guides et, les paupières mi closes, me laisse envahir par l’ambiance de veille d’apocalypse. Quelques gouttes de pluie s’écrasent sur mon visage tandis qu’une des mille mains d’Eole glisse entre mes cheveux et me tire un frisson en effleurant mon crâne de ses griffes. L’air frais, vivifiant, sent fort le pin et la bouse. Il me semble d’ailleurs entendre, lorsque le vent se calme, les meuglements paisibles de vaches sauvages. À chaque pas, j’écrase de mes semelles deux ou trois cailloux protubérants dont j’essaye de percevoir sur les points de quels méridiens ils font pression ou, à défaut, de les inventer. Rate, vessie, yeux. Colonne vertébrale, estomac. Intestin, cœur, épaules. Au poil, Pascual. Je respire par le ventre.
— À propos d’la Shandia, qu’est-ce qu’elle a inventé donc, c’te fois ? Ça a eu l’air d’ben vous plaire.
Le bond de Fiona me fait sursauter.
— MAIS ! J’avais complètement oublié !
Elle se tape le front du bout des doigts.
— J’avais tellement l’impression de rentrer à la maison en famille que j’ai oublié tout ce que j’avais à dire, à Artyom, à Rémi, à toi … L’amnésie ! C’est dingue !
Je réalise que c’est aussi vrai de mon côté et sans doute pour les mêmes raisons. Par toutes ses facettes encore enfantines, ses expressions de joie pure, sa spontanéité, sa facétie, Fiona me rappelle ma petite sœur Kaya. Elle me manque déjà plus que je ne saurais le décrire.
Ma mission m’était tout à fait sortie de la tête.
— Olala … J’ai plein de choses à dire, moi ! Tu restes jusqu’à quand, Artyom ?
— Je repartirai demain matin, quand Foam sera prête.
— Haa ! Tu restes diner. Ça va alors, on a le temps. Tu vas à Uruk-la-première, ensuite ?
Comment, Diable, peut-elle avoir deviné ça ?
— Oui …
— Logique. Tu as de la chance qu’Elena y soit en ce moment, ça ne pouvait pas tomber mieux.
— Elena ? Anirniit ? La Sceptique surdouée ?
— Ben oui, tu ne savais pas ? Elle est à l’École pour quelques semaines, elle dirige un projet absolument fascinant.
Je prends note mentalement de me mettre à suivre très rapidement les transmissions de quelques-uns des journalistes les plus suivis et peut-être les plus portés sur la vulgarisation pour commencer. J’ignore trop de choses. Avant de m’essayer à comprendre notre passé, je ferais sans doute bien de m’attacher à avoir quelques notions de notre présent.
— Je n’étais pas au courant.
Fiona rit.
— Artyom, je ne sais pas quel dieu veille sur toi mais il t’a sacrément à la bonne. Pourquoi tu vas à Uruk, alors ?
Ha ! Ha ! Pas si perspicace que ça, la p’tiote !
J’énumère mes nombreuses raisons d’un ton mesquinement triomphant.
— Je comptais bien faire un passage à l’école des Sceptiques, même si Elena n’y était pas. Apparemment, j’ai peut-être des prédispositions pour en devenir un alors je vais voir à la source ce que ça implique. Comme tu le sais sans doute, c’est aussi la ville natale de Iori et Shandia. Tu sais mon admiration pour eux, je ne pouvais pas ne pas faire ce petit détour. Je vais pouvoir fouler, respirer, me rouler dans la même poussière que mes aînés ! La poussière rouge d’Uruk ! Je vais pouvoir contempler le vide depuis le plus haut cercle du Théâtre, comme Iori l’a fait des centaines de fois et, qui sait ? Lui rendre hommage en copiant son exploit ? J’en ai les doigts de pieds qui gigotent de plaisir rien que d’y penser ! Et puis, je devais retrouver Luciole quelque part avant de poursuivre notre chemin ensemble. Comme c’est à peu près sur notre route à tous les deux, ça semblait être un point de rendez-vous parfait.
— Ouuuh … Je vois ! Ça va devenir une escapade en amoureux, alors. Un couple d’intrépides enquêteurs bondissant à travers le monde pour sauver l’humanité ! C’est excitant ! Les autres ne voulaient pas venir ou tu ne les as pas invités de peur qu’il y ait de la concurrence ?
Gna gna gna … Sale gamine !
Et elle n’a pas fini.
— Tu sais qu’il y a des débats houleux sur l’Arbre, entre grands experts, pour déterminer si nous avons assisté ou non, hier, à un authentique coup de foudre ?
Elle se marre, en plus !
J’en ai un peu ras-le-bol d’être le gars le plus transparent de l’univers.
Heureusement, Rodolf intervient.
— Hé ! Et Shandia alors ? Quelqu’un me raconte ?
Fiona bondit à nouveau.
— Ah ! Bien sûr ! C’est par là que je voulais commencer. Il faut aussi que je raconte à Artyom ce qu’il a raté.
— Tu sais quand je suis arrivé ?
Cette fois, la petite fille fait un vrai tour sur elle-même pour me jeter un regard désapprobateur. Ses grands yeux aveugles, si expressifs, me font penser aux tâches noires sur les ailes d’un papillon. Ils ne voient pas mais n’en sont pas moins utiles pour autant.
— C’était dur de te rater. Shandia a poussé un de ces soupirs quand elle a enfin senti que tu étais avec nous. J’ai cru qu’elle allait s’écrouler de soulagement.
— Oui, je l’ai ressenti aussi. Mais pourquoi m’attendait-elle ?
