« Elle a quoi ? »
Morgan se mordit la lèvre. Le roi le dévisageait, furieux. Le jeune homme connaissait bien cette expression. Il s’en serait inquiété davantage si ses pensées n’étaient pas focalisées sur la disparition de Léana.
« Je suis désolé, mon roi, murmura-t-il. Elle peut être n’importe où à l’heure qu’il est. »
Au bout d’une demi-heure d’attente dans la clairière, Morgan avait traversé de nouveau le passage.
Il préparait déjà la pique qu’il lancerait à la jeune fille, quelque chose du genre « Prends ton temps, Léana ! Ça ne fait rien, on dormira juste dans la rue si les portes du château sont fermées quand on arrive. » Il voyait d’avance le visage mi-agacé, mi-amusé de Léana, et ça l’avait fait sourire.
Quand il avait surgi dans la cave de la maison de Claire Ador et constaté qu’elle était vide, il avait compris que quelque chose n’était pas normal. Heureusement, la vieille femme lui avait indiqué la sonnette. Claire lui avait ouvert, stupéfaite. Elle lui avait dit que Léana était repartie depuis plus de vingt minutes.
C’est là qu’il avait commencé à paniquer. Il avait traversé de nouveau, espérant que par miracle elle serait apparue dans la forêt de Leinne. Il s’était rendu chez les Telonska, où cinq soldats et Rebecca Sierkai attendaient. Aucun d’entre eux n’avait vu la princesse.
Morgan avait ordonné à deux soldats d’attendre jusqu’au soir, au cas où elle réapparaîtrait. Puis, accompagné des trois autres et de la jeune femme, il était reparti à Kaltane. Il avait chevauché toute la journée, s’arrêtant seulement pour éviter que son cheval ne s’écroule. Rebecca ne pouvant pas aller aussi vite, il l’avait laissée derrière avec deux gardes. Il avait continué avec Ciandre, l’un des gardes de la princesse, qui semblait aussi inquiet que lui.
Quand Lorene les avait vus arriver, paniqués et sans la princesse, elle avait compris immédiatement. Elle avait envoyé un page chercher le roi.
Morgan se tenait à présent dans le bureau du roi, encore essoufflé et le ventre noué par la peur.
« Mais comment est-ce possible ? Es-tu sûr qu’elle n’a pas changé d’avis et n’est pas restée dans son monde ? »
Deux jours plus tôt, quand Léana lui avait donné sa réponse, le jeune homme avait envoyé un messager au roi pour lui annoncer la bonne nouvelle. Il secoua la tête.
« Je ne pense pas, mon roi. Sa grand-mère m’a assuré qu’elle avait posé sa main sur le miroir et avait disparu. Mais j’étais de l’autre côté durant tout ce temps. Je ne l’ai pas vue.
− Lorene ! »
La femme, qui se tenait près de la porte du bureau, s’avança.
« Allez personnellement voir au Passage Royal si Léana y est apparue. Si ce n’est pas le cas, envoyez des soldats à Bohâm’Ga. Il y a un passage dans la forêt Elfique. Pluie sait où il se trouve. »
Il s’assit brusquement à son bureau.
« Je vais rédiger un message à son attention. Allez-y, Lorene, et revenez au plus vite.
− Oui, Sire, acquiesça la femme avant de s’éclipser.
− Vous pensez qu’elle est sortie au mauvais endroit ? demanda Morgan.
− C’est la seule explication que je vois. Si Claire Ador ne ment pas, alors Léana a dû se perdre dans les passages. Morgan, tu vas aller à la bibliothèque et me ramener tous les livres qui abordent le sujet.
− Nous n’avons pas de liste exhaustive des passages, répondit le jeune homme d’un ton affligé. Léana peut être n’importe où, peut-être même sans son monde. »
Le roi le regarda d’un air glacial.
« Nous allons la chercher jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre option. Je ne la laisserai pas disparaître comme son père. »
Aidé de deux érudits de Kaltane, Morgan passa la moitié de la nuit à parcourir les livres qu’ils possédaient au sujet des passages. L’un des auteurs s’était penché sur la question des destinations changeantes, mais sa conclusion leur était inutile : il disait qu’un mauvais passage était la volonté de la déesse Néa.
Lorene revint bredouille au bout de quarante minutes et envoya ses hommes à Bohâm’Ga. Le roi décida aussi de prévenir ses Seigneurs. Il envoya ses messagers les plus rapides, afin qu’ils lancent des recherches discrètes dans leur région.
Morgan referma l’un des livres. Il était épuisé, découragé. Les dernières paroles qu’elle lui avait adressées étaient « Je te laisse mon sac. » Il songea avec amertume que s’ils ne la retrouvaient jamais, ce serait le souvenir qu’il garderait d’elle.
Le roi surgit dans la bibliothèque, sombre.
« Toujours rien ? »
Omer Kanis, l’un des deux érudits, résuma au roi leurs maigres trouvailles. Phelps secoua la tête, sombre. Son regard croisa celui de Morgan.
« Kanis et Anton, dès l’aube, vous irez à Varitax. La bibliothèque de O’membord est bien fournie : vous continuerez les recherches là-bas. En attendant, allez vous coucher. Toi aussi, Morgan. »
Le jeune homme obéit, dévasté. Les portes du château étant fermées depuis longtemps, il dormit dans une chambre d’invité. Son sommeil fut entrecoupé de cauchemars.
Léana dansait contre lui, radieuse. Puis, d’un coup, elle lui était arrachée, s’éloignait, emportée par la foule. Il ne parvenait pas à la rattraper. Elle finit par disparaître et il se réveilla en sursaut, trempé de sueur.
Il ne réussit pas à se rendormir, obnubilé par la pensée qu’elle était seule, perdue dans un endroit inconnu, incapable de se défendre. Il pouvait lui arriver n’importe quoi. Il avait tiré la jeune fille de sa vie, de son confort, pour l’emmener dans les dangers de son propre monde. Il lui avait promis de toujours la protéger. A présent, à cause de lui, elle était peut-être morte.
* * *
Léana s’était approchée de la fenêtre, enroulée dans sa couverture. Elle avait froid, ses habits et ses cheveux étaient toujours mouillés. A tout ça venait s’ajouter l’incertitude de son sort.
