Zanzar éprouvait une satisfaction immense en marchant dans le désert après son évasion du camp d’entraînement. Après tous ces siècles passés dans une tombe, il se retrouvait bien vivant et toujours alerte de corps et d’esprit. Les choses se déroulaient pour le mieux selon ses plans. Son départ s’était effectué avec une facilité déconcertante, Les gardes étaient si stupides qu’il avait pu les leurrer sans même forcer son talent. Ils ne s’étaient rendus compte de rien lorsque son ombre agile s’était glissée à l’extérieur des barricades. Il s’était immédiatement orienté vers l’ouest en suivant les étoiles, comme il avait l’habitude de le faire en navigation. En choisissant cette direction, il avait dépassé sans avoir besoin de la franchir la frontière nord du mur de glace élevé entre les territoires d’Ynobod et de Jahangir. Au-delà de cette limite, le changement climatique se faisait peu ressentir. Les pluies étaient trop éparses et faibles pour que la végétation pousse. Seul un duvet de plantes chétives commençaient à apparaître au ras du sol. Aucun arbre ne s’élevait encore sur le sol plat. Les vents avaient érodé les dunes et la surface aride s’étendait avec monotonie jusqu’à l’horizon.
Depuis qu’il s’était échappé, il se retournait constamment pour vérifier que personne ne le suivait. Après des heures de marche solitaire, il commençait à être tout à fait certain que sa disparition n’avait pas fait l’objet de poursuites. Sa vanité en était légèrement blessée, il ressentait une certaine vexation d’avoir été si peu estimé. Mais son goût de la liberté totale ne pouvait que se réjouir de sa situation. Et plaire à des gens médiocres n’avait jamais été sa préoccupation. Il ne lui vint pas à l’esprit que Jahangir avait favorisé son départ car il n’avait pas besoin de lui.
Plus tard, alors qu’il était couvert de poussière et de grains de sable et qu’il avait très soif, il aperçut dans le lointain une ombre de chaleur qui vibrait. Il sut alors que la mer était enfin proche. Son cœur battit à tout rompre car l’océan était son monde. Il avait toujours vécu sur un bateau ou dans un port, depuis sa plus tendre enfance. Alors, lorsqu’au détour d’une dune il aperçut l’étendue en mouvement perpétuel devant lui, qu’il vit les vagues frangées d’écume se jeter sur la grève de sable un peu plus bas, il se mit à courir comme un fou et plongea tout habillé dans l’eau. Il riait en se débattant au milieu des flots qui le recouvraient et le coulait, il jouait avec les rouleaux qui le soulevaient et le lançaient dans la masse en furie. Sa tête hilare finissait toujours par émerger et il recommençait à patauger.
Quand il eut satisfait son besoin de s’immerger dans son élément naturel, il sortit de l’onde et se laissa tomber de tout son long sur le sol. C’était un gravier dur mêlé de brisures de coquillages, d’algues humides, de bois flotté et de toutes sortes de débris qui avaient voyagé et étaient venus s’échouer par hasard sur cette plage isolée. Zanzar râpait avec délectation la peau de sa main en caressant la surface granuleuse, comme s’il touchait une matière précieuse. Ses yeux à hauteur du sol observaient les petits crabes et autres bestioles qui rampaient entre les flaques d’eau, attendant la prochaine marée montante pour être emportés par l’eau de mer.
Le soleil sécha rapidement ses vêtements et ses bottes. Zanzar marcha à quatre pattes et vint se cacher au milieu des oyats dans les dunes. Il s’endormit pendant un court moment pour se reposer après la longue marche. L’astre du jour déclina rapidement et bientôt il fit nuit. Une douce lumière provenant des reflets du ciel et de la lune sur l’eau baignait les environs. Zanzar se releva et se remit en marche Il avait faim et soif, et il lui tardait d’arriver dans une ville ou un village pour trouver de quoi se désaltérer. En longeant la mer, il était certain d’aboutir à un port, d’où il lui serait facile d’embarquer sur un bateau pour s’éloigner à jamais d’Odysseus.
Il marcha une bonne partie de la nuit, traversa le delta du Tombo asséché, et parvint à Tacomir. Debout dans l’obscurité, il contempla la ville depuis un escarpement et reconnut l’entrée du port à l’abri derrière une haute falaise. La vie maritime n’avait pas encore repris son rythme normal depuis le changement climatique. Les quais étaient quasiment déserts et seules quelques barques étaient amarrées. Zanzar décida que Tacomir était une cité trop petite et trop proche du campement de Jahangir pour y faire escale. Le risque était grand. Il aurait été rapidement repéré avec son allure spéciale, sa haute taille et ses bijoux. Il contourna la ville et poursuivit son chemin. Au petit matin, aperçut dans le lointain les nouveaux faubourgs de Coloratur. Plus il avançait, plus il réalisait que la ville était en pleine reconstruction. Les maisons étaient de simples baraquements fabriqués avec les moyens du bord. Il finit par arriver dans le quartier du port où la simple vue des navires amarrés provoqua en lui une onde de joie indescriptible. Il se sentit revivre en regardant les coques bombées, les mâts, les cordages et les filets. Tout avait cependant changé pendant les millénaires où il avait été enseveli. Il ne reconnaissait rien. Les formes des embarcations différaient, leurs matières aussi mais il ne douta pas un instant qu’il saurait piloter presque instantanément le premier bateau sur lequel il embarquerait.
Il fit le tour du port de pêche. Quelques tavernes mal fréquentées entouraient les quais. Une foule interlope se pressait dans les ruelles sales et boueuses aux alentours. Malgré l’environnement peu engageant, Zanzar éprouvait un bonheur indicible à sentir l’odeur des cordes de chanvre, du bois, du goudron et du poisson pêché. Il traversa un petit marché où des marchands proposaient du poisson et des crustacés sur des étals peu achalandés. Il n’avait pas d’argent mais décida de vendre quelques bagues pour s’offrir un repas de marin dans une auberge.
Comme il avait belle allure et une faconde habile, il ne tarda pas à rencontrer quelques individus peu scrupuleux qui regardèrent ses anneaux d’argent avec convoitise. Il s’en débarrassa pour quelques pièces et se dirigea d’un pas tranquille vers une taverne qui lui semblait moins miteuse que les autres.