— T’emballe pas, elle n’attendait pas que toi ... Visiblement, sa transmission était une réponse à celle de Iori. Je ne sais pas combien elle en sait vraiment sur la mission dont vous avez été investis par lui mais, en tout état de cause, elle voulait que vous soyez tous là avant d’entrer dans le vif du sujet. Tu es juste le dernier des cinq à t’être connecté. Avant que vous ne soyez au complet, elle nous a fait patienter en dansant avec la tempête. C’était inouï de beauté et de virtuosité mais c’était surtout sacrément dur. Je ne sais déjà pas comment elle a fait pour tenir si longtemps. C’est ça que je voulais te dire, ce que tu n’as pas vu, Artyom : partout au sol, fichés dans les dunes, il y avait des milliers et des milliers de vieux ossements humains tout effrités. Un cimetière immense, à moitié enseveli, à moitié révélé par les tornades d’air chaud qui propulsaient tout ce sable dans le ciel. Je ne pourrais pas te dire exactement pourquoi mais je crois que Shandia aurait voulu que tu le saches. Alors voilà.
Elle sourit, fière d’avoir transmis le message qu’elle jugeait devoir transmettre et, sans transition, se retourne vers Rodolf d’une pirouette.
— À toi, Pépé, je te raconte … Une tempête de sable dans le Wadi Rum ! T’imagines ? Et Shandia qui vole à l’intérieur ! C’était incroyable ! Elle est tellement forte … Même moi, j’ai du mal à concevoir comment elle peut arriver à intégrer tant d’informations en même temps et à faire réagir son corps en conséquence. On avait l’impression qu’elle lisait le vent. Et ensuite, elle a rencontré un aigle et ensuite, un animal géant sculpté dans la roche et, dedans, une caverne cachée, une jungle, une fresque de massacre aquatique et, encore à l’intérieur, un Homo Sapiens Sapiens qui ne devrait pas en être un …
Ses mots se perdent dans le fracas de notre ouragan à nous. Elle agite les bras en criant contre les rafales qui l’ébouriffent et Rodolf jette par-dessus son épaule des coups d’œil surpris à chaque nouvelle péripétie.
Un cimetière encore ? Mais qu’ont-ils donc tous à vouloir nous montrer des morts ? Se pourrait-il que ce soit une coïncidence ? Non … Il est à parier que Iori et Shandia échangent des informations par des canaux qui leur sont réservés et que cette dernière est au courant de notre secret, comme de notre mission. Le fait qu’elle nous ait attendus tous les cinq au péril de sa sécurité, voire même de sa vie, en est une preuve suffisante.
Si je reconsidère la scène qu’elle nous a fait vivre sous cet angle-là, qu’a-t-elle voulu nous montrer ? Une pléthore de vieux squelettes à demi-enfouis, comme on en trouve un peu partout dans le monde et, non loin de là, un autre, plus jeune, mieux conservé, bien caché au fond d’une grotte. Celui-là est exceptionnel.
La légende des 100 le dit explicitement : quoique fassent nos ancêtres, qu’ils se regroupent ou qu’ils s’isolent, le Fléau, Tîa bêkü, Sans espoir, les fauchait tous sans distinction. Et si on sait que cette histoire ne raconte pas la vérité historique, le fait est que, jusqu’ici, ce point précis avait toujours été empiriquement vérifié. Qu’elles soient seules, retranchées dans un bunker hermétiquement fermé, perdues au milieu d’une forêt immense, coincées au fond d’une crevasse sur un glacier, ou regroupées, toutes les dépouilles retrouvées en étaient, selon leur environnement, à un stade de décomposition cohérent, coïncidant avec une mort des sujets au cours de la Décennie Chaotique. Toutes … Sauf lui, l’ermite qui avait survécu.
Dix, vingt ou cinquante ans après l’extinction de tous ses semblables, sentant enfin venir l’heure de les rejoindre, il s’était détourné de son obsession, cette fresque cauchemardesque sur laquelle il avait gravé sans répit son unique prière : « Ne juge pas », pour aller s’asseoir en tailleur devant un coucher de soleil flamboyant et mourir. Ou peut-être avait-il trouvé l’absolution bien plus tôt et méditait-il là depuis des jours, des semaines, des mois, laissant son enveloppe charnelle brûler le jour et geler la nuit, indifférent à ces affres physiques, prêt à affronter les instances supérieures et leur sentence éternelle longtemps avant que la faucheuse ne vienne effectivement recueillir son âme apaisée.
Tandis que j’imagine la fin du dernier Homo Sapiens Sapiens, une réalisation primordiale s’impose à moi : ce cadavre, unique au monde, a déplacé notre narration historique dans une impasse. Si nous nous en tenons à nos croyances actuelles, il nous révèle cette chose impossible que le Fléau, un phénomène que nous avons toujours considéré comme absolument implacable, aurait eu un raté.
À cette pensée, un goût désagréable me monte à la gorge. Ce n’est pas un fait scientifique, bien sûr, plutôt un fragment de notre imaginaire collectif et autocentré, une perception faillible tout juste bonne à pondre quelques proverbes … N’empêche, mon malaise refuse de me quitter : ce sont les hommes, pas les maladies, qui font des erreurs.
— Ben zut alors, t’es pas très poli, c’est quoi cette méchante grimace ? Elle est tout de même pas si moche que ça, notre maison ?!
Je réintègre la réalité pour découvrir que nous sommes arrivés à destination. Derrière la moue fâchée de Fiona, s’offre à moi, malgré la météo calamiteuse, une vision tout à fait charmante.
Un chemin s’enfonce de quelques dizaines de mètres dans une petite vallée boisée avant de se séparer en deux. À gauche, il descend vers une forêt serrée de conifères, à droite il grimpe en s’élargissant puis s’efface au profit d’un plateau d’herbe tendre encastré dans le flanc d’une haute falaise de roche sombre. Au fond de ce cirque naturel, une cascade agile laboure patiemment un fin sillon dans la paroi. L’eau, après avoir dévalé ces hauteurs, poursuit sa route au creux d’un court canal dans lequel tournent lourdement les grosses pales d’un moulin en bois. Une auberge est accrochée à ce moulin. À cette auberge est accroché un enclos dont la porte est grande ouverte. À cette porte est accroché un panneau sur lequel un pinceau malhabile a tracé le nom « Margaret ».
