La cantine était noire de monde. Le duo dut s’asseoir à une table déjà occupée. Charlotte avait salué les personnes qui s’y trouvaient et s’y était installée sans demander l’avis de son ami. Gabriel avait fini par se placer face à elle avec beaucoup de réticence. La conversation qu’entretenaient ses voisins de table s‘était tu dès lors qu’ils les avaient rejoints.
Le jeune homme ne s’était jamais senti aussi mal à l’aise qu’à cet instant. Il pouvait sentir l’intérêt qu’ils lui portaient. Bien que sa capuche soit bien en place, sa cicatrice parvenait toujours à attirer l’attention. Il avait alors le loisir d’observer leurs réactions. Et à chaque fois que cela arrivait, il évitait soigneusement le regard de tous.
Il sentit son portable vibrer dans sa poche. Avec beaucoup d’hésitation, il le prit en main pour voir de quoi il en retournait. Un mélange de soulagement et de déception l’envahit quand il vit le contact assigné à sa mère.
“Comment ça se passe ?”
Il soupira, agacé de voir la même question se répéter encore et encore. Il avait l’impression qu’on le traitait comme un spécimen fragile. Le balafré ne prit pas la peine de répondre. Il rangea le smartphone et commença son repas.
Du coin de l'œil, il remarqua l’attention toute particulière que lui réservait l’un des garçons. Il aurait été quelqu’un de confiant, il lui aurait envoyé un “Tu veux ma photo ?” bien placé, mais il n’en fit pas cas. A la place, il se renfrogna un peu plus sur son siège. Malgré sa faim, ses coups de fourchette se firent de plus en plus rares. Gabriel avait perdu l’appétit. Il posa le couvert argenté pour regarder son vis-à-vis.
Charlotte avait fini son repas bien plus rapidement que son ami. Elle avait picoré deux ou trois légumes avant d’abandonner son assiette. La rousse n’avait aucun regret à laisser des restes puisque la nourriture était dégoûtante.
Pour occuper ses mains, elle refit son chignon. Elle croisa le regard bleu de son ami. Ce dernier n’avait pas l’air à l’aise en compagnie de ses anciens amis de collège. Elle ne les portait pas dans son cœur mais elle s’était dit qu’elle pourrait les supporter le temps d’un repas.
- Alors Charlotte, il paraît que ta sœur a dépassé les 500 000 abonnés sur Instagram, lança l’une des filles.
- Elle devient une petite célébrité, commenta une autre.
On pouvait entendre l’envie dans sa voix. La lycéenne soupira : on parlait encore et toujours de sa chère sœur. Elle vivait avec Clara mais elle n’en avait rien à faire des chiffres qu’elle cumulait sur les réseaux sociaux. Elle vérifiait juste de temps en temps....
- Je ne m’intéresse pas vraiment à ce qu’elle fait sur les réseaux.
- Elle est toujours célibataire ? S’enquit cette fois-ci un garçon suffisamment attirant pour prétendre à cette question.
Charlotte se retint de lever les yeux au ciel. Elle avait entendu cette phrase si souvent qu’elle ne lui inspirait plus une once de jalousie. Oui. Elle n’était plus jalouse. Pourquoi le serait-elle d’ailleurs ? Clara était belle et fine. Elle possédait une longue chevelure brune dans laquelle des centaines d'hommes rêvaient d’y passer les mains. La rouquine n’avait rien à lui envier.
- Je ne sais pas. Je ne parle pas de ces choses avec ma sœur.
La lycéenne voyait tellement de garçons différents lui tenir le bras pendant l'année qu'elle ne prenait plus la peine de s'en informer. Leurs parents avaient eux-aussi abandonné l'idée de faire raisonner leur fille. Puis, l'argent de sa célébrité naissante aidant, ces derniers n'osaient même plus demander des comptes à leur aînée de 20 ans. Autant dire que cela n'arrangeait pas la réputation de Clara.
- T'es vraiment pas marrante.
