Deux jours plus tard, Gloria força son fils à aller à l'école. Le voir passer ses journées dans sa chambre, comme il l'avait fait des années durant, lui était devenu insupportable. Cette fois-ci, elle ne craquerait pas. Le laisser se morfondre ne l'aiderait pas à guérir.
Avec son mari, elle avait pris conscience que son Gaby était malade. Il ne souffrait pas d'une maladie grave ou incurable. Il avait simplement l'esprit contaminé de pensées plus contrariantes les unes que les autres. En d'autres mots, il se laissait mourir à petit feu.
Gabriel s'enfermait dans un mutisme qui pouvait déranger tous ceux qui le côtoyaient. Le peu de confiance en lui ne lui permettait pas de s'ouvrir aux autres, ou de prendre part à une conversation sans qu'on ne lui en accorde l'autorisation. Sa timidité était telle qu'il s'obligeait à se cacher du reste du monde. Et comme il ne s'ouvrirait jamais de lui-même, Gloria se sentit investi d'une mission : rendre son fils heureux. Et pour que cela soit possible, il devait retourner à l'école, rencontrer de nouvelles personnes. Un processus qu'il avait visiblement commencé : elle l'avait vu accompagné d'une jolie rousse à la rentrée.
Ce jour-là, la cinquantenaire s'était empressée de prévenir son époux pour lui faire part de sa découverte. Ce dernier avait été ravi de savoir que son petit garçon fréquentait une jeune fille. Marcus voyait déjà ce rapprochement comme les prémices d'une relation. Les parents s’imaginaient déjà dans le rôle de grand-parents.
Gabriel, le protagoniste au centre de cette intrigue, ne connaissait rien des projets que nourrissaient secrètement ses géniteurs. Dans le cas contraire, il ne se serait pas gêné pour détruire ces grotesques allusions. Le jeune homme ne ressentait rien de plus qu’une simple amitié envers Charlotte. Il la trouvait charmante et sympathique, sans compter qu’elle ne le jugeait pas sur son physique, du moins, elle ne le laissait pas paraître. Mais de là à envisager une relation intime avec elle ? Non. Cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. D’ailleurs, il avait des choses bien plus importantes à penser.
Ce dernier cherchait désespérément un moyen de fuir la destination que lui imposait sa mère. Seulement, cette fois-ci, Gloria ne se montrait pas aussi conciliante qu’en début de semaine. Son fils irait à l’école que cela lui plaise ou non. Il n’avait pas mot à dire sur cette décision.
- Si je fais une nouvelle crise… l’avertit-il.
Il savait que la faire culpabiliser serait le meilleur moyen de la faire plier. Il n’aimait pas employer ce genre de méthode mais l’angoisse commençait peu à peu à le faire réagir de la pire des manières. Gabriel ne voulait pas revoir leur yeux le scruter, l’examiner comme s’il était différent, comme s’il n’avait pas sa place en ces lieux.
- Arrête de faire l’enfant. Ce jeune homme là-bas est en fauteuil et pourtant, il va en cours comme tout le monde. Tu as la chance d’être bien constituer Gabriel alors ne va pas tout gâcher.
La cinquantenaire désigna du menton le garçon qu’il avait lui-même croisé quelques jours plus tôt. Le balafré n’eut rien d’autre à répondre devant l’assertion de sa mère. Il avait la chance de pouvoir se déplacer comme bon lui semblait, à l’allure qui lui plaisait. Ce qui n’était pas le cas de tout le monde.
- D’ailleurs, tu ferais bien de l’aider. Il a des difficultés à avancer.
Il soupira puis quitta le véhicule, armé de son sac. Le gringalet réajusta sa capuche avant de rejoindre l’inconnu en fauteuil roulant. Celui-ci avait son sac à dos sur les genoux et tentait en vain de monter la rampe aménagée. Ce dernier maudissait son présent jusqu’au jour de sa naissance.
- Besoin d’aide ?
Une nouvelle voix lui parvint. Il releva la tête jusqu’à croiser les yeux bleus du nouvel arrivant. Une longue cicatrice lui barrait le visage, le démarquant de toute autre personne qu’il avait pu rencontrer jusqu’à aujourd’hui. Une capuche tentait en vain de cacher la marque. Ce que Gabriel ne savait pas, c’est que porter son sweat ainsi attirait inévitablement l’attention sur lui.
Le gringalet à lunettes n’attendit pas l’autorisation du jeune homme pour pousser son fauteuil. Il avait bien vu le bandage qui entourait la main de son acolyte. Blessé comme il l’était, il ne pourrait décemment pas gravir cette rampe. D’ailleurs, la tache rougeâtre qui colorait le tissu finit de convaincre le balafré à pousser sa chaise roulante un peu plus longtemps.
- Je peux me débrouiller seul. Merci.
L’intonation employée était plutôt sèche. Gabriel se demandait s’il n’avait pas été trop loin. Comme il n’avait jamais eu affaire à un tel cas, il ne savait pas quelle position adopter dans ce genre de situation. Devait-il le laisser ou l’aider ? Un choix cornélien pour le garçon qui ne voulait pas en faire un ennemi.