Un bêlement joyeux salue notre approche.
Fiona me fusille du regard.
— Même la chèvre te souhaite la bienvenue, ingrat !
Je lui pose une main sur l’épaule et affiche mon air le plus sincère.
— C’est absolument ravissant. Merci beaucoup de m’inviter chez vous, je vous en suis vraiment reconnaissant.
La petite vire au rouge, se dégage et me donne un coup de poing dans les côtes.
— Pfff ! Non mais quel poseur, c’est pas croyable ! Viens donc, au lieu de débiter des âneries, on va aider Pépé à préparer le diner. Je te ferai visiter après.
Je meurs de faim mais je m’étonne quand même.
— Le diner ? Déjà ?
Il doit être 18h30 à tout casser.
— Ah ! Eh bien, oui. On se lève et on se couche avec le soleil, ici. On commence le boulot à 7h du matin.
— Ça alors ! Et vous faites quoi ?
Devant nous, Rodolf a atteint la maison et s’y est engouffré.
— On étudie les fourmis. Le haut-plateau qu’on vient de quitter possède une des plus denses concentrations de fourmilières sur Terre. Il y en a en moyenne une tous les dix mètres, sur une surface de quatre kilomètres-carrés. Vues de haut, elles forment un genre de dallage aux carreaux hexagonaux, dont chaque sommet serait une fourmilière et chaque côté une voie de liaison. Tu visualises bien ? C’est bête, j’aurais dû t’en montrer en passant, il y en a littéralement partout. C’est vraiment incroyable, on dirait un réseau de villes reliées entre-elles par des autoroutes. On n’a pour l’instant trouvé aucun fief coupé du reste de la colonie. On l’appelle La Métropole, nous. Selon notre dernière estimation, sa population totale s’élèverait à 12 milliards d’insectes et …
— Attends, Fiona, attends une seconde, c’est super intéressant mais confirme-moi juste une chose d’abord. Tu es déjà entomologiste, à ton âge ?
Elle me gronde encore.
— Eh ! Y’a pas d’âge !
Puis s’adoucit et me désigne Rodolf, qui vient de ressortir de la maison les bras chargés d’assiettes, de fromages, de pains, de légumes, de fruits, de serviettes, de verres et se dirige d’un pas chancelant vers la grosse table en chêne brut qui trône au milieu du jardin.
— Mais non, en fait. Pour moi, c’est juste le projet du moment. Je ne suis là qu’en stage, en tant qu’assistante. L’expert, c’est Pépé.
Encore une surprise !
— Tu veux dire que ce n’est pas ton vrai grand-père ?
La fillette s’esclaffe.
— Bien sûr que non. Où est-ce que t’as vu son gros nez pustuleux au milieu de ma jolie frimousse ? Tu rigoles. Plutôt mourir.
Le vieil homme râle.
— Dis donc, p’tite peste, j’suis juste là et tu l’sais très bien. Tu f’rais mieux d’m’aider à mett’ le couvert plutôt que d’dénigrer ton bienfaiteur même pas dans son dos !
L’enfant part dans un long éclat de rire puis esquisse une révérence bien narquoise. Cela fait, elle prend des mains de son professeur quelques victuailles et entreprend de les jeter un peu au hasard sur la table tout en reprenant, pour moi, la conversation là où elle l’avait laissée.
— Mais c’est vrai qu’on ne s’est pas présentés formellement, vu qu’on savait déjà qui t’étais, nous. Donc moi, c’est Fiona Ó Ríordáin, j’habitais avec mes parents en Irlande avant de venir ici. Et Pépé s’appelle en fait Rodolf Zunn. Une sommité mondiale en myrmécologie. Il n’a pas quitté ces terres un seul jour des 60 années qu’il a passé à observer ces fascinantes petites bestioles.
— J’a’ essayé, une fois, d’m’en séparer, pour aller voir l’cousin Singtai qu’avait parait-il taillé dans l’bois une sacrée fresque mais j’avais pas fait deux enjambées hors d’ma forêt qu’j’ai commencé à m’faire du souci pour elles. J’sais bien qu’elles ont pas besoin d’mo’, qu’elles étaient là avant et qu’elles s’ront là après tout pareil. Mais qu’est-ce tu veux ? Mo’, j’ai b’soin d’elles. « À quoi bon s’faire souffrir ? », j’ai pensé. C’pas pour ça qu’on est en vie. J’avais encore l’pied en l’air d’mon deuxième pas … Ben j’ai fait un joli d’mi-tour avant de l’poser et jamais j’ai r’tenté une telle folie.
Il me tend un bâton qu’il avait coincé sous son aisselle.
— Tiens, mon gars, tu peux mett’ le parapluie ? On va manger mou sinon.
Je le plante au milieu de la table, le déplie et le mets en route. Un large dôme de tissu biosynthétique se déploie du bout supérieur jusqu’au sol, formant ainsi une demi-sphère transparente autour de nous. Ses micropores, réactifs à leur environnement et modulables, semblent avoir été réglés pour n’arrêter que la pluie et une partie du vent. Les sons et les odeurs traversent cette frontière à dimensions variables sans être embêtés tandis que les gouttes d’eau s’y écrasent lourdement, sans aucune retenue, telle une nuée infinie de kamikazes négligeables. À l’extérieur, sous le feu de ce bombardement d’opérette, Margaret, le poil mouillé et l’œil rectangle, nous toise d’un air indéchiffrable, peut-être une pointe d’accusation sous un océan de placidité ? Je me laisse hypnotiser un moment par l’étrangeté de ce regard, soulignée en arrière-plan par l’incessante mastication du bovidé. Comme toutes ses comparses, elle me fait penser à un vieux mage sénile sur le point de lancer une malédiction farfelue.
Si mes tomates ont un sale goût de chaussette macérée, je saurai à qui en vouloir.
Fiona apparaît à côté de moi.
— T’inquiète pas pour Marge, elle adore la pluie. Ça la lave un peu mais elle pue quand même, c’est le bonheur qui tombe du ciel.