– Hola ! Aubergiste, sers-moi une fricassée de poissons dont tu as le secret ! s’écria-t-il joyeusement une fois qu’il se fut installé à l’une des tables.
L’endroit sentait le feu, l’huile frite et le goudron. Une femme replète, vêtue d’un ample tablier, officiait derrière un comptoir qui occupait tout le fond de la salle. Quelques tables graisseuses couvertes de bouteilles vides s’éparpillaient dans une atmosphère enfumée et âpre qui prenait à la gorge. Une dizaine d’individus étaient écroulés sur des chaises bancales et buvaient des chopines de bière. Ils avaient des faces avinées, la peau couverte de zébrures, le nez pustuleux, la peau rouge et boursouflée. Leurs yeux fourbes s’enfonçaient dans leurs orbites comme des pointes d’aiguilles prêtes à percer quiconque se serait approché de trop près.
– Apporte-moi aussi une cervoise bien fraîche, ajouta Zanzar d’une voix tonitruante sans prendre garde aux trognes menaçantes des clients de l’auberge. J’ai soif.
Après un temps de réflexion, la femme se décida à bouger. Traînant ses pieds chaussés de savates, elle s’approcha de lui avec un verre opaque rempli d’un liquide ambré mousseux à la main. Elle le posa sur la table si violemment que des gouttelettes éclaboussèrent les doigts couverts de bagues de Zanzar.
– Fais attention, femme ! s’exclama le pirate en reculant si brusquement que le raclement de sa chaise sur le sol carrelé ressembla à un gémissement de douleur.
Il but une gorgée de la boisson qu’il imaginait désaltérante et bienvenue après les heures passées dans le désert. En réalité, il avala une mixture tiède au goût fade qu’il recracha aussitôt avec dégoût.
– Pouah ! s’écria-t-il, c’est infect. Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas de la bière, beurk !
L’aubergiste haussa les épaules en esquissant une grimace atroce. Puis elle tourna le dos à Zanzar et retourna derrière le comptoir. Elle ouvrit une porte qui donnait sur l’arrière dans les cuisines. Un bruit de casseroles et de poêles retentit bientôt derrière la cloison, signifiant que le plat de Zanzar était en cours de préparation.
– Certaines choses n’ont pas fondamentalement changé par rapport à mon époque, pensait Zanzar. Sauf la bière.
Les yeux vifs du pirate, habitués à scruter la surface de la mer à la recherche du moindre danger, épiaient les marins affalés sur leurs tables. Il régnait un calme factice dans la salle. Zanzar était convaincu qu’au moindre prétexte l’un des convives se lèverait pour venir le provoquer et lui soutirer ses bijoux. Cependant les marins passèrent un long moment à se concerter sans se décider. La femme revint en portant une assiette fumante qu’elle vint poser assez délicatement devant Zanzar. Celui-ci avait étendu ses jambes à l’horizontale et perché ses pieds chaussés de bottes sur une chaise devant lui. Il affichait un sourire goguenard en fouillant dans ses poches d’où il extirpa nonchalamment quelques pièces qu’il jeta sur la table.
– Tiens, aubergiste ! Te voilà payée pour ta peine, s’exclama-t-il en reposant ses pieds sur le sol et en pivotant pour se trouver face à l’assiette. Mais change de fournisseur de bière, la tienne est imbuvable.
– On la fabrique avec ce qu’on peut, grommela la femme. Tu n’en trouveras pas de meilleure ailleurs.
Zanzar restait méfiant. Il se mit à manger la mixture de poissons et de légumes en jetant de fréquents coups d'œil en direction des marins. Ce n’était pas bon, mais il avait très faim et la nourriture roborative lui redonna des forces. Il acheva son repas par un peu de cervoise tiède et replaça ses pieds bottés sur la chaise en face de lui.
Il finissait sa chope en buvant à petites gorgées pour faire passer le goût atroce quand la porte de l’auberge s’ouvrit. A l’extérieur, le jour tombait et il commençait à faire sombre. Il entrevit trois silhouettes qui pénétrèrent dans la taverne. Sans rien connaître de l’individu qui marchait en tête, il sut immédiatement qu’il avait affaire à une espèce de pirate des temps modernes, taillé dans une étoffe semblable à la sienne. Mais l’homme était plus âgé que lui, légèrement bedonnant et bossu. Quand son visage apparut en pleine lumière, Zanzar vit qu’il était très laid. Il avait donc une supériorité physique par rapport à cet homme.
Les trois nouveaux arrivants s’installèrent à une table et commandèrent à boire. Ils se penchèrent les uns vers les autres et se mirent à murmurer entre eux comme s’ils fomentaient un complot. Zanzar, qui se trouvait un peu trop seul et craignait de se faire agresser s’il quittait la taverne, décida de prendre le taureau par les cornes. Ce capitaine était exactement la victime qu’il recherchait, il n’y avait pas de temps à perdre et aucune raison pour tergiverser. Il se leva et s’approcha d’eux.
– Bonsoir, dit-il d’une voix engageante. Je viens d’arriver en ville et je cherche à embarquer. Vous êtes bien le capitaine d’un bateau ?
– Qui es-tu et d’où viens-tu étranger ? demanda le chef de bande.
– Je viens de loin mon capitaine, d’un temps dont tu ne peux pas avoir la mémoire, répondit le pirate avec un sourire.
– Tu te moques de moi ? s’enquit le marin, ou bien tu ne veux pas m’avouer la vérité car tu as des choses à cacher ?
– Tu es perspicace, capitaine ! fit Zanzar avec un sourire désarmant, je préfère taire mon passé et ne penser qu’à l’avenir. D’ailleurs, je suis très discret et je ne m’intéresse pas au passé des autres. Donc pas au tien ni à celui de tes matelots.
– Fort bien, reprit le capitaine. Que sais-tu faire ? Je peux avoir besoin d’aide, et tu me parais être en pleine forme. Comment t’appelles-tu ?
– Zanzar, pour te servir, annonça le pirate.