Qu’avait voulu dire le jeune homme, Eotan, par « réparer le tort » ? Elle ne savait pas à quoi il faisait allusion. Phelps lui avait expliqué le Soulèvement : la Serre avait voulu ouvrir une école de nobles, le roi avait refusé. Ça avait entraîné une révolte. La Serre, puis les autres régions, s’étaient soulevées contre le souverain, qui avait fini par céder à leurs demandes. Elle ne savait même pas ce qu’il avait accepté : leur avait-il permis d’ouvrir l’école ?
Et son père, dans tout ça ? Phelps avait dit que Jack, à son retour de France, avait voulu emmener l’armée en Serre. Mais le roi l’en avait empêché et l’avait banni. Elle ne voyait donc pas quel véritable tort avait été fait, dans tout ça. A moins qu’ils ne se sentent encore trahis de la « fuite » du prince ?
Léana espérait que tout le village n’avait pas perdu un membre de sa famille dans la révolte. Si c’était le cas, elle risquait bien d’y laisser sa peau.
Depuis la fenêtre, elle voyait l’entrée du bâtiment. Rick était ressorti. Un attroupement se formait autour de lui. Des dizaines d’aéliens affluaient, écoutant le maire avec agitation. Elle avait du mal à distinguer leurs visages. Léana soupira : rester à les regarder ne la mènerait à rien, à part être encore plus stressée.
Elle alla s’asseoir sur le lit. Si elle avait pu parler correctement, elle aurait essayé de les amener à la raison. Elle n’avait même pas compris l’insulte de Eotan. Impostrate. Qu’est-ce que cela signifiait ? L’aélien ressemblait au français, et ce mot lui rappelait beaucoup imposteur. Mais pourquoi l’aurait-il traitée ainsi ? Croyait-il qu’elle mentait, qu’elle n’était pas la véritable fille de Jack ?
La colère et la peur bouillaient en elle, lui emmêlant les idées. En général, lorsque son sang s’échauffait ainsi, elle était incapable de garder son calme et de réfléchir correctement. Mais cette fois, il en allait de sa vie. Elle ne pouvait pas perdre le contrôle. Alors elle ferma les yeux et inspira profondément.
Léana n’avait pas toujours eu ce tempérament. Quand elle était petite, elle était joyeuse, s’entendait bien avec tout le monde, souriait constamment. Mais, quand sa mère lui avait avoué que Benjamin n’était pas son père et que Jack était mort, quelque chose avait changé en elle.
Un fossé s’était ouvert entre ses camarades de classe et elle. Eux avaient deux parents ; elle non. A compter de ce jour, elle avait commencé à développer un sentiment de paranoïa. Dès qu’elle avait l’impression qu’on lui voulait du mal, elle se braquait. Benjamin avait beau se comporter comme son père, Léana ressentait tout de même le poids de l’absence. A l’adolescence, ce tempérament s’était exacerbé. Peut-être était-elle un hérisson, finalement, comme Morgan l’avait dit.
Mais ici, je dois être différente. Si je veux qu’on m’accepte, je dois commencer par accepter ce qu’on me dit.
Elle se détendit petit à petit, luttant en elle-même. Il y avait cette part d’elle qui était sage, qui savait qu’elle devait grandir pour réussir à survivre ici. Et il restait un bout de son enfance, qui protestait, criait à l’injustice. Comme elle avait si souvent crié contre sa mère.
Cette rebelle en elle était outrée qu’on l’insulte, brûlait de sortir leur dire qu’ils faisaient erreur. Mais ce n’était pas la bonne manière de faire. La bonne manière, c’était de se calmer et de supporter les critiques.
Tandis que l’acceptation l’emportait, son esprit s’ouvrit. Elle se retrouva dans une plaine aux hautes herbes ondoyant sous le vent. Le souffle de l’air lui caressait délicatement les joues. Un ciel d’un bleu pur la surplombait, vide de nuages.
Léana tourna sur elle-même. L’explication s’imposa à son esprit : elle était dans la Plaine du Charme dont lui avait parlé Ian.
Des arbres l’entouraient, les plus proches à quelques dizaines de mètres. Entre ces arbres brillaient des chemins. L’effet lumineux était diffus, brouillé. Des portes, des centaines de portes, marquaient l’origine de ces voies tracées dans la forêt.
Toutes les portes étaient différentes : en bois, en marbre, en pierre ; des grandes, des petites ; des neuves, et d’autres qui paraissaient avoir souffert du temps. Certaines semblaient solides, mais côtoyaient des panneaux qui paraissaient pouvoir se briser au moindre effleurement.
Et chacune de ces portes vibrait, attirant Léana. L’appelant.
La jeune fille s’arrêta devant l’une des entrées. Ou peut-être étaient-ce des sorties ? Le chemin était visible derrière. Il n’y avait pas de murs. Pourtant, elle ne pouvait pas contourner la porte. Elle ignorait comme elle le savait, mais elle n’essaya même pas.
Le battant était en bois rouge, avec une petite sculpture en forme de cœur au milieu. Il y avait un heurtoir et une poignée ronde en métal. Léana la tourna. La porte s’ouvrit vers la forêt, l’entraînant avec elle. Elle fut happée par un flot de pensées qui se mirent à tournoyer autour d’elle, en elle.
Et que veulent-ils faire, ces imbéciles ? Si nous nous en prenons à elle, le roi nous détruira. Il ne sera plus question d’amendement, cette fois… Et mon petit Jonat, que deviendrait-il ? Il me serait sûrement enlevé, comme les autres l’ont été. Eotan est hors de son esprit. Tim ! Dépêche-toi, la princesse ne va pas attendre son repas cinq ans. Cet enfant ne fait aucun effort. La pauvre fille, elle a mal atterri. Allons…
Les coups frappés à la porte firent l’effet d’une explosion à Léana. Elle revint brusquement dans son corps, rejetée des pensées de Molly. Elle perçut la porte mentale se refermer en claquant, alors que celle de sa chambre s’ouvrait. La femme pénétra, plusieurs habits dans les bras. Tim la suivait. Il portait une assiette fumante avec précaution.