— Ça aime puer, une chèvre ?
— Cette question ! T’as déjà essayé d’en savonner une ?
— Pas récemment, non.
Rodolf met fin à nos enfantillages en donnant le signal ; tout est prêt pour le repas.
— Allez !
Alors on s’assoit et on mange.
*
— Donc vous étudiez les fourmis. Tout ce qui peut les concerner ou un sujet en particulier ?
Rodolf gobe une grosse miche de pain qu’il roulait en boule entre ses doigts depuis dix bonnes secondes.
— Tu penses ben qu’en soixante ans, j’ai eu l’temps d’me pencher sur tout plein d’choses. Mais, en ce moment, on est en plein dans l’sujet d’thèse que la p’tite avait en tête quand elle a décidé d’venir ici …
Fiona lève la main pour le faire taire d’urgence et semble une seconde hésiter à recracher sa bouchée pour pouvoir parler le plus vite possible.
Le vieil homme esquisse un geste apaisant.
— Prends ton temps. T’inquiète, j’te laisse lu’ dire.
Ces paroles rassurantes ne semblent pas avoir atteint l’entendement de la petite fille qui s’arrache la gorge en avalant une becquée deux fois plus épaisse que son cou. Les larmes aux yeux, elle trouve quand même la force de fanfaronner en annonçant le titre de ses recherches d’une voix bizarrement rocailleuse.
— « De la possibilité de l’existence d’une personnalité chez l’ouvrière » !
J’écarquille les yeux.
— Vous pensez que les fourmis possèdent une personnalité ?
Fiona me corrige.
— On ne pense rien. On pose la question.
— Et alors ?
— Alors on ne sait pas. Mais attends, je vais t’expliquer comment on procède et ce qu’on a découvert jusqu’ici. Enfin … Si ça t’intéresse ?
J’acquiesce avec enthousiasme.
— Tu es sûr ? Ça n’a rien à voir ni avec ta mission, ni avec quoique ce soit d’autre. Ce sont juste des histoires de fourmis.
Je ris de ces précautions, rassurantes en un sens : malgré son exceptionnelle maturité, elle conserve quelques faiblesses d’enfant.
— Je suis sûr. Je n’attends pas de chaque chose que je rencontre qu’elle me fasse avancer dans ma mission. Je suis juste curieux de ce que vous avez pu découvrir sur le fonctionnement de notre monde.
Alors la petite fille me sourit, puis dégage son assiette de devant elle et entreprend, d’un ton très docte, de m’instruire.
— Tu te souviens de la structure en hexagone que forment les fourmilières, comme un dallage, ou la surface d’une ruche, si tu préfères. Donc, en moyenne, chaque fourmilière, ou Ville, est reliée à trois autres agglomérations. On a appelé ce premier cercle la Banlieue. Prenons la Ville A, elle est reliée directement à la Ville B, la Ville C et la Ville D. B, C et D constituent la Banlieue de A. Elles-mêmes ont une Banlieue ; par exemple, la Banlieue de B sera constituée de A, B’ et B’’. La Banlieue de C, sera constituée de A, C’ et C’’. Et ainsi de suite. On a imaginé des genres de cercles concentriques ondulés, comme le pourtour d’un tournesol, de plus en plus grands, pour modéliser le nombre d’étapes nécessaires à une fourmi originaire de la Ville A pour aller à une autre Ville. Le premier cercle, la Banlieue, compte trois fourmilières. Le deuxième cercle, la Province, en compte six : B’, B’’, C’, C’’, D’ et D’’. Le troisième cercle, le Royaume, n’en compte que neuf, parce que certains hexagones ont été complétés. Le quatrième en compte douze. Etcetera.
Rodolf ricane dans sa barbe, devant ma mine concentrée peut-être, ce qui amène une Fiona mi blessée mi suspicieuse à relever la tête des figures compliquées qu’elles traçaient avec ses doigts sur le bois pour m’aider à comprendre ses explications. Ses Libellules pivotent rapidement de son Pépé vers moi, comme pour passer en revue nos expressions respectives.
— Tu me suis ?
Je reste, héroïquement, stoïque.
— Jusque-là, ça va … Je crois. Si je résume, pour voir – et vous me dites si je me plante, on en est là : les fourmilières sont connectées par groupe de quatre via des « autoroutes » qui, vues de haut, forment des hexagones. Et comme les ouvrières ne se déplacent que par ces voies-là, on peut facilement compter le nombre d’étapes qu’elles font pour aller d’une Ville à une autre. Mais … Parce que les fourmis se déplacent souvent loin de leur reine et de leur fourmilière de naissance ?
— Plus qu’on ne se l’imaginerait, oui. Mais tu sautes un peu les étapes. D’abord, il n’est pas du tout facile, comme tu dis, de suivre les déplacements d’une fourmi donnée. Heureusement pour moi, Pépé avait déjà résolu ce problème quand je suis arrivée sinon on n’aurait pas pu faire grand-chose vis-à-vis de mon sujet d’études. Il n’est pas très compliqué d’isoler une ouvrière sans la blesser et de lui placer un petit quelque chose sur la carapace. En revanche, il a fallu à Pépé des mois et des mois avant de trouver un émetteur qui non seulement n’embêterait pas du tout la fourmi dans ses déplacements mais serait en plus capable de résister à ses journées infernales ! En moyenne, une ouvrière croise pas loin d’un million de ses semblables chaque jour et quand je dis « croise », je veux dire « frotte », « gratte », « escalade », « se fait escalader », « entre en collision avec » … Presque chaque partie de son exosquelette est ratissée, brossée, poncée des milliers de fois par heure !
Rodolf confirme, en se grattant pensivement la barbe.
— Au début, j’a essayé d’les parfumer avec une sève spéciale que j’savais pouvoir suivr’. J’en a mis une goutt’ sur l’dos d’une p’tite. L’lend’main, toute la fourmilière empestait et les trois d’la Banlieue pareil et ça s’propageait comme un feu d’poudr’ dans toutes les directions ! J’te dis pas l’bazar, l’a fallu une semaine et une sacrée averse pour m’débarrasser d’c’te maudite senteur.