– Mon nom est Bartolomeo, et voici mes compagnons d’infortune, Fergus et Angus. Que peux-tu faire sur un bateau ? interrogea le capitaine. J’ai une petite barque qui a déjà beaucoup navigué sur les mers. Parfois, c’est un peu juste de n’être que trois marins à bord surtout par gros temps. Alors pourquoi pas augmenter l’équipage si tu connais ton affaire ?
– Ooooh ! s’exclama Zanzar, tu ne seras pas déçu. Je connais la mer. Il faudra que je me familiarise avec le pilotage de ton bateau car chaque navire a ses particularités. Mais une fois que j’en aurai compris toutes les subtilités, tu pourras me laisser à la barre en toute confiance. Ce sera ton tour de te reposer tranquillement pendant que j’affronterai les tempêtes.
– Hum ! fit Bartolomeo qui commençait à se méfier de cet individu à la peau bistre qu’il n’avait jamais vu, dont le physique était impressionnant et la jeunesse insolente. Tu me parais bien sûr de toi. Je ne laisse pas la barre à n’importe qui.
– Laisse-moi faire mes preuves et te montrer ce dont je suis capable, répliqua Zanzar.
Fergus et Angus, assis côte à côte, se donnaient des coups de coude et se moquaient du pirate. Ils riaient en ouvrant leurs bouches noires, dévoilant toutes leurs dents gâtées. Essayant de paraître à l’aise, le capitaine sourit à son tour, affichant deux incisives en or. Sa grosse face laide était rougeaude et une boucle d’argent pendait à son oreille. Il ne respirait pas l’intelligence, mais plutôt la ruse. Zanzar ne craignait pas ce type de fripouille, il en avait escroqué plus d’une. Les trois marins empestaient la sueur, l’alcool frelaté et le poisson pourri. Bartolomeo demanda à boire à l’aubergiste et se mit à fumer une grosse pipe en bois. Son visage lunaire apparaissait au milieu de la fumée épaisse qu’il crachait en toussotant.
– Je ne devrais pas fumer, dit-il, c’est mauvais pour ma gorge. Mais nous autres marins avons une vie si difficile, il faut bien de temps en temps se faire plaisir.
La conversation se poursuivit autour de nombreux verres d’alcool, ponctuée de plaisanteries lourdes et de rires gras. Zanzar tentait de gagner peu à peu la confiance de Bartolomeo qui regardait les bagues aux doigts du pirate avec convoitise. Bartolomeo aurait aimé en savoir un peu plus sur le vaurien qu’il avait devant lui. Zanzar ne lui plaisait pas avec ses manières onctueuses et hypocrites. La présence de ses deux acolytes Fergus et Angus le rassurait sur l’avancement des pourparlers. A eux trois, ils n’auraient pas de difficultés à venir à bout du coquin s’il s’avisait de vouloir les doubler. Zanzar et Bartolomeo ne cessaient de se mesurer sans vouloir en avoir l’air. Zanzar n’avait aucun doute sur la bêtise du capitaine et était certain de pouvoir le berner pour récupérer son navire. Bartolomeo était tenté d’engager le pirate pour l’aider, mais quelques détails l’empêchaient de prendre sa décision. Zanzar savait qu’un peu plus d’alcool aurait raison des réticences de Bartolomeo. Quant à Fergus et Angus, c’étaient deux brutes qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils ne poseraient aucun problème à Zanzar, et seraient même capables d’obéir à un nouveau capitaine sans sourciller.
– Allons, Bartolomeo ! disait Zanzar, tu navigues depuis longtemps sur les mers, tu as dû vivre des aventures palpitantes sur ton bateau ! Raconte-nous !
– Tu veux parler de tempêtes mémorables, répondait Bartolomeo avec la bouche désormais pâteuse de celui qui a abusé de la boisson.
– Oui, ou autre chose, faisait Zanzar en approchant sa main et en montrant ostensiblement ses bagues. Tes histoires de marin m’intéressent !
L’éclat d’argent des bijoux faisait briller les yeux des marins et ils se penchaient davantage vers le pirate qui s’amusait follement.
– Moi-même, j’ai connu des moments mémorables lors de traversées sur l’océan, poursuivit Zanzar. Mon bateau s’est fait attaquer une fois par un monstre marin qui a failli nous faire couler !
– Tu n’as jamais essuyé l’impact d’un missile ? questionna Bartolomeo, ça fait très peur. Tu sais que tu peux exploser s’il te touche. Peu de marins osent prendre la mer désormais car elle fourmille de ce type d’engins. Ton monstre marin, ça ne m’impressionne pas.
– Ah ! s’exclama Zanzar qui comprit que les armes modernes étaient bien plus redoutables que tous les périls qu’il avait rencontrés quand il pilotait son propre bateau de pirates. Oui, tu mènes une vie pleine de risques.
– Tu peux le dire ! rétorqua Bartolomeo avec un gros rire. Tiens ! Je me souviens, il nous est arrivé un jour une histoire bizarre. Un type nous avait demandé de faire la traversée entre Astarax et Coloratur. Il n’avait trouvé personne qui veuille bien s’y risquer. C’était extrêmement dangereux mais j’ai accepté tout de même.
– Contre une jolie somme ! l’interrompit Zanzar d’un ton complice.
– Absolument ! répondit Bartolomeo qui omit de dire qu’il avait accepté la mission sous la menace de Jahangir. Donc nous embarquons le passager et tout se passe bien. Mais une tempête se lève. L’homme qui s’appelait Margolin je crois, je viens de me rappeler, était mort de peur. Le bateau dansait sur les vagues et on était bien secoués. Et tout à coup, le moteur a cassé. Enfin, c’est ce que nous avons raconté au passager. Nous savions comment le réparer, mais nous voulions nous amuser un peu avec lui, si tu vois ce que je veux dire.
– Je vois très bien, fit Zanzar avec un sourire entendu.
– Tu me comprends, murmura Bartolomeo. Le fameux Margotin était tellement effrayé par le temps et les secousses, que quand nous lui avons avoué qu’il ne serait peut-être pas possible de réparer le moteur, il a disparu.
– Que veux-tu dire ? interrogea Zanzar qui commençait à soupçonner que Margotin devait beaucoup ressembler à Marjolin et il était beaucoup plus intéressé par l’histoire qu’il ne voulait le paraître.