Elle l’avait fait. Elle avait réussi à maîtriser son pouvoir, à lire dans les pensées de la femme. Bon, elle ne l’avait pas fait exprès, mais au moins elle avait réussi. L’excitation l’envahit. L’envie de recommencer la saisit à la gorge.
« J’ai pris ce que j’ai trouvé, fit la femme en posant deux robes et un manteau sur le lit. Désolée, nous ne sommes pas très riches, ici. Je n’ai pas de belle tenue pour vous.
− C’est très bien », répondit Léana sans même regarder les vêtements.
La joie s’installa en elle. Les paroles de Molly lui parvenaient, prenaient forme dans son esprit. La porte ne s’était pas refermée totalement, apparemment. Léana regarda la femme dans les yeux. Elle essaya de visualiser le battant rouge.
Rien ne se passa. Elle ne vit pas la Plaine du Charme, ne perçut aucune pensée. Déçue, elle tenta de se consoler en se disant qu’au moins, elle comprenait ce qu’on lui disait.
« Molly, fit-elle d’une voix douce. S’il-vous-plaît, laissez-moi partir. Je ne suis pas mon père. Je ne mérite pas votre… »
Elle avait voulu dire fureur, mais ignorait le mot. Son vocabulaire ne s’était pas amélioré aussi facilement que sa compréhension.
« …votre colère.
− Et pourtant, vous lui ressemblez beaucoup, princesse, rétorqua la femme. Lui non plus ne savait pas tenir sa langue.
− Je suis désolée si j’ai froissé Eotan. Ce n’était pas mon intention. »
La femme ouvrit le coffre et en sortit des draps. Elle mit les habits sur le côté et commença à faire le lit. Tim s’en fut dans les escaliers.
« Le village est sous tension depuis quelques jours déjà. Avec ce qui se passe en Ameria et en Pesée, tout le sud est en ébullition. Les souvenirs du Soulèvement remontent, les rancœurs se rappellent à nous. Vous n’êtes pas apparue au meilleur moment.
− De quoi parlez-vous ? Que se passe-t-il, en Ameria et en Pesée ? »
La femme la dévisagea.
« Vous n’êtes pas au courant ? »
Léana se mordit la lèvre. Elle s’approcha du lit et saisit l’autre côté du drap.
« J’étais dans mon monde pendant une semaine… »
Molly fronça les sourcils.
« Laissez-moi faire. Ce n’est pas un travail de princesse.
− Je fais mon lit chez ma mère, je peux bien le faire ici, Molly. »
L’aélienne la regarda comme si elle était folle. Puis elle haussa les épaules et saisit la couverture.
« Les Capes Noires se sont installées dans les Landes Maudites. Le Seigneur O’membord a envoyé ses soldats pour les chasser. On a entendu dire qu’il y avait eu des affrontements. Depuis, les charmés des régions du sud se sont fait connaître et commencent à s’en prendre à nous. Nous n’avons pas d’aria pour nous protéger, princesse. Pas comme à Kaltane. »
Léana en resta bouche bée. Elle se figea, la couverture dans la main. Les Capes Noires ? Des affrontements ? Les Landes Maudites ? De quoi parlait donc Molly ?
« Le roi ne m’a pas dit grand-chose sur la situation, avoua-t-elle. Que sont les Capes Noires ? »
Molly eut un rire amer. Elle posa avec vigueur l’oreiller sur le lit, faisant sursauter Léana.
« Bien sûr, qu’il ne vous a rien dit. Les Capes Noires sont des Charmés qui mettent du bazar en Ameria depuis quelques mois. Ils prétendent avoir peur de nous, alors que ce sont eux, les monstres. Ils peuvent pénétrer notre esprit n’importe quand, et ils prétendent que nous sommes des dangers ?
− Je croyais que la Configuration du Quatre était là pour…
− La Configuration ne vaut rien, la coupa Molly. Si le roi ne fait rien, tout ça tournera très vite à la guerre civile. »
Il y eut des cris dans la rue, des sifflements. Les deux femmes se précipitèrent à la fenêtre. Il faisait presque nuit, donc des torches avaient été allumées. La place était à présent pleine de monde. Les gens vociféraient, pointant le foyer du doigt. Posté sur un banc, surplombant la foule, Rick tentait de calmer le village. Léana sentit la peur l’envahir.
« Restez-ici. Surtout, ne sortez pas de la pièce, princesse. Je vais tâcher de voir ce qui se passe. »
Molly se précipita hors de la chambre, la laissant seule. Dehors, la foule grondait de plus en plus fort.
Léana avala le bouillon de légumes si vite qu’elle se brûla la langue. Elle enfila une robe au hasard, prit le manteau et rabattit la capuche sur sa tête. Rick n’avait pas l’air de l’apprécier : pourquoi la défendrait-il face aux autres ? Le ciel était noir à présent. Si elle parvenait à trouver une autre sortie, personne ne la verrait s’enfuir.
Elle dévala les escaliers et se retrouva dans le couloir. Elle choisit de se diriger à l’opposé de l’entrée. Alors qu’elle parvenait à un tournant, la porte s’ouvrit derrière elle.
« Princesse ? »
Léana se retourna brusquement. Tim et Jonat l’observaient, la mine déconfite.
« Ne dites-rien », fit-elle, soulagée de constater qu’ils étaient seuls.
Le petit roux referma soigneusement la porte derrière eux. Ils la rejoignirent en courant.
« Venez », fit Jonat.
Elle leur emboîta le pas. Ils traversèrent le couloir jusqu’à une porte, pénétrèrent dans une cuisine vide. Léana n’y voyait presque rien, mais se fiait aux deux petites ombres. Ils poussèrent un second battant. L’odeur de foin la frappa.
« Attendez », murmura Tim.
Elle resta avec Jonat, le souffle court, tandis que Tim disparaissait. Léana percevait les formes des boxes. Un cheval tourna la tête vers elle.
« C’est bon », appela l’enfant de l’autre côté des stalles.
Jonat saisit la main de Léana et l’entraîna vers son ami. Celui-ci était déjà en train de seller un cheval. Le bête renifla en voyant Léana. Il était de taille moyenne, le pelage brun. Jonat saisit un harnais et le donna à Tim. L’animal fut très vite équipé.