— Mais tu as fini par y arriver …
— Ouais, mon gars. Une goutte microscopique d’un liquide ultra-visqueux d’ma fabrication que j’colle tout juste dans l’creux intérieur entre l’tête et l’thorax. D’dans j’mets un genre d’sensille miniature qu’ma Graine peut traquer à loisir. À moins d’un vrai drame, comme une décapitation intempestive, l’système reste en place indéfiniment.
Fiona prend le relais, tout excitée.
— Quand je suis arrivé, Pépé suivait une centaine de fourmis. Aujourd’hui, grâce à mes petits doigts et à mon aisance dans l’Arbre, on en est à plus de quinze mille. Et on a eu plein de surprises !
Elle ouvre sa paume vers moi.
— D’abord, on a découvert, avec le même étonnement que toi tout à l’heure, que si l’immense majorité des ouvrières restent toute leur vie dans les environs immédiats de leur fourmilière d’origine, c’est-à-dire qu’elles ne sortent jamais de leur Banlieue, d’autres s’en éloignent considérablement. Celles-là, dont j’espérais secrètement l’existence tout en la jugeant improbable, on les a appelées les Aventurières. Elles-mêmes peuvent être classifiées en différentes catégories. Le rang deux se déplace au-delà de la Banlieue mais reste à l’intérieur de la Province. Le rang trois va jusqu’aux limites du Royaume. Le rang quatre circule partout dans l’Empire. Et ainsi de suite. Le nombre d’Aventurières diminue fortement à chaque rang. Sur nos quinze mille fourmis répertoriées, il n’y en a que trente de rang cinq. Une pour cinq cents.
Là-dessus, Fiona se redresse, pose ses mains l’une sur l’autre et commente sa propre prestation.
— C’est déjà très chouette comme découverte ; les modélisations des trajets parcourus par les Aventurières ont fait leur petit effet dans la communauté. Mais tant qu’on reste dans le cadre d’un système, il n’y a pas de place pour évoquer la possibilité d’une personnalité.
Pourtant, le visage de Fiona s’éclaire.
— C’est là que les choses deviennent vraiment excitantes ! À force d’élargir notre cheptel de cobayes, nous avons fini par trouver deux aberrations, des championnes uniques en leur genre. D’un côté, Susie, qui est une vétérane diplômée de rang neuf ! Elle a déjà fait plusieurs fois des trajets allers-retours de cette longueur ; elle revient systématiquement chez elle entre chaque mission. Derrière elle, il y a deux rangs, les 7 et 8, intégralement vides ! De l’autre côté, Stone, une énergumène qui échappe à tous les schémas : ce matin, elle était à cinquante-trois fourmilières de distance de sa Ville d’origine. À l’échelle de l’univers usuel d’une fourmi, elle est l’équivalent d’une sonde spatiale partie explorer les confins du système solaire. Bien sûr, sans plus d’informations, il nous est impossible de dire si elle le fait délibérément ou si elle s’est juste perdue mais je fonde de très grands espoirs en elle !
Malgré l’enthousiasme de mon interlocutrice, je reste songeur devant cette démonstration.
— Donc, à supposer que Susie est juste une Aventurière un peu plus douée que les autres, vous n’avez trouvé qu’une seule réelle exception sur quinze mille cas ?
Fiona me fusille du regard.
— Il en suffit d’une. Tu devrais en avoir conscience plus que quiconque. L’existence d’une unique aberration est un événement considérable quel que soit le domaine d’études concerné. Cela ne prouve rien, bien entendu, on ne peut en tirer aucune conclusion mais on peut en déduire des hypothèses, qu’il convient par la suite de confirmer, ou d’infirmer.
L’image de la dépouille trop bien conservée de l’ermite de Shandia me revient en mémoire.
J’opine modestement du chef.
— Tu as tout à fait raison.
— Par ailleurs, ceci n’était que la première étape de nos recherches. D’abord, dans cette même veine : chaque jour nous marquons d’autres fourmis, à la fois dans notre Ville A et dans d’autres fourmilières plus ou moins éloignées. Mon espoir est de trouver, avant d’avoir atteint les trente mille sujets étudiés, au moins une seconde Susie ou une seconde Stone. Et aussi de découvrir d’autres aberrations. Nous avons fait une liste de cas possibles dont ma préférée, mon Graal, en quelque sorte, serait une ouvrière qui ferait en permanence la tournée des six Villes du même hexagone et dont il serait impossible de déterminer la Ville natale. Dans mes rêves les plus fous, ces aberrations-là se déplaceraient toujours en troupe. Alors on pourrait les appeler : les Saltimbanques !
Fiona souligne dans les airs ce titre prestigieux.
Au-dessus de ses petits doigts, ses Libellules guettent ma réaction ; en-dessous, ses yeux brillent d’émotion. Je comprends que la petite fille, en s’écartant du raisonnement scientifique pour s’aventurer dans le domaine plus intime des aspirations, a réalisé vers moi un geste fort de partage. Peut-être perçoit-elle mon intention d’honorer son offrande car, avant que je puisse ouvrir la bouche, elle poursuit son énumération, rayonnante.