– On ne l’a plus revu, poursuivit Bartolomeo. Il était là, et tout à coup il n’était plus là ! Il a sûrement sauté à l’eau mais on ne l’a pas vu sauter. C’était un moment très étrange. Ça nous a fait froid dans le dos, pas vrai les gars ?
Fergus et Angus, qui n’ouvraient pas la bouche, se contentaient de boire et laissaient parler leur capitaine, approuvèrent en hochant la tête. L’effroi se lisait encore dans leurs yeux.
– Vous pensez à quelque chose de surnaturel ? demanda Zanzar.
– Sur le moment, je n’ai pas su quoi en penser, et après j’ai oublié. On a réparé, relancé le moteur et on est venu jusqu’ici, à Coloratur. Et on y est restés. Vu qu’Astarax, c’est bien mal fréquenté, ajouta Bartolomeo, on préfère Coloratur en port d’attache.
– Le type est sûrement mort, reprit Zanzar d’un ton pensif.
– Oh, ça c’est sûr, renchérit Bartolomeo. Comment aurait-il pu survivre dans une mer démontée en plein ouragan ? En tout cas, il devait avoir ses affaires sur lui car on n'a rien retrouvé à bord. Un type vraiment bizarre. Enfin, il pourrit au fond de l’océan, bon débarras.
– Si tu savais la vérité, tu pourrais trembler de peur à ton tour, pensait Zanzar en regardant hypocritement le capitaine qui but une gorgée d’alcool et essuya sa bouche avec son revers de manche.
La soirée se prolongea agréablement. Zanzar avait visiblement réussi à modifier les résolutions de Bartolomeo, car au moment de se quitter, le capitaine lui donna rendez-vous le lendemain sur le quai où était amarré son bateau.
Zanzar n’avait aucun lieu pour dormir et plus une pièce dans ses poches pour se payer une chambre. Il s’éloigna dans l’ombre tandis que les marins regagnaient leur vaisseau. Le pirate se demanda pendant quelques instants s’il devait éliminer Bartolomeo tout de suite et s’emparer de son bateau. Après réflexion, il pensa qu’il serait plus judicieux que le capitaine lui explique comment fonctionnait son navire et qu’il le tue après. Il avait besoin d’en savoir plus sur le moteur évoqué par Bartolomeo et il pourrait se débarrasser du corps dans la mer. Pour la nuit, il trouverait bien une barque ou une plage pour se reposer. Il marcha rapidement et grimpa sur la falaise qui dominait le port de Coloratur. Au-delà se déployait la cité couronnée par son château. Il eut envie de voir l’édifice de près, même dans l’obscurité. Il se dirigea vers la ville haute et parcourut les ruelles désertes à cette heure jusqu’au sommet de la colline. Il fit le tour des remparts, traversa la place de la fontaine et poursuivit son exploration. Ses pas le ramenèrent sur la falaise et il descendit le long d’un petit sentier vers la plage qui se trouvait en contrebas. S’approchant du rivage, il regarda longuement la mer dont les vagues venaient mourir doucement à ses pieds. A la faveur de la lune, il aperçut à l’horizon un éclat scintiller un court instant, qui lui amena un sourire aux lèvres. Il avait reconnu grâce à ses yeux exercés le trident de Lamar qu’il avait rencontré dans sa vie antérieure. Le roi des mers était donc encore en vie et parcourait les océans. Les choses avaient donc bien peu changé, se répétait-il. Il se sentait tout à fait à l’aise dans ce nouveau monde. Dès le lendemain, il disposerait d’un bateau pour naviguer sur la mer et tout irait pour le mieux.
Il s’étendit sur le sable dans une anfractuosité au pied de la falaise, à l’abri du vent et des regards, et s’endormit. Comme un chat, il restait aux aguets et gardait toujours un œil ouvert. Au petit matin, une averse le trempa des pieds à la tête. Il se sentait mouillé et sale, mais il pourrait se laver et faire sécher ses habits sur le bateau. Ragaillardi par le repos, il repartit vers le port et s’approcha de la jetée où l’attendaient Bartolomeo et son équipage.
La barque du capitaine s’appelait Mormor. Bartolomeo était sur le pont, l’air triomphant, entourés de ses deux marins qui faisaient triste figure.
– Bienvenue, Zanzar, dit Bartolomeo en accueillant sa nouvelle recrue.
Il avait parlé avec ses acolytes et leur avait ordonné de surveiller Zanzar sans relâche. A la moindre incartade, Fergus et Angus avaient pour mission de rapporter à leur capitaine. En cas de danger, ils pouvaient tuer Zanzar sans avoir besoin de permission. C’est dire si l’atmosphère était lourde à bord. Les deux marins boudaient plus ou moins. Ils ne comprenaient pas pourquoi Bartolomeo avait accepté que cet individu rejoigne l’équipage. Le capitaine voulait probablement le dépouiller, mais Zanzar n’avait pas d’argent. Il n’avait que des bijoux. Était-ce le fruit de la convoitise de leur chef ? Comme à leur habitude, ils n’osaient protester et obéissaient aveuglément aux consignes. Zanzar sentit aussitôt leurs regards dans son dos et pensa que l’affaire ne serait pas aussi simple qu’il l’imaginait. Il lui faudrait éliminer rapidement Bartolomeo pour éviter que la situation ne s’envenime.
Bartolomeo était si bête qu’il donna tout de suite toutes les clés au pirate. Il lui expliqua comment fonctionnait le moteur et les différents outils de navigation. Zanzar qui se retrouvait en terrain connu comprit très vite comment piloter le rafiot. Tandis que le bateau quittait le port, le pirate écouta les explications du capitaine et prit la barre lorsqu’ils furent en pleine mer. Bartolomeo se félicitait de l’habileté de Zanzar lorsqu’il le vit mener Mormor. Le pirate connaissait cette mer, il l’avait parcourue de nombreuses fois. Il retrouvait les réflexes d’autrefois et savait éviter les écueils et les courants traîtres.