« Je ne peux pas voler un cheval, s’exclama Léana.
− Vous n’irez nulle part à pied, fit Jonat.
− Ce n’est pas voler si on vous le donne, ajouta Tim. Poussière est à moi. Prenez soin de lui. »
Léana sentit la gratitude l’envahir. Ils étaient si jeunes, la connaissaient à peine, et pourtant avaient décidé de l’aider à s’évader.
« Merci de me faire confiance.
− Ce n’est pas juste d’être fâché contre vous alors que vous n’êtes pas votre père », déclara Jonat d’un ton bien trop sérieux pour ses onze ans.
Alors qu’il finissait sa phrase, la porte des écuries s’ouvrit. Un flux de lumière lunaire se déversa à l’intérieur.
« Mais qu’est-ce que vous faites ? »
Un homme patibulaire se tenait dans l’encadrure de la porte, les mains sur les hanches. Il regarda tour à tour les deux enfants, puis posa son regard sur Léana.
« Oh, Ites, s’exclama Tim d’une voix calme. On va se promener.
− J’ai plutôt l’impression que vous essayez de faire sortir la princesse Léana ! »
L’homme recula dans la rue. Avant que Léana n’ait eu le temps de réagir, il se mit à hurler :
« Eh oh ! La princesse essaye de s’enfuir !
− S’il-vous-plaît ! supplia la jeune fille. Laissez-moi passer ! »
L’homme lui jeta un regard noir. Soudain, Tim poussa un hurlement et se jeta sur lui. Jonat se précipita à l’extérieur avec le cheval.
« Vite ! » cria-t-il à Léana.
Ites repoussa Tim d’un mouvement du bras. Il tenta d’attraper la princesse, qui l’évita de justesse. Elle se retourna pour lui envoyer une claque dans la figure. L’homme tituba. Léana fut surprise pas la force de son propre coup.
« Vite ! » hurla Jonat à nouveau.
Des cris retentissaient déjà au bout de la rue. Léana enfourcha le cheval avec l’aide du garçon.
« Longez le fleuve vers le nord, s’écria Tim en pointant une ruelle du doigt. Quand vous atteignez le pont, traversez et vous serez sur la route royale.
− Restez ici ! » gronda Ites en s’approchant de la princesse.
Il voulut la saisir, mais la jeune fille lança un coup de pied vers lui. L’homme se recula d’un bond, puis revint à la charge.
« Arrête, Ites ! cria Jonat en se mettant en travers de son chemin.
− Fuyez, princesse, dit Tim. Ah, ajouta-t-il précipitamment alors que Léana allait talonner le cheval, n’allez pas vers la forêt Elfique ! On n’a pas le droit d’y entrer. »
Des aziriens surgirent soudain au bout de la rue. Ites repoussa Jonat sur le côté, évita Tim et se jeta sur Léana. Celle-ci poussa un cri et donna un coup de talons à Poussière, qui bondit en avant. Le cheval dévala la ruelle étroite. Léana glissa, crut qu’elle allait tomber. Elle s’accrocha aux rênes, serra les genoux et parvint à rester en selle.
La rue serpentait entre des bâtiments non éclairés. Léana crut plusieurs fois que sa monture allait rentrer dans un mur. Mais l’animal semblait connaître le chemin, car il sortit du village sans encombre. Un pont se jetait sur le fleuve un peu plus loin. Léana tourna sa monture de ce côté et ils le traversèrent aussitôt.
Elle entendait des cris, loin derrière elle, mais avait trop peur de tomber pour se retourner. Dès qu’elle fut sur le chemin qui longeait le fleuve, elle talonna de nouveau Poussière, qui s’en fut au triple galop.
Léana garda le rythme jusqu’à atteindre le pont dont avait parlé Tim. Lorsque la construction en pierre apparut, elle tira sur les rênes de sa monture et se retourna. Il n’y avait personne en vue. Avaient-ils renoncé à la poursuivre ? Tim et Jonat les avaient peut-être retardés.
Le ciel était dégagé. Même si Léana était bien plus repérable ainsi, ça lui permettait aussi de voir la route. Elle pria donc pour que les nuages ne viennent pas cacher la lune.
De l’autre côté du pont, elle se retrouva sur une route plus large. Ce devait être la route royale. Léana ignorait où elle allait, mais elle supposa que son nom était bien attribué et qu’elle allait l’emmener à Kaltane.
Sur sa gauche s’étalait la masse sombre de la Forêt Elfique. C’était ici que son père avait passé ses dernières années. Se pouvait-il qu’il y ait laissé des affaires ? Que des gens se souviennent de lui, qu’on puisse raconter à Léana comment il était mort ? Ian avait dit que « la forêt avait eu raison de lui », mais qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
Tandis que Poussière avançait au trot sur la route qui serpentait entre les petites collines, Léana ne pouvait détacher son regard de la forêt. Elle avait l’impression que les arbres l’appelaient, chuchotant son nom à ses oreilles. Une étrange sensation lui parvenait. Le bois semblait vibrer d’une vie propre, ses branchages agités par le vent murmurant de doux secrets, des promesses de connaissances infinies. Si Léana s’y rendait, elle aurait accès à un pouvoir absolu. Elle pourrait découvrir ce qui était arrivé à son père.
Quand la route s’éloigna de la forêt, la pression diminua sur l’esprit de Léana. Elle parvint à un embranchement. L’un des chemins partait vers le nord-est, très probablement vers Kaltane. L’autre filait droit vers la Forêt Elfique.
Tim lui avait dit qu’elle n’avait pas le droit d’y aller. Mais si ces gens avaient accueilli son père des années auparavant, pourquoi refuseraient-ils de répondre à ses questions ?
Et puis, si elle était poursuivie, les aziriens ne penseraient probablement pas à la chercher sur cette route.
« On va faire un petit détour, Poussière », murmura-t-elle avant d’orienter sa monture vers le Royaume Elfique.
A mesure qu’elle se rapprochait de la forêt, Léana percevait de mieux en mieux la vie qui pulsait autour d’elle. Lorsqu’elle était entourée de personnes à l’esprit ouvert, ou encore d’animaux, elle sentait leur existence, percevait les vibrations qu’émettaient leurs pensées.