- Qu’est-ce que tu t’es fait à la main ? Demanda-t-il nerveusement.
Il se montrait indiscret, il le savait mais la curiosité le poussait à demander. Aussi bizarre que cela puisse paraître, il se sentait assez proche de ce lycéen. Après tout, ils étaient tous les deux différents des autres. Ce garçon en fauteuil roulant était probablement le seul à comprendre ce qu’il traversait.
- Je me suis coupé.
Jules ne tenait pas à s'étendre sur le sujet. Cela ne regardait en aucun cas le jeune homme qui ne cessait de l’observer avec curiosité. Il n’aimait pas ce regard. Dans son cas, il avait la décence de ne pas dévisager la cicatrice du nouvel élève. Son vis-à-vis n’avait visiblement pas la même vision des choses.
Face à cette réponse courte, Gabriel ravala nerveusement sa salive. Il relâcha les poignées et réajusta sa capuche. Comme il n’avait plus rien à dire, il s’en alla sans un autre mot. Ce dernier avait l’impression d’être aller trop loin. Il n’aurait pas dû insister. Le gringalet se maudit : sa tentative de communication avait été un échec. Il aurait mieux fait de se taire.
- Gabriel !
Une voix enjouée lui fit quitter cet afflux de reproches. Charlotte n’avait pas hésité une seule seconde à l’interpeller. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il revienne aujourd’hui, pire encore, à ce qu’il revienne un jour.
Ce dernier était content de la revoir. Bien qu’il soit toujours aussi méfiant de ses intentions, il se sentait plus proche d’elle depuis qu’ils avaient échangé des messages. Malheureusement, il ne sut comment adresser cette issue.
- Tu vas bien ?
Sa nouvelle amie avait la mine soucieuse. Elle ne le connaissait pas beaucoup mais elle savait qu’un profond mal-être rongeait le garçon. Son absence d’hier n’était pas un simple hasard. D’ailleurs, elle se promit de tout faire pour que cela ne se reproduise plus. Ils étaient amis maintenant.
Pour toute réponse, il hocha de la tête. Après sa courte conversation avec l’inconnu en fauteuil roulant, il doutait du moindre mot qui pourrait sortir de sa bouche. Il était toujours gêné d’avoir agi de manière si indiscrète envers cet homme qu’il ne connaissait pas.
- Ma soeur m’a dit que tu avais adopté un chien au refuge. Il s’appelle comment ?
- Pikachu. C’est une femelle.
- Trop mignon ! J’ai toujours voulu avoir un chien. Mais tu sais, les parents… Dit-elle en levant les yeux au ciel.
Pendant les heures qui suivirent, Gabriel prit le cours en note. Il ne supportait plus de se tourner les pouces, ou du moins, de sentir les regards sur lui. Il pouvait entendre leurs murmures. Se distraire pour ne plus les entendre, pour ne plus imaginer les mots qu’ils s’échangeaient sur son dos. Le lycéen se concentra à la place sur la voix de l’enseignant.
***
Lorsque midi approcha, Gabriel sentit son portable vibrait dans la poche de son sweat. Il fronça des sourcils : qu’est-ce que pouvait bien lui vouloir sa mère ? A la sonnerie, il rangea ses affaires puis sortit de la classe accompagné de Charlotte.
Il vérifia l’écran de son téléphone. Le jeune homme s’arrêta brusquement lorsqu’il vit le nom de la personne qui l’avait contactée. Clara Duquesnes. S’il s’attendait à ça…
“Salut ! Ca va ?”
Il avait fait l’erreur de cliquer sur la notification et il était maintenant contraint de répondre. Il ne comprenait pas ce qu’elle cherchait à faire.
“Oui. Pikachu va très bien.”
Le gringalet rangea le smartphone à sa place. Il prit une grande inspiration puis expira lentement. Les échanges sociaux n’étaient pas faits pour lui. Son regard intercepta celui de Charlotte qui l’observait curieusement.
Devait-il lui dire que sa sœur avait pris contact avec lui ? Aussi étrange que cela puisse paraître, il voulait garder la conversation qu’ils entretenaient rien que pour lui. Une infime part de son cœur espérait que toute cette histoire ne soit pas une nouvelle part d'humiliation comme il avait eu l’occasion de voir dans beaucoup de séries. Alors il restait méfiant.
Nouvelle vibration.
Il reprit l’appareil en main et lu le nouveau message:
“Je parlais de toi. Est-ce que tu vas bien ?”
Pourquoi est-ce que j’irais mal ? D’abord Charlotte. Maintenant Clara. Son comportement était-il sujet à question ? Depuis sa crise, il se sentait mieux. Du moins, il le pensait.
A bientôt 18 ans, Gabriel portait le genre de traumatisme qui l’empêchait de sortir dans la rue, seul ou accompagné. Il guettait le moindre son, la moindre ombre dans son sillage. Il était habité par son passé. Il était submergé par celui-ci.
"Ça va."
C’était du moins ce qu’il essayait de se convaincre.