Quand le soir fut venu, Fergus et Angus, qui n’étaient plus futés que Bartolomeo, ne se méfièrent pas du manège du pirate. Assis dans la cuisine après le repas, ils buvaient les rations d’alcool que leur apportait généreusement Zanzar à intervalles réguliers. Ils avaient peu l’habitude d’être aussi bien traités, aussi se sentaient-ils honorés que la nouvelle recrue leur témoigne du respect. Ils ne tardèrent pas à être ivres morts et roulèrent par terre sur le sol. Lorsqu’il constata qu’ils étaient devenus inconscients et inoffensifs, Zanzar rejoignit Bartolomeo dans la cabine de pilotage. Le capitaine qui tenait la barre d’une main et une bouteille de l’autre, avait aussi beaucoup bu. Généralement il tenait bien l’alcool, mais l’excès de boisson l’avait rendu incapable de réagir. Il se contentait de chanter d’une voix molle sans regarder autour de lui. Zanzar se glissa derrière lui et l’assomma traîtreusement avec une barre de fer, puis il tira son corps et le jeta à la mer. Quand Fergus et Angus s’éveillèrent le lendemain matin, ils avaient la tête alourdie. Le pirate leur expliqua que Bartolomeo était hélas passé par-dessus bord pendant la nuit, emporté par une lame scélérate. Lui-même l’avait évité de justesse en se réfugiant dans la cabine de pilotage à temps, et n’avait survécu que grâce à la chance. Désormais, après la disparition de Bartolomeo, il devenait le patron du navire et les marins devaient lui obéir. Ce que Fergus et Angus firent aussitôt sans poser de question, puisque la soumission au chef était la règle qu’ils suivaient en toute circonstance. Ils n’y perdèrent pas au change car la vie avec Zanzar était beaucoup plus excitante qu’avec Bartolomeo. Leur ancien capitaine était un petit joueur, Zanzar avait de l’ambition et du panache, il était cruel et drôle. Les voyages sur Mormor prirent une autre dimension lorsque le nouveau capitaine décida de renouer avec ses activités de pirate et de conquérir les mers.
Les principes furent établis. Tout bateau que Mormor croisait, à condition qu’il fût d’une taille raisonnable, était immédiatement poursuivi, arraisonné, vidé de sa cargaison et coulé avec tous les passagers à bord. Ces règles furent mises en œuvre séance tenante. Pour réaliser leurs premières attaques, les pirates avaient trouvé des armes et des munitions à bord de Mormor. Elles avaient été soigneusement entreposées par Bartolomeo dans sa propre cabine, mais ne lui étaient plus d’aucune utilité désormais. Les marins étoffèrent leur arsenal en s’arrêtant dans des petits ports où ils échangeaient avec des individus peu regardants une partie de leur butin contre des marchandises et des équipements. Ils firent une première étape à Tacomir au sud de Coloratur et continuèrent à faire du cabotage le long de la côte. Fergus et Angus connaissaient généralement les adresses de revendeurs, ce qui facilitait grandement les transactions. Zanzar n’avait peur de rien et osait s’aventurer de plus en plus loin sur l’océan pour trouver de nouvelles proies. Ils s’attaquaient principalement à des bateaux de plaisance ou des petits navires commerciaux. Les richesses qu’ils obtenaient étaient aussitôt dépensées dans le premier port où ils jetaient l’ancre. Zanzar aimait la vie facile et profitait de sa liberté retrouvée. Quant aux deux marins, ils apprirent vite à apprécier la griserie que procurait les abordages et les moments de détente dans les ports où ils dépensaient sans compter pour boire et s’amuser.
Zanzar savait que cette période d’euphorie ne durerait pas. Ils seraient bientôt connus partout, repérés et chassés. Ils devaient s’éloigner de plus en plus et quitter les côtes continentales pour la haute mer, à la recherche d’îles. Zanzar connaissait bien l’océan sur lequel il avait navigué dans tous les sens pendant de longues années. Il n’avait pas forcément besoin de lire des cartes pour se repérer. Néanmoins, sa mémoire lui faisait parfois défaut et Il avait oublié la configuration de certains lieux. D’ailleurs, ceux-ci avaient pu changer avec le temps. Pragmatique, il apprit rapidement à se diriger à l’aide de cartes modernes, dont Mormor possédait une grande quantité.
Contrairement aux bateaux de pirates qui avançaient à la voile, Mormor avait un moteur et il avait besoin d’être ravitaillé régulièrement en carburant. L’avantage était que le navire pouvait naviguer et prendre de la vitesse même en l’absence de vent, et Bartolomeo avait suffisamment trafiqué la machine pour que Mormor accélère de façon spectaculaire. Dans le petit monde de la marine, il était connu pour voler sur la crête des vagues quand il fuyait un danger ou des poursuivants. Mormor était alourdi au moment de leur départ lors de leur dernière escale à cause de la quantité de carburant qu’ils emportaient. Zanzar avait fait remplir les cuves à ras bord et ajouté des jerricans. La coque plongeait dangereusement sous la ligne de flottaison de pleine charge mais Zanzar s’en moquait. Le petit bateau prit vaillamment la direction du sud-est en quittant les rivages d’Odysseus.
Fergus et Angus avaient bien essayé de dissuader le capitaine d’aller trop loin car il y avait beaucoup de dangers sur l’océan. Grâce à leur longue expérience de la mer, ils savaient de quoi ils parlaient, mais Zanzar n’écoutait rien ni personne. Mormor fut bientôt le seul navire à affronter le gros temps en pleine mer, car aucun autre vaisseau ne s’aventurait aussi loin. A bord, les marins ne voyaient pas d’îles se profiler à l’horizon.
Après plusieurs jours de voyage, tandis qu’ils naviguaient sur les eaux chaudes au sud, ils virent apparaître dans le lointain un monticule sombre qui les intrigua. La masse ressemblait à un îlot de terre, mais bizarrement elle se déplaçait sur l’eau. Elle paraissait à la fois tournoyer sur elle-même et tourbillonner comme un vortex. Avec précaution, Zanzar fit s’approcher Mormor de la forme mouvante, en ralentissant le moteur.