Ici, l’effet était légèrement différent : la forêt n’émettait pas de vibrations, mais sa présence était étouffante. Léana avait l’impression que les arbres étaient vivants et l’observaient s’approcher, tels des gardes menaçants d’un royaume secret. Elle comprit que c’était ce qu’elle avait ressenti, lorsqu’elle avait vu la forêt pour la première fois.
Et malgré cela, elle se sentait en confiance, apaisée.
Poussière ralentit en arrivant près des bois. Il se mit à renâcler, refusant d’avancer. Léana lui tapota le flanc.
« Allez, courage. Ce n’est qu’une forêt. »
Mais c’était un mensonge, et le cheval le savait aussi bien qu’elle. Poussière pénétra lentement dans l’ombre des arbres. Léana fut alors envahie par l’atmosphère magique de la forêt. Des milliards de voix lui chuchotèrent des choses à l’oreille, cherchant à raconter leur histoire. Léana se détendit entièrement, fascinée. Elle laissa sa monture la guider. A mesure que le chemin s’enfonçait dans la forêt noire, elle s’engouffrait dans les murmures.
Au bout de quelques mètres, Léana arrêta Poussière. Tout était là, à portée de main. Le savoir infini, la connaissance de siècles d’histoires. Pourquoi voudrait-elle aller chercher des réponses plus loin, quand elle pouvait savoir ce qui était arrivé à son père, ici et maintenant ?
Le cheval hennit doucement quand elle mit pied à terre.
« Tout va bien, lui murmura-t-elle. Tu le sens aussi, pas vrai ? C’est beau, Poussière. Tu ne dois pas t’inquiéter. »
Une branche s’étendait devant elle, fine, délicate. Léana tendit la main. Les murmures s’intensifièrent. Elle aurait juré que le bout de bois venait de s’étendre, un peu, juste un petit peu, pour venir à sa rencontre. Le doigt de Léana effleura l’écorce.
Des dizaines d’émotions l'envahirent en même temps, des sensations qui n’étaient pas les siennes et qui la firent suffoquer. C’était trop, bien plus qu’elle ne pouvait le supporter. Son frêle corps d’être humain n’était pas fait pour accueillir cette infinité de fragments de vies.
Elle fut rejetée en arrière comme sous le coup d’une décharge électrique. Léana trébucha et tomba par terre.
Sa tête heurta violemment le sol et soudainement, tout s’éteignit.
Des murmures réveillèrent Léana. Elle quitta doucement la brume du sommeil, alors qu’une langue étrangère résonnait à ses oreilles. Le vent frais caressait sa peau. La jeune fille ouvrit les yeux. Elle était dominée par des arbres immenses, ombres noires qui se découpaient sur le ciel étoilé. Léana voulut se redresser. Le hamac sur lequel elle était installée se mit à basculer dangereusement.
« Oh là, marmonna-t-elle en tentant de garder l’équilibre.
− Tu l’as réveillée », maugréa une voix derrière elle.
Léana posa ses pieds au sol et fit face à deux femmes. L’une d’entre elle était assise en tailleur sur une branche basse, tandis que l’autre se tenait debout, les bras croisés. Toutes deux se fondaient presque dans le noir, mais leurs yeux brillaient à la lumière de la lune.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle, avant de réaliser que l’inconnue avait parlé en français. « Comment connaissez-vous ma langue ? »
La femme qui se tenait debout poussa un soupir agacé. Elle s’avança vers Léana, qui la distingua enfin clairement. C’était une Elfique. Sa peau était brun clair, ses cheveux noirs, et elle portait une tenue particulière. Le pantalon beige était ample au niveau des cuisses et resserré en bas. Elle ne portait qu’une espèce de brassière pour cacher sa poitrine. A son côté droit, une lame reflétait l’éclat de la lune.
« Vous posez beaucoup de questions, pour quelqu’un qui s’est introduit sur un territoire inconnu et a enfreint l’une de ses règles principales. »
Sa voix était sèche, son français teinté d’un accent presque imperceptible. Léana fut déroutée.
« Je suis désolée, murmura-t-elle. Je… Je ne voulais pas toucher l’arbre. Il m’a attirée. La forêt m’a attirée. »
Elle se souvenait de ce qui s’était passé : le lien avec l’arbre, les millions de vies qu’il cachait en son cœur. Durant quelques instants, elle les avait toutes entraperçues. Elle frissonna en y repensant.
La femme grogna et se détourna. L’éclat de la lune fit briller ses yeux d’une lueur étrange.
« Vous êtes venue chercher ici quelque chose que vous ne trouverez pas, Léana O’legan. Dès les premières lueurs de l’aube, vous repartirez.
− Que… comment savez-vous qui je suis ?
− Pilie, protesta soudain l’autre femme, toujours assise sur l’arbre. Elle est trop faible. Et la forêt l’a appelée.
− C’est aussi ce que disait son père. »
La voix de Pilie claqua sèchement dans la nuit.
« Vous l’avez connu ? bredouilla Léana. Il a vécu ici ? »
L’elfique la fixa de son profond regard sombre. Les bras croisés, imposante, elle faisait presque peur à la jeune fille.
« Vous repartirez à l’aube. D’ici là, vous devez dormir pour permettre à votre corps de se remettre. Vous l’avez soumis à une charge subite qu’il n’était pas prêt à supporter. »
Elle fit mine de partir. La princesse lui saisit le bras pour la retenir. Pilie se retourna vers elle et lui lança un regard sévère, avant de se dégager.
« Excusez-moi, fit Léana. S’il-vous-plaît… j’aimerais savoir ce qui lui est arrivé, et…
− Sachez, Léana O’legan, que les elfiques n’aiment pas beaucoup les questions. Recouchez-vous et dormez, ou je vous ramène immédiatement dans votre pays et je veillerai à ce que vous ne reveniez jamais. »
Léana laissa retomber sa main. Elle avait pensé que les elfiques seraient un peu plus accueillantes.