— Ensuite, nous cherchons aussi des aberrations dans un tout autre aspect de la vie des ouvrières. Nous nous sommes penchés sur leur rang social, ainsi que sur ce que j’appelle leur « niveau de servitude ». Je m’explique. Lorsqu’une fourmi, disons Agnès qui vient de la Ville A, rencontre une autre fourmi, Bobby qui vient de la Ville B, il peut – je simplifie volontairement les choses – se dérouler plusieurs évènements qu’on a classé en deux catégories selon que les fourmis entrent ou non en communication l’une avec l’autre. Si elles s’ignorent alors émergent nos deux premiers évènements, très simples : Agnès s’efface devant Bobby ou Bobby s’efface devant Agnès. C’est sur ce genre de rencontres que s’appuie principalement ma thèse. Si les fourmis décident de discuter, tout se complique ; les options possibles se démultiplient. Agnès ou Bobby ou les deux peuvent, ou non, changer complètement de comportement, c’est-à-dire, la plupart du temps, modifier leur trajectoire. Mais elles peuvent aussi abandonner ou échanger leur magot, des morceaux de feuilles, d’herbe, des brindilles, rester immobile en chien de faïence un long moment ou encore se marcher dessus comme si elles ne venaient pas de se parler. Bref, mille nouveaux embranchements, trop pour en surveiller l’ensemble et en tirer facilement des interprétations.
— Donc on s’est concentrés sur les rencontres simples, quand Agnès et Bobby s’font point un brin d’causette pendant l’boulot et s’contentent d’laisser parler leur instinct naturel. C’qu’on a assimilé à leur rang social.
— Tout ça a lieu à un rythme trop élevé pour l’œil humain mais avec nos Graines, si les deux fourmis qui se rencontrent portent une de nos mini-sensilles, on peut facilement avoir accès aux résultats et savoir laquelle des deux a eu un infime avantage sur l’autre. À force d’amasser des données, nous avons pu constituer une hiérarchie composée d’autant de niveaux qu’il y a de fourmis. Chacune de nos protégées possède un rang qui lui est propre. Chacune passera toujours devant celles qui sont sous elle dans l’organisation et derrière celles qui sont au-dessus. Ceci, indépendamment de la Ville dont elles viennent. Enfin, presque toujours. À mon grand bonheur, nous sommes encore tombés sur des exceptions. D’abord, il faut savoir que les Aventurières sont au sommet de la pyramide. En temps normal, tout le monde s’écarte devant elles. Tout le monde, sauf Raja, une ouvrière a priori de base, qui ne quitte jamais le périmètre de sa Banlieue et qui, pourtant, n’a, à notre connaissance, encore laissé personne ralentir sa course. Elle fonce droit devant elle sans jamais s’excuser, comme une vraie petite révolutionnaire. Sans dieu ni maître. Elle fait sa part de travail quand même, elle découpe et porte autant que toutes les autres, seulement, elle n’a que faire des grades et des titres.
Fiona sourit béatement.
— Je l’avoue volontiers : c’est ma grande chouchoute.
Alors que la petite marque une pause rêveuse, sans doute envahie de visions romanesques de femmes-insectes menant une lutte acharnée pour leurs droits au sein d’un système totalitaire et discriminant, son silence est comblé par le martèlement ouaté de la pluie contre notre dôme de protection.
Je lève la tête et découvre un ciel bas de bouillons noirs dont les circonvolutions rageuses roulent sur elles-mêmes comme des couleuvres saisies de luxure.
— Ouais, on va avoir droit à un Cataclysme en bonne et due forme c’te nuit.
Je me tourne vers Rodolf, estomaqué.
— Tu crois vraiment ?
Le vieil homme prend une seconde pour répondre, occupé qu’il est à tirer une interminable bouffée sur une courte pipe que je n’avais pas remarquée jusque-là. Sa trogne se plisse et tend tout entière vers ses lèvres pincées, comme le cul ratatiné d’une pomme oubliée au soleil.
Quand il expire, son visage se détend et reprend une à une ses rondeurs joviales habituelles. Une odeur piquante, subtil mélange d’herbes et d’épices, vient me chatouiller les narines.
— Sûr, mon gars. J’les r’connais maint’nant, ceux du pays. Si j’me trompe pas, ce s’ra aussi l’premier d’la p’tite ici. V’z’allez voir, ça va taper dur ! Même ici à l’abri des falaises. Faudra rentrer la Margaret et ben fermer les volets si on veut pas subir trop d’dégâts.
Fasciné, je regarde d’un nouvel œil les remous menaçants qui nous surplombent. Un Cataclysme !
Pour moi, ce sera le premier tout court. À mon âge, c’est peu banal, étant donnée la fréquence à laquelle ils apparaissent pour ravager à l’aveugle un petit bout de Terre. Surtout que quand j’étais gamin, c’était mon rêve le plus fou, d’en voir un de près, mais Tremble étant située dans une région particulièrement épargnée par les excès occasionnels de notre climat planétaire, j’avais petit à petit assimilé que cela ne risquait pas de m’arriver de sitôt. Et voilà … Alors que je n’y pensais plus depuis un an ou deux, il m’en tombe un sur le coin de la figure. Un vrai. Tout chaud, tout neuf. Juste là. Je réprime une furieuse envie de hurler de joie. Un Cataclysme !
Bien sûr, par Iori, j’en ai déjà rencontré quelques-uns : un débordement monstre de l’Amazone, un déferlement de grêlons de la taille de noix de coco dans le désert de Kyzylkoum, quelques ouragans et cyclones ici ou là mais c’était avant l’Éclosion de Diane et je n’avais pas pu m’y Immerger tout à fait. Tandis que là … Je vais pouvoir constater de mes propres yeux, éprouver dans mes membres, dans ma chair, dans mes os, l’inimaginable puissance des éléments !
J’ai tellement hâte que j’en frémis.
Je pivote fiévreusement vers Fiona dans l’idée de partager mon enthousiasme avec une autre novice et déchante d’un coup devant son expression morose. Merde ! On a complètement ignoré sa grande chouchoute !
J’essaye de sauver les meubles.
— Donc, d’après toi, Raja la révolutionnaire pourrait être votre première fourmi à affirmer sa personnalité ?
Fiona me répond d’un superbe lever de menton dédaigneux mais sa Libellule droite m’observe malicieusement par en-dessous ; cette petite peste d’actrice va m’obliger à m’excuser dans les règles. Tant pis, allez, si ça peut lui faire plaisir ! Je lui dois bien ça.