Charlotte sourit face à cette remarque. Elle avait l'impression que sa carapace avait pris un impact de plus. Il était difficile de résister quand son plus grand ennemi gagnait de jour en jour. Seulement, devant ses anciens amis, elle se dit qu'elle devait tenir le coup. Elle ne pouvait pas craquer, pas devant ces gens qu'elle ne portait pas réellement dans son cœur.
Tout comme les remarques peu scrupuleuses sur son physique, celles concernant son caractère, et particulièrement son humour, blessaient son estime : parce que si son humour la désertait, que lui restait-il ? Elle ne deviendrait plus que la petite grosse. Et cette pensée était tout simplement insupportable.
- En tout cas, je ne pense pas que quelqu'un comme toi l'intéresserait. Elle n'aime pas les garçons plus jeunes qu'elle. Elle aime les hommes mûrs, si tu vois ce que je veux dire. Tu aurais à peine le temps de franchir la ligne de départ que tu serais tout de suite envoyé à la case Bankrut.
Sur ces mots, elle prit son plateau et quitta la table. Derrière elle, elle entendit son ami la suivre tout aussi précipitamment.
Elle s'en voulut de perdre ainsi son sang-froid mais elle n'avait pas pu résister de lui envoyer une pique bien placée. Son expression arrogante lui avait délié la langue.
Ils sortirent de la cantine après s'être débarrassés de leur plateau et rejoignirent les fauteuils mis à la disposition des élèves. La rouquine prit une grande inspiration, histoire de calmer sa colère, puis expira lentement. Elle croisa ainsi le regard bleu de son camarade. Ce dernier paraissait étonné de la tournure des événements.
- J'aurais dû garder mon calme, je sais. Mais est-ce que tu as vu sa tête de plouc ? Il l'a cherchée !
Et pour la première fois, elle vit un véritable sourire fendre les lèvres de Gabriel. Le gringalet pouffa de rire en repensant au faciès incrédule de l'étudiant. Il avait vraiment été remis à sa place pour le coup !
Charlotte, en réponse, refléta le même sentiment de joie. S'il pouvait lui montrer de telles expressions, c'est qu'il commençait à se sentir à l'aise en sa compagnie. Ce constat la rassura : son humour n'était pas si mauvais que ça finalement.
Leurs rires se tarirent au bout d'un moment. Alors que la rouquine était sur le point de relancer un sujet, Gabriel lui posa une question qui la déstabilisa pour le coup :
- Est-ce que tu connais le garçon en fauteuil ?
La capuche comme toujours rabattu sur sa tête, le jeune homme cherchait à comprendre le comportement de l'élève vis-à-vis de lui. Il voulait savoir où il avait commis l'erreur pour ainsi éviter de la produire.
- Oh, tu parles de Jules ? C'est un doublant. Il a eu un grave accident de la route il y a 2 ou 3 ans. Il est handicapé depuis.
Apprendre que quelqu'un d'autre que lui avait subi une expérience traumatisante le troubla. Il se doutait qu'il n'était pas handicapé de naissance depuis qu'il avait vu la constitution de ses jambes. Elles étaient trop développées et indiquées plus un accident, ou bien une maladie ? À vrai dire, Gabriel ne s'y connaissait pas tellement dans ce domaine.
- En tout cas, cela ne l'empêche pas d'être un enfoiré arrogant. Il se croit tout permis. Ça m'horripile ce genre d'individu.
Le balafré ne s'attendait pas à une telle violence dans ses mots. D'autant plus qu'il n'était pas là pour les entendre. Cette situation lui rappelait les messes basses à son égard et le mettait mal à l'aise.
- Tu as l'air de t'y connaître en ragot, enchaîna-t-il rapidement.
- Quand on vit parmi la jungle, il vaut mieux. T'as plus de chance de survie.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Est-ce que tu connais le nom de l'école au moins ?
L’air perplexe du jeune homme lui apprit tout ce qu’elle avait à savoir sur le sujet.