« D’accord. Je suis désolée. »
Elle se rallongea dans le hamac et leva les yeux vers le ciel. Elle vit Pilie s’éloigner, après avoir lancé une phrase en elfique à l’autre femme. Léana se balançait doucement, observant les étoiles. Était-elle venue pour rien ? La voix soudaine de l’elfique qui la surveillait la fit sursauter.
« C’est pour le bien de la forêt, vous savez. »
La jeune fille se retourna vers la femme. Elle la distinguait à peine, mais sentait à sa voix qu’elle était plus jeune que Pilie.
« Comment ça ?
− Vous avez la curiosité dans le sang. Et c’est dangereux pour la forêt.
− Pourquoi, dangereux ? Comment mes mots pourraient-ils…
− Vous avez déjà blessé la forêt avec votre contact forcé. Et vous ne vous en êtes même pas rendue compte. »
Léana se tut. Dans le noir, elle voyait à peine les yeux brillants de son interlocutrice.
« Je n’ai pas pu y faire grand-chose, soupira-t-elle. Je… la forêt m’attirait. J’avais presque l’impression qu’elle me parlait. »
L’elfique se leva et s’avança vers elle. Elle la dominait de toute sa taille. Elle avait le visage fin, des yeux très bridés et des cheveux sombres plus courts que ceux de Pilie.
« Elle vous parlait ? demanda la femme. Avant même que vous ne touchiez l’arbre ?
− Oui. »
La femme dévisagea Léana, comme si elle cherchait à déceler le mensonge en elle. Puis, brusquement, elle se retourna et reprit sa place contre l’arbre.
« Dormez, Léana. La nuit déterminera votre destin.
− Comment ça ? Qu’est-ce que…
− Parfois, il vaut mieux cesser de poser des questions, si l’on veut entendre la réponse. »
La femme ferma les yeux. Léana comprit qu’elle ne lui en dirait pas plus. Elle décida donc d’obéir. Parler ne la menait à rien. Elle ferma donc les yeux, se laissant porter par les bruits de la forêt.
Elle n’entendait plus les murmures perçus à son arrivée dans le Royaume Elfique, ne captait pas les pensées des animaux. Tout était silencieux. Jusqu’à ce que, petit à petit, elle commence à entendre. La forêt bourdonnait doucement, comme si un essaim d’abeilles s’approchait d’elle. Soudain, le vent souffla, agita son hamac. Des mots furent portés à ses oreilles.
« Léana… tu es venue chercher la vérité, alors ouvre les yeux et regarde autour de toi. »
La jeune fille obéit. Elle n’était plus dans le hamac mais se tenait debout, dans la forêt. La lumière du jour pénétrait entre les immenses arbres. Elle se mit à marcher quelques minutes, guidée par une force inconnue. Et soudain, elle le vit.
L’arbre était énorme. Son tronc devait mesurer cinq mètres de diamètre, ses ramures s’étendaient tout autour de lui. Aucun autre végétal ne poussait près de lui. La princesse resta immobile, fascinée. L’immense pouvoir de cet être ancestral l’écrasait. Au fond d’elle-même, elle sut qu’elle se trouvait face à l’arbre Saârah, le plus vieil arbre du monde. Celui qui était au cœur des légendes.
Une voix tomba alors, puissante, grave, semblant provenir de tout autour d’elle.
« Suis les traces de ton père, Léana O’legan, et tu finiras par m’appartenir pleinement, tout comme lui m’a appartenu il y a bien des années. »
A ses pieds apparut un petit talus de terre fraîchement retournée, ainsi qu’une pierre plate. Léana sentit son ventre se retourner : c’était une pierre tombale. Elle s’agenouilla à côté. La dalle devait faire quarante centimètres de hauteur et vingt de largeur. Elle était lisse, mais couverte de saletés et d’herbes grimpantes. La jeune fille passa doucement la main pour la nettoyer. Une inscription apparut. Elle ne connaissait pas cet alphabet, composé de ronds, triangles et points.
« A toi de choisir le chemin que tu souhaites emprunter », murmura la voix à son oreille.
Et brusquement, Léana se réveilla dans son hamac. Elle ouvrit les yeux et se redressa, le cœur battant. Le jour se levait sur l’immense clairière.
Léana observa son environnement, tâchant de se calmer. Ce qu’elle avait pris pour une prairie était en réalité une petite colline, cachée au creux des immenses arbres de la forêt. Sur ses flancs se trouvaient des constructions faites de bois et de toile. Certaines ressemblaient à des tipis, d’autres à des nids à moitié enfoncés dans le sol, faits de branches et lianes tressées.
Elle apercevait des femmes s’y déplaçant, discutant, certaines portant des paniers. Toutes se ressemblaient : la peau bronzée, les cheveux noirs tressés ou coupés courts pour les enfants, la tenue de guerrière des bois. Léana se rendit alors compte qu’il n’y avait que des femmes et des filles. Ni homme, ni garçon. Lorsque Morgan lui avait dit que les Elfiques étaient des guerrières, elle n’avait pas réellement compris ce qu’il lui disait. Certaines portaient des arcs, d’autres des lames dans leurs ceintures. Même les enfants avaient des dagues.
Léana suivit deux fillettes du regard. Elles quittaient en trottant le centre agité de la clairière. Parvenant à un gros arbre, elles bondirent sur le tronc et se mirent à grimper. Il lui fallut dix secondes pour apercevoir l’échelle accrochée le long de l’écorce. La jeune fille leva les yeux pour suivre les petites. Elle écarquilla les yeux, impressionnée.
La ville n’était pas au centre de la clairière. Elle se trouvait dans le ciel. Les Elfiques évoluaient à vingt mètres du sol, avec la grâce et la légèreté de chats. Sur les larges branches étaient pendus d’autres nids à taille humaine. Des cabanes étaient construites contre les troncs, des passerelles tendues entre eux. Le réseau était complexe et camouflé par les immenses feuilles vertes et les larges branchages.
« Bienvenue à Bohâm’Ga », fit une voix dans son dos.
Léana se retourna. La jeune elfique était toujours assise contre l’arbre, souriante.
« Vous m’avez veillée toute la nuit ?
− Bien sûr. »
La femme se leva.
« Je m’appelle Salnia, se présenta-t-elle.