Fergus et Angus commençaient à prendre peur car ils comprenaient de quoi il s’agissait. C’était bien ce qu’ils redoutaient. Ils avaient entendu parler de ces îles qui flottaient et dérivaient suivant les courants marins. Tous les bateaux qui les avaient aperçues de loin avaient aussitôt fait demi-tour pour les éviter. Les marins rapportaient que les masses entrevues étaient vivantes et se lançaient à la poursuite des navires pour les éliminer. Beaucoup de bateaux n’étaient jamais revenus d’expéditions lointaines. Tous les marins à bord avaient péri dans d’horribles souffrances. Les îlots grouillaient d’êtres vivants qui devaient se dévorer entre eux. C’étaient des monstres.
– Ce sont des sornettes, s’exclamait Zanzar en écoutant les doléances de Fergus et d’Angus. Tous ces matelots sont des couards ! Je veux aller voir de près ce qu’il en est en réalité. Ensuite nous aviserons.
Mormor ne tarda pas à pénétrer dans une soupe de déchets plastiques. Des débris épars de toutes les tailles flottaient dans l’eau autour de lui, s’aggloméraient petit à petit pour former de plus gros paquets. Plus le bateau avançait dans la mixture, plus elle s’épaississait. Zanzar réalisa brutalement qu’ils s’enfonçaient dans le vortex et qu’ils étaient entraînés comme la ribambelle des déchets par un courant marin puissant. S’ils poursuivaient leur avancée, ils ne tarderaient pas à s’agglutiner eux aussi et ne pourraient plus s’échapper. Le pirate allait accélérer à fond pour se sortir de cet enchevêtrement et regagner la haute mer, quand Mormor toucha une excroissance vivante et une foule de petites araignées brillantes grimpèrent sur le bateau. Bientôt, elles recouvrirent la surface du pont en s’activant. Certaines grimpèrent dans les bottes des marins, faisant hurler Fergus et Angus qui redoutaient leurs morsures.
– Arrosez-les de carburant, hurla Zanzar, et brûlez-les !
– On va mettre le feu à Mormor ! répliqua Fergus qui dansait pour éviter de se faire attaquer par les arachnides toujours plus nombreuses.
– Le carburant est dans la cale, et maintenant elle est envahie par les bêtes, s’écria Angus qui écrasait autant d’araignées qu’il pouvait sous ses grosses bottes. On ne peut pas y aller. Elles n’arrêtent pas de nous piquer.
A cet instant, une araignée géante s’approcha du bateau. Elle marchait à toute vitesse sur les débris flottants, évoluant comme une ballerine sur ses longues pattes gracieuses. Elle esquivait les écueils et les trous, et se retrouva bientôt devant Mormor. Lorsqu’elle fut tout près, elle émit un bruit sec qui ressemblait à un ordre. Toutes les araignées qui avaient envahi le navire s’éclipsèrent, redescendirent sur l’îlot de déchets et s’éloignèrent.
– Vous êtes mes prisonniers, articula la créature, bienvenue sur notre île. Vous allez être intégrés à nos travailleurs de force. Quant à votre bateau, il viendra renforcer des zones faibles de notre continent.
Zanzar ne pouvait détacher ses yeux de l’arachnide qui osait lui dire qu’elle le considérait comme son esclave. Elle devait plaisanter mais ce n’était pas le moment de perdre du temps. Le pirate émit un rire discret et prit la barre. Il lança le moteur trafiqué de Mormor à pleine puissance et pilota le navire avec dextérité. Aussitôt, le petit navire réagit comme un hors-bord. Il extirpa sa proue de la soupe de déchets, passa sur le corps de l’araignée géante, déchira l’écume de plastique et bondit au-dessus de la surface en faisant demi-tour. Deux gerbes tournoyantes étaient rejetées le long de ses flancs tandis qu’il avançait tout droit pour sortir du vortex.
– Tu as transpercé l’araignée, s’exclama Angus, on aurait dit un ballon de baudruche. Elle a littéralement explosé !
– Il reste des araignées à bord, ajouta Fergus d’un air dégouté.
- Récupérez-les et enfermez-les dans un bocal. Attention, elles doivent rester vivantes, alors laissez-leur de l’air pour respirer ! fit Zanzar tandis que Mormor quittait les eaux tumultueuses du continent de plastique.
Avec dégoût, les deux marins firent le tour du bateau et ramassèrent les arachnides qu’ils enfermèrent dans des pots de verre. Ils durent soulever tous les objets à bord, dérouler les cordes, fouiller derrière les bidons et les cloisons, regarder au fond des tuyaux et des cuves, et balayer dans les coins pour récupérer la totalité des araignées. Tandis qu’ils attrapaient les danseuses gluantes, ils découvrirent que des tortues microscopiques circulaient par terre. Les araignées avaient dû les emporter avec elles sur leurs pattes collantes lorsqu’elles avaient envahi le bateau, et s’en étaient débarrassées. Angus et Fergus apportèrent les quatre récipients hermétiques à Zanzar qui tenait la barre. Des petits trous avaient été percés dans les couvercles pour que les araignées respirent. Un cinquième pot contenait les minuscules tortues.
Le pirate attendit que Mormor soit suffisamment éloigné du monstre marin avant de diminuer la vitesse et de retrouver une allure normale.
– Nous allons retourner à Coloratur, dit-il. Ces araignées pourront peut-être nous servir. Il se peut que nous les vendions à un bon prix. Au plus offrant !
Il laissa la barre à ses compagnons et vint observer les bocaux où grouillaient les prisonnières. Elles se marchaient les unes sur les autres et certaines dans le fond des pots étaient déjà mortes. Toutes ces bestioles l’intriguaient. Une seule chose lui semblait évidente, les araignées pourraient faire beaucoup de mal une fois qu’elles seraient lâchées dans la nature. Quant aux tortues, il se demandait à quoi elles pourraient servir. Son intuition concernant les araignées fut bientôt confirmée. Alors qu’il se reposait sur sa couchette dans sa cabine, il vit soudain arriver Angus tout affolé.
Le marin avait la peau rouge et boursouflée, elle était couverte de boutons. Son visage avait presque doublé de volume et était déformé.
– Ça me gratte trop, je ne peux plus le supporter, hurla-t-il. Fais quelque chose pour me soulager.