Je lève les mains en l’air puis abaisse la tête jusqu’à ce que mon front touche le bois de la table. Juste avant que le contact ne s’établisse, un recoin de mon esprit me fait remarquer que je pourrais écraser Raja en faisant ce geste et je louche violemment, d’urgence, vers le point d’impact pour m’assurer de ne pas être en train de commettre l’irréparable. Heureusement, tout va bien. Enfin, je crois … Je me suis fait mal aux yeux.
— Pardonne mon exécrable volatilité, reine parmi les reines des fourmis, enfant miracle, gibbon prodigieux à l’agilité arboricole sans égale, jamais Vôtre misérable serviteur n’a vécu de Cataclysme et la pensée de cette rencontre inédite et fabuleuse a su l’éloigner, il en éprouve une honte indicible, un court instant de Vôtre sublime exposé. Le lamentable vermisseau que je suis acceptera Vôtre punition avec gratitude. Mais, pour l’heure, soyez assurée que mon attention vous est désormais résolument, intégralement et … euh … grandiloque-ment ? Attachée, dévolue. À jamais. Pour les prochaines dix minutes. À partir de … Maintenant !
J’espionne sa réaction derrière une de mes mèches. Elle le voit et transforme à la va-vite son sourire en rictus. Je m’aplatis derechef.
— S’il-vous-plaît. Madame la Génie. Vôtre Rousseur. Altesse Incroyable. Être infini. Déesse interstellaire ! Galaxie bifocale !
Enfin, elle rit.
— C’est bon, c’est bon ! Je te pardonne. « Galaxie bifocale » ! C’est complètement n’importe quoi tes compliments !
— Pas du tout. C’est poétique …
Rodolf ricane d’un sinus.
J’enchaine.
— Alors … Raja ? C’est le jackpot ? Les fourmis sont douées d’individualité ?
Fiona reprend ses explications.
— Raja, c’est mon jackpot, je l’adore, mais encore une fois, on ne peut rien conclure d’une seule exception. Seulement, on en a d’autres ! Il y a Adik, dont on est incapables de prédire le comportement : elle laisse passer ou passe devant les autres fourmis de façon aléatoire. Il y a Sigmund, une fourmi de rang deux tout à fait normale à ce détail près que lorsqu’elle croise Laura, ce qui arrive une fois par semaine environ, elle abandonne tout ce qu’elle fait pour la suivre !
Je m’exclame.
— Vous avez trouvé une fourmi amoureuse ?!
— Oui ! Enfin, peut-être. Et des fourmis qui se détestent ou qui se fuient : par exemple, Roland sort systématiquement de la Ville A quelques secondes après l’arrivée de Sherlock et jamais par la même porte. Il y a aussi Yoko et Huang, qui font toujours demi-tour lorsqu’ils réalisent, comment, on ne sait pas bien, qu’ils sont sur le point de se rencontrer. Bref, nous avons découverts une foule de comportements aberrants : une cinquantaine sur notre échantillon de quinze mille. Mais il est encore trop tôt pour dire si cela est dû à une forme de personnalité ou simplement à une complexité plus profonde encore du système de fonctionnement que nous avons pu établir jusque-là.
De mon côté, tout le scepticisme et la rigueur exigés chez un bon chercheur se sont envolés.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Vous avez bien trop d’exemples de fourmis uniques pour ne plus y croire ! Quelle serait l’utilité d’une ouvrière amoureuse ? Ou révolutionnaire ? Ce sont forcément des traits de caractères …
Je m’interromps dans mon raisonnement pour avoir buté sur une suite d’implications dont l’évidence n’est pas acquise. J’interroge mes hôtes.
— Fiona, j’imagine que tu avais déjà des arrière-pensées avant de commencer cette étude. Et maintenant qu’elle avance dans cette direction, tes conjectures doivent t’occuper chaque jour un peu plus l’esprit, non ? Il me semble que le sujet de thèse que tu as choisi en cache un autre, qui est celui de l’intelligence des fourmis. Je me trompe ?
L’enfant pose ses coudes sur la table et croise les doigts devant son nez.
— Oui, tu te trompes complètement. En réalité, je suis persuadée de l’intelligence des fourmis depuis toute petite. Seulement, il faut se détacher de notre anthropocentrisme pour la percevoir. Si on considère l’intelligence comme une capacité adaptative à la mise en place d’un système permettant à la fois la survie et l’utilité au sein d’un environnement donné alors la construction et la gestion d’une fourmilière sont les œuvres de purs génies. Si j’essaye de prouver l’existence d’une personnalité chez l’ouvrière, c’est pour démontrer non pas l’intelligence de cette société mais son élasticité. Plus largement encore, ce que j’étudie, c’est la possibilité d’une société saine composée d’éléments a priori défectueux.
— Avoir une personnalité, c’est être défectueux ?
— En un sens, oui. Tu n’es pas d’accord ? Dans la nature, chaque espèce vivante remplit de nombreuses tâches qui participent au bon fonctionnement de l’écosystème dans son ensemble. Pour que cela marche bien, il faut que les membres d’une espèce donnée, par instinct ou par éducation, connaissent leurs rôles et les remplissent, sans quoi le Cycle s’enraye et des catastrophes se produisent, à plus ou moins grande échelle. Imagine maintenant que toutes mes fourmis cèdent à leur personnalité, deviennent des Stone et partent droit devant elles pour ne jamais revenir. La fourmilière mourrait et, avec elle, toute une partie de son environnement. Tu dois commencer à t’en douter maintenant, mon intérêt pour les fourmis au comportement ouvertement aberrant n’est qu’une étape pour affirmer ce qui m’exciterait réellement : que toutes les autres ouvrières, celles qui ne mouftent pas et suivent jour et nuit les ordres de leur reine, soient elles aussi pleines de vitalité, de rêves et de projets fous que l’immense majorité parviendraient à maintenir sous contrôle par amour pour leur cause commune ! Et, de là, puisque tu me demandais mon arrière-pensée en commençant ces recherches : m’intéresser à la notion de devoir. Quel degré et quelle forme de coercition peut-on associer au sentiment de vouloir participer au bon fonctionnement d’une société ? À quels instincts, à quels ordres obéissons-nous ? Y’a-t-il d’autres choix possibles ? Toi, par exemple, Artyom, qui a décidé de parcourir le monde tout récemment, le fais-tu pour toi ou pour nous ? Est-ce ta liberté absolue ou ta fidèle allégeance qui s’exprime d’abord ? Comment savoir ? Comment saurais-tu, toi qui parles d’intelligence, les impératifs innés qui se cachent sous la surface de ton entendement ?