− J’ai fait un rêve, déclara Léana de but en blanc. Je pense que j’ai vu l’arbre Sa…
− Chut ! »
Salnia regarda autour d’elle, l’air inquiet. Elle s’approcha encore de Léana, et murmura :
« Écoutez-moi bien, Léana O’legan. Vous êtes jeune, vous ne connaissez pas nos coutumes, alors je vous pardonne vos erreurs. Mais il faut que vous compreniez que d’autres ne seront pas aussi tolérantes que moi. Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.
− Mais vous m’avez dit que la nuit m’enverrait des réponses, protesta la jeune fille. Et je les ai eues, et je…
− Si vous avez eu vos réponses, alors cela signifie que vous n’avez plus aucune question ? »
Léana resta bouche bée.
« Non, finit-elle par avouer, gênée. J’en ai encore plein. Mon rêve n’était pas si clair que ça… »
Salnia jeta un coup d’œil derrière elle. Léana se retourna. Pilie s’approchait La femme paraissait moins impressionnante à la lumière du jour. Pourtant, lorsqu’elle s’arrêta devant elles, Léana eut envie de se recroqueviller sur elle-même.
« Bonjour, Léana O’legan. Comment avez-vous dormi ?
− Euh… »
Léana glissa un regard vers Salnia. Devait-elle parler de son rêve, ou allait-elle encore se faire réprimander ?
« Très bien, merci.
− Alors vous êtes prête à reprendre votre route.
− Mon cheval ! s’écria alors Léana. L’avez-vous trouvé ? Je suis venu sur un cheval gris…
− Ce n’est pas votre cheval, répliqua Pilie. Un animal n’appartient à personne.
− Il n’y avait que vous, intervint Salnia gentiment. Il a dû retourner en Aélie.
− Des azirens sont entrés ce matin sur nos terres, déclara Pilie. Je suppose qu’ils viennent vous chercher. Dès qu’ils seront là, vous partirez. »
Léana ouvrit la bouche, mais Pilie lui lança un regard qui lui coupa l’envie de répondre. L’elfique fit volte-face et repartit en direction de la clairière. Désespérée, Léana se tourna vers Salnia.
« Je vous en prie, murmura-t-elle. C’est ma seule chance de savoir ce qui est arrivé à mon père. Je sais que vous avez une tombe cachée dans cette forêt. Je suis prête à parier que c’est la sienne. Mon rêve me l’a montrée. »
La femme la fixa un long moment, puis finit par soupirer.
« Je suppose que si la forêt vous l’a montrée, c’est pour une raison. Suivez-moi. »
Elle disparut entre deux arbres, et Léana se hâta de la suivre.
« Avez-vous faim ? demanda l’Elfique.
− Un peu. »
Salnia s’arrêta devant un panier rempli de fruits. Il était accroché à une corde qui pendait le long d’un arbre. La femme y prit deux fruits à la peau noire et en tendit un à Léana.
« Vous pouvez vous servir librement ? demanda celle-ci. A qui sont-ils ?
− Les fruits sont à tout le monde, Léana.
− C’est une belle mentalité. Alors chaque Elfique participe à la cueillette ? Est-ce que vous… »
Elle vit le regard que lui lança Salnia et se mordit la lèvre.
« Pardon. Je ne voulais pas être intrusive. Je… votre peuple m’intéresse, voilà tout. »
La femme la guidait dans la forêt, loin sous les chemins volants de la ville. Il n’y avait aucun passage délimité, si bien qu’elles slalomaient sur l’herbe haute entre les hauts troncs. La jeune fille prenait bien soin de ne toucher aucun arbre. Les murmures étaient moins intenses que la veille, mais elle les entendait tout de même. Ses doigts fourmillaient d’un désir d’entrer en contact avec la puissance qui l’appelait. Léana mordit avec vigueur dans l’espèce de prune que Salnia lui avait donné, tâchant de détourner son esprit de la magie des bois.
« Je crois que l’envie de découvrir les autres peuplades est typique de votre pays d’origine, répondit finalement Salnia. Seulement, cela est souvent lié à des conquêtes meurtrières.
− Mon pays d’origine ? Vous connaissez la France, alors ? »
L’elfique soupira, puis décida apparemment qu’elle ne couperait pas aux questions de Léana. Elle expliqua donc :
« Les Elfiques voyagent beaucoup, rencontrent de nombreuses civilisations. Ici à Bohâm'Ga, se rassemblent des Elfiques de tous les horizons. Notre ville est la capitale du monde Elfique, qui s'étale sur le monde entier, y compris dans le vôtre.
− Il y a des Elfiques dans mon monde ?
− Oui. Vous en avez sûrement déjà rencontré, sans vous en rendre compte. Des femmes en qui la vie bat un peu plus fort, des femmes fortes et dont la présence semble réveiller le monde qui les entoure. Si vous en croisez, alors sachez qu’elles font partie de notre peuple. »
Perplexe, Léana réfléchit quelques instants. Oui, elle avait déjà perçu ce genre de sentiments avec des inconnues. Avaient-elles les cheveux noirs et la peau mate ? Peut-être.
« Mais la France conquérante dont vous parlez n’existe plus, finit-elle par dire. En tout cas, mon intention n’est pas du tout de découvrir vos secrets et de voler vos trésors. Je… je suis juste curieuse. »
Soudain, le désir de toucher un arbre se fit oppressant. Sa main droite la brûlait. Elle baissa les yeux dessus. Sur sa paume, là où elle avait touché l’arbre la veille, une tâche bronzée formait une ellipse. Par réflexe, elle la frotta.
« Ça ne partira jamais, lui apprit Salnia. Vous avez donné un bout de vous-même à l’arbre, en prenant un peu de la magie des bois. Ce lien sera inscrit à jamais en vous.
− Qu’est-ce qu’il implique ? En quoi la magie des bois est-elle différente du charme ? »
Mais Salnia se mura de nouveau dans le silence. Léana s’était fait une raison lorsqu’elle entendit le murmure de la femme :
« Si vous devez le découvrir, alors vous le découvrirez. »
La jeune fille ne comprit par le sens de la phrase, mais décida de ne pas insister. Elle préférait ne pas offusquer sa guide avec ses questions. Au bout d’une dizaine de minutes, Salnia reprit la parole :
« Votre père est en effet venu ici, il y a de nombreuses années. Il a été suffisamment convainquant pour que mes mères acceptent de l’accueillir.