- L’école Saint-Exupéry. La particularité de cette école est qu’elle est adaptée pour accueillir des jeunes en situation de handicape. Le fondateur prône l’égalité et la diversité. Ils sont une minorité à pouvoir se permettre ce lycée. C’est pourquoi ils ne sont pas nombreux.
Un grand nombre d’interrogations vint pulluler l’esprit de Gabriel. Ses parents avaient-ils fait exprès de l’inscrire ici ? Prévoyaient-ils ce plan depuis longtemps ? Le considéraient-ils comme cette “minorité” ? Après tout, il peinait à garder un esprit sain depuis l’incident. Sans compter son apparence qui lui fermait beaucoup de portes. Il était “handicapé” à sa manière.
La sonnerie coupa court à ses pensées peu encourageantes. Il suivit son amie jusqu'à la salle de cours et les deux se perdirent dans les formules mathématiques.
18h00.
Le gringalet bailla bruyamment. Voilà longtemps qu'il n'avait pas travaillé autant ! Pendant des années, il avait suivi des cours sur le net et il n'avait jamais étudié au-delà de 16h00. Ce rythme de travail était tout nouveau pour lui. Il en avait donc déduit qu'il lui faudrait au moins une journée pour s'en remettre, si ce n'est plus.
Il était en train d'essuyer un autre bâillement quand il se fit dépasser par Jules, le garçon en fauteuil qu'il avait aidé plus tôt. Sa blessure à la main ne semblait plus qu'être un mauvais souvenir.
- Je te laisse, ma sœur est là ! À lundi !
Charlotte lui fit un signe de la main avant de grimper dans la petite voiture de Clara, qui lui adressa un sourire courtois en passant. Gêné par cette attention, Gabriel détourna le regard. Ses joues rosirent d'une chaleur qu'il ne s'expliquait pas.
Pour échapper à son embarras, il rejoignit sa mère au pas de course. Il n'en pouvait plus de porter sa capuche sous un tel soleil d'été !
- Tu te doutes bien que les sweats sont déconseillés sous ces chaleurs, commenta la cinquantenaire lorsqu'elle le vit retirer son vêtement une fois à l'abri des regards.
- Je suis plus à l'aise en pull.
Gloria soupire mais ne commenta pas. Elle en voulait à son fils pour ne pas avoir répondu à son texto. Elle s'était fait beaucoup de soucis de son côté : mangeait-il correctement ? S'était-il fait de nouveaux amis ? Subissait-il les moqueries de ses camarades ?
Ce possible scénario la hantait parce qu'elle savait que son fils ne survivrait pas une journée de plus si c'était le cas. Son passé était si imprégné dans sa mémoire, si marqué sur son corps, qu'il ne supporterait pas une épreuve de plus. Et elle ferait tout pour qu'il n'ait pas à revivre ça. Absolument tout.
Du coin de l'œil, elle vérifia la moindre trace sur ses bras, le moindre signe de violence, minime soit-il. Elle ne laisserait rien passer.
- Alors, comment c'était ? Tu t'es fait de nouveaux amis ?
- Pas plus que la dernière fois.
- Charlotte, c'est ça ? se renseigna Gloria.
- Comment tu le sais ? Je ne te l'ai jamais dit.
Le visage de sa mère la trahit quand elle se tut. Les sourcils froncés et les bras repliés contre son torse, Gabriel attendait une réponse.
- J'ai peut-être regardé ta page Facebook…
- Tu ne vas jamais sur Facebook.
Nouveau silence de sa part. Silence évoquant quand le gringalet connaissait la seule personne qui aurait pu la renseigner :
- Raphaël… Grogna-t-il en se pinçant l'arête du nez.
Son frère allait le payer… Et dire qu'il l'avait toujours couvert.
- Et Clara ? C'est une camarade de classe ? Très jolie en passant.
Autant dire que Gabriel voulait quitter cette voiture au plus vite.