Zanzar se leva d’un bond. Il ne ressentait aucune démangeaison, pourtant il avait été criblé de piqûres comme ses compagnons. Il se précipita vers la boîte à pharmacie pour chercher une potion ou un onguent qui pourrait soulager Angus. Il donna quelques pilules et des crèmes au marin. Mais c’était insuffisant. Angus se mit à gémir. Il commença à se rouler par terre. Zanzar entendit Fergus crier à son tour et il monta sur le pont. Fergus était dans le même état qu’Angus. Zanzar lui tendit d’autres médications pour adoucir ses douleurs. En vain. Les deux marins se couchèrent sur leurs paillasses en se lamentant.
Le pirate avait repris la barre en se demandant avec étonnement pourquoi il ne manifestait aucun des symptômes de ses compagnons. Il poussait le moteur de Mormor à fond mais le bateau semblait faire du sur place. Le temps s’écoulait lentement. Zanzar savait que les coupables de cette abomination étaient les piqûres d’araignées. Il avait plongé ses compagnons dans l’eau de mer en les attachant à des cordes pour les soulager. Ce fut pire, ils souffraient horriblement car le sel leur brûlait la peau. La douleur les rendait fous. La situation paraissait sans issue. Zanzar songeait à éliminer Fergus et Angus pour ne plus les entendre se plaindre et les délivrer définitivement du fléau. Il essaya de résister. Mais quand il n’y tint plus, il se résigna à mettre sa décision à exécution. Il allait se débarrasser de ses marins en les jetant à la mer quand Il vit arriver le long de la coque du bateau le char du roi des mers qui l’interpella vivement.
– Lamar ! Quelle surprise ! Tu hantes toujours les océans ? s’écria Zanzar qui ne pouvait pas s’empêcher d’être insolent. Je t’avais aperçu à l’horizon quand j’étais sur la plage à Coloratur il y a quelque temps.
– Holà, pirate ! répliqua Lamar. Je te croyais mort depuis la nuit des temps. Il m’avait semblé te reconnaître. Je suivais ton bateau depuis un moment pour confirmer mes soupçons et m’assurer que c’était bien toi..
– C’est bien moi, confirma Zanzar.
– Tu reviens du continent de plastique ? questionna Lamar.
– Oui, répondit Zanzar.
– Comment peux-tu être vivant ? insista Lamar.
– Jahangir m’a sorti de la tombe. Je lui ai faussé compagnie et j’ai repris mes activités.
– Jahangir ! s’exclama Lamar avec rage, ce misérable ! Mais pourquoi t’a-t-il ramené du monde des morts ?
– Une fantaisie qui lui est passée par la tête, expliqua Zanzar. J’étais enterré sous une pierre noire, cela l’a intrigué. Il l’a regretté tout de suite après.
– Excellent ! dit Lamar avec un petit rire grinçant. Que s’est-il passé avec ton bateau ? Pourquoi te précipites-tu ? J’ai vu que tu essaies d’accélérer, mais je me suis autorisé à te ralentir avec un courant marin contraire.
– Mes compagnons ont été piqués par des araignées. Ils sont très malades. J’essaie de les ramener à Coloratur pour les faire soigner, expliqua Zanzar. Laisse-moi repartir.
– Tu me surprends, pirate, fit Lamar. Tu éprouves de la pitié pour quelqu’un ?
– J’ai peur de souffrir comme eux, répliqua le pirate. J’aurai alors besoin de me faire soigner. Mais ne te méprends pas. J’étais prêt à les jeter à l’eau pour m’en débarrasser, ça fait des heures que je les entends gémir. Je n’en peux plus.
– Et toi, tu n’as rien ? interrogea Lamar.
– Non, je ne ressens rien, et pourtant ma peau est couverte de piqûres. Les araignées nous ont attaqués quand notre bateau a été emprisonné dans les déchets collants. C’est grâce à la puissance du moteur du bateau que nous avons réussi à nous enfuir.
– Je vais te pousser jusqu’à Coloratur, dit Lamar. Et prévenir quelqu’un qui viendra guérir tes hommes. Et toi, si tu tombes malade. Vous êtes des fripouilles, mais si vous avez l’intention de lutter contre Jahangir, je peux vous aider.
– Je vais être honnête avec toi, car tu me connais, répondit Zanzar. Je ne me bats pour personne d’autre que moi-même. Alors ton geste est peut-être inutile.
– Néanmoins, quelque chose de bon peut ressortir de tout ça, dit le roi des mers. J’espère que tu sauras te souvenir de ce que je vais faire pour toi.
Zanzar n’avoua pas à Lamar qu’il transportait des bocaux contenant des araignées et des tortues capturées sur l’île des déchets de plastique. Il voulait garder des cartes secrètes dans son jeu, même s’il savait que c’était une tactique dangereuse avec quelqu’un d’aussi puissant que Lamar.
Ce dernier lança son char et s’éloigna de Mormor. Bientôt un vent favorable souleva le bateau, le porta sur la crête des vagues et le poussa à grande vitesse. Zanzar avait déjà vécu cette expérience dans le passé. C’était une sensation incroyable d’avancer si rapidement en survolant l’eau. Zanzar éteignit le moteur, il lui suffisait juste de maintenir la bonne direction en restant à la barre. Peu de temps après, Mormor longea la côte et se retrouva en vue de Coloratur. Il approcha de l’entrée du port où il vint accoster. Le bateau avait à peine touché terre que deux jeunes filles accoururent sur la jetée et s’arrêtèrent près de la coque.
Lamar avait fait appel à Juliette et Selma en utilisant un coquillage. Elles avaient répondu sans attendre. Elles descendirent précipitamment de la ville haute pour courir jusqu’au quai où se trouvait Mormor. A leur arrivée, Zanzar les aida à monter à bord. Dès qu’il aperçut Juliette, il tomba sous son charme. Elle était ravissante, fine, adorable. Elle avait les yeux vifs, un sourire communicatif et comprit immédiatement ce qu’on attendait d’elle. A peine embarquée, elle était déjà descendue dans la cabine des marins et prodiguait des soins à Fergus. La jeune fille qui la suivait était elle aussi très jolie. Elle s’agenouilla à côté de l’autre marin et s’occupa d’Angus. Zanzar ne regardait pas Selma tant il était fasciné par la beauté de Juliette. Mais Selma reçut un choc en voyant Zanzar. Le pirate à l’allure de mauvais garçon, avec sa peau bistre, ses cheveux noirs bouclés, ses bijoux d’argent et ses vêtements ajustés lui apparut comme la quintessence de l’homme idéal. Elle succomba aussitôt à son exotisme et ne put détacher son regard de cette créature extravagante..