Et, sur cette interrogation plaintive, Fiona enfouit sa tête dans ses bras, tandis que ses Libellules se rangent au fond de ses petites paumes.
Alors qu’une gifle de pluie s’écrase violemment contre notre Dôme, je crois entendre s’échapper de l’entremêlas de cheveux roux qu’est devenue la fillette ce murmure apeuré.
— Ha. Pépé, fais quelque chose … Je me noie encore dans le nécessitarisme.
Est-ce possible ?
Sans doute et peut-être est-ce même commun car Rodolf réagit immédiatement, comme si ces mots étaient une sorte de code dont ils auraient convenu pour déclencher une suite d’actions prédéterminées.
Le vieil homme se lève puis se penche en travers de la table, son ventre rond en effleurant le bois, pour désactiver notre protection et le déluge s’abat sur nous. Au milieu du fracas assourdissant qui l’accompagne, un rire cristallin s’élève. C’est celui de Fiona qui, au contact de la première goutte d’eau s’écrasant sur son épaule, s’est littéralement éjectée de son banc pour aller danser, avec l’énergie folle, presque hystérique, propre aux enfants. La tête renversée en arrière, les bras écartés, elle saute et court et met des coups de pieds dans le vide autour d’une Margaret indécise qui tantôt l’accompagne de petites cabrioles, tantôt se poste sur ses pattes arrières, prête à charger, inquiète du comportement inhabituel de sa copine.
Rodolf m’arrache à ce spectacle fascinant d’une petite bourrade dans le bras.
— Aide-mo’ à rapporter tout ça à la maison, s’tu veux ben.
— Oui, chef !
J’empile en vitesse la vaisselle restante et lui emboite le pas vers l’auberge en me dévissant le cou pour suivre encore un peu la scène.
Derrière nous, Fiona tourbillonne à plein régime. Sa robe et ses cheveux détrempés propulsent autour d’elle des cohortes de gouttes qui, après avoir croisé dans leurs trajectoires horizontales quelques milliers de leurs sœurs tombées du ciel, finissent par percuter l’une d’entre-elles et donnent ainsi naissance, en plein air, à de minuscules explosions aqueuses, comme des étincelles d’eau ; une myriade d’infimes crépitements entoure la petite fille aveugle qui, les poings encore serrés sur ses Libellules, me donne l’impression fantasmatique, alors que, m’éloignant, je peine de nouveau à détacher mon regard d’elle, de laisser libre cours à sa nature véritable de fée.
De la voir si légère, si présente, seulement quelques instants après avoir été habitée d’une profondeur si désespérée, me vient cette pensée terrible : « A-t-elle déjà tout compris ? Tout vécu ? »
Et si c’était le cas, pourrais-je y faire quelque chose ?
En me détournant enfin de sa fine silhouette virevoltante pour la troquer contre celle, pesante, de Rodolf dont les larges épaules tombantes disparaissent l’une après l’autre, en dépassant d’un mouvement houleux l’embrasure de la porte, au creux de la pénombre relative qui règne dans leur maisonnée, mes questions s’étiolent d’elles-mêmes. Non, bien sûr, suis-je bête. Ce n’est ni de l’expérience, ni de la sagesse, dont elle fait preuve. Elle vit, tout simplement ; elle commence tout juste, à vrai dire, mais déjà, comme nous tous, elle doit se frotter aux problèmes insolubles et aux joies fabuleuses qui accompagnent toute existence humaine.
Ce mélange de tendances opposées, a priori immiscibles, n’est-ce pas aussi précisément ma condition ?
Je marque une pause sur le seuil de l’antre de mes hôtes et offre mon visage détendu au ciel. Les impacts des gouttes de pluie s’écrasant sur ma peau sont si marqués que j’ai l’impression de me faire frapper le faciès par un bébé singe en colère. J’inspire et expire calmement pour transformer la douleur, le froid, l’humidité en sensations puis les sensations en plaisir. Une rigole glaciale dégouline depuis mes cheveux dans ma nuque et sur mon dos, entre mes omoplates. Une secousse sismique me redresse la colonne vertébrale.
Haa ! Ça fait du bien !
Alors, j’entre.
J’ai commencé à lire ton histoire il y a quelques jours, et je suis tout simplement accro ! Ton écriture, l’univers, les personnages, toutes les questions qu’ils se posent, tout est extrêmement bien pensé et en même temps facile à lire, et chaque chapitre donne envie de lire le suivant :)
Et j’ai trouvé ce chapitre encore plus fascinant que les autres, avec cet exposé de Fiona (incroyable personnage, en passant) sur les us et coutumes des fourmis! On comprend qu’elle soit fascinée par son sujet :)
J’ai hâte de lire la suite, un grand bravo à toi! ;)
Merci beaucoup par ton commentaire, qui me fait particulièrement plaisir parce que le passage des fourmis est un de ceux qui a le plus fait l'objet de critiques par mes lecteurs. Je m'y attendais un peu, mais j'avais envie de l'écrire. Et à quoi bon créer si on ne se fait pas plaisir une fois de temps en temps ^^
J'aime l'idée qu'on puisse écrire à l'intérieur d'un roman des choses qui ne font pas vraiment avancer le récit. En conséquence, il faut que la parenthèse soit captivante à elle toute seule. Grâce à toi, j'ai l'impression de n'avoir pas complètement raté mon coup.
Merci.
J'espère que la suite te plaira aussi.