− Vos mères ?
− J’ai trois mères. Deux d’entre elles dirigeaient la ville, à cette époque. »
Léana hocha la tête.
« D’accord.
− Le problème, c’est que votre père était aussi curieux que vous. Il était le seul homme du Royaume Elfique, et cela perturbait notre équilibre. A vrai dire, j’ignore pourquoi mes mères l’ont laissé rester aussi longtemps. Il voulait toujours en savoir plus, découvrir nos plus grands secrets. Il n’acceptait pas de ne pas savoir. Il a fini par enfreindre l’une des règles de la forêt elle-même. Le pouvoir de la forêt peut-être trop fort pour un humain, et votre père n’y a pas survécu. »
Léana digéra un instant ces informations.
« Donc… il a touché un arbre, comme moi ? »
L’Elfique secoua la tête, mais ne répondit rien. Le trajet dura encore une dizaine de minutes, puis Salnia s’arrêta.
« Nous y voilà. »
Léana regarda autour d’elle, mais Salnia lui fit signe d’aller plus loin. La jeune fille obéit, dépassa un arbre, et découvrit la pierre tombale.
C’était exactement la même que dans son rêve. Le choc la fit vaciller. Elle s’accroupit lentement. Elle passa sa main sur la pierre pour la nettoyer, et l’inscription apparut.
« Que signifient ces mots ? murmura-t-elle.
− Sei Jack O’legan. Lememer en bloodlen. Ci-git Jack O’legan. Sa mémoire restera à jamais dans la magie des bois», répondit doucement Salnia.
Les larmes jaillirent des yeux de Léana sans qu’elle puisse les contrôler. En quelques secondes, elle se retrouva à genoux, sanglotant en fixant la tombe de son père. Elle était au courant qu’il était mort, alors pourquoi était-ce si violent ? Pourquoi avait-elle l’impression qu’on venait de lui arracher le cœur pour le réduire en charpie, lentement, méthodiquement ?
« Ses soldats l’ont enterré et sont partis, expliqua l’elfique. Ils voulaient ramener le corps au roi d’Aélie, mais les mères ont refusé. Votre père avait franchi une limite dans la forêt Elfique. La forêt méritait que son corps lui soit rendu. »
Léana ne répondit pas. Salnia ne fit pas mine de venir la consoler. Au bout d’un long moment, ses pleurs se tarirent. Elle s’essuya le nez en reniflant. C’était fini ; elle n’avait plus aucun espoir de le rencontrer un jour. Elle devrait se contenter des histoires qu’on lui raconterait, des souvenirs que Ian accepterait de lui partager.
Elle revit son père, si jeune, dans les images que lui avait montré le charmé. Une nouvelle crise de larmes la saisit. Jamais elle ne le connaîtrait, jamais. Même si elle avait toujours cru qu’il était mort, elle n’avait jamais pu se détacher de ce fantasme d’enfant. A présent, elle n’avait d’autre choix que de s’en arracher.
« Je suis désolée, bredouilla-t-elle à l’intention de Salnia. Désolée.
− Ne vous excusez pas de ressentir des émotions, Léana », murmura gentiment la femme.
Finalement, la princesse se calma. Elle posa sa main sur la tombe un instant, puis se releva. Son nez coulait, alors elle l’essuya avec sa manche, sans se soucier de l’allure qu’elle devait avoir. Elle croisa le regard désolé de Salnia, qui fit volte-face et la ramena à Bohâm’Ga en silence.
La jeune fille se sentait vidée. L’excitation qu’elle avait en venant ici s’était éteinte, noyée par les larmes. Alors qu’elle parvenait à la clairière où elle avait dormi, son moral dégringola davantage en apercevant Rick, le maire d’Azir. Il discutait avec Pilie.
Les bras croisés, Rick la regarda s’avancer. Il avait l’air fatigué, mais pas spécialement fâché. Lorsque Salnia et Léana s’arrêtèrent devant eux, il eut même un petit sourire.
« J’aurais dû me douter que vous viendriez ici. Il faut croire que je vous avais mal jugée, princesse. »
Léana cligna des yeux, surprise qu’il soit aussi serein.
« Vous allez me ramener à Azir pour rembourser la dette de mon père ? » demanda-t-elle d’une voix vide.
Il eut l’air mal à l’aise.
« Non, je vais vous ramener à Kaltane. Tout le royaume est à votre recherche. J’ai passé la nuit à ratisser la Serre dans l’espoir de vous rattraper. C’est en revenant à Azir ce matin que nous avons trouvé le cheval de mon fils. Il broutait tranquillement près de la frontière elfique. C’est comme ça que j’ai compris que vous étiez venue ici. »
Léana lui sourit péniblement.
« Je suis contente de savoir que vous n’allez pas me tuer.
− Vous n’êtes qu’une enfant, princesse Léana. Il serait injuste de vous punir pour des évènements qui se sont passés avant votre naissance. »
Elle hocha la tête.
« Merci.
− J’aurais aimé avoir cette présence d’esprit avant que vous ne vous enfuyiez. Il faut croire que mon fils a plus d’humanité que moi. »
Léana acquiesça de nouveau.
« Il est temps d’y aller, conclut Rick. Un long voyage nous attend.
− Merci pour votre accueil, fit Léana en se tournant vers Salnia.
− Prenez soin de vous, Léana, lui répondit gentiment l’Elfique.
− Et ne revenez pas », ajouta Pilie d’un ton égal.
Léana soutint son regard gris quelques instants, puis se tourna vers Rick.
« Allons-y.
− A bientôt », salua l’homme.
Deux chevaux les attendaient à l’orée de la clairière. Tandis qu’ils rejoignaient le territoire aélien, la jeune fille sentit le vide se créer en elle.
Laisser derrière elle la forêt magique, qui ne cessait de l’appeler, était difficile. Tourner le dos à son père, en sachant qu’elle ne reviendrait peut-être jamais sur sa tombe, l’était encore plus.