Quelques gouttes de potion et un peu d’onguent à la pimpiostrelle soignèrent Fergus et Angus qui se relevèrent guéris presque aussitôt. Les deux marins avaient enduré de si atroces douleurs qu’ils ne parvenaient pas à croire à ce miracle. Leurs boursouflures et leurs démangeaisons avaient disparu comme par magie. Maintenant qu’ils ne souffraient plus, ils s’interrogeaient sur leur capitaine qui était resté frais et dispos pendant toute la traversée.
– Comment est-il possible que Zanzar n’ait pas été malade comme nous ? demandaient-ils. Nous pensions notre dernière heure arrivée.
– J’ai été piqué il y a bien longtemps par un serpent, murmura Zanzar. Je suis peut-être immunisé contre les piqûres d’animaux.
Il n’avoua pas à ses hommes que le venin du reptile lui avait été fatal et qu’il était revenu à la vie des siècles plus tard. Il omit de leur dire que Jahangir l’avait ressuscité. Il ne leur précisa pas non plus qu’il voulait les éliminer en les jetant à la mer et qu’ils avaient échappé à la mort de justesse grâce à l’arrivée inopinée de Lamar.
– Oui, tu es protégé par le venin que t'avait inoculé le serpent, confirma Juliette. Il t’a vacciné. Ce fut une chance pour toi car cela t’a évité bien des souffrances.
Quand il entendit ces mots qui s’adressaient à lui seul, Zanzar tourna son visage vers elle. Il songea qu’il était peut-être bel et bien mort et qu’il rêvait. Juliette lui parlait d'une voix douce. Elle était une créature céleste venue d’un autre monde. Elle était si légère et diaphane qu’elle semblait insaisissable. Et pourtant il la sentait forte et déterminée. Elle était un roc, une île où il voulait aborder pour se raccrocher à la vie. Il la contempla longuement avec un regard d’adoration absolue. Il était si absorbé par sa passion soudaine pour la jeune femme qu’il ne ressentit pas le changement d’atmosphère qui se produisit soudain dans la cabine.
Derrière Juliette et Selma, une forme invisible s’était approchée subrepticement. L’air dans l’habitacle exigu s’appesantit, un silence oppressant tomba sur les épaules des passagers sans que personne n’en comprit la cause.
Marjolin venait d’arriver sur le bateau. Il se trouvait dans l’échoppe au moment où Juliette avait reçu l’appel de Lamar. A la demande de Jahangir, le magicien était parti à la recherche d’Urbino. Il s’était d’abord rendu dans l’échoppe à Coloratur en se téléportant. Il voulait savoir si Juliette était revenue chez elle. Si elle n’avait pas été là, il aurait pu jouer du théorbe pour calmer ses nerfs à vif. Mais la jeune femme se trouvait devant lui. Elle parlait dans un coquillage qu’elle portait autour du cou. Elle n’était pas seule, une autre fille se tenait à côté d’elle. Quelques instants plus tard, les deux amies partirent en courant. Par curiosité, Marjolin les suivit jusqu’au port. Il n’avait pas prêté attention aux flacons que Juliette et Selma emportaient avec elles, mais il était intrigué par le coquillage. Cependant il était si bouleversé de revoir celle qu’il considérait comme sa chose et sa muse qu’il ne tarda pas à oublier le curieux objet. Son esprit était exclusivement obsédé par elle et aucune pensée parasite ne pouvait l’atteindre.
Lorsqu’il se trouva dans la cabine du bateau, à quelques pas de Zanzar, il vit une flamme d’amour étincelante s’allumer dans les yeux du pirate. Une colère sourde monta en lui. Lui seul était autorisé à éprouver ce sentiment exclusif d’adoration. Mortellement jaloux, il se jura de faire disparaître ce rival insolent. Adriel ne comptait pas pour Marjolin. A ses yeux, il n’existait pas. Il l’avait déjà oublié.
Inconsciente du drame qui se jouait près d’elle, Juliette ramassa ses flacons qu’elle glissa dans ses poches, souhaita un bon séjour aux marins et quitta le navire, suivie par Selma. Elle avait répondu à l’appel de Lamar et rempli la mission avec succès. Les soins prodigués avec la pimpiostrelle étaient une preuve éclatante du pouvoir de guérison de la plante.
Zanzar monta sur le pont et regarda avec douleur s’éloigner l’apparition qui l’avait exalté. La petite silhouette accompagnée de son amie s’éloigna le long des quais et disparut. Le pirate ressentit brusquement un grand froid autour de lui et frissonna.
Debout à côté de lui, invisible et grimaçant, Marjolin était tordu de haine. En cet instant, il détestait le monde entier et s’il s’était écouté, il aurait tout de suite éliminé Zanzar. Mais le pirate avait été ressuscité par Jahangir. Que faisait-il à Coloratur ? Pour quelle mission avait-il été envoyé par son maître ? Marjolin ignorait que Zanzar avait fui le campement. Il imagina que Zanzar était un espion à la solde de Jahangir. Il décida de remettre à plus tard l’exécution du pirate pour ne pas éveiller la colère du magicien. Il saurait bien le retrouver quand il serait temps pour le faire disparaître. Pour le moment, il allait retourner dans l’échoppe de la ville haute pour revoir Juliette quelques instants avant de partir à la recherche d’Urbino.
Au moment où Marjolin se téléporta chez Juliette, un individu vêtu d’une grande cape écarlate qui tournoyait autour de lui s’approcha de Mormor. Il boitait et produisait le bruit caractéristique d’une jambe de bois en marchant. Il portait un serpent autour du cou et était suivi par un petit ours apprivoisé.
– Qui est cet énergumène ? se demanda Zanzar en quittant le pont pour regagner sa cabine et essayer de calmer ses hommes. Décidément, le port de Coloratur est infréquentable, il n’y circule que de la vermine.